Entretien inédit pour le site de Ballast
La guerre du Viêt Nam n’est pas finie : c’est le propos avancé par André Bouny, auteur de l’essai Agent Orange, Apocalypse Viêt Nam, depuis maintenant vingt ans. Nombre de ses victimes vivent encore à l’heure où ces lignes s’écrivent : l’agent orange — un défoliant massivement employé par l’aviation nord-américaine — frappa des millions d’individus, de génération en génération : fausses couches, malformations congénitales, pathologies, cancers… Si le grand public sait l’usage qui fut fait du napalm, l’agent orange demeure méconnu. En mai 2014, Bouny instigua, aux côtés de Tran To Nga, ancienne résistante vietnamienne contaminée lors du conflit, le procès intenté contre 26 compagnies chimiques américaines — dont Monsanto. Nous avons consacré un article à ce sujet dans le numéro 3 de notre revue papier : le présent échange est la version intégrale de l’un des nombreux entretiens menés lors de son écriture.
Tout d’abord, je ne suis pas un militant au sens premier du mot, « soldat », plutôt un « pacifiste déniaisé » ; et dans son interprétation moderne, je m’y sens à l’étroit. Il s’agit d’un engagement actif plus large pour la justice, qui n’est jamais acquise. C’est un travail interminable – demandant de ce fait à la jeunesse de se l’approprier –, précis, exigeant et scrupuleux, comme écrire ou donner une conférence ; une responsabilité conséquente sous le regard de millions de victimes. Tout ceci n’impose pas ascétisme et tristesse, seulement de l’énergie. À l’attention de ceux qui ignorent le sujet, je dois rappeler que les épandages d’agent orange durant la guerre américaine au Viêt Nam avaient pour but d’anéantir la forêt tropicale afin d’empêcher les combattants indépendantistes de s’y cacher, ainsi que d’empoisonner et détruire les ressources vivrières, les privant ainsi de nourriture — eux, mais aussi les populations. Dans un deuxième temps, cela obligeait les habitants à abandonner terres et villages : ils étaient alors déplacés dans 3 à 4 000 camps appelés « hameaux stratégiques », permettant leur contrôle et privant ainsi la guérilla de nourriture et la coupant de tout renseignement. L’agent orange reste – bien que les choses soient en train de changer doucement – un sujet d’initiés parce qu’il imbrique de nombreux domaines : politiques et militaires, scientifiques et sanitaires, juridiques et diplomatiques, environnementaux et économiques, etc. Et, par-dessus tout, historiques. Au fond, comme la plupart des sujets ! Mais c’est surtout du domaine historique que vient le brouillard qui entoure l’agent orange. Pour différentes raisons – guerres secrètes et illégales au Laos et au Cambodge, entre autres –, l’Histoire ne mentionne pas cette guerre chimique, et quand elle est évoquée, elle n’est jamais présentée (et donc encore moins reconnue, comme telle). Par ailleurs, l’agent orange ne fut qu’une des nombreuses armes utilisées lors de cette gigantesque entreprise de destruction que fut la guerre du Viêt Nam.
