Traduction d’un article de Jacobin
Des chercheurs en santé publique, dans une lettre publiée dans The Lancet, ont estimé que, si la guerre menée par l’État israélien contre la bande de Gaza s’arrêtait le 19 juin 2024, le bilan total des morts, directs et indirects depuis le mois d’octobre 2024, pourrait atteindre le nombre de 186 000 dans les années qui suivent. Un chiffrage « cohérent », entérine Médecins du Monde. La qualification de « génocide » — à savoir « l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux » — pour caractériser la politique conduite par Netanyahu a fait l’objet d’âpres débats internationaux depuis que l’Afrique du Sud a, fin décembre 2023, accusé Israël d’en commettre un à l’endroit des Palestiniens. Dans une interview publiée par le magazine étasunien Jacobin l’historien israélien Amos Goldberg, exerçant à Jérusalem, est revenu sur la publication de son article « Oui, c’est un génocide », paru en Israël au mois d’avril dernier. Nous la traduisons.
Il y a quelques semaines, vous avez qualifié les actions d’Israël à Gaza de génocide contre la population palestinienne. Pouvez-vous expliquer brièvement quelle définition spécifique du génocide vous appliquez, et pourquoi vous pensez qu’il est important d’utiliser ce terme pour décrire ce qui se passe à Gaza ?
J’ai écrit un article en hébreu intitulé « Oui, c’est un génocide » dans un magazine appelé Sicha Mekommit, ce qui signifie Appel local [Local Call]. Il a ensuite été traduit en anglais et largement diffusé. Je reconnais qu’il s’agit d’une allégation grave et je ne la prends pas à la légère. Il m’a été très difficile d’écrire cet article, car il s’agit aussi de mon peuple et de ma société. En tant que membre de cette société, je suis également responsable de ce qui se passe. L’ampleur des atrocités et des destructions commises en Israël le 7 octobre est sans précédent. Il m’a fallu un certain temps pour digérer ce qui se passait et pour être capable d’exprimer ce que je voyais se dérouler sous mes yeux. Mais une fois que l’on voit ce qui est en cours, on ne peut plus rester silencieux. Même si c’est pénible et douloureux pour moi, mes lecteurs ou la société israélienne, le débat doit commencer quelque part.
Il existe plusieurs définitions de la notion de génocide, mais une seule est acceptée au niveau mondial, celle de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, qui a été adoptée par les Nations unies en décembre 1948. Il s’agit d’une définition juridique, mais qui reste vague et ouverte à l’interprétation, ce qui explique qu’elle ait été et soit encore critiquée. La convention décrit le génocide comme un crime commis dans l’intention de détruire en tout ou en partie un groupe national, ethnique, racial ou religieux. L’intention d’anéantir est cruciale, mais il n’est pas nécessaire que l’anéantissement soit total ; il peut être « en tout ou en partie ».
« L’intention est claire : le président, le Premier ministre, le ministre de la Défense et de nombreux officiers militaires de haut rang l’ont exprimée très ouvertement. Nous avons vu d’innombrables incitations à réduire Gaza en ruines. »
La définition a été critiquée pour son omission d’autres catégories, telles que les groupes politiques, à laquelle l’Union soviétique s’est opposée. De même, la convention ne précise pas la notion de « génocide culturel », car les États-Unis craignaient d’être accusés d’avoir commis un génocide contre leur propre population autochtone. L’inclusion des aspects culturels dans les conventions était très importante pour l’avocat juif polonais Raphael Lemkin, qui a inventé le terme « génocide » et a fait pression en ce sens à l’ONU. Mais il a été contraint de faire des compromis pour que la convention soit approuvée. En fin de compte, la définition proposée par la convention a été le résultat d’une certaine conjoncture politique et historique aux Nations unies, lorsque le Sud n’avait que très peu de représentants et que les États-Unis et l’URSS dominaient. Néanmoins, la plupart des universitaires se réfèrent à cette définition lorsqu’ils parlent de génocide aujourd’hui. Beaucoup ont inventé d’autres termes comme démocide, ethnocide, politicide, etc. (qui, de toute manière, ne sont pas légaux) ou se sont détournés des définitions. Mais la définition de base largement acceptée est la définition juridique de la convention.
