Texte inédit pour le site de Ballast
« Les salariés sont la première richesse de l’entreprise », vient de déclarer la secrétaire d’État chargée de l’Économie sociale, solidaire et responsable à l’occasion de la Fête des entreprises. Avant de se lancer dans un éloge bouffon du « capitalisme citoyen ». Si l’idée d’autogestion est ancienne, c’est au lendemain de l’expérience yougoslave titiste, dans les années 1950, qu’elle se déploie plus largement dans le monde du travail. En France, elle s’incarne ainsi dans la lutte des Lip, à Besançon. En juin 1973, les travailleurs et les travailleuses de l’usine de montres lancent le mot d’ordre « C’est possible : on fabrique, on vend, on se paie ». Le syndicaliste Charles Piaget, figure du mouvement, est revenu cette année, sous la forme d’un bref ouvrage, sur cette expérience autogestionnaire. L’occasion de la relire à la lumière des travaux théoriques du penseur écologiste et socialiste André Gorz, dont Piaget était alors lecteur. ☰ Par Céline Marty
Après plus de trois ans de lutte acharnée, les ouvriers de Fralib obtiennent satisfaction en 2013 : ils ont repris au groupe Unilever leur usine de thés et infusions et contrôlent désormais la production sous forme de coopérative. À proximité de Lille, la papeterie écologique Pocheco fonctionne elle aussi de façon coopérative depuis plusieurs années. Ces succès récents laissent envisager des alternatives à l’organisation traditionnelle du travail, à l’heure où 94 % des actifs1 sont salariés. En régime capitaliste, le salariat repose sur la division entre, d’une part, les propriétaires des moyens de production et, d’autre part, les propriétaires d’une force de travail qu’ils vendent aux premiers. Depuis le taylorisme, les propriétaires des moyens de production ont aussi le pouvoir de déterminer l’organisation et le contenu de la production tout en l’imposant aux travailleur·euses. Les coopératives, pour leur part, ouvrent une brèche dans ce modèle de verticalité : elles instaurent l’autogestion de la production et l’autodétermination des travailleur·euses, qui se réapproprient en quelque sorte le pouvoir dont Taylor les avait dépossédés.
« Les coopératives ouvrent une brèche dans le modèle de verticalité tayloriste : elles instaurent l’autogestion de la production et l’autodétermination des travailleur·euses. »
L’autogestion est revendiquée depuis le début du mouvement ouvrier par certain·es de ses théoricien·nes, notamment la conseilliste Rosa Luxemburg. Mais c’est à partir des années 1960 que son idée se diffuse plus massivement, au point de devenir un vrai mot d’ordre dans l’Europe post-68 — elle qui avait si fortement critiqué la division du travail et la captation du pouvoir politique par les élites. Érigée en idéal, l’autogestion s’est notamment incarnée en France dans la longue lutte des Lip à Besançon, et plus particulièrement encore lors de l’épisode de 1973 durant lequel l’usine a été occupée et la production reprise en main par les ouvriers et ouvrières. Charles Piaget, « leader » de cette bataille, a repris, il y a peu, le slogan autogestionnaire qui l’a rendue célèbre, « On fabrique, on vend, on se paie », comme titre d’un livre concis et illustré2, dans lequel il analyse les modalités de cette lutte, les raisons de son succès et les leçons à en tirer. Et l’auteur d’insister sur son caractère autogestionnaire. Ces réflexions sont d’autant plus cruciales aujourd’hui que ne cessent d’être dénoncées les mutations des formes de domination dans le salariat traditionnel3. L’autogestion est-elle pleinement réalisable ? N’est-elle pas toujours mise en œuvre par des individus qui demeurent pris dans les rapports de force capitalistes et hiérarchiques dont ils héritent, et qu’ils peuvent reproduire dans les faits, y compris malgré eux ?
