Angela Davis : « Nos luttes mûrissent, grandissent »


Entretien paru dans le n°1 de la revue papier Ballast (hiver 2014)

Angela Davis est deve­nue — sans vrai­ment le vou­loir, confiait-elle dans ses Mémoires — l’une des figures de proue du Mouvement des droits civiques éta­su­niens. Opposante à la guerre du Vietnam, membre du Parti com­mu­niste et proche du phi­lo­sophe Herbert Marcuse, la native de Birmingham avait été incul­pée en 1971 — l’État de Californie l’accusant d’avoir pris part à une san­glante prise d’otages —, avant d’être acquit­tée un an plus tard. Depuis, Davis s’échine, comme mili­tante, autrice et pro­fes­seure aujourd’hui retrai­tée, à mener de front l’ensemble des luttes pour l’émancipation : on la retrouve aux côtés des fémi­nistes anti­ra­cistes, des Palestiniens occu­pés, des ani­ma­listes ou encore des par­ti­sans de l’abolition de la peine de mort. Un entre­tien paru dans le pre­mier numé­ro de notre revue papier.


Vous évo­quez sou­vent la puis­sance du col­lec­tif et l’importance de ne pas mettre en avant les indi­vi­dus. Comment est-ce pos­sible, dans notre socié­té qui sacra­lise l’individu-roi ?

Depuis l’essor du capi­ta­lisme glo­bal et des idéo­lo­gies asso­ciées au néo­li­bé­ra­lisme, il est deve­nu par­ti­cu­liè­re­ment impor­tant d’identifier les dan­gers de l’individualisme. Les luttes pro­gres­sistes (contre le racisme, la répres­sion, la pau­vre­té, etc.) sont vouées à l’échec si elles ne s’accompagnent pas du déve­lop­pe­ment d’une conscience cer­taine de la pro­mo­tion insi­dieuse de l’individualisme capitaliste.

On songe à l’idolâtrie dont Nelson Mandela a été l’objet dans les médias de masse après sa mort…

« Il est essen­tiel de récu­ser et de résis­ter à cette des­crip­tion de l’Histoire comme le suc­cès de quelques héros. »

Alors même que Mandela a tou­jours insis­té sur le fait que ce qu’il avait accom­pli était le fruit d’un effort col­lec­tif, mené avec tous les cama­rades qui ont lut­té à ses côtés, les médias n’ont eu de cesse de l’ériger per­son­nel­le­ment au rang de héros ! Un pro­ces­sus simi­laire a tout fait pour dis­so­cier Martin Luther King Jr. du grand nombre de femmes et d’hommes qui consti­tuait le cœur du mou­ve­ment pour la liber­té au milieu du XXe siècle. Il est essen­tiel de récu­ser et de résis­ter à cette des­crip­tion de l’Histoire comme le suc­cès de quelques héros, afin que cha­cun, aujourd’hui, puisse recon­naître son poten­tiel et le rôle qu’il peut jouer dans les com­bats tou­jours plus nom­breux qui sont menés.

Que reste-t-il aujourd’hui du mou­ve­ment Black Power ?

Pour moi, le mou­ve­ment Black Power, ou ce que nous appe­lions à l’époque le Mouvement noir de libé­ra­tion, a été un moment pré­cis de l’évolution de notre quête pour la liber­té des Noirs. C’était, à de nom­breux égards, une réponse à ce que nous per­ce­vions comme les limites du Mouvement des droits civiques : nous ne devions pas récla­mer uni­que­ment des droits légaux dans la socié­té exis­tante, mais aus­si reven­di­quer des droits fon­da­men­taux (loge­ment, emploi, soins de san­té, édu­ca­tion, etc.) et remettre en ques­tion la struc­ture même de la socié­té. Toutes les demandes de ce genre (visant éga­le­ment l’enfermement sur bases racistes, la vio­lence poli­cière et l’exploitation capi­ta­liste) étaient résu­mées dans le pro­gramme en 10 points du par­ti Black Panther. Même si des per­sonnes noires ont conquis des posi­tions hié­rar­chiques au niveau éco­no­mique, social et poli­tique (l’exemple le plus fla­grant étant l’élection de Barack Obama en 2008), le racisme dont la grande majo­ri­té de la popu­la­tion noire est vic­time au niveau éco­no­mique, car­cé­ral et dans le sys­tème édu­ca­tif est bien plus impor­tant aujourd’hui qu’avant le mou­ve­ment des droits civiques. Les reven­di­ca­tions du pro­gramme des Black Panthers sont aus­si per­ti­nentes à l’heure actuelle, si ce n’est plus, que dans les années 1960 lorsqu’elles ont été for­mu­lées pour la pre­mière fois.