Votre article mentionne également d’autres exemples de génocide, comme en Bosnie, en Arménie ou le génocide des Hereros et des Namas dans ce qui est aujourd’hui la Namibie. Environ 8 000 Bosniaques ont été tués à Srebrenica, tandis qu’entre plusieurs centaines de milliers et 1,5 million de personnes auraient péri dans le génocide arménien. Vous soulignez également que tous les génocides ne doivent pas nécessairement déboucher sur les horreurs de l’Holocauste. À quel moment de la guerre actuelle avez-vous eu la certitude que les actions d’Israël à Gaza étaient devenues génocidaires ?
En tant qu’historien, si l’on considère la situation dans son ensemble, tous les éléments d’un génocide sont réunis. L’intention est claire : le président, le Premier ministre, le ministre de la Défense et de nombreux officiers militaires de haut rang l’ont exprimée très ouvertement. Nous avons vu d’innombrables incitations à réduire Gaza en ruines, des affirmations selon lesquelles il n’y a pas d’innocents là-bas, etc. Des appels populaires à la destruction de Gaza sont lancés par toutes les couches de la société et par les dirigeants politiques. Une atmosphère radicale de déshumanisation des Palestiniens prévaut dans la société israélienne à un point tel que je ne me rappelle pas d’un équivalent en 58 ans de vie ici.
Le résultat est à la hauteur des attentes : des dizaines de milliers d’enfants, de femmes et d’hommes innocents tués ou blessés, la destruction quasi-totale des infrastructures, une famine intentionnelle et le blocage de l’aide humanitaire, des charniers dont nous ne connaissons pas encore toute l’étendue, des déplacements massifs de population, etc. Des témoignages fiables font également état d’exécutions sommaires, sans parler des nombreux bombardements de civils dans des zones dites « sûres ». La bande de Gaza telle que nous la connaissions n’existe plus. Le résultat correspond donc parfaitement aux intentions. Pour comprendre toute l’ampleur de cette destruction et de cette cruauté, je recommande la lecture du rapport du Dr. Lee Mordechai, qui constitue le compte rendu le plus complet et le plus actualisé de ce qui s’est passé à Gaza depuis le 7 octobre.
Pour qu’un massacre soit considéré comme un génocide, il n’est pas nécessaire qu’il s’agisse d’une annihilation totale. Comme nous l’avons déjà mentionné, la définition stipule explicitement que la destruction totale ou partielle d’un groupe peut être considérée comme un génocide. C’est ce qui s’est passé à Srebrenica, comme vous l’avez mentionné, ou dans le cas des Rohingyas au Myanmar. J’avoue qu’au début, j’étais réticent à l’idée de parler de génocide, et je cherchais toute indication pour me convaincre du contraire. Personne ne veut se considérer comme faisant partie d’une société génocidaire. Mais il y avait une intention explicite, un schéma systématique et un résultat génocidaire : j’en suis donc venu à la conclusion que c’est exactement ce à quoi ressemble un génocide. Et une fois que vous êtes arrivé à cette conclusion, vous ne pouvez pas rester silencieux.
Comment vos étudiants, collègues ou amis réagissent-ils lorsque vous développez vos conclusions ?
« Le déni fait partie de tous les processus génocidaires et de tous les actes de violence de masse. »
Comme je l’ai déjà mentionné, j’ai écrit mon article en hébreu. Je ne l’ai pas écrit en anglais parce que je voulais avant tout que les Israéliens y soient confrontés et qu’ils aident ma société à surmonter le déni et l’envie de ne pas voir ce qui se passe à Gaza. Je dirais que le déni fait partie de tous les processus génocidaires et de tous les actes de violence de masse. Certains étudiants ont été très en colère contre moi à cause de mon article, mais d’autres m’ont remercié. Certains collègues se sont opposés à moi, et l’un d’eux a même écrit sur Facebook qu’il espérait que les étudiants ne suivraient plus mes cours. D’autres étaient d’accord, tandis que certains m’ont dit que je leur avais donné matière à réflexion. Il y avait aussi des personnes en désaccord, mais que j’ai tout de même réussi à convaincre que l’allégation de génocide n’est pas une allégation insensée motivée par l’antisémitisme.