Conquérir l’autonomie contre la direction et les syndicats
Dans son essai, Charles Piaget soutient que l’autogestion chez Lip n’a pas concerné uniquement la production des montres durant les six mois qu’a duré la grève de 1973, mais a surtout marqué la lutte des travailleurs contre la direction de l’entreprise sur plusieurs décennies. Alors que la première n’a été que ponctuelle et de courte durée, la seconde a été structurelle et s’est pérennisée dans le temps. En somme, la principale forme d’autogestion réalisée dans l’usine aurait résidé dans l’organisation horizontale et participative des travailleur·euses, par distinction du modèle vertical pratiqué essentiellement par les centrales syndicales. Pour l’expliquer, Piaget retrace en détail les étapes de l’opposition entre le personnel et la direction — d’abord incarnée par Fred Lip puis par la société suisse Ebauches SA, dont le rachat de l’entreprise est à l’origine du conflit de 1973, des licenciements de 1976 et de la fin de Lip en 1981. Dès 1967, ce rachat impose des transformations profondes de la manufacture : jusque-là, Lip fabriquait ses composants et les développait grâce à son propre service de recherche ; désormais, les pièces sont directement acheminées depuis la Suisse. Les travailleur·euses sont dépossédé·es de leur cœur de métier — la recherche, la mécanique de précision et la commercialisation — pour se destiner au simple assemblage. Et c’est cette dépossession qui initie le conflit. Mais lorsque le plan de licenciement massif est annoncé en 1973, les syndicats traditionnels sont désarçonnés : le syndicalisme ouvrier de l’époque se concentre davantage sur le pouvoir d’achat que sur l’emploi — le taux de chômage étant faible. Dans ce contexte, les centrales ne s’opposent pas frontalement aux fermetures d’entreprises mais cherchent plutôt à en négocier les conditions, par exemple en « réduis[ant] le nombre de licenciements » ou en « obten[ant] de meilleures indemnités4″. Mais les syndicats de Lip, forts de leurs succès récents, rejettent en bloc ce plan de licenciement.
Les sections syndicales et les délégués du personnel de Lip estiment que leurs succès antérieurs sont dus à une transformation de leurs méthodes de luttes : le schéma selon lequel les actions à mener sont définies unilatéralement par la centrale syndicale, pour être ensuite proposées pour validation à l’Assemblée générale salarié·es, est abandonné. Chez Lip, les salarié·es sont totalement mobilisé·es et impliqué·es dans l’organisation même des luttes ; les syndicats ne sont là que pour faciliter sa gestion et son animation. Ainsi, l’égalisation des rémunérations à statut égal a été obtenue grâce à la décision collective de rendre publics les bulletins de salaire et de dévoiler ainsi les secrets ou arrangements salariaux de la direction ; de même, l’amélioration des conditions de travail a été rendue possible par des enquêtes de terrain menées par les salarié·es, ayant mis en lumière des pressions aux rendements. Les grèves et manifestations de mai 1968 ont également développé une plus grande familiarité entre les salarié·es : rendant visite à des camarades d’autres sections et ateliers, ils décident de créer des groupes de réflexion et affirment leur légitimité à proposer des transformations de la production, par-delà la division entre exécutant·es et encadrant·es : « nous sommes toutes et tous des manuels et des intellectuels5 ». Cette autonomie des salarié·es dans la construction de leurs luttes suscite parfois même la désapprobation des centrales syndicales nationales, qui jugent leurs méthodes pleines d’amateurisme et de naïveté. Des moments d’information sur l’usine et la culture ouvrière sont organisés, ainsi que des temps d’échanges pour favoriser la prise de parole, l’apprentissage du débat constructif et l’implication de tous et toutes dans la lutte. Piaget la désigne comme une « école de la revendication concrète et de la négociation6 ». Les salarié·es sont accompagné·es dans l’expression de leurs souffrances et dans la formulation de propositions que chacun·e peut alors négocier, sans l’intermédiaire des représentants syndicaux, avec la direction. Ainsi, par exemple, les femmes OS (ouvrières spécialisées), particulièrement désavantagées par des tâches très répétitives et une faible rémunération, construisent et portent elles-mêmes leurs revendications spécifiques.
