Amos Goldberg : « Tous les éléments d’un génocide sont réunis »


Traduction d’un article de Jacobin

Des cher­cheurs en san­té publique, dans une lettre publiée dans The Lancet, ont esti­mé que, si la guerre menée par l’État israé­lien contre la bande de Gaza s’ar­rê­tait le 19 juin 2024, le bilan total des morts, directs et indi­rects depuis le mois d’oc­tobre 2024, pour­rait atteindre le nombre de 186 000 dans les années qui suivent. Un chif­frage « cohé­rent », enté­rine Médecins du Monde. La qua­li­fi­ca­tion de « géno­cide » — à savoir « l’intention de détruire, en tout ou en par­tie, un groupe natio­nal, eth­nique, racial ou reli­gieux » — pour carac­té­ri­ser la poli­tique conduite par Netanyahu a fait l’ob­jet d’âpres débats inter­na­tio­naux depuis que l’Afrique du Sud a, fin décembre 2023, accu­sé Israël d’en com­mettre un à l’en­droit des Palestiniens. Dans une inter­view publiée par le maga­zine éta­su­nien Jacobin l’his­to­rien israé­lien Amos Goldberg, exer­çant à Jérusalem, est reve­nu sur la publi­ca­tion de son article « Oui, c’est un géno­cide », paru en Israël au mois d’a­vril der­nier. Nous la traduisons.


Il y a quelques semaines, vous avez qua­li­fié les actions d’Israël à Gaza de géno­cide contre la popu­la­tion pales­ti­nienne. Pouvez-vous expli­quer briè­ve­ment quelle défi­ni­tion spé­ci­fique du géno­cide vous appli­quez, et pour­quoi vous pen­sez qu’il est impor­tant d’u­ti­li­ser ce terme pour décrire ce qui se passe à Gaza ?

J’ai écrit un article en hébreu inti­tu­lé « Oui, c’est un géno­cide » dans un maga­zine appe­lé Sicha Mekommit, ce qui signi­fie Appel local [Local Call]. Il a ensuite été tra­duit en anglais et lar­ge­ment dif­fu­sé. Je recon­nais qu’il s’a­git d’une allé­ga­tion grave et je ne la prends pas à la légère. Il m’a été très dif­fi­cile d’é­crire cet article, car il s’a­git aus­si de mon peuple et de ma socié­té. En tant que membre de cette socié­té, je suis éga­le­ment res­pon­sable de ce qui se passe. L’ampleur des atro­ci­tés et des des­truc­tions com­mises en Israël le 7 octobre est sans pré­cé­dent. Il m’a fal­lu un cer­tain temps pour digé­rer ce qui se pas­sait et pour être capable d’ex­pri­mer ce que je voyais se dérou­ler sous mes yeux. Mais une fois que l’on voit ce qui est en cours, on ne peut plus res­ter silen­cieux. Même si c’est pénible et dou­lou­reux pour moi, mes lec­teurs ou la socié­té israé­lienne, le débat doit com­men­cer quelque part.

Il existe plu­sieurs défi­ni­tions de la notion de géno­cide, mais une seule est accep­tée au niveau mon­dial, celle de la Convention pour la pré­ven­tion et la répres­sion du crime de géno­cide, qui a été adop­tée par les Nations unies en décembre 1948. Il s’a­git d’une défi­ni­tion juri­dique, mais qui reste vague et ouverte à l’in­ter­pré­ta­tion, ce qui explique qu’elle ait été et soit encore cri­ti­quée. La conven­tion décrit le géno­cide comme un crime com­mis dans l’in­ten­tion de détruire en tout ou en par­tie un groupe natio­nal, eth­nique, racial ou reli­gieux. L’intention d’a­néan­tir est cru­ciale, mais il n’est pas néces­saire que l’a­néan­tis­se­ment soit total ; il peut être « en tout ou en partie ».

