Entretien inédit | Ballast
Quelques semaines après les élections générales britanniques du 4 juillet 2024, des émeutes racistes ont éclaté en Angleterre. Suite à l’assassinat de trois enfants à Southport, près de Liverpool, le 29 juillet, de fausses informations ont rapidement été propagées sur les réseaux sociaux, affirmant que l’assassin serait un immigrant musulman. Aussitôt, dans plusieurs villes, des personnes non-blanches, leurs maisons, leurs commerces, leurs lieux de culte, ainsi que des foyers d’accueil pour migrants ont été pris pour cibles par des groupes majoritairement masculins et blancs qui ont organisé de véritables chasses à l’homme. Malgré les appels au calme, les émeutes ont duré plusieurs jours. Clémence Fourton, maîtresse de conférence en études anglophones et autrice d’Idées reçues sur le Royaume-Uni, revient sur cette séquence.
Vous travaillez depuis longtemps sur la société britannique et avez publié un ouvrage sous-titré « Les paradoxes d’un pays en crise ». Les émeutes de cet été vous ont-elles surprise ?
Oui, je dois dire que j’ai été surprise. Pas à cause du légendaire « flegme britannique », puisque des phénomènes de violence collective peuvent avoir lieu dans toutes les sociétés du monde, mais parce qu’elles ont eu lieu un mois après les élections législatives du 4 juillet 2024, remportées largement par le Parti travailliste. Après quatorze ans de pouvoir des Conservateurs, huit ans après le référendum sur le Brexit, moment où les discours racistes se sont déchaînés, et quatre ans après le Covid, ces élections semblaient annoncer une nouvelle phase de l’histoire contemporaine britannique. C’était en partie illusoire : l’élection n’a évidemment pas fait disparaître les fractures, profondes, qui traversent la société au Royaume-Uni. Le pays est très marqué par les inégalités sociales : un·e habitant·e sur cinq vit sous le seuil de pauvreté. Les anciens territoires industriels ont été largement abandonnés des pouvoirs publics, les services publics (notamment de santé) ont été saccagés par des années de rigueur budgétaire, le logement est inabordable, et sur ces injustices fleurissent des colères diverses : contre les élites et contre les « étrangers », principalement.
Le sociologue Matthijs Gardenier rappelait dans un entretien que « l’histoire du Royaume-Uni est marquée par de grandes violences racistes » — et de citer en exemple les émeutes racistes d’Oldham en 2001, où des manifestations et agressions avaient eu lieu dans des quartiers musulmans après qu’un vétéran britannique avait été tué et dépouillé par des jeunes originaires d’Asie du Sud-Est. Le Parti travailliste était là aussi au pouvoir. Ces événements, répétés, ont-ils donné lieu à des mesures politiques ?
« Il n’y a pas de « cordon sanitaire » entre l’extrême droite et les partis de gouvernement. »
Il est certain que l’histoire récente du pays est jalonnée d’épisodes de ce type. L’excellent livre collectif Policing the Crisis1 montre comment, déjà dans les années 1970, de jeunes Britanniques noirs ont été systématiquement soupçonnés de violence suite à une série de faits divers. Stuart Hall et ses collègues mettent en évidence la responsabilité des médias de droite, des tabloïds et de ceux qui deviendront des Thatchériens dans la construction de cette panique morale. Dans le cas d’Oldham, le rapport issu d’une commission d’enquête a mis en avant les causes structurelles de ces violences, notamment la ségrégation sociale et raciale. Le Parti travailliste, dans ces années-là, a tenté de développer une forme de multiculturalisme s’appuyant sur les associations et les collectifs, parfois religieux, ou propres à tel ou tel groupe immigré, qui pouvaient se faire le relais de l’État dans les communautés locales. Les travaillistes ont été accusés de clientélisme et de favoriser le communautarisme. Depuis, cette approche a été abandonnée. Le programme sur lequel ils ont été élus récemment est un programme de centre-droite, qui mise sur la croissance comme source d’investissement dans les services publics, et une approche répressive de l’immigration. Pas de projet politique radicalement nouveau à l’horizon, donc.