« La lutte n’est pas pour autant inorganisée, spontanée, ni complètement autonome et indépendante de toute structure : chez Lip, elle est menée par un comité d’action. »
La lutte n’est pas pour autant inorganisée, spontanée, ni complètement autonome et indépendante de toute structure : chez Lip, elle est menée par un comité d’action, qui décide de ses modalités en assemblée générale. Celui-ci se distingue d’un syndicat traditionnel dans la mesure où il inclut tout travailleur ou travailleuse, quelle que soit son appartenance syndicale, de sorte que tous et toutes décident ensemble de l’organisation de la mobilisation. Par cette direction collective de la lutte, les salarié·es se transforment et prennent confiance dans leurs capacités et dans leur pouvoir collectif : pour Piaget, c’est bien cette autogestion-là qui a fait le succès de la bataille des Lip. Mais ces principes démocratiques ont-ils parfaitement été réalisés dans les faits ? Quelle que soit la force de leur désir d’horizontalité, les luttes peuvent-elles se préserver de tout rapport de force interne ou de l’émergence de chefs autoritaires ? Piaget lui-même reconnaît avoir vécu quelques contradictions personnelles entre ses idéaux et ses pratiques réelles : en prenant un rôle de chef, en tant que délégué du personnel, il aurait parfois eu tendance à vouloir tout contrôler, sans accepter de déléguer. Ainsi quand certains groupes lui ont proposé de s’allier à la lutte pour le Larzac ou d’enregistrer cinématographiquement la lutte chez Lip, et qu’il s’y est montré défavorable. Malgré son hésitation, les groupes en question n’ont pas abandonné ces projets et les ont finalement pris en charge de manière autonome — avec succès.
L’autogestion chez Lip ne se réduit donc pas à l’autogestion économique — celle de la production des montres en 1973 —, mais s’étend à l’ensemble des actions collectives construites, lesquelles se sont adaptées sur plusieurs décennies à différents rapports de force et ont développé des méthodes participatives et novatrices par rapport au syndicalisme de l’époque. Piaget désigne cette forme d’autogestion comme un outil pour faire advenir « la société de demain, celle des travailleurs-producteurs, celle d’une économie au service de toutes et tous ; une économie assurant des biens plus égalitaires ; une économie respectueuse de l’environnement et des êtres vivants7 ». Pour autant, le passage de l’un à l’autre n’est pas développé. De même, Piaget ne commente pas l’importance, dans l’horizon de cette société nouvelle, de l’épisode d’autogestion de la production en 1973, qui a pourtant fait la célébrité de Lip. Lip est seulement présenté comme un exemple de collectif « réfléchissant, luttant, bâtissant cette société de demain8 » dans lequel l’économie serait au service de l’humain et dans lequel les besoins sont évalués en concertation et en commun. Dans quelle mesure l’autogestion des luttes et l’autogestion productive peuvent-elles constituer des moyens de transformation radicale de la société ? Sont-elles suffisantes pour ce faire, sans transformation préalable de la structure sociale hiérarchique, des rapports de force capitalistes et de l’organisation du marché ?
Conquérir l’autonomie face à toutes les structures de domination
C’est ce problème que s’est efforcé de résoudre le philosophe André Gorz — dont Piaget connaissait les ouvrages, qu’il citait dans ses tracts ou formations pour mobiliser les travailleur·euses. Gorz est surtout connu pour son écologie politique, dont il a été l’un des pionniers en France ; on connaît également sa critique anticapitaliste de la centralité du travail ainsi que ses propositions, à partir de 1980, de réduction du temps de travail, qui visaient à soustraire du temps de vie à la rationalité économique9. On sait moins, en revanche, qu’il s’est intéressé à l’autogestion dans les années 1950, 60 et 70 et qu’il a longuement analysé ses possibilités émancipatrices comme ses limites. Pour Gorz, la réappropriation des moyens de production et la reconquête du pouvoir ouvrier qu’elle implique constitueraient une victoire certaine sur le mode de production tayloriste, quoique ses conquêtes demeurent insuffisantes pour transformer radicalement l’organisation capitaliste du travail. Sa réflexion consiste à approfondir la revendication autogestionnaire de Piaget, de manière à ne pas la réduire aux luttes des salarié·es mais à l’étendre à une réelle autodétermination de la production par les travailleur·euses. Il n’est pas anodin que cela apparaisse comme une solution souhaitable précisément dans les années 1960 : Gorz reproche aux syndicats de cette période d’avoir accepté la division tayloriste du travail, sans voir qu’elle était la raison même de la domination politique des travailleur·euses. En permettant la réappropriation du processus de production et la libération de la division extrême des tâches d’exécution, l’autogestion serait le moyen de réaliser l’utopie marxienne de dépassement de l’aliénation et de la domination au travail.