« L’intention est claire : le pré­sident, le Premier ministre, le ministre de la Défense et de nom­breux offi­ciers mili­taires de haut rang l’ont expri­mée très ouver­te­ment. Nous avons vu d’in­nom­brables inci­ta­tions à réduire Gaza en ruines. »

La défi­ni­tion a été cri­ti­quée pour son omis­sion d’autres caté­go­ries, telles que les groupes poli­tiques, à laquelle l’Union sovié­tique s’est oppo­sée. De même, la conven­tion ne pré­cise pas la notion de « géno­cide cultu­rel », car les États-Unis crai­gnaient d’être accu­sés d’a­voir com­mis un géno­cide contre leur propre popu­la­tion autoch­tone. L’inclusion des aspects cultu­rels dans les conven­tions était très impor­tante pour l’a­vo­cat juif polo­nais Raphael Lemkin, qui a inven­té le terme « géno­cide » et a fait pres­sion en ce sens à l’ONU. Mais il a été contraint de faire des com­pro­mis pour que la conven­tion soit approu­vée. En fin de compte, la défi­ni­tion pro­po­sée par la conven­tion a été le résul­tat d’une cer­taine conjonc­ture poli­tique et his­to­rique aux Nations unies, lorsque le Sud n’a­vait que très peu de repré­sen­tants et que les États-Unis et l’URSS domi­naient. Néanmoins, la plu­part des uni­ver­si­taires se réfèrent à cette défi­ni­tion lors­qu’ils parlent de géno­cide aujourd’­hui. Beaucoup ont inven­té d’autres termes comme démo­cide, eth­no­cide, poli­ti­cide, etc. (qui, de toute manière, ne sont pas légaux) ou se sont détour­nés des défi­ni­tions. Mais la défi­ni­tion de base lar­ge­ment accep­tée est la défi­ni­tion juri­dique de la convention.

Votre article men­tionne éga­le­ment d’autres exemples de géno­cide, comme en Bosnie, en Arménie ou le géno­cide des Hereros et des Namas dans ce qui est aujourd’­hui la Namibie. Environ 8 000 Bosniaques ont été tués à Srebrenica, tan­dis qu’entre plu­sieurs cen­taines de mil­liers et 1,5 mil­lion de per­sonnes auraient péri dans le géno­cide armé­nien. Vous sou­li­gnez éga­le­ment que tous les géno­cides ne doivent pas néces­sai­re­ment débou­cher sur les hor­reurs de l’Holocauste. À quel moment de la guerre actuelle avez-vous eu la cer­ti­tude que les actions d’Israël à Gaza étaient deve­nues génocidaires ?

En tant qu’­his­to­rien, si l’on consi­dère la situa­tion dans son ensemble, tous les élé­ments d’un géno­cide sont réunis. L’intention est claire : le pré­sident, le Premier ministre, le ministre de la Défense et de nom­breux offi­ciers mili­taires de haut rang l’ont expri­mée très ouver­te­ment. Nous avons vu d’in­nom­brables inci­ta­tions à réduire Gaza en ruines, des affir­ma­tions selon les­quelles il n’y a pas d’in­no­cents là-bas, etc. Des appels popu­laires à la des­truc­tion de Gaza sont lan­cés par toutes les couches de la socié­té et par les diri­geants poli­tiques. Une atmo­sphère radi­cale de déshu­ma­ni­sa­tion des Palestiniens pré­vaut dans la socié­té israé­lienne à un point tel que je ne me rap­pelle pas d’un équi­valent en 58 ans de vie ici.

[Malak Mattar]

Le résul­tat est à la hau­teur des attentes : des dizaines de mil­liers d’en­fants, de femmes et d’hommes inno­cents tués ou bles­sés, la des­truc­tion qua­si-totale des infra­struc­tures, une famine inten­tion­nelle et le blo­cage de l’aide huma­ni­taire, des char­niers dont nous ne connais­sons pas encore toute l’é­ten­due, des dépla­ce­ments mas­sifs de popu­la­tion, etc. Des témoi­gnages fiables font éga­le­ment état d’exé­cu­tions som­maires, sans par­ler des nom­breux bom­bar­de­ments de civils dans des zones dites « sûres ». La bande de Gaza telle que nous la connais­sions n’existe plus. Le résul­tat cor­res­pond donc par­fai­te­ment aux inten­tions. Pour com­prendre toute l’am­pleur de cette des­truc­tion et de cette cruau­té, je recom­mande la lec­ture du rap­port du Dr. Lee Mordechai, qui consti­tue le compte ren­du le plus com­plet et le plus actua­li­sé de ce qui s’est pas­sé à Gaza depuis le 7 octobre.