En Allemagne, les universités israéliennes sont souvent considérées comme un bastion de la résistance au gouvernement de Benjamin Netanyahou. Quelle est l’ambiance sur les campus israéliens en ce moment ?
Il est vrai que les universités sont un bastion de l’opposition au gouvernement Netanyahou. Cela a commencé avec la réforme du système judiciaire avant la guerre. De nombreuses voix au sein des universités s’élèvent contre la guerre, bien que beaucoup la soutiennent activement, voire encouragent le gouvernement à accroître la pression déjà inhumaine sur Gaza. Beaucoup de ceux qui s’opposent à la guerre le font principalement à cause des otages — ce qui est une cause très louable — mais seule une minorité en Israël reconnaît la nature inhumaine et criminelle de cette guerre en tant que telle. Je dois également signaler les nombreuses manifestations de solidarité entre Juifs et Palestiniens qui ont eu lieu dans les universités. Néanmoins, dans l’ensemble, je dirais qu’en tant qu’institutions, les universités ont échoué à ce test de moralité et à leurs obligations en matière de liberté d’expression, d’humanisme et d’analyse critique de la réalité en temps de crise.
L’université de Tel-Aviv et son président, Ariel Porat, pourraient être une exception, puisqu’il a défendu la liberté d’expression, mais dans l’ensemble, il règne une atmosphère de peur et de répression. C’est particulièrement vrai pour les professeurs et les étudiants palestiniens, qui ont l’impression de ne pas pouvoir exprimer publiquement la moindre empathie à l’égard de leurs frères et sœurs de Gaza. Il n’y a pas de place pour leurs sentiments ou leurs points de vue sur le campus, dans la sphère publique ou sur les médias sociaux. Certains professeurs — y compris des Juifs — ont perdu leur emploi dans des universités pour avoir exprimé des critiques légitimes, et d’autres, qui n’ont pas perdu leur emploi, ont été harcelés. L’incident le plus connu concerne Nadera Shalhoub-Kevorkian, professeure palestinienne de renommée mondiale à l’université hébraïque de Jérusalem, connue pour ses opinions tranchées sur le génocide et le sionisme. L’université l’a suspendue de ses fonctions pendant une courte période. Elle a fait l’objet de harcèlement de la part de ses collègues et de menaces, et a même été arrêtée et détenue pendant deux jours. La police l’a interrogée à plusieurs reprises. Sa critique a pu paraître dure et désagréable à la plupart des oreilles israéliennes, mais elle est légitime et, à mon avis, en grande partie très vraie. Elle attend maintenant de voir si elle sera inculpée pour « incitation » (incitment) sur la base de ses articles universitaires évalués par des pairs1.
Un autre développement inquiétant est la promotion par l’Union nationale des étudiants israéliens d’un projet de loi controversé qui obligerait les universités à licencier de façon expéditive n’importe qui, y compris les professeurs titulaires, pour toute critique de l’État ou de l’armée que le ministre de l’éducation considère comme de l’« incitation ». Tous les syndicats étudiants locaux, y compris la section de l’Université hébraïque, ne soutiennent pas le projet de loi, et les universités elles-mêmes s’y opposent avec véhémence. J’espère qu’il ne sera pas adopté, mais la coalition gouvernementale, ainsi qu’une partie de l’opposition, font pression pour qu’il le soit. Il est vraiment honteux que des étudiants de la communauté universitaire israélienne fassent pression en faveur d’une mesure aussi draconienne et totalitaire, et il est effrayant de penser aux résultats si le texte est effectivement adopté.
Votre propre université rejette les allégations de génocide à l’encontre d’Israël, mais d’un autre côté, elle a immédiatement qualifié l’attaque du Hamas du 7 octobre de génocidaire. Quelle est votre opinion ? Le 7 octobre remplissait-il les critères pour être qualifié de génocide ?