« Gorz cherche des réformes anticapitalistes qui ne nécessitent pas d’avoir abattu complètement le capitalisme pour être réalisées, mais que celui-ci ne pourrait pas incorporer. »
L’analyse de l’autogestion par Gorz se déploie dans différents ouvrages, articles et conférences, dont certains ne sont plus accessibles aujourd’hui. On la trouve principalement dans Stratégie ouvrière et néocapitalisme10, publié en 1964 et dont Piaget connaît certains passages par cœur. Dans ce livre, Gorz commence par diagnostiquer la faiblesse du mouvement ouvrier et socialiste en France, qu’il attribue à « l’attentisme révolutionnaire11 » communiste. Aux yeux de Gorz, cet attentisme le rend incapable de porter des revendications quotidiennes par crainte que des succès trop substantiels satisfassent trop vite les travailleur·euses et annihilent leur esprit révolutionnaire. D’un autre côté, il juge insuffisantes les seules revendications sur le pouvoir d’achat, immédiatement satisfaites par le capitalisme lui-même (qui résorbe les augmentations nominales de salaires sans toucher à ses profits et sans céder de pouvoir aux ouvriers).
Pour pallier ces insuffisances, Gorz cherche des réformes anticapitalistes qui ne nécessitent pas d’avoir abattu complètement le capitalisme pour être réalisées, mais que celui-ci ne pourrait pas incorporer pour autant : c’est ce qu’il appelle des « réformes révolutionnaires12 ». Celles-ci visent une transformation radicale de la société dans la mesure où elles ne se contentent pas d’exiger des possibles déterminés par le capitalisme. L’autogestion, en ce sens, est l’une de ces réformes révolutionnaires puisqu’elle donne aux travailleur·euses des pouvoirs réels sur l’organisation, le contenu et la distribution de la production, qui peut alors être transformée selon d’autres critères que les impératifs capitalistes de maximisation du taux de profit. Elle satisfait à la fois une exigence politique — reprendre le pouvoir par la classe ouvrière — et une exigence subjective du travailleur — maîtriser son activité. En effet, l’autogestion permet de reconquérir une pleine autonomie au sein du processus productif et de supprimer la séparation établie dans le modèle hiérarchique de Taylor entre décision et exécution. Dans l’article « Le socialisme difficile », publié dans le recueil éponyme en 196713, Gorz présente cet idéal autogestionnaire comme une réactualisation de l’idéal marxien d’un « travailleur mobile polyvalent », « totalement développé pour qui diverses fonctions sociales sont autant de modes d’activité qui prennent le relais les unes les autres » — ce travailleur remplaçant l’individu partiel qui n’était que le support d’une fonction sociale spécifique14. Celle-ci instaure la permutation des tâches de production, d’administration, de gestion et de création libre, et permet d’abolir les spécialisations rigides organisées par le capitalisme.
L’autogestion dont Gorz se fait le théoricien n’équivaut pas à la forme de cogestion pratiquée notamment dans les entreprises allemandes, où les représentants des salariés participent aux conseils d’administration. Chez Gorz, il ne s’agit pas seulement d’associer ponctuellement les travailleur·euses à la gestion économique : ce serait là un « pouvoir subalterne15 » par lequel ils ne feraient que s’insérer dans le processus de décision capitaliste. Dans le cas de Lip, l’autogestion de la production est restée ponctuelle, au moment de la grève, sans transformer durablement l’organisation du travail et sans reprendre le pouvoir spécifique de la direction et des actionnaires. Gorz cherche au contraire les modalités d’un « pouvoir autonome16 » des travailleur·euses, instauré de façon permanente et contrôlant pleinement la politique de gestion et la production. C’est donc une « réforme de structure17 », qui fait naître de nouveaux centres de pouvoir populaire et qui restreint à l’inverse les pouvoirs du capital et de l’État ; c’est aussi une mesure socialiste qui subordonne la production collective aux besoins sociaux réels.
« Gorz étend le projet autogestionnaire à tous les domaines de la société : dans l’atelier, dans l’entreprise, mais aussi dans la ville, dans la région et finalement dans la société toute entière. »
Tout comme, chez Lip, l’autogestion des luttes s’organisait dans un comité d’action indépendant des syndicats traditionnels hiérarchiques, Gorz s’interroge sur les rapports de cette autogestion productive aux centrales syndicales. Malgré les critiques qu’il adresse à celles dont il est le contemporain, il considère que c’est tout de même au sein d’une forme renouvelée de syndicat que pourrait s’élaborer la conscience de classe et que pourrait émerger l’expression des besoins réels à satisfaire. Une telle organisation devrait être organisée par la base des travailleurs eux-mêmes, indépendante dans chaque unité de production et autonome vis-à-vis des centrales et des partis politiques.
