Version originale d’un entretien paru en espagnol dans Nueva Sociedad
En août dernier, au Gabon, un coup d’État militaire a marqué la fin de la domination de la famille Bongo sur le pays depuis 1967. Le mois précédent, c’était le Niger qui voyait son régime renversé. Si on ajoute des événements similaires survenus en Guinée, au Mali et au Burkina Faso, ce sont cinq pays d’Afrique francophone qui ont changé de régime ces deux dernières années. Ces fins de règnes ouvrent à quelques utopies d’autonomie accompagnées, avec lucidité, par les membres des sociétés civiles. De quoi questionner la politique française à propos de ses anciennes colonies, mais aussi le rejet de la Françafrique par les jeunesses des pays francophones, la perspective d’un renouvellement et d’une matérialisation du panafricanisme. Pour analyser la situation, le journaliste Jonathan Baudoin s’est entretenu avec l’historien béninois Amzat Boukari-Yabara, auteur de Africa unite ! Une histoire du panafricanisme, coauteur de L’Empire qui ne veut pas mourir — Une histoire de la Françafrique et actuel président de la Ligue Panafricaine-Umoja. Nous publions la version française de cet échange précédemment paru dans la revue latino-américaine Nueva Sociedad.
Comment analysez-vous les coups d’État de ces dernières semaines au Niger et au Gabon ?
Les coups d’État survenus cet été au Niger et au Gabon sont de nature et de causes différentes. Dans le cas du Gabon, une famille et un clan se maintiennent au pouvoir depuis quasiment soixante ans en dépit de la contestation populaire. Ce régime aurait dû déjà tomber en 2016 puisque les élections avaient été remportées de manière frauduleuse par Ali Bongo. Il y a eu une répression violente, un bain de sang. On s’attendait, en 2023, à une contestation populaire, à une répression et au maintien d’Ali Bongo au pouvoir, ou à sa chute éventuelle, vu les dynamiques actuelles. Il y a eu un coup d’État électoral avec la proclamation de la victoire d’Ali Bongo, suivi immédiatement d’un coup d’État militaire, que les forces armées ont interprété comme un moyen d’éviter un bain de sang. Mais ça ressemble plutôt à une révolution de palais, un renouvellement des formes de contrôle du pouvoir. Une partie du clan Bongo est derrière le général Oligui Nguema, le nouveau président de transition. Une autre partie a été évincée d’une manière plus spectaculaire. C’est une rupture dans la continuité, symboliquement importante, parce que ne plus avoir un Bongo à la tête du Gabon fait sauter un verrou psychologique. C’est un coup d’État qui a reçu l’assentiment de ceux qui ont l’habitude de condamner les coups d’État, notamment la France.
Et au Niger ?
Dans le cas du Niger, on est sur un coup d’État militaire qui destitue un président qui a une légitimité démocratique, même si ça ne veut pas dire grand-chose. Ça s’inscrit dans le contexte sécuritaire du Sahel, avec des coups d’État au Mali et au Burkina Faso, ainsi que dans des affrontements internes à l’armée et au pouvoir nigérien. Mais comme au Gabon, ce coup d’État répond à des attentes de changement de la part des populations, qui ont globalement bien accueilli ces événements. Néanmoins, contrairement au Gabon, on a une très forte condamnation de la France. Et au sein de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’ouest [CEDEAO], c’est une véritable crise où le Niger est vu comme un casus belli. On a vu apparaître des solutions qu’on n’avait pas vues pour le Mali et le Burkina Faso, à savoir la possibilité d’une intervention militaire.
« Ça ressemble plutôt à une révolution de palais, un renouvellement des formes de contrôle du pouvoir. »
Le coup d’État au Niger est important car Mohamed Bazoum [président du Niger avant le coup d’État, ndlr] était un allié fidèle de la France. C’était l’homme de la France. Si le Niger est un territoire important du néocolonialisme français, notamment pour ses réserves en uranium, on trouve également dans ce pays, contrairement au Gabon, une présence de l’armée américaine. Ça joue au niveau diplomatique. Au Gabon, en revanche, le virage pris par Ali Bongo, en adhérant au Commonwealth, est un acte que la France a sans doute perçu comme une déclaration de guerre et le signe qu’il fallait changer de pion sans renverser le système. Avec ces coups d’État se pose la question de nouvelles formes d’allégeance entre Paris et ses anciennes colonies, puis d’un renouvellement des contestations, avec des mobilisations populaires qui essaient de se faire entendre à tous les niveaux mais qui sont également prises dans des cadres géopolitiques plus larges.