« Comment le crime de l’agent orange pourrait-il être notoire ? Outre les obstructions financières, sa vulgarisation n’est pas aisée. »
Dans ces conditions, comment le crime de l’agent orange pourrait-il être notoire ? Outre les obstructions financières, sa vulgarisation n’est pas aisée. D’où la nécessité de diffuser le sujet, le rendre accessible afin de ne pas rebuter en le cantonnant à une cause anxiogène : autrement dit, faire confiance à l’intelligence des gens. C’est donc bien l’Histoire qui a occulté cette guerre chimique – pourtant la plus importante de l’histoire de l’humanité. D’une part, on ne restaure pas l’Histoire écrite et imposée par les vainqueurs et puissants en claquant des doigts tandis qu’elle continue d’être insufflée dans les esprits depuis le plus jeune âge au travers de discours erronés et de manuels scolaires au contenu inexact relayés sans fin comme vérité. D’autre part, nous savons que la première empreinte reste quasiment indélébile dans les esprits. Or, il ne nous est pas enseigné de réfléchir, mais de répéter. Aussi, les gens vous regardent avec des yeux incrédules lorsque vous parlez de millions de victimes « inconnues », et ne vous prennent pas au sérieux même si vous l’êtes bien davantage qu’eux. Et puis, il ne s’agit pas d’une simple réhabilitation qui déboucherait sur la bonne conscience de la chose enfin reconnue donc « réparée », puisque les victimes sont là, aujourd’hui, cinquante ans après sous nos yeux qui regardent ailleurs. Il y a bien des années de cela, j’ai fait appel à de grandes consciences états-uniennes, dont Howard Zinn et Noam Chomsky – personnages chaleureux, concrets et positifs ; le premier, aujourd’hui disparu, a d’ailleurs préfacé Agent Orange, Apocalypse Viêt Nam. Tous deux membres de la première heure du Comité international de soutien que j’ai constitué. D’autres viendront ensuite : Angela Davis, Joan Baez… plus de cent personnes. Mais cela ne suffit pas, car il semblerait que rien ne puisse agir contre l’ignorance crasse « qui est celle par laquelle l’homme omettrait de savoir ce qu’il pourrait et devrait savoir », comme disait un religieux à propos d’un tout autre sujet. La procédure française actuelle contre 26 multinationales états-uniennes ayant fabriqué l’agent orange – conduite par Maître William Bourdon et ses collaborateurs, Maîtres Amélie Lefèbvre et Bertrand Repolt – facilite le débat public : les choses bougent. La génération montante de journalistes en appétit prend contact et nous sollicite — je la remercie au nom de toutes les victimes présentes, passées, et à venir. Reportages et documentaires, émissions et interviews se succèdent, courroie d’un débat naissant, même si c’est encore très insuffisant, et, espérons-le, début d’une prise de conscience de l’opinion publique.
Cependant, même si, officiellement, le déni reste total du côté de « nos alliés américains », il n’est plus rare que professeurs d’universités et étudiants entrent en contact pour aborder et traiter ce crime de guerre, crime contre l’humanité, voire génocide doublé d’un génocide à retardement – si ce n’est ce que j’appelle un « attentat contre le génome humain », propriété de l’humanité tout entière. Actuellement, une recherche scientifique récente venant à point précise et démontre l’action néfaste transgénérationnelle de la dioxine TCDD contenue dans l’agent orange. Au-delà de ses multiples conséquences et effets sanitaires, cancérogènes et autres reconnus par l’Académie nationale des sciences de Washington, une vieille controverse entretenue s’était installée à propos des effets tératogènes de cette dioxine. Or, cette dernière étude scientifique sur la molécule incriminée, menée par Michael K. Skinner et son équipe – qui a eu la gentillesse de me transmettre l’original –, professeur de biochimie à l’Université de l’État de Washington, démontre et confirme les terribles enchaînements qu’il baptise épigénétiques transgénérationnels. Si l’appellation scientifique change quelque peu, les nouveau-nés échappant à la morphologie générique de l’espèce humaine n’en restent pas moins ce qu’ils sont.
1967 (BAO HANH/ANOTHER VIETNAM/NATIONAL GEOGRAPHIC BOOKS)
Vous parlez de la guerre du Viêt Nam comme d’un « laboratoire de la guerre du futur ». À quoi songez-vous, précisément ?