Mais cette capacité et cette légitimité à autodéterminer ses conditions d’existence et à s’auto-organiser ne se limitent pas à la sphère de la production économique. Dès 1964, Gorz étend le projet autogestionnaire à tous les domaines de la société : dans l’atelier par la conquête d’un pouvoir ouvrier sur l’organisation du travail, dans l’entreprise par la constitution d’un contre-pouvoir ouvrier sur le taux de profit et les investissements, mais aussi dans la ville par la lutte contre les monopoles d’organisation des transports, de l’habitat et des loisirs, dans la région par la revendication d’un développement équilibré et de centres de décision autonomes relativement au capital et à l’État, et, finalement, dans la société toute entière par le contrôle de l’orientation de l’économie selon des priorités sociales réelles. Si l’autogestion peut aussi organiser les luttes elles-mêmes, comme dans le cas de Lip, Gorz insiste néanmoins sur le potentiel révolutionnaire de l’autogestion productive, première étape pour renverser la domination que les travailleurs vivent chaque jour au travail : « L’exigence d’autogestion qui naît de la praxis productive18 ne peut s’arrêter à la porte des usines, des laboratoires et des bureaux d’études. Des hommes qui ne peuvent être commandés dans leur travail ne pourront être commandés indéfiniment dans leur vie de citoyens, ni soumis aux décisions rigides d’administrations centrales19. » Dans l’article « Syndicalisme et politique » publié dans Le Socialisme difficile en 1967, Gorz note que les cas de conquête du pouvoir ouvrier par le mouvement syndical au niveau de l’atelier, de l’usine ou de la branche, ont engendré un regain de militantisme et une repolitisation quand les partis ont relayé l’action syndicale au niveau politique. Ce projet autogestionnaire, dont la première forme s’incarne dans la production, est présenté comme l’opposé des tendances autoritaires (du capitalisme comme du socialisme stalinien) pour construire une démocratie décentralisée, fondée sur les communautés de base des coopérations, usines, villes et régions. Ce sont en effet à ces échelles que l’expression des besoins fondamentaux et la détermination des moyens pour les satisfaire sont les plus susceptibles de se constituer.
Vers une autogestion généralisée de la vie
À partir des années 1980, Gorz commence à prendre ses distances vis-à-vis de la théorie de l’autogestion qu’il a élaborée dans les décennies précédentes. Il émet des doutes quant à la capacité de l’autogestion productive à transformer radicalement la société capitaliste. Comment pourrait-elle viser un horizon véritablement révolutionnaire si les conditions de production restent inchangées et si les produits sont toujours vendus sur un marché concurrentiel ? Dans Adieux au prolétariat20, publié en 1980, Gorz montre que l’organisation de la production implique désormais une division sociale et technique des savoirs qui dépasse la seule unité de production que pourraient se réapproprier les travailleurs. Si une lutte contre la mondialisation, la segmentation et l’externalisation de la production est toujours possible pour relocaliser et reconstituer des processus de production plus complets, cela ne suffit pas pour retrouver une situation où, comme dans l’artisanat, le travailleur comprend et maîtrise l’entièreté de ce processus. Gorz est bien conscient que ces phénomènes ne sont pas nouveaux. Mais il note tout de même une rupture qualitative dans les pays développés en raison de la libéralisation des échanges de capitaux entre pays : en même temps que Lip à la fin des années 1960, de nombreuses usines de fabrication ont perdu leur cœur de métier et sont réduites à n’être qu’un maillon d’une longue chaîne de production. Ainsi, si l’autogestion est souhaitable pour reprendre du pouvoir sur l’organisation et les conditions de travail, elle est manifestement insuffisante, en tant que telle, à émanciper les travailleurs.
« Les ouvrières de l’usine de couture Brukman ont reproduit les normes capitalistes telles que les règles de contrôle du travail, la pression managériale et la hiérarchie, afin de survivre dans un contexte économique plus large qu’elles n’ont pas choisi. »
Le contenu et l’organisation de la production sont en effet déterminés plus largement par sa distribution sur le marché capitaliste, de sorte qu’elle est soumise à des impératifs externes, notamment de rendement, qui continueront de soumettre les producteurs autogérés. C’est pourquoi en 1997, dans Misères du présent, richesse du possible21, Gorz souligne que si l’autogestion peut ouvrir des espaces de pouvoir aux travailleurs dans la sphère productive, elle peut néanmoins renforcer leur asservissement aux normes capitalistes et aux contraintes de compétitivité. C’est ce qu’illustrent notamment les recherches du sociologue Maxime Quijoux sur les usines autogérées en Argentine après la crise de 200122. Celui-ci montre par exemple que les ouvrières de l’usine de couture Brukman ont reproduit les normes capitalistes telles que les règles de contrôle du travail, la pression managériale et la hiérarchie, afin de survivre dans un contexte économique plus large qu’elles n’ont pas choisi.