Est-ce que ces événements illustrent à la fois une réprobation profonde de la Françafrique et une désillusion par rapport à la démocratisation en Afrique francophone ? Ou bien est-ce seulement un ressentiment antifrançais, comme certains politiciens et médias français en véhiculent l’idée ?
Honnêtement, le problème est qu’on a l’impression que les populations africaines ont le choix entre deux choses : soit des élections frauduleuses, soit des coups d’État. C’est la seule alternative qui semble leur être proposée. Je dirais que la question du modèle politique se pose, tout comme celle de l’État de droit et de l’impunité. Je pense que ce sont des éléments très importants qui ne sont pas soulignés dans les désillusions du peuple vis-à-vis de la démocratie, vis-à-vis du politique.
Le sentiment antifrançais est le résultat d’une politique française de contrôle, de prédation, de domination, d’humiliation dans certains cas, que les régimes en question reprennent également. Je pense que dans le fait de maintenir Bazoum prisonnier dans son palais présidentiel, il y a une forme d’humiliation de la part des généraux au Niger, qui répond à l’arrogance du président déchu dirigée contre sa propre armée, qu’il jugeait plus faible que les assaillants au lieu de la soutenir publiquement. La vidéo d’Ali Bongo appelant à faire du bruit est aussi une forme d’humiliation, dont lui-même est le premier responsable. Des puissants qui ont régné par la terreur se retrouvent nus. Les images de son fils pris avec des valises de milliards de francs CFA est aussi une forme d’humiliation pour des individus qui pensaient que l’argent peut tout acheter. De manière générale, les coups d’État sont également des actions médiatiques qui doivent s’appuyer sur des images chocs, faisant comprendre à l’opinion qu’il y a un avant et un après.
Le sentiment antifrançais est également construit et diffusé par l’usage des réseaux sociaux, qui ont l’effet d’une loupe. Il suffit qu’il y ait deux drapeaux russes dans une manifestation de 20 000 personnes pour qu’on parle d’une manipulation par les Russes. Il suffit d’un drapeau brûlé par une dizaine de personnes pour qu’on élargisse à toute une population un sentiment qui permet de délégitimer la colère et la contestation, de la ramener à une simple manipulation des Africains qui seraient incapables de réfléchir. Mentionner ce sentiment, c’est aussi une manière pour la France de se faire passer pour une victime des coups d’État et de la propagande russe, et de se dire qu’elle n’a rien à se reprocher car sa chute viendrait d’un rival mal intentionné et non de sa propre politique. Ce sentiment renvoie au déni de la France de comprendre que les choses doivent bouger.
C’est-à-dire ?
« Le sentiment antifrançais est le résultat d’une politique française de contrôle, de prédation, de domination, d’humiliation. »
La France se sent visée, victime de tout ce qui se passe dans ses anciennes colonies parce qu’elle a un accord personnel non pas avec les États ou les peuples, mais avec des régimes et des dirigeants. Bazoum, c’est l’homme de la France. Si Bazoum est destitué la France le prend de manière très personnelle au lieu d’analyser la situation, d’être plus pragmatique, comme le sont les Américains, les Chinois, les Allemands, les Canadiens, etc. Lorsque Idriss Déby [président du Tchad entre 1990 et 2021, ndlr] est assassiné, il faut, pour la France, installer son fils plutôt que de soutenir le processus prévu dans la constitution, car le lien françafricain est plus fort que le respect républicain des institutions. Emmanuel Macron en personne se rend à N’Djamena, parce que c’est une affaire personnelle. La France doit montrer qu’elle est présente avec ses alliés, qu’elle les défend, qu’elle les légitime. On avait eu un cas similaire lors de la prise de pouvoir d’Alassane Ouattara [actuel président de la Côte d’Ivoire, ndlr], ami personnel de Nicolas Sarkozy : le président français s’était rendu sur place donner de sa personne. Les amis africains de la France sont soutenus coûte que coûte. Ce jusqu’au-boutisme de la France fait que, quelque part, elle tend le bâton pour se faire battre. Le sentiment de rejet de l’ingérence française est manifeste de la part de la population mobilisée, qui conteste. Après, il reste d’autres franges de la population qui ne sont pas spécialement mobilisées ou bien ne voient pas en quoi le fait de taper sur la France va changer réellement quelque chose dans leur situation.