« Je partage la plupart des allocutions de l’ONU qui déclarent que l’attaque du Hamas était horrible et criminelle, impliquant des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité. »
Je partage la plupart des allocutions de l’ONU et d’autres, y compris les mandats actuels émis par le procureur de la [Cour pénale internationale], Karim Khan, qui déclarent que l’attaque du Hamas était horrible et criminelle, impliquant des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité. Certains considèrent qu’il s’agit d’un acte génocidaire — je ne le pense pas. Je pense qu’il s’agit d’un crime terrible, en particulier le ciblage des civils, la destruction des kibboutzim et la prise d’otages, y compris des enfants. Cependant, parler de génocide revient à étirer la définition au point de la rendre insignifiante.
L’université a explicitement rejeté le terme de génocide en ce qui concerne les actions d’Israël lorsqu’elle a condamné Nadera Shalhoub-Kevorkian. Elle a déclaré qu’il était scandaleux de parler de génocide, bien que de nombreux experts juridiques, historiens et spécialistes des génocides tels que Raz Segal, Marion Kaplan, Victoria Sanford, Ronald Suny et Francesca Albanese aient utilisé ce terme. D’autres experts éminents, tels qu’Omer Bartov, estiment que la situation est en passe de devenir un génocide. Nous savons également que la plus haute juridiction du monde, la Cour internationale de justice, s’est prononcée en janvier sur plusieurs mesures provisoires tout en déclarant qu’il est en effet plausible que les droits des Palestiniens aient été violés selon la Convention sur le génocide ou, en d’autres termes, qu’il est plausible que ce qui se passe à Gaza soit un génocide.
Je pense que c’est une grande erreur que de rejeter comme étant « sans fondement » l’utilisation du terme de génocide pour décrire les actions d’Israël. En tant qu’universitaires, notre rôle est d’examiner les faits et de tirer des conclusions, et non de rejeter des termes de manière idéologique. On peut conclure qu’il ne s’agit pas d’un génocide mais il n’est pas sans fondement de le qualifier ainsi, compte tenu des preuves et des nombreux experts qui sont parvenus à la même conclusion. Rejeter cette possibilité en la qualifiant d’absurde, sans tenir compte des faits et des arguments contredit notre engagement académique en faveur de la vérité.
Le gouvernement allemand rejette également les allégations de génocide et soutient Israël devant la Cour internationale de justice. Depuis le 7 octobre, un certain nombre de Palestiniens et d’Israéliens qui critiquent la conduite de la guerre par Israël ont vu leurs voix réduites au silence ou ont même été interdits d’entrée dans le pays. Compte tenu de votre propre opinion sur la guerre, pensez-vous que le gouvernement allemand tire les mauvaises leçons de l’histoire ?
Oui, l’Allemagne tire de mauvaises leçons de l’histoire. Le gouvernement allemand et la plupart des médias allemands sont partiaux, dans l’erreur et hypocrites lorsqu’il s’agit des crimes commis par Israël contre les Palestiniens. Cette position n’est pas nouvelle. L’Allemagne soutient Israël et son récit en raison de l’idée d’un Staatsräson allemand, ou raison d’État, qui lie la légitimité de l’État à son soutien à Israël. Ce n’est pas seulement qu’ils ne veulent pas voir ce qui se passe. Ils refusent activement de voir ! Ce soutien indéfectible, considéré comme une carte blanche pour les actions d’Israël, y compris ce que je considère comme un génocide, n’est pas bon pour Israël. L’Allemagne, le pays qui a commis l’Holocauste sous le régime nazi, devrait défendre des valeurs universelles. Le mot « plus jamais ça » doit s’appliquer à tous. Près de 30 % des importations de munitions et d’armes d’Israël proviennent d’Allemagne. Cela n’aide ni les Palestiniens ni les Israéliens. La question de la suppression de la liberté d’expression par l’Allemagne est antérieure à la guerre actuelle, car l’État allemand considère comme antisémite presque toute critique à l’égard d’Israël, y compris celles exprimées par des Juifs. Les médias et le gouvernement allemands ignorent délibérément la réalité en Israël et en Palestine, ce qui permet à Israël de commettre des crimes et de poursuivre ses politiques d’apartheid, d’annexion, d’occupation et de colonisation. Je ne pense pas que les actes de l’Allemagne soient une aide pour Israël. Au contraire, elles poussent la société israélienne vers un abîme dont elle ne pourra peut-être pas se relever.