Quelles sont les composantes de l’extrême droite britannique aujourd’hui ?
Les émeutiers de cet été sont principalement de jeunes hommes blancs de classe populaire, pour autant qu’il est possible d’en juger sans enquêtes de terrain approfondies. Ils se sont organisés sur les réseaux sociaux, autour d’une nébuleuse de petites organisations qui n’ont pas pignon sur rue. La plus connue, l’English Defence League, a été dissoute il y a plus de dix ans et n’a donc pas d’existence officielle, même si son leader, Tommy Robinson, continue d’être une figure de référence dans ces milieux fascistes. Du côté des partis officiels, l’extrême droite est représentée par Reform UK, le parti de Nigel Farage. C’est l’incarnation actuelle de ce qui s’appelait UKIP avant le Brexit, puis le Brexit Party ensuite. Aux élections du 4 juillet 2024, Reform UK a fait 14 % des voix, mais comme c’est un système électoral sans proportionnelle, ils n’ont obtenu que quatre sièges au Parlement sur 650. C’est peu, mais c’est la première fois qu’ils ont des député·es.
Quel est son électorat ?
Des électeurs qui ont voté pour les conservateurs en 2019, des défenseurs du Brexit et, oui, ce sont des personnes souvent pauvres (20 % de leurs électeurs) et peu diplômées (23 %). Il faut dire aussi que si le parti de Nigel Farage fait des scores bien inférieurs à ceux des travaillistes et de la droite, les thèmes et formules de l’extrême droite ont été largement banalisés ces dernières années. La formule du Parti conservateur sur les traversées de la Manche, par exemple, « Stop the Boats », a été scandée par les émeutiers cet été… On voit donc qu’il n’y a pas de « cordon sanitaire » entre l’extrême droite et les partis de gouvernement.
« On a un rejet historique de l’altérité, qu’elle soit catholique pour les unionistes radicaux d’Irlande du Nord ou musulmane pour les nationalistes anglais. »
Il faut noter enfin que les émeutes n’ont eu lieu qu’en Angleterre et, dans une moindre mesure, en Irlande du Nord. C’est important pour comprendre la composition de ce mouvement : il s’agit de nationalistes anglais d’une part et, à Belfast, il semble que les émeutiers avaient des liens avec les milieux loyalistes, qui sont contre la réunification de l’Irlande et sont attachés à la Couronne britannique. Ils ne défendent pas la même chose, au sens où les Nord-Irlandais ne sont évidemment pas anglais, mais dans les deux cas on a des préoccupations identitaires fortes, avec un rejet historique de l’altérité, qu’elle soit catholique pour les unionistes radicaux d’Irlande du Nord ,ou musulmane pour les nationalistes anglais.
Les émeutes sont nées d’un mensonge propagé par le leader d’extrême droite Nigel Farage. Et les démentis officiels n’ont pas empêché ses partisans d’organiser de véritables lynchages. Est-ce à dire qu’il ne fallait qu’une étincelle pour voir la situation exploser ? Y a-t-il au Royaume-Uni un terrain favorable à la propagande médiatique de l’extrême droite et aux théories complotistes et racistes qu’elle véhicule ?
Oui, clairement. L’islamophobie est bien implantée. Farage fait un travail idéologique en ce sens depuis des années. La campagne autour du Brexit a déchaîné un discours anti-immigration et les thèmes n’ont pas disparu du débat public depuis. Farage et d’autres, notamment les franges les plus réactionnaires du Parti conservateur, ont notamment une chaîne de télé sur laquelle ils diffusent leur propagande raciste en continu, GB News. Farage a pris ses distances avec les émeutes, les a condamnées, mais par tactique politique : il a contribué à les rendre possibles, et on l’a vu en d’autres occasions beaucoup plus laxiste.
