Ange Pottin : « Le nucléaire est incapable d’envisager sa propre fin »


Entretien inédit | Ballast

Un évé­ne­ment au nom pour le moins évo­ca­teur s’est tenu ces jours-ci à proxi­mi­té de la cen­trale nucléaire de Gravelines, dans le Nord : la Fête de l’Atome. Organisée par le Commission natio­nale du débat public, les fes­ti­vi­tés ont per­mis « d’explorer de manière ludique et acces­sible les enjeux liés à la construc­tion de nou­veaux réac­teurs nucléaires » annon­cés en grande pompe par un pré­sident démiurge. Quelques semaines plus tôt, on appre­nait le démar­rage, avec douze ans de retard, de l’EPR de Flamanville, sui­vi de son arrêt d’urgence à cause d’un mau­vais réglage. Projets gigan­tesques et fias­cos reten­tis­sants sont la trame de l’histoire nucléaire fran­çaise. Comment ces contraires coha­bitent-ils ? Dans un essai récent, le phi­lo­sophe Ange Pottin revient sur l’imaginaire qui accom­pagne la bonne marche de l’industrie ato­mique — entretien. 


Plus de vingt ans après les der­niers réac­teurs nucléaires mis en ser­vice, on a appris en sep­tembre der­nier que l’EPR de Flamanville venait d’être mis en route, après 12 ans de retard, près de 20 mil­liards d’euros de dépenses et mal­gré des défauts qui per­sistent. Quelle lec­ture faites-vous de cette nouvelle ?

L’enjeu pour l’industrie nucléaire fran­çaise dans l’épisode tech­nique et régle­men­taire de ce démar­rage, c’est de démon­trer qu’elle est capable de faire fonc­tion­ner ces réac­teurs qui se sont avé­rés dif­fi­ciles à construire et à vendre, dans les­quels elle a misé une bonne par­tie de son futur indus­triel. Par-delà, l’idée est aus­si de sym­bo­li­ser la capa­ci­té de « relance » annon­cée de l’industrie, après les retards et les nom­breux déboires qui avaient enta­mé sa cré­di­bi­li­té ces der­nières décen­nies. Notons tout de même que dans les années 1980, c’était en moyenne quatre à cinq réac­teurs par an qui démar­raient — ce qui montre l’écart qui sépare les capa­ci­tés de l’industrie nucléaire fran­çaise d’aujourd’hui de celles de jadis, et le pas qu’il y a à accom­plir pour pas­ser du démar­rage d’un réac­teur à une « relance » de l’industrie. Je vou­drais ajou­ter que, si ce que je dis ici n’engage que moi, les ques­tions posées par la « relance » annon­cée du nucléaire tra­vaillent ma com­mu­nau­té de recherche en sciences humaines sur le nucléaire — je pense ici notam­ment à mes col­lègues Martin Denoun, Maël Goumri et Claire Le Renard.

Une nou­velle défaillance a, le temps de réa­li­ser cet échange, inter­rom­pu la mise en route du réac­teur. « On ima­gine que le gou­ver­ne­ment cher­che­ra, au prix d’une sub­tile alchi­mie média­tique, à trans­for­mer le plomb en or, cet échec indus­triel en pro­messe de renais­sance », com­men­tait plus tôt dans l’année un jour­na­liste. Comment expli­quer, après ce dévoie­ment, que la construc­tion de six nou­veaux EPR soit pré­vue ces pro­chaines années sans grande opposition ?