De même, la portée des dispositifs de délibération démocratique au sein des entreprises varie en fonction des rapports de force entre salariés, lesquels sont déterminés par des caractéristiques psychologiques et sociales qui se construisent en partie hors du travail. Dès lors, afin de déterminer collectivement les conditions de travail, encore faut-il égaliser les conditions de vie pour minimiser ces rapports de force. L’objectif de délibération démocratique peut encore être contrarié par l’émergence d’un chef trop dirigiste, risque dont Piaget témoigne aussi. Dans Adieux au patronat23, Maxime Quijoux étudie le cas d’une imprimerie francilienne reprise par ses ouvriers et constate que ce sont surtout les militants syndicaux, déjà engagés dans la lutte pour la reprise, qui participent activement à organiser le futur de leur usine. L’autogestion du travail ne résout donc pas d’elle-même les problèmes de la division du travail capitaliste et de sa production. Choisir en partie ses conditions de travail ne suffit pas à se réapproprier réellement le processus de production et le fruit de son travail.
Gorz suggère alors d’accepter cette organisation hétéronome de la production, déterminée par des impératifs et des normes techniques extérieurs que ne peuvent se réapproprier les travailleurs : cela permet en effet d’économiser du temps de travail à l’échelle de la société. Il ne s’agit pas d’abandonner la lutte pour l’amélioration des conditions de travail et la réappropriation du pouvoir sur la production, mais plutôt de prendre de la distance vis-à-vis de ces seules perspectives. L’efficience des gains de productivité servirait alors à réduire le temps nécessaire à la production sociale et ainsi à gagner du temps de vie en dehors de la sphère économique, temps pour des activités autonomes, dont l’objectif n’est pas l’efficience et dont seul l’individu fixe le sens et les modalités de réalisation.
« Il reste encore à déterminer le type et la qualité des marchandises produites, lesquelles visent, en régime capitaliste, à stimuler la consommation plutôt qu’à satisfaire des besoins sociaux. »
On pourrait voir dans ce revirement une acceptation de la division sociale et technique du travail que Gorz dénonçait pourtant dans les années 1960 et 70. Cela reviendrait à consentir à ce que refusait, pour sa part, Simone Weil dans ses Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale24 : être un esclave deux heures par jour. C’est que les deux penseurs ne se situent pas dans la même perspective : alors que Weil cherchait à libérer l’humain dans son travail même, condamnant la division technique capitaliste du travail, jugée déshumanisante, Gorz considère que le but du travail est de gagner en efficience et ainsi d’économiser du temps à l’échelle de la société. Pour autant, cette position n’est acceptable, aux yeux de Gorz, qu’à condition d’y ajouter une critique de la division proprement capitaliste du travail, qui ne vise aucunement l’efficience du temps et de la production du point de vue de la société, mais uniquement du point de vue de ses propres impératifs de profit. En d’autres termes, il reste encore de déterminer le type (nécessaire ou superflu) et la qualité (bonne ou mauvaise) des marchandises produites, lesquelles visent, en régime capitaliste, à stimuler la consommation plutôt qu’à satisfaire des besoins sociaux. Ainsi, maximiser l’efficience des gains de productivité implique d’ôter au capital son contrôle de la production. Or c’est précisément ce que permet l’autogestion lorsqu’elle est étendue au-delà des unités de production.