Toute guerre de haute intensité est, de fait, une expérience en matière d’armement pour la suivante, bien qu’entre-temps (si j’ose dire, puisque la guerre n’arrête jamais) essais et expériences se poursuivent. Par exemple, durant la Seconde Guerre mondiale, États-Unis d’Amérique et Royaume-Uni avaient étudié 12 000 substances chimiques. Puis ils en sélectionnèrent 7 000 pouvant entrer dans la composition d’armes. Le but était de détruire et empoisonner les rizières pour affamer le Japon et obtenir sa capitulation. Parallèlement, l’effrayant projet Manhattan aboutissait, et ces substances chimiques restèrent en réserve avant d’être réactivées et utilisées plus tard par l’Angleterre contre la guérilla communiste en Malaisie… Parmi elles se trouvaient les ancêtres de l’agent orange ! Quant à la guerre américaine au Viêt Nam, la panoplie des armes non-conventionnelles utilisée est tout simplement hallucinante, autant que méconnue. Par ailleurs, l’aviation américaine largue des milliers de petites sondes acoustiques, et des sondes sismiques sensibles aux déplacements des coolies [travailleurs agricoles d’origine asiatique]. Des capteurs nocturnes à infrarouge, des détecteurs de sources de chaleur – comme, par exemple, les moteurs ou même les selles humaines fraîchement excrétées – constituent une véritable barrière électronique appelée « ligne McNamara ». Cette panoplie est reliée à un lacis informatique embarqué dans des avions relais Boeing RC-135V/W Rivet joint, qui synthétisent les informations et dirigent les frappes aériennes qui hachent l’objectif, de jour comme de nuit. Il m’est impossible de faire ici un inventaire exhaustif, sauf à remplir des pages au risque de lasser vos lecteurs (je ne peux que renvoyer à mon ouvrage celles et ceux qui veulent aller plus loin). Nous ne devons pas oublier que cette panoplie martiale appartient à une époque où la technologie américaine permet d’envoyer les leurs sur la Lune. L’éventail d’armes téléguidées utilisées au Viêt Nam préfigurait celles de la guerre en Irak, et même l’arrivée des drones aériens – et bientôt sous-marins, en cours de mise au point. Une première en matière de terrorisme dans l’épopée humaine. Depuis la poudre qui permit à ceux qui la maîtrisaient de s’accaparer la majeure partie du monde, le but est d’allonger sans fin le bras de celui qui donne la mort sans risquer sa vie. Mais cela reste physique, avant que l’intelligence artificielle conduise des armes offensives autonomes « robots tueurs » démunies de toute conscience, terrorisme lobotomisé ouvrant un monde où la cognition deviendrait trouble psychiatrique.
Vous avancez la notion d’écocide, peu connue du grand public. Que recouvre-t-elle et quels liens entretient-elle avec la guerre du Viêt Nam ?
« L’éventail d’armes téléguidées utilisées au Viêt Nam préfigurait celles de la guerre en Irak. Une première en matière de terrorisme dans l’épopée humaine. »
Le mot « écocide » refait surface avec la guerre chimique au Viêt Nam, précisément dans la bouche de Vo Quy, scientifique vietnamien, ornithologue et environnementaliste. Il écrit : « Les toxiques défoliants, dont l’agent orange, qui furent déversés massivement sur le Sud-Viêt Nam pendant la guerre américaine et qui contenaient de la dioxine, ont ravagé les écosystèmes naturels, et par voie de conséquence les équilibres de la vie de l’homme dans la région. C’est la seule guerre chimique de l’histoire de cette ampleur qu’ait connu le monde à ce jour. Les effets principaux furent un bouleversement étendu, durable et sévère, des zones forestières et des terres cultivées, base essentielle pour une société agricole. Les effets de la dioxine ont poursuivi leur œuvre de destruction dans le silence et à long terme, tant sur les populations que sur l’environnement. » C’est une bonne définition de l’écocide, spécifique à la guerre du Viêt Nam. L’effondrement d’un règne entraîne inévitablement les autres. Le Tribunal international d’opinion, de type Russel/Sartre, tenu à Paris en 2009 en soutien aux victimes vietnamiennes de l’agent orange, a condamné le gouvernement états-unien et les compagnies chimiques au crime d’écocide — entre autres. À cette occasion une justice a été rendue par des sommités juridiques venues de tous les continents. Si le verdict d’un tribunal d’opinion ne peut prendre effet, les conclusions remises en main propre au président du Viêt Nam d’alors, Nguyen Minh Triet, au nouveau président des États-Unis, Barack Obama, ainsi qu’au Secrétaire général de l’ONU, Ban Ki–moon, donnèrent quelque espoir aux victimes et à ceux qui les soutiennent.