« L’annonce faite par Emmanuel Macron en 2022 de lan­cer six nou­veaux EPR, d’en mettre en pro­jet huit autres et de pro­lon­ger la durée de vie du parc actuel a sur­pris par son ampleur. »

L’annonce faite par Emmanuel Macron en 2022 de lan­cer six nou­veaux EPR, d’en mettre en pro­jet huit autres et de pro­lon­ger la durée de vie du parc actuel a sur­pris par son ampleur. Elle s’inscrit dans un contexte inter­na­tio­nal très favo­rable au nucléaire — comme on l’a vu par exemple à la der­nière COP, où, entre autres choses, vingt pays se sont enga­gés à tri­pler la capa­ci­té nucléaire d’ici 2050 pour com­battre le réchauf­fe­ment cli­ma­tique — dans lequel la France cherche depuis long­temps à jouer un rôle de meneuse de troupe. Et elle ne vient pas de nulle part : depuis l’échec de la « renais­sance » du nucléaire dans les années 2000 — incar­née entre autres, en France, par la faillite d’Areva dans les années 2010 — de nom­breux acteurs dans l’industrie et l’État atten­daient une occa­sion, tout en déve­lop­pant l’argumentaire du nucléaire comme moyen de « décar­bo­na­tion ». Enfin, le fait d’annoncer ces réac­teurs ne signi­fie pas qu’ils vont effec­ti­ve­ment réus­sir à les faire. Il n’empêche que l’affichage de ces ambi­tions est impres­sion­nant — ce qui est peut-être jus­te­ment le but.

Cette annonce aus­si ambi­tieuse aurait-elle eu pour objet prin­ci­pal de cou­vrir une impres­sion de déclin, enga­gée avec la fer­me­ture de Fessenheim, et que le retard de Flamanville ne fai­sait qu’entériner ?

Ce qui se joue est plus pro­fond qu’une stra­té­gie de com­mu­ni­ca­tion. Je vous ren­voie ici aux tra­vaux du socio­logue Martin Denoun, qui a mené une enquête très pous­sée sur la manière dont les acteurs du nucléaire se rap­portent à l’avenir de leur filière1. L’une des choses qu’il montre, c’est que l’enjeu depuis long­temps est d’assurer la sur­vie du sec­teur. Et la seule manière de le faire, est de conti­nuer à lan­cer de nou­veaux pro­jets, de nou­veaux contrats. dans le but de conti­nuer à atti­rer des inves­tis­se­ments, de main­te­nir les équipes et les com­pé­tences, de faire tour­ner l’infrastructure. L’ancien patron d’EDF avait employé en audi­tion par­le­men­taire l’image d’un cycliste qui, pour ne pas tom­ber, doit conti­nuer à péda­ler. J’ajouterais que le nucléaire est en ce sens sem­blable à toute autre indus­trie capi­ta­liste, c’est-à-dire struc­tu­rel­le­ment inca­pable d’envisager sa propre fin parce que son fonc­tion­ne­ment sup­pose une crois­sance continue.

Jürgen Nefzger, « Fluffy clouds – Sellafield, England, 2005 »

Qui dit crois­sance dit accu­mu­la­tion de capital, d’investissements, de recherche d’un excé­dent. C’est l’un des aspects que vous abor­dez dans Le Nucléaire ima­gi­né, en met­tant au jour un « capi­tal fis­sile » que vous défi­nis­sez comme ras­sem­blant « les sub­stances maté­rielles, les machines et les per­sonnes mobi­li­sées dans la pro­duc­tion nucléaire en tant qu’elles sont enré­gi­men­tées par le pro­ces­sus d’accumulation capi­ta­liste ». Les débats entou­rant le nucléaire convoquent plus sou­vent la sou­ve­rai­ne­té éner­gé­tique natio­nale, l’exigence d’une élec­tri­ci­té abor­dable, les armes ato­miques ou la dan­ge­ro­si­té des déchets et des ins­tal­la­tions plu­tôt que son ver­sant capi­ta­liste. Que per­met ce dépla­ce­ment critique ?