[Marche pour les droits civiques, à Memphis, en 1968 | Bettmann | CORBIS

L’élection d’Obama a été célé­brée comme une vic­toire contre le racisme. Cela n’a-t-il pas, à la façon d’un écran de fumée, para­ly­sé pen­dant long­temps la gauche et les Afro-Américains enga­gés dans la lutte pour l’émancipation ?

Les signi­fi­ca­tions qui ont été don­nées à l’élection d’Obama sont, pour la plu­part, tota­le­ment fal­la­cieuses. Tout par­ti­cu­liè­re­ment celles qui font de l’accession d’un homme noir à la pré­si­dence des États-Unis le sym­bole de la vic­toire sur le racisme. Je pense, cepen­dant, que cette élec­tion était impor­tante en elle-même, étant don­né que la plu­part des gens dont la majo­ri­té de la popu­la­tion noire ne pen­sait pas pos­sible, au départ, qu’une per­sonne noire puisse un jour être élue à la tête de l’État. La jeu­nesse a vrai­ment créé un mou­ve­ment qu’on pour­rait même appe­ler un cyber­mou­ve­ment qui a ren­du l’impossible pos­sible. Le pro­blème est qu’ils n’ont pas ali­men­té cette puis­sance col­lec­tive pour conti­nuer à faire pres­sion sur Obama et le pous­ser à prendre des mesures plus pro­gres­sistes (contre l’incursion mili­taire en Afghanistan, pour le déman­tè­le­ment de Guantanamo, vers la mise en place d’un meilleur régime d’assurance san­té). Même si nous sommes cri­tiques envers Obama, je pense qu’il est impor­tant de pré­ci­ser que cela n’aurait pas été mieux avec Romney à la Maison Blanche. Ce n’est pas le bon pré­sident qui nous a fait défaut ces cinq der­nières années, mais des mou­ve­ments popu­laires bien organisés.

Que pen­sez-vous de l’idée qui consiste à se désen­ga­ger tota­le­ment du sys­tème des par­tis poli­tiques et de rompre avec la démo­cra­tie dite « représentative » ?

« Nous avons besoin, depuis long­temps, d’un par­ti poli­tique indé­pen­dant, un par­ti des tra­vailleurs, anti­ra­ciste et féministe. »

Je ne pense évi­dem­ment pas que les par­tis poli­tiques exis­tants puissent être nos prin­ci­paux che­vaux de bataille, mais je pense que nous pou­vons uti­li­ser l’arène élec­to­rale comme un ter­rain sur lequel nous orga­ni­ser. Aux États-Unis, nous avons besoin, depuis long­temps, d’un par­ti poli­tique indé­pen­dant, un par­ti des tra­vailleurs, anti­ra­ciste et fémi­niste. C’est sur cette base d’activisme que nous allons pou­voir construire de nou­veaux mou­ve­ments radicaux.

Comment défi­ni­riez-vous le « fémi­nisme noir », à ce pro­pos, et quel rôle pour­rait-il jouer de nos jours ?

Le fémi­nisme noir a émer­gé comme ten­ta­tive théo­rique et pra­tique de démon­trer que la race, le genre et la classe sont insé­pa­rables dans le monde social que nous consti­tuons. Au moment de son appa­ri­tion, il était régu­liè­re­ment deman­dé aux femmes noires ce qui était le plus impor­tant à leurs yeux : le mou­ve­ment noir ou le mou­ve­ment des femmes. Nous répon­dions alors que ce n’était pas la bonne ques­tion. Ce qu’il fal­lait se deman­der était com­ment com­prendre les points de jonc­tion et les connexions entre les deux mou­ve­ments. Nous cher­chons tou­jours aujourd’hui à com­prendre la manière dont la race, la classe, le genre, la sexua­li­té, la Nation et le pou­voir sont inex­tri­ca­ble­ment liés, mais aus­si le moyen de dépas­ser ces caté­go­ries pour com­prendre les inter­ac­tions entre des idées et des pro­ces­sus en appa­rence sans liens, indé­pen­dants. Mettre en avant les connexions entre les luttes contre le racisme aux États-Unis et celles contre la répres­sion des Palestiniens par Israël est, dans ce sens, un pro­cé­dé féministe.