On considère souvent la Seconde Guerre mondiale comme la pire des catastrophes modernes de l’humanité. Vous écrivez que « la confrontation majeure de l’histoire de l’humanité » fut en réalité le Viêt Nam. Comment expliquez-vous ce décalage de perceptions ?
Tout d’abord, afin de ne pas affoler l’aiguille du compteur des historiens, il est nécessaire de remettre l’extrait que vous citez dans son contexte, qui est : « Du point de vue de l’armement, la guerre du Viêt Nam (et plus largement cette seconde guerre d’Indochine pendant laquelle le tonnage des bombes utilisées fut six fois celui de la Seconde Guerre mondiale) reste la confrontation majeure de l’histoire de l’humanité. » Vous m’invitez donc à entrer dans les détails. Ici, je n’évoque pas le nombre de morts, mais l’intensité militaire et technologique de la confrontation, l’hallucinante disproportion des moyens mis en œuvre. Dans sa grande majorité, l’opinion publique occidentale, tout entière obnubilée par les drames de sa propre histoire, ignore que le Viêt Nam seul a reçu trois fois et demie le tonnage de bombes larguées durant toute la Seconde Guerre mondiale : comparaison des 7 078 032 tonnes de bombes sur le Viêt Nam aux 2 057 277 tonnes de toute la Seconde Guerre mondiale, ceci sur une surface tellement moindre et concentrée… qu’elle reste bien, et de loin, la confrontation majeure de l’histoire de l’humanité. Il est clairement démontré que chaque centimètre carré et cube de Viêt Nam était un objectif militaire*. D’autre part, il est nécessaire d’aborder les pertes humaines. Si l’on projetait la proportion de 7 blessés états-uniens pour un tué, avec ses 5 millions de morts (1 million de combattants, 4 millions de civils, annonce du gouvernement vietnamien en 2005 qu’aucun pays de la communauté internationale n’a remis en cause), le Viêt Nam pourrait avoir connu l’équivalent faramineux de 35 millions de blessés. Cependant, il convient de se méfier d’une telle extrapolation, car les moyens sanitaires pour traiter les victimes vietnamiennes (combattants ou civils) n’étaient nullement comparables à ceux dont disposait l’armée américaine pour soigner les GI blessés. Par ailleurs, il est même difficile d’estimer la population vietnamienne avant que débute la guerre.
1970. L’équipe radio d’un groupe d’assaut de l’armée nord-vietnamienne lors de l’offensive sur la ville de Quang Tri (© Doan Công Tinh)
Nous savons seulement qu’en 1975, elle était de 47,63 millions d’habitants. Ce dont il faut réellement prendre conscience, réside dans la signification des chiffres : dans leur froide rigueur, ils nous apprennent qu’il s’agit non d’une simple guerre asymétrique, mais bien d’une véritable extermination, puisque pour chaque soldat américain mort, 100 Vietnamiens furent tués, dont 80 % de civils. Pour bien se pénétrer de l’immensité du carnage, il est intéressant d’opérer un basculement de paradigme. En 1975, les États-Unis comptaient 220 millions d’habitants. S’ils avaient subi les mêmes pertes humaines que celles qu’ils ont infligées, 23 millions d’Américains auraient succombé, 106 millions auraient été blessés, tandis qu’exilés et déplacés totaliseraient respectivement 8 et 48 millions. Quel nom porterait pareil bilan si les victimes avaient été états-uniennes ? Quelle aurait pu être l’ampleur du traumatisme sachant ce qu’il fut avec des pertes tellement moins importantes ? Au cours de la guerre secrète, le petit Laos voisin a pour sa part reçu, à lui seul, une quantité plus importante que durant toute la Seconde Guerre mondiale. Mais cette terrible pesée n’est pas terminée, car nous devons encore y ajouter les bombardements considérables d’une autre guerre, secrète elle aussi, menée parallèlement au Cambodge, qui en reçut peu ou prou autant que le Laos. Ces chiffres ahurissants, inimaginables, suffisent à donner une idée de l’ampleur, et du nombre effroyable de victimes, du conflit.