Pour qu’un mas­sacre soit consi­dé­ré comme un géno­cide, il n’est pas néces­saire qu’il s’a­gisse d’une anni­hi­la­tion totale. Comme nous l’a­vons déjà men­tion­né, la défi­ni­tion sti­pule expli­ci­te­ment que la des­truc­tion totale ou par­tielle d’un groupe peut être consi­dé­rée comme un géno­cide. C’est ce qui s’est pas­sé à Srebrenica, comme vous l’a­vez men­tion­né, ou dans le cas des Rohingyas au Myanmar. J’avoue qu’au début, j’é­tais réti­cent à l’i­dée de par­ler de géno­cide, et je cher­chais toute indi­ca­tion pour me convaincre du contraire. Personne ne veut se consi­dé­rer comme fai­sant par­tie d’une socié­té géno­ci­daire. Mais il y avait une inten­tion expli­cite, un sché­ma sys­té­ma­tique et un résul­tat géno­ci­daire : j’en suis donc venu à la conclu­sion que c’est exac­te­ment ce à quoi res­semble un géno­cide. Et une fois que vous êtes arri­vé à cette conclu­sion, vous ne pou­vez pas res­ter silencieux.

Comment vos étu­diants, col­lègues ou amis réagissent-ils lorsque vous déve­lop­pez vos conclusions ?

« Le déni fait par­tie de tous les pro­ces­sus géno­ci­daires et de tous les actes de vio­lence de masse. »

Comme je l’ai déjà men­tion­né, j’ai écrit mon article en hébreu. Je ne l’ai pas écrit en anglais parce que je vou­lais avant tout que les Israéliens y soient confron­tés et qu’ils aident ma socié­té à sur­mon­ter le déni et l’en­vie de ne pas voir ce qui se passe à Gaza. Je dirais que le déni fait par­tie de tous les pro­ces­sus géno­ci­daires et de tous les actes de vio­lence de masse. Certains étu­diants ont été très en colère contre moi à cause de mon article, mais d’autres m’ont remer­cié. Certains col­lègues se sont oppo­sés à moi, et l’un d’eux a même écrit sur Facebook qu’il espé­rait que les étu­diants ne sui­vraient plus mes cours. D’autres étaient d’ac­cord, tan­dis que cer­tains m’ont dit que je leur avais don­né matière à réflexion. Il y avait aus­si des per­sonnes en désac­cord, mais que j’ai tout de même réus­si à convaincre que l’al­lé­ga­tion de géno­cide n’est pas une allé­ga­tion insen­sée moti­vée par l’antisémitisme.

En Allemagne, les uni­ver­si­tés israé­liennes sont sou­vent consi­dé­rées comme un bas­tion de la résis­tance au gou­ver­ne­ment de Benjamin Netanyahou. Quelle est l’am­biance sur les cam­pus israé­liens en ce moment ?

Il est vrai que les uni­ver­si­tés sont un bas­tion de l’op­po­si­tion au gou­ver­ne­ment Netanyahou. Cela a com­men­cé avec la réforme du sys­tème judi­ciaire avant la guerre. De nom­breuses voix au sein des uni­ver­si­tés s’é­lèvent contre la guerre, bien que beau­coup la sou­tiennent acti­ve­ment, voire encou­ragent le gou­ver­ne­ment à accroître la pres­sion déjà inhu­maine sur Gaza. Beaucoup de ceux qui s’op­posent à la guerre le font prin­ci­pa­le­ment à cause des otages — ce qui est une cause très louable — mais seule une mino­ri­té en Israël recon­naît la nature inhu­maine et cri­mi­nelle de cette guerre en tant que telle. Je dois éga­le­ment signa­ler les nom­breuses mani­fes­ta­tions de soli­da­ri­té entre Juifs et Palestiniens qui ont eu lieu dans les uni­ver­si­tés. Néanmoins, dans l’en­semble, je dirais qu’en tant qu’ins­ti­tu­tions, les uni­ver­si­tés ont échoué à ce test de mora­li­té et à leurs obli­ga­tions en matière de liber­té d’ex­pres­sion, d’hu­ma­nisme et d’a­na­lyse cri­tique de la réa­li­té en temps de crise.