[Afeni Shakur, membre du Black Panther Party | DR]

Pourquoi deman­der aux popu­la­tions arabes de se révol­ter alors que nous ne fai­sons rien, chez nous, pour chan­ger nos propres institutions ?

En effet. Peut-être devrions-nous inver­ser la demande : je pense qu’il est tout à fait jus­ti­fié que les popu­la­tions du monde arabe nous demande d’empêcher nos gou­ver­ne­ments de mettre en place et de sou­te­nir des régimes répres­sifs, et tout par­ti­cu­liè­re­ment Israël. La soi-disant « Guerre contre la ter­reur » a fait d’inestimables dégâts dans le monde, par­mi les­quels l’intensification du racisme anti-musul­man aux États-Unis, en Europe et en Australie. Nous, pro­gres­sistes du Nord glo­bal, n’avons cer­tai­ne­ment pas recon­nu et assu­mé nos res­pon­sa­bi­li­tés dans la per­pé­tua­tion des attaques idéo­lo­giques et mili­taires contre les popu­la­tions du monde arabe.

Vous étiez der­niè­re­ment à Londres pour don­ner une confé­rence sur la Palestine, G4S [une entre­prise bri­tan­nique de ser­vices de sécu­ri­té, nldr] et le com­plexe indus­tria­lo-péni­ten­tiaire : quelles sont les connexions entre ces trois thèmes ?

« La soi-disant Guerre contre la ter­reur a fait d’inestimables dégâts dans le monde, par­mi les­quels l’intensification du racisme anti-musul­man aux États-Unis, en Europe et en Australie. »

G4S a insi­dieu­se­ment pro­fi­té des soi-disant menaces sécu­ri­taires et des poli­tiques sécu­ri­taires impo­sées par les États pour s’infiltrer dans la vie des popu­la­tions du monde entier, et plus spé­cia­le­ment en Grande-Bretagne, aux États-Unis et en Palestine. Cette socié­té, qui est la troi­sième plus grande entre­prise pri­vée du monde der­rière Walmart et Foxcomm, et le plus grand employeur pri­vé du conti­nent afri­cain, a appris à pro­fi­ter du racisme, des poli­tiques anti-immi­gra­tion et des tech­no­lo­gies de sanc­tion en Israël et par­tout dans le monde. G4S est direc­te­ment res­pon­sable des condi­tions d’incarcération des pri­son­niers poli­tiques pales­ti­niens, des pri­sons en Afrique du Sud, de la nature qua­si car­cé­rale de cer­taines écoles aux États-Unis, du mur d’apartheid en Israël/Palestine et du mur de sépa­ra­tion sur la fron­tière entre le Mexique et les États-Unis. Et, bizar­re­ment, nous appre­nons lors de cette ren­contre à Londres, que G4S gère éga­le­ment des centres d’aide aux vic­times d’agression sexuelle en Angleterre.

Vous dites sou­vent que le com­plexe indus­tria­lo-péni­ten­tiaire s’apparente à de « l’esclavage moderne ». À quel point cette indus­trie est-elle rentable ?

Comme elle est en conti­nuelle expan­sion, le cas G4s en est la preuve, on peut sup­po­ser qu’elle l’est de plus en plus. Elle inclut main­te­nant, en plus des pri­sons pri­vées (et publiques, qui sont plus pri­va­ti­sées qu’on pour­rait le pen­ser et de plus en plus sou­mises à la dic­ta­ture du pro­fit), les centres de déten­tions pour mineurs, les pri­sons mili­taires et les centres d’interrogation. Qui plus est, le sec­teur le plus ren­table de l’industrie péni­ten­tiaire est celui des centres de déten­tion pour migrants. On peut alors com­prendre pour­quoi la loi anti-immi­gra­tion la plus répres­sive, ici aux États-Unis, a été rédi­gée par des pri­sons pri­vées, dont l’objectif expli­cite était de maxi­mi­ser leurs profits.