« Pareil désastre humain n’est possible dans les pays engagés dans la guerre que par une insensibilisation collective de la population, alliée de fait ou juste complaisante. »
Concernant le Viêt Nam, n’oublions pas les 10,5 millions de personnes déplacées, les veuves et les orphelins eux aussi dénombrés par millions ; et le million et demi d’exilés – car après toute guerre d’occupation vient une guerre civile – dont 300 000 mourront sous les balles de la réunification, ou en mer, de soif ou de maladie, des naufrages ou des pirates. À cette litanie de victimes, il faut encore ajouter celles qui n’apparaissent jamais, tuées ou blessées en temps de « paix » – cette période entre 2 conflits – par des engins qui n’avaient pas explosé lors des bombardements et qui truffent toujours le sol du pays. D’après le ministère de la Défense vietnamien, les mines occupent un territoire d’une superficie de 6,6 millions d’hectares (équivalent à plus de 2 fois la Belgique). Elles abondent également au Cambodge et au Laos. Mines et autres engins non explosés ont fait entre 100 000 et 150 000 victimes au seul Viêt Nam, dont 42 000 morts. Parmi lesquels beaucoup d’enfants : au début des années 1980, plus de 40 % de la population avait moins de 15 ans. Enfin, de nombreuses vies furent écourtées, soit par la famine, soit par l’embargo qui suivit la « chute de Saigon » et que l’opinion publique a totalement oublié, bien qu’il ait duré presque 20 ans. Tel est le bilan humain pour un minuscule pays du Sud-Est asiatique, qui voulait son indépendance. Mme Nguyen Thi Binh, qui signa à Paris les Accords de paix pour le Gouvernement révolutionnaire provisoire, plusieurs fois ministre et ancienne Vice-présidente de la République Socialiste du Viêt Nam, me disait un jour avec douceur, d’une voix teintée d’une profonde et véritable incompréhension malgré son expérience exceptionnelle : « Pourquoi nous ont-ils fait la guerre ? » La comptabilité macabre ne s’arrête malheureusement pas là. Car pour être complet, il faut encore additionner les millions de victimes de l’agent orange étalées sur trois générations déjà, même si l’Histoire officielle ne les mentionne pas. Pareil désastre humain n’est possible dans les pays engagés dans la guerre que par une insensibilisation collective de la population, alliée de fait ou juste complaisante.
La difficulté, quant aux possibles suites juridiques, est, assurez-vous, d’abord « d’ordre politique », plus que juridique. À quels niveaux ?
Suite à la procédure intentée aux USA par des victimes vietnamiennes et l’Association vietnamienne des victimes de l’agent orange (VAVA), début 2004, le Tribunal de première instance de New York-Est a débouté les plaignantes en mars 2005, puis elles saisirent la Cour d’appel fédérale du second circuit qui, à son tour, les débouta fin 2008. Enfin, en dernier recours, elles firent l’ultime appel possible auprès de la Cour suprême des États-Unis d’Amérique, à Washington, qui ne daigna même pas examiner la requête et la repoussa début 2009. Politiquement, c’était impensable et insupportable. Perdre une procédure intentée par l’ancien ennemi sur son propre territoire au moyen de son propre arsenal juridique n’est pas made in USA — le président George W. Bush intervenant en personne, par le biais du Département de la justice. À la suite de quoi se tint le Tribunal d’opinion à Paris. À ce moment-là, rien n’interdit une procédure au Viêt Nam. Sauf que, immanquablement, une procédure au Viêt Nam (souffrant d’une pénurie de juristes compétents, par ailleurs en pleine évaluation de ses manques juridictionnels afin de développer un arsenal juridique moderne, de plus, pays non-aligné) intentée par des victimes vietnamiennes auprès d’un tribunal vietnamien contre l’ancien ennemi et géant américain n’aurait trouvé aucune crédibilité auprès des États occidentaux, pour des raisons historiques et idéologiques. Sans compter que, politiquement, ce serait un coup d’épée dans l’eau raillé par ces mêmes pays néocolonialistes.