[Malak Mattar]

L’université de Tel-Aviv et son pré­sident, Ariel Porat, pour­raient être une excep­tion, puis­qu’il a défen­du la liber­té d’ex­pres­sion, mais dans l’en­semble, il règne une atmo­sphère de peur et de répres­sion. C’est par­ti­cu­liè­re­ment vrai pour les pro­fes­seurs et les étu­diants pales­ti­niens, qui ont l’im­pres­sion de ne pas pou­voir expri­mer publi­que­ment la moindre empa­thie à l’é­gard de leurs frères et sœurs de Gaza. Il n’y a pas de place pour leurs sen­ti­ments ou leurs points de vue sur le cam­pus, dans la sphère publique ou sur les médias sociaux. Certains pro­fes­seurs — y com­pris des Juifs — ont per­du leur emploi dans des uni­ver­si­tés pour avoir expri­mé des cri­tiques légi­times, et d’autres, qui n’ont pas per­du leur emploi, ont été har­ce­lés. L’incident le plus connu concerne Nadera Shalhoub-Kevorkian, pro­fes­seure pales­ti­nienne de renom­mée mon­diale à l’u­ni­ver­si­té hébraïque de Jérusalem, connue pour ses opi­nions tran­chées sur le géno­cide et le sio­nisme. L’université l’a sus­pen­due de ses fonc­tions pen­dant une courte période. Elle a fait l’ob­jet de har­cè­le­ment de la part de ses col­lègues et de menaces, et a même été arrê­tée et déte­nue pen­dant deux jours. La police l’a inter­ro­gée à plu­sieurs reprises. Sa cri­tique a pu paraître dure et désa­gréable à la plu­part des oreilles israé­liennes, mais elle est légi­time et, à mon avis, en grande par­tie très vraie. Elle attend main­te­nant de voir si elle sera incul­pée pour « inci­ta­tion » (incit­ment) sur la base de ses articles uni­ver­si­taires éva­lués par des pairs1.

Un autre déve­lop­pe­ment inquié­tant est la pro­mo­tion par l’Union natio­nale des étu­diants israé­liens d’un pro­jet de loi contro­ver­sé qui obli­ge­rait les uni­ver­si­tés à licen­cier de façon expé­di­tive n’im­porte qui, y com­pris les pro­fes­seurs titu­laires, pour toute cri­tique de l’État ou de l’ar­mée que le ministre de l’é­du­ca­tion consi­dère comme de l’« inci­ta­tion ». Tous les syn­di­cats étu­diants locaux, y com­pris la sec­tion de l’Université hébraïque, ne sou­tiennent pas le pro­jet de loi, et les uni­ver­si­tés elles-mêmes s’y opposent avec véhé­mence. J’espère qu’il ne sera pas adop­té, mais la coa­li­tion gou­ver­ne­men­tale, ain­si qu’une par­tie de l’op­po­si­tion, font pres­sion pour qu’il le soit. Il est vrai­ment hon­teux que des étu­diants de la com­mu­nau­té uni­ver­si­taire israé­lienne fassent pres­sion en faveur d’une mesure aus­si dra­co­nienne et tota­li­taire, et il est effrayant de pen­ser aux résul­tats si le texte est effec­ti­ve­ment adopté.

Votre propre uni­ver­si­té rejette les allé­ga­tions de géno­cide à l’en­contre d’Israël, mais d’un autre côté, elle a immé­dia­te­ment qua­li­fié l’at­taque du Hamas du 7 octobre de géno­ci­daire. Quelle est votre opi­nion ? Le 7 octobre rem­plis­sait-il les cri­tères pour être qua­li­fié de génocide ?