[Irak, 31 octobre 2018 | U.S. Department of Defense | Army 1st Lt. Leland White]

Qu’est-ce que l’essor du com­plexe indus­tria­lo-péni­ten­tiaire nous dit de notre société ?

L’accroissement inexo­rable du nombre de per­sonnes incar­cé­rées dans le monde et le déve­lop­pe­ment des moyens tou­jours plus pro­fi­tables qui per­mettent de les main­te­nir en cap­ti­vi­té est une des illus­tra­tions les plus dra­ma­tiques des ten­dances des­truc­trices du capi­ta­lisme glo­bal. Mais les béné­fices obs­cènes que génère l’incarcération de masse sont des corol­laires de pro­fits engen­drés par les indus­tries de l’éducation, de la san­té et d’autres ser­vices qui devraient être, en réa­li­té, acces­sibles à tous gratuitement.

Vous ima­gi­nez une socié­té sans pri­sons. Comment pen­sez-vous la fai­sa­bi­li­té de ce qui relève aujourd’hui de l’utopie ?

« L’accroissement inexo­rable du nombre de per­sonnes incar­cé­rées dans le monde est une des illus­tra­tions les plus dra­ma­tiques des ten­dances des­truc­trices du capi­ta­lisme global. »

Je suis convain­cue qu’une socié­té sans pri­sons est réa­liste et envi­sa­geable dans le futur, mais dans une socié­té nou­velle basée sur les besoins de la popu­la­tion et non sur le pro­fit. L’abolition des pri­sons est aujourd’hui per­çue comme uto­pique jus­te­ment parce que la pri­son et les idéo­lo­gies qu’elle s’attache à véhi­cu­ler avec force sont tota­le­ment ancrées dans notre monde contem­po­rain. L’utilisation de plus en plus mas­sive de l’incarcération comme stra­té­gie de détour­ne­ment et l’accroissement du nombre de per­sonnes empri­son­nées aux États-Unis (envi­ron 2,5 mil­lions), empêchent de mettre en lumière et de trai­ter les pro­blèmes sociaux fon­da­men­taux (le racisme, la pau­vre­té, le chô­mage, le défaut d’éducation, etc.). La popu­la­tion fini­ra par se rendre compte que la pri­son n’est qu’une fausse solu­tion. Le plai­doyer pour l’abolition des pri­sons doit et ne peut se faire que dans un ensemble de reven­di­ca­tions plus large incluant celles pour une édu­ca­tion de qua­li­té, la fin des dis­cri­mi­na­tions à l’emploi, la gra­tui­té des soins de san­té et d’autres réformes pro­gres­sistes. Cela par­ti­ci­pe­ra à la pro­mo­tion de la cri­tique anti­ca­pi­ta­liste et les ini­tia­tives vers le socialisme.

Dans une des séquences de The Black Power Mixtape, un docu­men­taire sur les Black Panthers et le mou­ve­ment afro-amé­ri­cain, vous avez répon­du à un jour­na­liste qui vous deman­dait si vous approu­viez l’utilisation de la vio­lence : « Me deman­der si j’approuve la vio­lence n’a aucun sens. » Pouvez-vous déve­lop­pez ici ?

Je vou­lais mettre l’accent sur le fait que cette ques­tion sur la légi­ti­mi­té de la vio­lence aurait dû être posée aux ins­ti­tu­tions qui avaient, et ont tou­jours, le mono­pole de la vio­lence : la police, les pri­sons, l’armée. J’ai expli­qué que j’avais gran­di dans le sud des États-Unis, à une époque où le gou­ver­ne­ment per­met­tait au Ku Klux Klan d’entreprendre des attaques ter­ro­ristes contre les com­mu­nau­tés noires. J’étais en pri­son en ce temps-là, injus­te­ment accu­sée de conspi­ra­tion, kid­nap­ping et meurtre. J’étais deve­nue la cible pri­vi­lé­giée de vio­lences ins­ti­tu­tion­nelles et on ne deman­dait qu’à moi si j’approuvais la vio­lence. Très bizarre… Je vou­lais aus­si mettre en lumière que mili­ter pour un chan­ge­ment révo­lu­tion­naire n’était pas en pre­mier lieu une ques­tion de vio­lence mais consis­tait à s’attaquer à des pro­blé­ma­tiques de fond, comme l’amélioration des condi­tions de vie des per­sonnes les plus pauvres et des per­sonnes de couleur.