Le ministre israélien des finances, Bezalel Smotrich, a récemment annoncé qu’il souhaitait transformer les villes et les villages de Cisjordanie en ruines, à l’instar de la bande de Gaza. Alors que l’attention du monde est concentrée sur Gaza, la situation en Cisjordanie échappe également à tout contrôle, avec des attaques croissantes contre la population palestinienne et des décisions prises par le gouvernement israélien afin d’étendre les colonies de peuplement. Cela fait-il partie d’une stratégie unifiée ?
« Il est clair que les colons profitent de la guerre pour étendre leur territoire, expulser les Palestiniens de leurs terres. Dans de nombreux cas, l’armée et la police soutiennent leurs actions. »
Le gouvernement et de nombreux colons et leurs partisans voient dans la guerre une occasion d’étendre les colonies, de s’approprier des terres et d’expulser les Palestiniens. Plus de 500 Palestiniens des territoires occupés ont été tués par l’armée israélienne et les colons depuis le début de la guerre. Je fais partie d’un groupe israélien appelé Jordan Valley Activists qui tente de protéger les communautés de bergers palestiniens et de les aider à conserver leurs terres et leurs moyens de subsistance. J’ai été le témoin direct de la violence des colons. Tout récemment, un incident horrible s’est produit au cours duquel des colons apparemment originaires de Shadmot Mehola ont attaqué des bergers et des agriculteurs palestiniens, dérobant une voiture, brisant toutes ses vitres, frappant et blessant des personnes, terrorisant et harcelant constamment les habitants. Il est clair que les colons profitent de la guerre pour étendre leur territoire, expulser les Palestiniens de leurs terres, en particulier dans la zone C de la Cisjordanie [entièrement sous occupation israélienne, ndlr], et « judaïser » le territoire.
Dans de nombreux cas, l’armée et la police soutiennent les actions des colons, activement ou passivement, en s’abstenant délibérément d’intervenir ou de demander des comptes aux auteurs de ces actes. La police n’est pas au service de l’État de droit, mais plutôt des colons sans foi ni loi. Ainsi, les agresseurs n’ont presque jamais à se présenter devant un tribunal. Les États-Unis et d’autres pays ont fini par imposer des sanctions à ces colons parce qu’ils ont compris que le système juridique israélien les obligerait rarement à rendre des comptes. En 2017, Bezalel Smotrich a publié un document intitulé « Plan décisif », qui proposait aux Palestiniens deux options : accepter de vivre sous le régime de l’apartheid ou partir. Il a même menacé d’anéantir les Palestiniens qui décideraient de s’opposer à ces deux options. Ce plan, conçu par des hommes politiques de haut rang, bénéficie d’un large soutien. Je soupçonne que, même s’il n’est pas formellement adopté par le gouvernement actuel, son esprit détermine sa politique.
Presque tous les sondages disponibles montrent que la population israélienne est très favorable à la guerre. Dans le même temps, les protestations en faveur d’un cessez-le-feu et de la démission de Benjamin Netanyahou se multiplient. L’état d’esprit en Israël commence-t-il à changer ?