« Je par­tage la plu­part des allo­cu­tions de l’ONU qui déclarent que l’at­taque du Hamas était hor­rible et cri­mi­nelle, impli­quant des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité. »

Je par­tage la plu­part des allo­cu­tions de l’ONU et d’autres, y com­pris les man­dats actuels émis par le pro­cu­reur de la [Cour pénale inter­na­tio­nale], Karim Khan, qui déclarent que l’at­taque du Hamas était hor­rible et cri­mi­nelle, impli­quant des crimes de guerre et des crimes contre l’hu­ma­ni­té. Certains consi­dèrent qu’il s’a­git d’un acte géno­ci­daire — je ne le pense pas. Je pense qu’il s’a­git d’un crime ter­rible, en par­ti­cu­lier le ciblage des civils, la des­truc­tion des kib­bout­zim et la prise d’o­tages, y com­pris des enfants. Cependant, par­ler de géno­cide revient à éti­rer la défi­ni­tion au point de la rendre insignifiante.

L’université a expli­ci­te­ment reje­té le terme de géno­cide en ce qui concerne les actions d’Israël lors­qu’elle a condam­né Nadera Shalhoub-Kevorkian. Elle a décla­ré qu’il était scan­da­leux de par­ler de géno­cide, bien que de nom­breux experts juri­diques, his­to­riens et spé­cia­listes des géno­cides tels que Raz Segal, Marion Kaplan, Victoria Sanford, Ronald Suny et Francesca Albanese aient uti­li­sé ce terme. D’autres experts émi­nents, tels qu’Omer Bartov, estiment que la situa­tion est en passe de deve­nir un géno­cide. Nous savons éga­le­ment que la plus haute juri­dic­tion du monde, la Cour inter­na­tio­nale de jus­tice, s’est pro­non­cée en jan­vier sur plu­sieurs mesures pro­vi­soires tout en décla­rant qu’il est en effet plau­sible que les droits des Palestiniens aient été vio­lés selon la Convention sur le géno­cide ou, en d’autres termes, qu’il est plau­sible que ce qui se passe à Gaza soit un génocide.

[Malak Mattar]

Je pense que c’est une grande erreur que de reje­ter comme étant « sans fon­de­ment » l’u­ti­li­sa­tion du terme de géno­cide pour décrire les actions d’Israël. En tant qu’u­ni­ver­si­taires, notre rôle est d’exa­mi­ner les faits et de tirer des conclu­sions, et non de reje­ter des termes de manière idéo­lo­gique. On peut conclure qu’il ne s’a­git pas d’un géno­cide mais il n’est pas sans fon­de­ment de le qua­li­fier ain­si, compte tenu des preuves et des nom­breux experts qui sont par­ve­nus à la même conclu­sion. Rejeter cette pos­si­bi­li­té en la qua­li­fiant d’ab­surde, sans tenir compte des faits et des argu­ments contre­dit notre enga­ge­ment aca­dé­mique en faveur de la vérité.

Le gou­ver­ne­ment alle­mand rejette éga­le­ment les allé­ga­tions de géno­cide et sou­tient Israël devant la Cour inter­na­tio­nale de jus­tice. Depuis le 7 octobre, un cer­tain nombre de Palestiniens et d’Israéliens qui cri­tiquent la conduite de la guerre par Israël ont vu leurs voix réduites au silence ou ont même été inter­dits d’en­trée dans le pays. Compte tenu de votre propre opi­nion sur la guerre, pen­sez-vous que le gou­ver­ne­ment alle­mand tire les mau­vaises leçons de l’histoire ?