[Image tirée du documentaire The Black Panthers: Vanguard of the Revolution (2015) | Stephen Shames]

Nombreux sont ceux qui pensent encore que vous fai­siez par­tie des Black Panthers — cer­tains sont même convain­cus que vous en étiez l’une des fon­da­trices ! Pouvez-vous reve­nir sur la nature pré­cise de vos rela­tions avec ce mouvement ?

Je n’étais pas un des membres fon­da­teurs du par­ti des Black Panthers. J’étudiais en Europe quand le par­ti a été créé en 1966. Après avoir rejoint le Parti com­mu­niste, je suis éga­le­ment deve­nue membre des Black Panthers et ai tra­vaillé avec une des branches de l’organisation à Los Angeles en tant que res­pon­sable de l’éducation poli­tique. Un jour, les lea­ders du par­ti ont déci­dé que les membres des Black Panthers ne pou­vaient être affi­liés à aucune autre orga­ni­sa­tion, alors j’ai choi­si de pour­suivre mon enga­ge­ment avec le Parti com­mu­niste, tout en conti­nuant à sou­te­nir et à col­la­bo­rer avec les Panthers. Ils ont d’ailleurs été très actifs pour obte­nir ma libé­ra­tion lorsque j’ai été incarcérée.

Vous par­liez de « légi­ti­mi­té de la vio­lence ». Cela nous ren­voie à la situa­tion en Palestine. On entend la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale, les médias et le monde exi­ger des Palestiniens l’arrêt de la vio­lence comme pré­con­di­tion aux négo­cia­tions. Exactement comme il avait été deman­dé aux lea­ders du mou­ve­ment pour les droits civiques ou aux peuples autoch­tones d’Amérique. Qui impose cette règle qui veut que l’opprimé assure la sécu­ri­té de l’oppresseur ?

« Si Israël se retrouve iso­lé éco­no­mi­que­ment et poli­ti­que­ment, il ne pour­ra pas conti­nuer de déve­lop­per son régime d’apartheid. »

Mettre la ques­tion de la vio­lence au pre­mier plan per­met de mas­quer les véri­tables pro­blé­ma­tiques qui font le cœur de la lutte pour la jus­tice. Le même pro­ces­sus a été uti­li­sé pen­dant la lutte anti-apar­theid en Afrique du Sud. Il est inté­res­sant de noter que Nelson Mandela, qui a été sanc­ti­fié comme un des plus grands défen­seurs de la paix de notre ère, figu­rait sur la liste des ter­ro­ristes des États-Unis jusqu’en 2008. Les vraies pro­blé­ma­tiques de la lutte pales­ti­nienne pour la liber­té et l’auto-détermination sont ren­dues invi­sibles par ceux qui, usant du ter­ro­risme, portent la résis­tance pales­ti­nienne au même niveau d’horreur que l’apartheid israélien.

À quand remonte votre der­nière visite en Palestine ?

J’y suis allée en juin 2011 avec un groupe de natifs amé­ri­cains et de femmes de cou­leur, uni­ver­si­taires et acti­vistes. La délé­ga­tion comp­tait des femmes qui avaient gran­di sous le régime d’apartheid en Afrique du Sud, dans le sud des États-Unis sous les lois Jim Crow et dans les réserves indiennes.

Quelle impres­sion gar­dez-vous de ce séjour ?

Bien que nous étions déjà toutes et tous enga­gés dans le mou­ve­ment pour la jus­tice en Palestine, nous avons été pro­fon­dé­ment cho­qués par ce que nous avons vu. Et avons déci­dé d’encourager nos dif­fé­rents groupes à rejoindre le mou­ve­ment BDS et à inten­si­fier la cam­pagne de lutte pour une Palestine libre. Certains d’entre nous ont plus récem­ment réus­si à faire pas­ser une réso­lu­tion exhor­tant l’American Studies Association à par­ti­ci­per au boy­cott aca­dé­mique et cultu­rel d’Israël. D’autres ont œuvré pour le pas­sage d’une réso­lu­tion par la Modern Language Association visant à cen­su­rer Israël pour avoir refu­sé l’entrée en Cisjordanie à des uni­ver­si­taires qui vou­laient faire des recherches et dis­pen­ser des cours dans des uni­ver­si­tés palestiniennes.