Dans ce livre, j’ai en effet cher­ché à tes­ter sur le nucléaire la théo­rie du capi­tal comme accu­mu­la­tion de la valeur qui joue un rôle impor­tant dans cer­taines réap­pro­pria­tions contem­po­raines de Marx et dans cer­taines branches de l’écoféminisme maté­ria­liste2. L’idée était de rendre saillant le fait que, par le biais du nucléaire, ce qui est en ques­tion, c’est de rendre pen­sable la conti­nui­té de l’accumulation du capi­tal — un pro­ces­sus qui, contrai­re­ment à ce que les repré­sen­ta­tions tron­quées d’une éco­no­mie « déma­té­ria­li­sée » entendent, néces­site d’approprier tou­jours plus de tra­vail déva­lo­ri­sé, de maté­riaux, de ter­rains, pour les mobi­li­ser aux fina­li­tés de l’accumulation de valeur marchande.

« Au fond, le nucléaire est très proche de l’industrie pétro­lière qu’il a enten­du remplacer. »

Dans la recherche qui a nour­ri ce livre, je me suis notam­ment pen­ché sur les usines de retrai­te­ment du com­bus­tible irra­dié, pièce cen­trale, mas­sive et sou­vent peu visible de l’industrie nucléaire en France. Cela per­met aus­si de faire droit au fait que, depuis le début, l’enjeu cen­tral pour le nucléaire ça a été de faire exis­ter un mar­ché inter­na­tio­nal pour écou­ler machines et maté­riaux, quitte à démul­ti­plier les maté­riaux dan­ge­reux. Enfin, c’est un moyen de faire des­cendre le nucléaire de son pié­des­tal de tech­no­lo­gie excep­tion­nelle : au fond, le nucléaire est très proche de l’industrie pétro­lière qu’il a enten­du rem­pla­cer. Cela étant, on peut ne pas être inté­gra­le­ment convain­cu de la théo­rie de l’accumulation du capi­tal, qui ne per­met pas de rendre compte de tout. C’est pour­quoi c’était néces­saire pour moi de mul­ti­plier les approches, et de m’inscrire dans une démarche issue des Science and Technology Studies, qui consiste à enquê­ter sur les asso­cia­tions tech­niques et poli­tiques entre les humains, les machines, les maté­riaux et les milieux, en défi­nis­sant un ter­rain pré­cis — dans mon cas cer­tains aspects de la stra­té­gie dite de « cycle du com­bus­tible fer­mé » — plu­tôt qu’à ana­ly­ser « la » tech­nique ou « le » capi­ta­lisme de façon uni­que­ment livresque.

Dans Le Nucléaire ima­gi­né, deux termes reviennent fré­quem­ment pour qua­li­fier la stra­tégie cher­chant à convaincre des bien­faits d’un déploie­ment tou­jours plus vaste de la puis­sance nucléaire fran­çaise : jus­ti­fi­ca­tion et légi­ti­ma­tion. Vous men­tion­nez deux formes actuelles, la guerre en Ukraine et la décar­bo­na­tion de la pro­duc­tion d’énergie. À quoi suc­cèdent-elles historiquement ?

Le contexte actuel est l’occasion de redon­ner écho à des jus­ti­fi­ca­tions et légi­ti­ma­tions qui sont, en un sens, aus­si anciennes que l’industrie elle-même. Ce que j’ai étu­dié dans mon livre, c’est l’écologie ima­gi­naire sur laquelle elles reposent, à tra­vers notam­ment une ana­lyse de la stra­té­gie dite de « cycle de com­bus­tible fer­mé » qui, en vue de réuti­li­ser le com­bus­tible irra­dié, a en fait démul­ti­plié les rési­dus radio­ac­tifs. Dans les années 1950-1960, on voit émer­ger chez cer­tains ingé­nieurs et éco­no­mistes l’idée d’un nucléaire en sys­tème clos, indé­pen­dant de la Terre, qui four­ni­rait de l’énergie à par­tir de machines nées du seul génie humain, capable de domi­ner les poten­tia­li­tés de l’infiniment petit. Cet ima­gi­naire « déter­res­tré » per­met de jus­ti­fier des inves­tis­se­ments dans une infra­struc­ture très coû­teuse, mas­sive, dan­ge­reuse et fra­gile, dont la ren­ta­bi­li­té n’a jamais été cer­taine, des pre­miers réac­teurs indus­triels à nos jours ; et il a per­mis de légi­ti­mer une indus­trie contes­tée, accu­sée à par­tir des années 1970 de faire le jeu de la conta­mi­na­tion et de la pro­li­fé­ra­tion. C’est ce nucléaire ima­gi­né qui habite les argu­men­taires sur l’indépendance éner­gé­tique, argu­men­taires qui deviennent cen­traux dans les ins­ti­tu­tions éta­tiques et dans l’espace public fran­çais à par­tir des années 1960-1970 ; et c’est ce nucléaire ima­gi­né qui, muta­tis mutan­dis [ce qui devait être chan­geant ayant été chan­gé, ndlr], trouve une nou­velle vie au contact de la catas­trophe cli­ma­tique et des recon­fi­gu­ra­tions géo­po­li­tiques de notre époque.