La réaction du pouvoir français, notamment par rapport au coup d’État au Niger, montre-t-elle le maintien d’une vision françafricaine de la politique extérieure de la France sous Macron, au risque d’être en décalage avec les réalités et les aspirations des populations des pays d’Afrique francophone ?
Le problème de la France est qu’elle a des standards qui varient selon les situations. Lors des troisièmes mandats d’Alpha Condé en Guinée et d’Alassane Ouattara en Côte d’Ivoire, il n’y avait pas le même son de cloche. Du côté d’Alassane Ouattara, qui avait dit qu’il ne ferait pas de troisième mandat, on avait salué la décision. Il est revenu dessus ensuite et son troisième mandat est passé. Du côté de la Guinée, il y a eu moins d’entrain, jusqu’à ce qu’Alpha Condé soit renversé [en 2021, ndlr] par Mamadi Doumbouya, qui n’a pas rompu les liens avec la France. Je pense que l’un des éléments qui détermine la position de la France est qu’elle doit faire face à des dirigeants qui ne veulent pas forcément rompre, mais qui accueillent d’autres partenaires, dans un contexte où le simple fait de s’ouvrir à la concurrence est perçu par la France comme un motif de rupture. La perte de l’exclusif et du monopole ne passe pas.
La France est ainsi partie du Mali en prenant l’alibi de la présence russe, et plus précisément des miliciens de Wagner, en faisant un chantage au régime de transition de Bamako. Il y a quelque chose de l’ordre du maintien de l’exclusif, du monopole, qui pose problème et qui est fondamentalement françafricain. Au Niger, Bazoum est le représentant de la France dans la région. Il y a aussi des intérêts liés aux questions migratoires et géostratégiques. Mais de manière générale, la réaction française vis-à-vis du Niger est de type purement néocoloniale. La décision de Macron de maintenir l’ambassadeur dont les nouvelles autorités ne veulent plus, au motif que la France ne reconnaîtrait que l’autorité du président déchu Bazoum, n’est pas tenable. Il faudrait plus de pragmatisme et de recul, moins de frontalité et de surenchère. Mais pour la France c’est compliqué, parce qu’elle craint un effet domino. Si elle recule quelque part dans l’une de ses anciennes colonies, elle craint de voir sa force de dissuasion s’effondrer dans toutes les autres. Elle s’accroche au lieu d’anticiper et de partir pour mieux repenser son retour éventuel. On rentre dans un schéma typique de la Françafrique au niveau du Niger. On y est d’autant plus que la France utilise d’autres institutions, comme la CEDEAO, via les présidents qui lui sont proches, ceux de Côte d’Ivoire, du Sénégal et du Bénin, pour tenter de pousser vers la solution qu’elle préconise.
En tant qu’historien du panafricanisme, estimez-vous que ces coups d’État puissent s’inscrire dans une perspective panafricaine ? Et si oui, sous quelles conditions ?
Je pense que ce sont des coups d’État qui ont, chacun, leur historique interne. Les situations sont différentes selon les pays. Les coups d’État ne sont pas non plus un gage de panafricanisme ou d’opposition à la France. Au Sénégal, où il n’y a pas eu de coup d’État, la contestation est sans doute bien plus forte qu’au Niger ou au Gabon. Lire ces éléments-là à travers le seul prisme des coups d’État est réducteur et erroné. Et la difficulté est que la France lit la politique africaine, le rythme des sociétés africaines, uniquement par rapport à ce qui bouge, ce qui change. Mais on ne voit pas tout ce qui reste, tout ce qui perdure, tous les liens qui demeurent. La question du panafricanisme me semble encore assez floue parce que les hommes qui sont arrivés au pouvoir dans les différents pays peuvent avoir une rhétorique panafricaine, mais dans la pratique, les choses sont plus complexes.