(HOANG MAI/ANOTHER VIETNAM/NATIONAL GEOGRAPHIC BOOKS)
De plus, le Viêt Nam est dans une phase de rapprochement accéléré avec les États-Unis, afin de contenir l’expansionnisme chinois, et ne peut commettre pareil accroc diplomatique avec des Américains, qui ne lâchent rien contre rien. Pour preuve, au mois de juillet 2013, en Corée du Sud, alliée des USA et ancien coalisé lors du conflit vietnamien, la Haute cour de Séoul a condamné les firmes Dow Chemical et Monsanto à verser des sommes précises à ses vétérans victimes eux aussi de l’agent orange. Ce fut sans suite. Le Droit international en construction n’est pas suffisamment avancé et, de toute façon, les États-Unis n’y mettent jamais les doigts, ne prennent jamais d’engagement d’ordre moral pouvant freiner ultérieurement un interventionnisme escortant leurs intérêts toujours plus vastes dans le monde. Quand on sait quels combats ont dû mener les vétérans US, eux-mêmes victimes de l’agent orange, pour obtenir reconnaissance, indemnisation et prise en charge de leurs pathologies, on est fixé… et tout ce qu’ils obtinrent le fut « à l’amiable ». Façon de ne pas créer un précédent qui ferait jurisprudence ! Encore que la jurisprudence, dans ce cas… Figurez-vous que les pathologies reconnues en lien avec l’agent orange ne sont à leurs yeux valables que pour les vétérans US, et ne sont pas exportables ! Les autres n’existent pas. En France, que pouvait-on faire ? J’identifie une victime française de l’agent orange, d’origine vietnamienne : Madame Tran To Nga, et la mets en contact avec Maître Bourdon.
« Figurez-vous que les pathologies reconnues en lien avec l’agent orange ne sont à leurs yeux valables que pour les vétérans US, et ne sont pas exportables ! »
Malencontreusement, le 9 août 2010, sous la présidence de Nicolas Sarkozy, le Parlement français posait quatre verrous qui confisquaient toute compétence au juge en matière de droit international. Sauf à vouloir faire de nôtre pays une terre d’asile pour grands criminels internationaux, impossible de faire plus restrictif. Que pouvions-nous entreprendre ? Il existait la possibilité d’ouvrir une procédure dans un autre pays de la communauté. En Europe, les juridictions espagnole et belge accordaient à leurs juges de grandes compétences en matière de droit international… La Belgique avait même octroyé une compétence universelle absolue à ses juges, tellement que la chose ne tarda pas à poser de grandes difficultés diplomatiques à son gouvernement puisque n’importe quel citoyen du monde pouvait saisir sa juridiction contre n’importe quel dirigeant de la planète, menaçant d’une part l’équilibre international et, d’autre part, la Belgique de rétorsions économiques ouvrant la porte à des conflits sociaux internes. Une situation comparable guettait l’Espagne : les deux pays finirent par reculer. Le temps passe et Madame Tran s’épuise à combattre ses pathologies. Lors de la campagne électorale pour la présidentielle de 2012, le candidat François Hollande inclura dans ses propositions la levée des verrous posés par le Parlement français en 2010. Un objectif qui ne retiendra pas l’attention des foules et passera quasi inaperçu. En février 2013, sous la présidence Hollande, le Parlement restaure la compétence du juge français en matière de droit international en levant trois des quatre verrous : premièrement, la condition de résidence habituelle du suspect en France est abandonnée ; deuxièmement, il n’est plus exigé que les faits soient punis par la loi du pays où ils ont été commis ; troisièmement, le Parquet ne demandera plus à la Cour pénale internationale de se prononcer la première – condition par ailleurs incompatible avec le Statut de Rome qui donne au contraire la priorité aux États.