Jürgen Nefzger, « Fluffy clouds – Sellafield, England, 2005 »

On peut opposer à cet ima­gi­naire hors-sol, les maté­ria­li­tés qu’implique la pro­duc­tion d’énergie nucléaire. Extraction de mine­rai, construc­tion et main­te­nance des infra­struc­tures, ges­tion des déchets… On com­prend pour­quoi ces dimen­sions ont été exclues de l’écologie ima­gi­naire que vous décri­vez. Mais comme cela a-t-il seule­ment été possible ?

Ce n’est pas d’abord un acte de dis­si­mu­la­tion stra­té­gique : beau­coup d’ingénieurs et d’industriels sont sin­cè­re­ment convain­cus de leurs repré­sen­ta­tions abs­traites du sys­tème tech­nique. Cela tient en par­tie au pou­voir de séduc­tion des idées sur les­quelles ils tra­vaillent3 — tirer une éner­gie gigan­tesque de l’infiniment petit jusqu’à rendre la four­ni­ture éner­gé­tique indé­pen­dante de la croûte ter­restre sus­cite le genre d’enthousiasme qu’on trouve aujourd’hui dans des domaines comme « l’intelligence arti­fi­cielle » —, et aus­si à la posi­tion qu’ils occupent sou­vent par rap­port à l’infrastructure, qui pousse à l’abstraction et à la sim­pli­fi­ca­tion sur les enjeux techniques.

« Le nucléaire peut être vu comme une avant-garde de l’héritage encom­brant de la moder­ni­té industrielle. »

Les gens du nucléaire qui font valoir cette vision déter­res­trée sont géné­ra­le­ment assez éloi­gnés des condi­tions de pro­duc­tion, de main­te­nance et de déman­tè­le­ment des machines et des maté­riaux qui sont repré­sen­tés dans leurs modèles neu­tro­niques, éner­gé­tiques ou éco­no­miques. Ce point a été sou­le­vé par cer­tains ingé­nieurs dont je parle dans le livre, qui ont décou­vert après 1968 les condi­tions de tra­vail dans les usines de retrai­te­ment, une expé­rience qui a ensuite ani­mé leur enga­ge­ment en tant que cri­tiques « internes » de l’industrie. Quant aux déchets, pen­dant long­temps c’est une ques­tion qui était gérée avec un grand mépris, entre la négli­gence, l’ignorance, les pro­messes plus ou moins réa­listes de recy­clage et le « on ver­ra après ». En ça, le nucléaire est loin d’être seul ! En revanche, c’est peut-être la seule indus­trie qui a dû à ce point se jus­ti­fier de ses déchets à par­tir des années 1970.

Comment ? Et est-ce que l’argumentaire s’est avé­ré effi­cace tant auprès des inves­tis­seurs et poli­tiques qui sou­tiennent cette indus­trie que de ses opposants ?