« Ce n’est pas au nom du panafricanisme que ces coups d’État ont eu lieu. »
En revanche, il y a des jeunesses qui poussent, qui font des marches de Dakar à Bamako, de Conakry à Bamako, de Bamako à Ouagadougou, pour aller vers ce panafricanisme-là : un panafricanisme des peuples. Mais ce n’est pas au nom du panafricanisme que ces coups d’État ont eu lieu. Nous pouvons dissocier les coups d’État et le panafricanisme et nous interroger sur la fin de ces transitions, qui vont nécessairement repenser le rapport aux institutions qui se disent panafricaines, mais dont on voit qu’elles ne le sont pas réellement. Je pense à la CEDEAO, à l’Union africaine. Lorsque le Mali reviendra dans la CEDEAO et dans l’Union africaine, si la première instance n’éclate pas, ça ne pourra pas être une CEDEAO équivalente à celle que le Mali a dû quitter. L’un des enjeux est que ces institutions se remettent également en cause, se demandent comment elles vont changer leurs pratiques pour être beaucoup plus proches des aspirations populaires et mieux anticiper les crises. C’est à ce niveau-là qu’il faut poser des questions et proposer des solutions, pour que le panafricanisme puisse aussi apporter une solution aux coups d’État.
Quel rôle peuvent jouer les diasporas afro-descendantes présentes en Occident, mais aussi en Amérique latine, dans le processus d’émancipation générale du continent africain ?
Les diasporas d’Amérique latine ont l’expérience de la lutte contre les dictatures, contre les régimes militaires et les pouvoirs de droite dans les années 1980, pour l’obtention de droits sociaux et culturels, de reconnaissance citoyenne. L’étude de l’histoire des coups d’État survenus en Amérique du Sud peut aider à lire différemment les coups d’État qui ont lieu en Afrique. Ensuite, nous devons amener les pays d’Amérique du Sud à s’intéresser davantage à la diplomatie vers l’Afrique, pour aller vers des résolutions de conflits qui soient des résolutions Sud-Sud, qui permettent définitivement d’écarter les puissances impérialistes que sont la France, la Russie, les États-Unis, la Chine, le Royaume-Uni. Des pays comme le Venezuela, le Brésil, la Colombie ou Cuba, par exemple, sont importants à inclure dans la diplomatie africaine, en passant notamment par leurs populations afrodescendantes.
Quant aux diasporas vivant dans les pays occidentaux, la priorité est de s’informer sur la situation qui règne dans les pays africains concernés par les mouvements actuels. Mettre en place des fonds de solidarité à l’intention des populations, notamment pour tout ce qui relève de l’éducation, de la culture, de la santé, qui sont des secteurs sinistrés depuis les programmes d’ajustement structurel des années 1980–1990. Essayer de peser sur la politique française dans ses déclarations vis-à-vis des pays africains aussi. La diplomatie française se permet des mots, des paroles, des postures qu’elle ne se permet pas vis-à-vis des autres pays du monde. Je n’ai pas entendu la ministre Catherine Colonna parler de la junte birmane dans les termes qu’elle utilise à propos des régimes africains. Lorsqu’il s’agit de parler de l’Afrique, il règne une sorte de racisme décomplexé au niveau de la classe politique française, dans la société française. Il y a un décalage entre la passion que met cette classe politique à parler de l’Afrique comme si ce continent lui appartenait et, en parallèle, le racisme vis-à-vis des immigrés, des afro-descendants qui sont sur le sol de France, et qui sont bien souvent Français. Ce sont des positions schizophréniques qui permettent à des figures comme Éric Zemmour, ou même Emmanuel Macron, de manipuler l’ignorance de la société française sur l’histoire coloniale, sur l’histoire de l’Afrique et même sur l’histoire de France dans ce qu’elle porte d’africanité.
Et puis la France, et dans une moindre mesure la Belgique ou le Canada, sont des pays où des festivals culturels mettent l’Afrique à l’honneur avec des écrivains, des musiciens, des créations dans lesquelles la diaspora est incontournable. Le culturel est politique. Enfin, le dernier élément réside dans la dimension toujours coloniale de la France vis-à-vis des Antilles, en l’occurrence la Martinique et la Guadeloupe, mais aussi de la Guyane, la Réunion, la Kanaky. La France est toujours un empire qui ne veut pas mourir. La Françafrique peut mourir mais elle ne le veut pas. Notre travail intellectuel et militant est donc de bien définir la Françafrique et de cibler les points vitaux de ce dispositif néocolonial pour que son logiciel, qui se met à jour sans cesse, puisse enfin s’éteindre.
Nous remercions Jonathan Baudoin d’avoir accepté que la version originale en français de cet entretien soit reprise après sa publication en espagnol : « Françafrique o cómo poner fin a las lógicas neocoloniales », Nueva Sociedad, septembre 2023
Illustration de bannière : Njideka Akunyili
Photographie de vignette : Hors-Série
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