Reste le quatrième verrou : le monopole du Parquet, « sujet délicat entre tous » selon la ministre de la Justice, Christiane Taubira, qui ajoute : « Il paraît inconcevable de dire sans autre forme de procès qu’une victime ne peut engager l’action publique ; mais en même temps on ne peut ignorer l’expérience qu’ont vécue d’autres pays » et la crainte de voir les tribunaux français instrumentalisés par des plaintes venues du monde entier. Mais il suffit d’un seul verrou pour que la porte de la justice se ferme à une victime. Toutefois, l’ouverture d’une procédure par une victime ayant la nationalité française pour un tort extraterritorial commis par un tiers étranger n’est plus empêchée. Mais sa réussite posait une question importante et délicate : la plainte devait-elle être portée devant un tribunal de droit pénal, ou bien civil ? Compte-tenu de la charge que sous-tend la procédure en question, le pénal amènerait à coup sûr la rencontre d’obstacles insurmontables, apparentés à ceux vécus par les pays voisins. Le mieux devra être abandonné au profit du bien ; la plainte se fera donc au civil — ce qui ne devrait pas empêcher une condamnation à réparer les dommages causés à autrui (corporels, matériels ou moraux), en versant des dommages-intérêts ou en exécutant une obligation. Il s’agirait d’un fait sans précédent contre les compagnies chimiques états-uniennes ayant fabriqué et fourni l’agent orange en pleine connaissance de son « exceptionnelle toxicité », selon l’expression écrite, en date du 24 juin 1965, par un des principaux fournisseurs, Dow Chemical, dont le chiffre d’affaires dépassait il y a encore peu de temps le PIB du Viêt Nam. Le cabinet William Bourdon – Léa Forestier a donc assigné 26 sociétés multinationales états-uniennes. Les audiences ont commencé au Tribunal d’Évry. On en est là. Les procédures précédentes ont été marginalisées, en partie par le fait que les médias connaissent mal ou pas du tout le sujet pour les raisons évoquées précédemment. Mais aujourd’hui, l’envergure de Maître Bourdon stimule le débat public. Même si beaucoup reste à faire : la conscience d’une opinion publique internationale bien informée, par la pression qu’elle exercerait, pourrait vraiment porter secours aux victimes de l’agent orange.
(© James Nachtwey)
Quel regard portez-vous sur Obama, aujourd’hui ? Vous parliez, dans un article paru en 2008, d’un « espoir mesuré ».
Je vais vous répondre à rebours. En 2008, l’élection de Barack H. Obama, né de sang mêlé, a soulevé un enthousiasme démesuré. Au regard de l’histoire raciale des États-Unis, son élection était la caricature d’une progression morale évidente de la part de la population. Le monde dans sa grisaille ne voulut y voir que ce côté positif, et l’amplifia. Par ailleurs, quoique brillant, Obama restait ce qu’il était, métis. Car s’il avait été noir, il n’est pas du tout certain qu’il eût été élu. Sa politique lui ressemble. Mais peut-il en faire une autre au regard des mécanismes qui l’ont élu ? D’où un « espoir mesuré », m’évitant à l’époque d’écrire « espoir sceptique » dans un contexte qui n’était pas prêt à l’entendre. Effectivement, vis-à-vis des victimes de l’agent orange, il doublera la promesse d’une aide financière prise par son prédécesseur à hauteur de 3 millions de dollars… puis proposera au Congrès 12 millions… quand Nguyen Van Rinh, président de VAVA, l’estime à plus de mille milliards. Cette aide restera toutefois une aumône, mais quasi uniquement au bénéfice d’entreprises américaines car si polluer rapporte, dépolluer aussi, et souvent aux mêmes ! Nous pouvons toujours espérer et croire qu’intérieurement le personnage a conscience qu’il se tient très en deçà de ce qui serait décent de faire… mais bien sûr cela ne change rien à la situation réelle des victimes.