Pour ce qui est de la réus­site des argu­ments que j’étudie dans le livre, il y a plu­sieurs manières de la sai­sir : d’un côté, cet ima­gi­naire a de fait légi­ti­mé la mise en place d’une infra­struc­ture très impor­tante — par exemple, l’usine de retrai­te­ment du com­bus­tible irra­dié de La Hague est la plus grande ins­tal­la­tion de ce type au monde (et ne manque pas de poser des pro­blèmes) ; de l’autre, le nucléaire, qui compte aujourd’hui pour moins de 10 % de la pro­duc­tion mon­diale d’électricité, n’a jamais réus­si à rem­pla­cer le pétrole — mais il a ali­men­té l’idée qu’on pour­rait dépas­ser les limites de la crois­sance. Là-des­sus, je rejoins les conclu­sions de Jean-Baptiste Fressoz, qui a récem­ment mon­tré le rôle qu’a joué le nucléaire dans la mise en place de la notion de « tran­si­tion éner­gé­tique4 ». Pour ce qui est des déchets, il me semble que le nucléaire peut être vu comme une avant-garde de l’héritage encom­brant de la moder­ni­té industrielle.

Jürgen Nefzger, « Fluffy clouds – Gösgen, Schweiz, 2004 »

C’est-à-dire ?

L’industrie nucléaire se confronte d’une façon par­ti­cu­liè­re­ment riche à un pro­blème très géné­ral : que faire de l’héritage encom­brant légué par l’industrie moderne ? C’est ce que certain·es chercheur·ses en sciences humaines dont je m’inspire et avec les­quels je tra­vaille dési­gnent comme les « rési­dus5 ». Le nucléaire n’est pas la seule indus­trie qui pro­duise des rési­dus très dura­ble­ment toxiques dont la dis­sé­mi­na­tion dans l’environnement porte des consé­quences très graves : que l’on pense à l’industrie chi­mique, dont le nucléaire est à bien des égards très proche. En revanche, c’est l’une des seules qui doit autant mettre au point des sto­ckages pour les siècles à venir — pré­ten­tion certes un peu ébou­rif­fante —, et des plans de déman­tè­le­ment aus­si contrai­gnants — qu’elle n’applique certes pas for­cé­ment avec beau­coup d’entrain.

« La ges­tion des déchets et le déman­tè­le­ment res­tent sou­vent le parent pauvre des inves­tis­se­ments dans le nucléaire. »

Les déchets nucléaires ont fait l’objet d’un inves­tis­se­ment poli­tique, mili­tant puis ins­ti­tu­tion­nel, à par­tir des années 1970, et le nucléaire se doit main­te­nant d’apparaître comme une indus­trie très res­pon­sable dans son rap­port à ses propres déchets. C’est une des condi­tions pour atti­rer des inves­tis­se­ments, comme on l’a vu avec les débats autour de la Taxonomie verte à l’échelle euro­péenne6. Et de fait, il y a beau­coup de gens dans l’industrie qui tra­vaillent à inven­ter des manières de s’occuper de cet héri­tage encom­brant, même si la ges­tion des déchets et le déman­tè­le­ment res­tent sou­vent le parent pauvre des inves­tis­se­ments dans le nucléaire. Il se joue dans le nucléaire, comme gros­sis, de nom­breux enjeux qui touchent à la ques­tion très géné­rale « qu’est-ce qu’on fait avec tout ça ? Et est-ce qu’on sait ce qu’on fait ? ».