Oui, l’Allemagne tire de mau­vaises leçons de l’his­toire. Le gou­ver­ne­ment alle­mand et la plu­part des médias alle­mands sont par­tiaux, dans l’er­reur et hypo­crites lors­qu’il s’a­git des crimes com­mis par Israël contre les Palestiniens. Cette posi­tion n’est pas nou­velle. L’Allemagne sou­tient Israël et son récit en rai­son de l’i­dée d’un Staatsräson alle­mand, ou rai­son d’État, qui lie la légi­ti­mi­té de l’État à son sou­tien à Israël. Ce n’est pas seule­ment qu’ils ne veulent pas voir ce qui se passe. Ils refusent acti­ve­ment de voir ! Ce sou­tien indé­fec­tible, consi­dé­ré comme une carte blanche pour les actions d’Israël, y com­pris ce que je consi­dère comme un géno­cide, n’est pas bon pour Israël. L’Allemagne, le pays qui a com­mis l’Holocauste sous le régime nazi, devrait défendre des valeurs uni­ver­selles. Le mot « plus jamais ça » doit s’ap­pli­quer à tous. Près de 30 % des impor­ta­tions de muni­tions et d’armes d’Israël pro­viennent d’Allemagne. Cela n’aide ni les Palestiniens ni les Israéliens. La ques­tion de la sup­pres­sion de la liber­té d’ex­pres­sion par l’Allemagne est anté­rieure à la guerre actuelle, car l’État alle­mand consi­dère comme anti­sé­mite presque toute cri­tique à l’é­gard d’Israël, y com­pris celles expri­mées par des Juifs. Les médias et le gou­ver­ne­ment alle­mands ignorent déli­bé­ré­ment la réa­li­té en Israël et en Palestine, ce qui per­met à Israël de com­mettre des crimes et de pour­suivre ses poli­tiques d’a­par­theid, d’an­nexion, d’oc­cu­pa­tion et de colo­ni­sa­tion. Je ne pense pas que les actes de l’Allemagne soient une aide pour Israël. Au contraire, elles poussent la socié­té israé­lienne vers un abîme dont elle ne pour­ra peut-être pas se relever.

Le ministre israé­lien des finances, Bezalel Smotrich, a récem­ment annon­cé qu’il sou­hai­tait trans­for­mer les villes et les vil­lages de Cisjordanie en ruines, à l’ins­tar de la bande de Gaza. Alors que l’at­ten­tion du monde est concen­trée sur Gaza, la situa­tion en Cisjordanie échappe éga­le­ment à tout contrôle, avec des attaques crois­santes contre la popu­la­tion pales­ti­nienne et des déci­sions prises par le gou­ver­ne­ment israé­lien afin d’é­tendre les colo­nies de peu­ple­ment. Cela fait-il par­tie d’une stra­té­gie unifiée ?

« Il est clair que les colons pro­fitent de la guerre pour étendre leur ter­ri­toire, expul­ser les Palestiniens de leurs terres. Dans de nom­breux cas, l’ar­mée et la police sou­tiennent leurs actions. »

Le gou­ver­ne­ment et de nom­breux colons et leurs par­ti­sans voient dans la guerre une occa­sion d’é­tendre les colo­nies, de s’ap­pro­prier des terres et d’ex­pul­ser les Palestiniens. Plus de 500 Palestiniens des ter­ri­toires occu­pés ont été tués par l’ar­mée israé­lienne et les colons depuis le début de la guerre. Je fais par­tie d’un groupe israé­lien appe­lé Jordan Valley Activists qui tente de pro­té­ger les com­mu­nau­tés de ber­gers pales­ti­niens et de les aider à conser­ver leurs terres et leurs moyens de sub­sis­tance. J’ai été le témoin direct de la vio­lence des colons. Tout récem­ment, un inci­dent hor­rible s’est pro­duit au cours duquel des colons appa­rem­ment ori­gi­naires de Shadmot Mehola ont atta­qué des ber­gers et des agri­cul­teurs pales­ti­niens, déro­bant une voi­ture, bri­sant toutes ses vitres, frap­pant et bles­sant des per­sonnes, ter­ro­ri­sant et har­ce­lant constam­ment les habi­tants. Il est clair que les colons pro­fitent de la guerre pour étendre leur ter­ri­toire, expul­ser les Palestiniens de leurs terres, en par­ti­cu­lier dans la zone C de la Cisjordanie [entiè­re­ment sous occu­pa­tion israé­lienne, ndlr], et « judaï­ser » le territoire.