L’ambiance change peu à peu, car beaucoup comprennent que le seul moyen de ramener les otages est de parvenir à un cessez-le-feu permanent. Certains ne voient plus l’intérêt de la guerre. Cependant, la majorité soutient toujours la guerre et est sans aucun doute complètement aveugle aux crimes qu’Israël commet à Gaza. Un point positif que je tiens à souligner est que des organisations comme Jordan Valley Activists, que j’ai mentionnée précédemment, ou des mouvements populaires comme Standing Together se développent également, bien qu’il s’agisse de très petits groupes par rapport au reste de la société. Une action remarquable de Standing Together a consisté à escorter jusqu’à Gaza des convois d’aide humanitaire qui étaient bloqués et vandalisés par des colons et des partisans de la droite. Le ministre de la Sécurité nationale, Itamar Ben-Gvir, a même ordonné à la police de ne pas protéger les convois, ce qui a permis aux actes de vandalisme de se produire. Les militants de Standing Together ont protégé les camions jusqu’à ce qu’ils atteignent le poste frontière de Gaza. Ce mouvement se compose principalement de Juifs et d’Arabes vivant à l’intérieur des frontières de 1948, qui protestent contre la guerre et demandent la libération des otages, car ils comprennent que la guerre ne nous mènera nulle part et que les deux parties ont à payer un prix énorme. Cependant, ces voix sont fortement réprimées par le gouvernement, la police et même les autorités locales — comme le maire de Haïfa, Yona Yahav, qui a déclaré que les manifestations contre la guerre ne devaient pas avoir lieu dans sa ville.
Quel avenir prévoyez-vous pour Israël-Palestine après la guerre ? Quels seront ses effets à long terme ?
Rien de bon ne sortira de cette guerre et je ne vois aucun moyen de quitter cette impasse. J’ai vécu toute ma vie à Jérusalem en tant qu’activiste et universitaire, agissant et écrivant dans l’espoir d’un changement. Dans un livre coédité avec mon ami et collègue le professeur Bashir Bashir, The Holocaust and the Nakba : A New Grammar of Trauma and History, et dans d’autres articles que nous avons écrits, nous avons envisagé une solution binationale égalitaire. Cette solution met l’accent sur l’égalité des droits pour tous, tant collectifs qu’individuels. Aujourd’hui, cette vision semble plus lointaine que de la science-fiction. La solution à deux États n’est également qu’un écran de fumée utilisé par la communauté internationale, car il n’existe aucune voie réaliste pour parvenir à une solution viable à deux États qui accorderait aux Palestiniens leurs droits. L’expansion des colonies n’a laissé aucune place à cette solution, et l’idée de deux États égaux n’est même pas envisagée. Même les propositions les plus progressistes de la gauche israélienne et de la communauté internationale sont en deçà du niveau minimum de dignité, de souveraineté et d’indépendance que les Palestiniens peuvent accepter. Au sein de la société israélienne, le racisme, la violence, le militarisme et la focalisation narcissique sur la seule souffrance israélienne sont si répandus qu’il n’y a pratiquement aucun soutien public pour une solution autre que davantage de violence et de massacres.
Le statu quo n’est pas viable et continuera à engendrer davantage de violence. Israël, qui n’a jamais été une démocratie à part entière, perd même ses caractéristiques démocratiques partielles. Aujourd’hui, il y a plus ou moins 7,5 millions de Juifs et 7,5 millions de Palestiniens entre le Jourdain et la mer Méditerranée sous le contrôle d’Israël. Les premiers jouissent de tous les droits, tandis que les seconds ne jouissent d’aucun droit ou de droits partiels. La société juive israélienne devient de plus en plus militante, expansionniste et autoritaire. L’Allemagne, les États-Unis et la plupart des pays occidentaux ont largement contribué à l’impasse actuelle. Je suis très pessimiste et déprimé quant à l’avenir. Je dis cela avec une grande tristesse parce qu’Israël est ma société et ma patrie. Néanmoins, l’histoire nous a montré que l’avenir peut être imprévisible, et peut-être que les choses changeront pour le mieux, mais cela nécessite une immense pression internationale. Cette possibilité abstraite est mon seul espoir.
Article traduit de l’anglais pas la rédaction de Ballast | « Israeli Historian : This Is Exactly What Genocide Looks Like », Jacobin, 11 juillet 2024
Illustrations de bannière et de vignette : Malak Mattar
- Dans la loi israélienne, le délit d’« incitation » sanctionne un propos public qui incite à la violence ou au terrorisme et qui peut y mener de façon concrète, [ndlr].[↩]
REBONDS
☰ Lire notre traduction « Vivre ensemble après la guerre — un regard palestinien », Mahmoud Mushtaha, juin 2024
☰ Voir notre traduction « Deux rivages, une mer — désir d’une Méditerranée palestinienne », Suja Sawafta, avril 2024
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