[Jérusalem, 2007 | AP]

Il existe de nom­breux moyens de résis­tance pour les popu­la­tions oppri­mées — la loi inter­na­tio­nale sti­pule même qu’il est pos­sible de résis­ter par la lutte armée. Aujourd’hui, le mou­ve­ment de soli­da­ri­té pales­ti­nien a pris le che­min de la résis­tance non-vio­lente. Est-ce à vos yeux la bonne route ?

Les mou­ve­ments de soli­da­ri­té sont, par nature, non-vio­lents. En Afrique du Sud, alors même qu’un mou­ve­ment de soli­da­ri­té inter­na­tio­nal s’organisait, lANC et le SACP en sont venus à la conclu­sion qu’il leur fal­lait une branche armée : Umkhonto we Sizwe. Ils avaient tout à fait le droit de prendre cette déci­sion. De la même manière, c’est aux Palestiniens de défi­nir quelles méthodes ils pensent les plus à même de les conduire à la vic­toire. En même temps, il est clair que si Israël se retrouve iso­lé éco­no­mi­que­ment et poli­ti­que­ment, comme tente de le faire la cam­pagne BDS, il ne pour­ra pas conti­nuer de déve­lop­per son régime d’apartheid. Si nous, aux États-Unis par exemple, pou­vions for­cer Obama à ces­ser de don­ner 8 mil­lions de dol­lars par jour à Israël, nous ferions un grand pas vers la fin de l’occupation israélienne.

Vous faites par­tie d’un comi­té pour la libé­ra­tion de Marwan Barghouti et tous les pri­son­niers poli­tiques. Pourquoi est-ce une prio­ri­té à vos yeux ?

« Nelson Mandela, qui a été sanc­ti­fié comme un des plus grands défen­seurs de la paix de notre ère, figu­rait sur la liste des ter­ro­ristes des États-Unis jusqu’en 2008. »

Il est essen­tiel que Marwan Barghouti et tous les pri­son­niers poli­tiques incar­cé­rés dans les pri­sons israé­liennes soient libé­rés. Marwan Barghouti a pas­sé plus de deux décen­nies der­rière les bar­reaux. Sa situa­tion est d’ailleurs tout à fait symp­to­ma­tique de l’expérience de la plu­part des familles pales­ti­niennes dont au moins un membre a été empri­son­né par les auto­ri­tés israé­liennes. Il y a actuel­le­ment plus de 5000 pri­son­niers pales­ti­niens et nous savons que depuis 1967, 800 000 Palestiniens, soit 40 % de la popu­la­tion mas­cu­line, ont été incar­cé­rés par Israël. Demander la libé­ra­tion de tous les pri­son­niers poli­tiques pales­ti­niens est un élé­ment essen­tiel des reven­di­ca­tions pour mettre fin à l’occupation.

Lors d’une confé­rence à Londres, en octobre 2013, vous avez décla­ré que la ques­tion pales­ti­nienne devait se glo­ba­li­ser, qu’elle était une pro­blé­ma­tique sociale que tous les mou­ve­ments lut­tant pour la jus­tice devaient ins­crire dans leur programme…

Tout comme le com­bat contre le régime d’apartheid en Afrique du Sud a fini par deve­nir une des pré­oc­cu­pa­tions pre­mières d’une grande majo­ri­té des mou­ve­ments de lutte pour la jus­tice dans le monde, la ques­tion pales­ti­nienne doit deve­nir la prio­ri­té de tous les mou­ve­ments pro­gres­sistes aujourd’hui. On a eu ten­dance à consi­dé­rer la Palestine comme une ques­tion à part et, mal­heu­reu­se­ment, sou­vent mar­gi­nale. Le moment est venu d’encourager tous ceux qui croient en l’égalité et la jus­tice à se joindre à la lutte pour libé­rer la Palestine.

Que répon­dez-vous si l’on vous dit : le com­bat est sans fin ?

Je dirais que nos luttes mûrissent, gran­dissent, pro­duisent de nou­velles idées, font sur­gir de nou­velles pro­blé­ma­tiques et de nou­veaux ter­rains sur les­quels nous devons mener notre quête de liber­té. À l’instar de Nelson Mandela, nous devons avoir la volon­té d’entreprendre la longue marche vers la liberté.


Photographie de ban­nière : Au Claremont College, 1975 |Courtesy of Schlesinger Library



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