Dans de nom­breux cas, l’ar­mée et la police sou­tiennent les actions des colons, acti­ve­ment ou pas­si­ve­ment, en s’abs­te­nant déli­bé­ré­ment d’in­ter­ve­nir ou de deman­der des comptes aux auteurs de ces actes. La police n’est pas au ser­vice de l’État de droit, mais plu­tôt des colons sans foi ni loi. Ainsi, les agres­seurs n’ont presque jamais à se pré­sen­ter devant un tri­bu­nal. Les États-Unis et d’autres pays ont fini par impo­ser des sanc­tions à ces colons parce qu’ils ont com­pris que le sys­tème juri­dique israé­lien les obli­ge­rait rare­ment à rendre des comptes. En 2017, Bezalel Smotrich a publié un docu­ment inti­tu­lé « Plan déci­sif », qui pro­po­sait aux Palestiniens deux options : accep­ter de vivre sous le régime de l’a­par­theid ou par­tir. Il a même mena­cé d’a­néan­tir les Palestiniens qui déci­de­raient de s’op­po­ser à ces deux options. Ce plan, conçu par des hommes poli­tiques de haut rang, béné­fi­cie d’un large sou­tien. Je soup­çonne que, même s’il n’est pas for­mel­le­ment adop­té par le gou­ver­ne­ment actuel, son esprit déter­mine sa politique.

[Malak Mattar]

Presque tous les son­dages dis­po­nibles montrent que la popu­la­tion israé­lienne est très favo­rable à la guerre. Dans le même temps, les pro­tes­ta­tions en faveur d’un ces­sez-le-feu et de la démis­sion de Benjamin Netanyahou se mul­ti­plient. L’état d’es­prit en Israël com­mence-t-il à changer ?

L’ambiance change peu à peu, car beau­coup com­prennent que le seul moyen de rame­ner les otages est de par­ve­nir à un ces­sez-le-feu per­ma­nent. Certains ne voient plus l’in­té­rêt de la guerre. Cependant, la majo­ri­té sou­tient tou­jours la guerre et est sans aucun doute com­plè­te­ment aveugle aux crimes qu’Israël com­met à Gaza. Un point posi­tif que je tiens à sou­li­gner est que des orga­ni­sa­tions comme Jordan Valley Activists, que j’ai men­tion­née pré­cé­dem­ment, ou des mou­ve­ments popu­laires comme Standing Together se déve­loppent éga­le­ment, bien qu’il s’a­gisse de très petits groupes par rap­port au reste de la socié­té. Une action remar­quable de Standing Together a consis­té à escor­ter jus­qu’à Gaza des convois d’aide huma­ni­taire qui étaient blo­qués et van­da­li­sés par des colons et des par­ti­sans de la droite. Le ministre de la Sécurité natio­nale, Itamar Ben-Gvir, a même ordon­né à la police de ne pas pro­té­ger les convois, ce qui a per­mis aux actes de van­da­lisme de se pro­duire. Les mili­tants de Standing Together ont pro­té­gé les camions jus­qu’à ce qu’ils atteignent le poste fron­tière de Gaza. Ce mou­ve­ment se com­pose prin­ci­pa­le­ment de Juifs et d’Arabes vivant à l’in­té­rieur des fron­tières de 1948, qui pro­testent contre la guerre et demandent la libé­ra­tion des otages, car ils com­prennent que la guerre ne nous mène­ra nulle part et que les deux par­ties ont à payer un prix énorme. Cependant, ces voix sont for­te­ment répri­mées par le gou­ver­ne­ment, la police et même les auto­ri­tés locales — comme le maire de Haïfa, Yona Yahav, qui a décla­ré que les mani­fes­ta­tions contre la guerre ne devaient pas avoir lieu dans sa ville.

Quel ave­nir pré­voyez-vous pour Israël-Palestine après la guerre ? Quels seront ses effets à long terme ?