C’est d’ailleurs à pro­pos des déchets que la cri­tique anti-nucléaire s’est le plus illus­trée ces der­nières années, l’opposition au pro­jet Cigéo lui ser­vant de trem­plin. On per­çoit néan­moins un cer­tain recul de cette thé­ma­tique dans les mobi­li­sa­tions envi­ron­ne­men­tales les plus récentes : il n’y a par exemple pas eu, à notre connais­sance, d’événement sou­te­nu par les Soulèvements de la Terre pour dénon­cer une « prise de terre » de l’industrie nucléaire…

Je vous trouve dur ! De fait, les Soulèvements men­tionnent le nucléaire dans leur livre7 ; après, quand on voit l’ampleur de la répres­sion autour des méga-bas­sines, on n’ose pas trop ima­gi­ner ce que ça don­ne­rait pour une action de « désar­me­ment » près d’un site nucléaire… Mais il se passe des choses ! Il y a aus­si dans le Cotentin le col­lec­tif Stop Piscines qui s’est for­mé contre les agran­dis­se­ments de l’usine de La Hague, dans une logique qui est moins fron­ta­le­ment anti-nucléaire que d’opposition à un pro­jet à l’utilité contes­table qui conti­nue­rait la nucléa­ri­sa­tion à marche for­cée de la région — un posi­tion­ne­ment qui tente de ne pas se mettre à dos les per­sonnes qui tra­vaillent dans l’usine, fort nom­breuses dans la région. Ces déve­lop­pe­ments mili­tants me semblent très impor­tants, et font appa­raître d’autres aspects du dos­sier nucléaire, des aspects en fait plus trans­ver­saux : c’est une indus­trie qui prend de la place, qui dépose des maté­riaux toxiques à dif­fé­rents endroits, qui néces­site beau­coup d’eau… et, j’ajouterais avec d’autres, qui repose sur une infra­struc­ture qui vieillit, et dont il fau­dra bien faire quelque chose. Autant d’aspects qui échappent aux dis­cours publics qui ne jurent sou­vent que par l’innovation et la croissance.

Jürgen Nefzger, « Fluffy clouds – Belleville-sur-Seine, France, 2003 »

C’est vrai, d’autant qu’il serait dom­mage de réduire les mobi­li­sa­tions envi­ron­ne­men­tales actuelles à leurs dimen­sions les plus visibles. Des alliances ori­gi­nales sont mêmes avan­cées depuis plu­sieurs décen­nies — on pense au lien avec le fémi­nisme que les écri­vaines Xavière Gauthier et Hélène Laurain nous ont rap­pe­lé. Vous men­tion­nez les per­sonnes que le nucléaire emploie à la Hague : existe-t-il des reven­di­ca­tions conjointes entre les mili­tants anti­nu­cléaires et les tra­vailleurs de ces installations ?

C’est un peu déli­cat pour moi de faire état publi­que­ment des réflexions qui tra­versent en ce moment ce col­lec­tif. Je botte en touche en fai­sant un détour par l’histoire : en 1975-76, des grèves ont eu lieu sur les usines de retrai­te­ment du com­bus­tible irra­dié de Marcoule et de La Hague. En 1976, la CFDT, alors tra­ver­sée par le socia­lisme auto­ges­tion­naire, finance le film Condamnés à réus­sir ?, chef d’œuvre du ciné­ma d’intervention sociale dans lequel on voit, entre autres, des employé·es de l’usine de La Hague rejouer leurs condi­tions de tra­vail. Je vous ren­voie là-des­sus au tra­vail de Marie Ghis-Malfilatre : ces épi­sodes ont été l’occasion rare de publi­ci­ser les troubles du tra­vail en zone radio­ac­tive, ain­si que l’occasion d’une ren­contre fruc­tueuse mais non dénuée de ten­sions entre militant·es anti­nu­cléaires et syn­di­ca­listes8. Évidemment, ça a entraî­né d’importantes ten­sions d’un côté comme de l’autre. Et ça a pu sou­le­ver des ques­tions comme : jusqu’à quel point peut-on cri­ti­quer l’outil de pro­duc­tion « depuis l’intérieur » ? Jusqu’à quel point peut-on dia­lo­guer sin­cè­re­ment avec des gens de l’industrie sans com­pro­mettre la cri­tique ? Il me semble que ces dis­cus­sions sont extrê­me­ment fécondes et sources d’inspiration politique.