Gorz envisage désormais le projet autogestionnaire comme une réappropriation du pouvoir de détermination de toutes les conditions matérielles d’existence de l’individu : la consommation, l’habitat, le transport, l’énergie ou encore les loisirs. C’est ainsi une autogestion généralisée appliquée à toutes les sphères de l’existence dans lesquelles le capitalisme s’est immiscé, et qui revendique le pouvoir de déterminer son temps de travail, selon ses impératifs et projets propres, pour répartir son temps existentiel entre temps de travail social nécessaire et temps libre dédié aux activités autonomes. Ce projet d’autodétermination des conditions de vie sous-tend aussi son écologie politique, conçue comme une préservation du monde vécu du sujet dans toutes ses conditions matérielles. Cela revient, par exemple, à pouvoir choisir des énergies renouvelables dont la gestion est décentralisée plutôt que de dépendre de l’énergie nucléaire centralisée et très réglementée. Gorz rappelle ainsi que les premières luttes écologiques, comme celle du Larzac qui s’opposait à l’extension d’un camp militaire, ou celles qui s’opposaient à la création d’une centrale nucléaire ou d’une usine polluante, se sont justement constituées dans le but de préserver un milieu de vie. Ces luttes sont portées par des collectifs autonomes qui s’organisent autour d’intérêts communs : des travailleurs, des consommateurs, des usagers d’un service public ou des habitants d’un quartier. En ce sens, la lutte des Lip en est un exemple des plus édifiants. En retraçant cette expérience autogestionnaire dans son ouvrage, Piaget contribue d’une certaine manière au projet de Gorz : inspirer des désirs d’autogestion au cœur des usines, et au-delà.
Photographies de bannière et de vignette : Le conflit social chez Lip en 1973, décembre 1973 | ORTF | INA
- Chiffres DARES ; chiffres INSEE.[↩]
- Charles Piaget, On fabrique, on vend, on se paie. Lip 1973, Syllepse, 2021.[↩]
- Comme le fait la sociologue Danièle Linhart, notamment dans son récent ouvrage L’Insoutenable subordination des travailleurs, Erès, 2021.[↩]
- Charles Piaget, On fabrique, on vend, on se paie, op. cit, p. 65.[↩]
- Ibid., p. 39.[↩]
- Ibid., p. 40.[↩]
- Ibid., p. 14.[↩]
- Ibid., p. 68.[↩]
- Parmi ses principaux ouvrages, on peut citer les suivants : Le Socialisme difficile (1967), Critique du capitalisme quotidien (1973), Écologie et liberté (1975), Adieux au prolétariat (1980), Métamorphose du travail, quête de sens (1988). Pour une synthèse récente, voir Françoise Gollain, André Gorz et l’écosocialisme, Le Passager Clandestin, 2021.[↩]
- André Gorz, Stratégie ouvrière et néocapitalisme, Paris, Seuil, 1964.[↩]
- Ibid., p. 10.[↩]
- Ibid., p. 11.[↩]
- André Gorz, Le Socialisme difficile, Seuil, 1967.[↩]
- Karl Marx, Le Capital, livre I, Éditions sociales, 1983, p. 547–548.[↩]
- André Gorz, Stratégie ouvrière et néocapitalisme, op. cit, p. 13.[↩]
- Ibid., p. 13.[↩]
- Ibid., p. 12.[↩]
- Il s’agit de l’activité de production par les travailleurs. Gorz reprend le concept marxien et sartrien de praxis pour insister sur le caractère initialement libre de l’activité mais qui se trouve aliénée dans son rapport aux conditions matérielles dans lesquelles elle se réalise. Cette liberté peut néanmoins se reconquérir par une action collective.[↩]
- Ibid., p. 118.[↩]
- André Gorz, Adieux au prolétariat, Galilée, 1980.[↩]
- André Gorz, Misères du présent, richesse du possible, Galilée, 1997.[↩]
- Maxime Quijoux, Néolibéralisme et autogestion, l’expérience argentine, IHEAL, 2011.[↩]
- Maxime Quijoux, Adieux au Patronat, lutte et gestion ouvrière dans une usine reprise en coopérative, Éditions du Croquant, 2018.[↩]
- Simone Weil, Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, Gallimard, 1934.[↩]
REBONDS
☰ Lire notre abécédaire d’André Gorz, mai 2021
☰ Lire notre entretien avec Charles Piaget : « La lutte des Lip : rencontre avec Charles Piaget », septembre 2020
☰ Lire notre article « La démocratie syndicale en action », Léonard Perrin, mai 2019
☰ Lire notre entretien avec Fabienne Lauret : « Une organisation pour se défendre au quotidien », février 2019
☰ Lire notre abécédaire de Simone Weil, mai 2021
☰ Lire notre entretien avec Annick Coupé : « Le syndicalisme est un outil irremplaçable », juillet 2018