Rien de bon ne sor­ti­ra de cette guerre et je ne vois aucun moyen de quit­ter cette impasse. J’ai vécu toute ma vie à Jérusalem en tant qu’ac­ti­viste et uni­ver­si­taire, agis­sant et écri­vant dans l’es­poir d’un chan­ge­ment. Dans un livre coédi­té avec mon ami et col­lègue le pro­fes­seur Bashir Bashir, The Holocaust and the Nakba : A New Grammar of Trauma and History, et dans d’autres articles que nous avons écrits, nous avons envi­sa­gé une solu­tion bina­tio­nale éga­li­taire. Cette solu­tion met l’ac­cent sur l’é­ga­li­té des droits pour tous, tant col­lec­tifs qu’in­di­vi­duels. Aujourd’hui, cette vision semble plus loin­taine que de la science-fic­tion. La solu­tion à deux États n’est éga­le­ment qu’un écran de fumée uti­li­sé par la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale, car il n’existe aucune voie réa­liste pour par­ve­nir à une solu­tion viable à deux États qui accor­de­rait aux Palestiniens leurs droits. L’expansion des colo­nies n’a lais­sé aucune place à cette solu­tion, et l’i­dée de deux États égaux n’est même pas envi­sa­gée. Même les pro­po­si­tions les plus pro­gres­sistes de la gauche israé­lienne et de la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale sont en deçà du niveau mini­mum de digni­té, de sou­ve­rai­ne­té et d’in­dé­pen­dance que les Palestiniens peuvent accep­ter. Au sein de la socié­té israé­lienne, le racisme, la vio­lence, le mili­ta­risme et la foca­li­sa­tion nar­cis­sique sur la seule souf­france israé­lienne sont si répan­dus qu’il n’y a pra­ti­que­ment aucun sou­tien public pour une solu­tion autre que davan­tage de vio­lence et de massacres.

Le sta­tu quo n’est pas viable et conti­nue­ra à engen­drer davan­tage de vio­lence. Israël, qui n’a jamais été une démo­cra­tie à part entière, perd même ses carac­té­ris­tiques démo­cra­tiques par­tielles. Aujourd’hui, il y a plus ou moins 7,5 mil­lions de Juifs et 7,5 mil­lions de Palestiniens entre le Jourdain et la mer Méditerranée sous le contrôle d’Israël. Les pre­miers jouissent de tous les droits, tan­dis que les seconds ne jouissent d’au­cun droit ou de droits par­tiels. La socié­té juive israé­lienne devient de plus en plus mili­tante, expan­sion­niste et auto­ri­taire. L’Allemagne, les États-Unis et la plu­part des pays occi­den­taux ont lar­ge­ment contri­bué à l’im­passe actuelle. Je suis très pes­si­miste et dépri­mé quant à l’a­ve­nir. Je dis cela avec une grande tris­tesse parce qu’Israël est ma socié­té et ma patrie. Néanmoins, l’his­toire nous a mon­tré que l’a­ve­nir peut être impré­vi­sible, et peut-être que les choses chan­ge­ront pour le mieux, mais cela néces­site une immense pres­sion inter­na­tio­nale. Cette pos­si­bi­li­té abs­traite est mon seul espoir.


Article tra­duit de l’an­glais pas la rédac­tion de Ballast | « Israeli Historian : This Is Exactly What Genocide Looks Like », Jacobin, 11 juillet 2024
Illustrations de ban­nière et de vignette : Malak Mattar


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  1. Dans la loi israé­lienne, le délit d’« inci­ta­tion » sanc­tionne un pro­pos public qui incite à la vio­lence ou au ter­ro­risme et qui peut y mener de façon concrète, [ndlr].[]

REBONDS

☰ Lire notre tra­duc­tion « Vivre ensemble après la guerre — un regard pales­ti­nien », Mahmoud Mushtaha, juin 2024
☰ Voir notre tra­duc­tion « Deux rivages, une mer — désir d’une Méditerranée pales­ti­nienne », Suja Sawafta, avril 2024
☰ Voir notre port­fo­lio « Les Palestiniens du Liban : Nous allons ren­trer chez nous ! », Laurent Perpigna Iban et Ann Sansaor, novembre 2023
☰ Lire notre tra­duc­tion « Une lettre d’amour du camp de Jabaliya », Tamer Ajrami, novembre 2023
☰ Lire notre tra­duc­tion « Une lettre ukrai­nienne de soli­da­ri­té avec la peuple pales­ti­nien », novembre 2023
☰ Lire notre tra­duc­tion « Quand plus jamais ça devient un cri de guerre », Natasha Roth-Rowland, novembre 2023


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