Un dernier point : Kennedy est une icône positive de la culture occidentale (aussi bien politique qu’iconographique et artistique) : vous rappelez son rôle dans la guerre du Viêt Nam. Pourquoi un tel trou noir, dans la mémoire collective ?
S’agit-il d’un trou de mémoire où d’une dissimulation historique ? Difficile d’oublier ce qui n’a jamais été dit en son temps. En quelques mots donc, début 1961, John F. Kennedy souhaitant rassurer l’Amérique sur le fait qu’il n’était pas « rose », dépêcha 400 bérets verts, des forces d’opérations spéciales avec pour mission d’instruire les soldats sud-vietnamiens aux différents moyens de combattre la guérilla communiste au sud. Le nombre des « conseillers militaires », que son prédécesseur avait envoyés par centaines, fut porté à 16 000. Sous l’égide des conseillers états-uniens, l’armée du Sud lança des milliers d’opérations de ratissage au sein de la population. Le sous-secrétaire d’État, George Ball, fut le seul des principaux conseillers du président à le mettre en garde. Il prévint son ami Kennedy que le Viêt Nam ne se plierait pas facilement à la volonté de l’Amérique. « Maintenir l’indépendance du Sud-Viêt Nam », insista Ball, « signifie que dans cinq ans il y aura 300 000 soldats américains dans les rizières et les jungles du Viêt Nam. » Kennedy ne crut pas une seconde à cette prophétie. Des bombardiers et des hélicoptères américains vinrent s’ajouter aux forces en présence, confirmant l’interventionnisme états-unien, tandis que l’armée du Sud-Viêt Nam engageait 100 000 hommes supplémentaires. Plus tard, ses effectifs approcheront le million. C’est le président Kennedy qui donna son feu vert en 1961 au lancement de l’opération « Ranch Hand » désignant l’épandage des agents chimiques au Viêt Nam. L’amnésie collective de cet envers de Kennedy réside dans le seul fait que les choses qui ne sont pas dites ne peuvent pas être sues ! Dans le contexte des années 1960, Kennedy (et ses frères) était celui qui renvoyait l’image la plus proche des aspirations de la jeunesse d’après-guerre, cultivant – sans mauvais esprit de ma part – une représentation de surface proche de celle d’une star de cinéma… en quelque sorte, un Obama blanc. À cette différence importante qu’Obama n’est pas issu d’un clan familial richissime enraciné en politique depuis le XIXe siècle comme celui des Kennedy. Par la suite, JFK, qui était en friction avec les puissances occultes de l’« État profond » (services secrets, milieu des affaires et de la finance, mafia, etc.), fut assassiné, ne laissant pas au temps la possibilité de ternir l’icône : cela scella le mythe.
http://www.agent-orange-vietnam.org/
NOTES
* Cf. le rapport de Peter Weiss publié en juillet 1968, aux éditions du Seuil, dans la collection « Combats » dirigée par Claude Durand.
REBONDS
☰ Lire « Journal d’un résistant vietnamien », Ngo-Van-Chiêu (Memento), juin 2015
☰ Lire notre article « Léo Figuères : d’une résistance à l’autre », Alain Ruscio, juin 2015
☰ Lire notre article « Daniel Guérin, à la croisée des luttes », mars 2015
☰ Lire notre article « Indochine : gloire aux déserteurs », Émile Carme, janvier 2015
☰ Lire notre article « Tuer pour civiliser : au cœur du colonialisme », Alain Ruscio, novembre 2014