Photographies : Jürgen Nefzger, « Fluffy clouds – Nogent-sur-Seine, France, 2003 »


  1. Martin Denoun, « Du salut éner­gé­tique au sau­ve­tage de la filière nucléaire fran­çaise : enquête sur l’évolution des visions du futur au cœur d’un sys­tème socio­tech­nique », thèse de doc­to­rat en socio­lo­gie, Paris, EHESS, 2022.[]
  2. Voir par exemple pour une tra­duc­tion récente en fran­çais, Maria Mies et Veronika Bennholdt, La sub­sis­tance. Une pers­pec­tive éco­fé­mi­niste, La Lenteur, 2022. Voir aus­si Jason Moore, Capitalism in the Web of Life, Verso, 2015.[]
  3. On pré­pare en ce moment un article sur ce sujet avec Claire Le Renard et Martin Denoun, où l’on prend au sérieux le sta­tut d’utopie de ce qui est por­té par le nucléaire.[]
  4. Jean-Baptiste Fressoz, Sans tran­si­tion : une nou­velle his­toire de l’énergie, Seuil, 2024.[]
  5. Ce concept est cen­tral dans le pro­jet Innovation Residues, mené par Ulrike Felt, auquel je tra­vaille en ce moment en tant que cher­cheur post­doc­to­rant à l’Université de Vienne, où nous tra­vaillons à com­pa­rer la manière dont dif­fé­rents domaines tech­niques se pré­oc­cupent — ou non — de leurs rési­dus : les micro­plas­tiques, les data cen­ters, et le nucléaire. Sur les rési­dus, voir aus­si Soraya Boudia et al., Residues. Thinking Through Chemical Environnements (Rutgers University Press, 2021) et Gabrielle Hecht, Residual Governance. How South Africa fore­tells Planetary Futures (Duke University Press, 2023).[]
  6. La taxo­no­mie euro­péenne pro­pose une clas­si­fi­ca­tion des acti­vi­tés éco­no­miques ayant un impact favo­rable sur l’environnement, afin d’orienter les inves­tis­se­ments vers les acti­vi­tés consi­dé­rées comme « vertes ». Fin 2021, une nou­velle clas­si­fi­ca­tion a été pro­po­sée au Parlement euro­péen. Elle inclut le gaz et le nucléaire dans les éner­gies qui « un rôle à jouer pour faci­li­ter le pas­sage aux éner­gies renou­ve­lables ». Les euro­dé­pu­tés n’ont pas reje­té cette nou­velle clas­si­fi­ca­tion, qui est entrée en vigueur en 2023 [ndlr].[]
  7. Les Soulèvements de la Terre, Premières secousses, La Fabrique, 2024.[]
  8. Marie Ghis Malfilatre, « Les tra­vailleurs de l’atome dans la mobi­li­sa­tion anti­nu­cléaire. Savoirs pro­fes­sion­nels, contre-exper­tise syn­di­cale et citoyen­ne­té au tra­vail dans l’après-68 », Sociétés contem­po­raines, 2021, n° 121, p. 57-88.[]

REBONDS

☰ Lire notre entre­tien avec Hélène Laurain et Xavière Gauthier : « Nucléaire, fémi­nisme, lit­té­ra­ture », sep­tembre 2023
☰ Lire notre témoi­gnage « Bure, labo­ra­toire de la répres­sion », novembre 2018
☰ Lire notre article « Déchets nucléaires : impasse et résis­tance », Laure Barthélemy et Djibril Maïga, juin 2018
☰ Lire notre article « Un liqui­da­teur à Fukushima », Djibril Maïga, juin 2018
☰ Lire notre entre­tien avec Kolin Kobayashi : « Nucléaire, on vit vrai­ment dans la folie », juin 2018
☰ Lire notre article « Bure réen­chante la lutte anti­nu­cléaire », Gaspard d’Allens, juin 2017
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