On peut ajouter trois éléments d’analyse sur la diffusion des rumeurs racistes : au Royaume-Uni comme en France, la période du Covid a donné lieu à une montée en puissance du complotisme antivax mais plus généralement anti-élite, qui participe de cette défiance vis-à-vis des discours officiels, y compris des démentis dont vous parlez. Ensuite, ce n’est qu’une hypothèse, mais le système électoral qui crée un écart important entre le nombre de voix et le nombre de députés, peut nourrir le ressentiment des électeurs d’extrême droite, qui s’expriment alors autrement. Enfin, je l’ai déjà dit, mais j’insiste, le Parti conservateur, et dans une moindre mesure les travaillistes, ont une vraie responsabilité dans la banalisation des thèmes et des discours d’extrême droite.
Quelle a été la réaction, justement, du nouveau gouvernement travailliste ? Les manifestants d’extrême droite ont-ils bénéficié d’une certaine forme d’impunité ou bien la justice a-t-elle sévèrement puni ?
« La campagne autour du Brexit a déchaîné un discours anti-immigration. »
Non, pas d’impunité de ce côté-là. Keir Starmer, nouvellement élu Premier ministre, a fait le choix d’incarner la fermeté, et a qualifié les émeutiers de « voyous ». De très nombreuses arrestations ont eu lieu, avec des comparutions immédiates et des peines de prison ferme, y compris pour des personnes qui avaient relayé des appels à la violence sur les réseaux sociaux. Les policiers ont été souvent pris pour cible par les émeutiers, quand ils protégeaient des mosquées, par exemple. La violence était donc dirigée à la fois contre les Britanniques musulmans et les « étrangers », mais aussi contre les représentants de l’État. L’État est accusé de faire du « deux poids deux mesure » par l’extrême droite, au sens où les minorités ethnoraciales seraient favorisées par rapport aux Britanniques blancs. C’est un thème courant de l’extrême droite. Pourtant Starmer, haut fonctionnaire dans la justice au moment des émeutes de 2011 qui, elles, avaient fait suite au meurtre par un policier d’un jeune Britannique noir, avait à cette époque été extrêmement ferme. La machine répressive, dans les deux cas, s’est mise en branle.
Que s’est-il passé à cette époque ?
Les émeutiers de 2011 étaient jeunes, souvent racisés, issus des quartiers populaires des grandes villes. Ils dénonçaient ce meurtre raciste, plusieurs années avant que Black Lives Matter, en tant que mouvement organisé, n’arrive au Royaume-Uni. Ces émeutes avaient bien des points communs avec celles de 2005 en France. La participation des jeunes à ces événements avait été sanctionnée très lourdement, notamment par des peines de prison. Le Premier ministre de l’époque, David Cameron, avait fait une lecture réactionnaire et familialiste des émeutes, en identifiant l’absence de figures parentales d’autorité comme leur cause principale… Rien sur les biais racistes de la police et l’absence de perspectives d’avenir pour les jeunes en question.
Quelle est la situation actuelle ? Y a-t-il eu un apaisement, ou simplement un répit ?
Les émeutes ont duré environ une semaine, et se sont tassées après le 6 août. Difficile de dire de quoi demain sera fait, mais rien n’a été réglé… Et la réponse de fermeté judiciaire, si elle a sans doute permis de calmer le jeu sur le moment, va probablement aussi produire une nouvelle couche de ressentiment.
Certains représentants de la gauche française utilisent la formule « fâchés pas fachos » pour expliquer l’adhésion des classes populaires à l’extrême droite en pointant du doigt leur précarisation : chômage, problèmes de logement, etc. Cette formule aurait-elle un sens au Royaume-Uni ?
« Quand les fachos étaient quelques centaines, les antifas étaient plusieurs milliers. »
Sur ce point, je rejoins l’analyse que Félicien Faury développe au sujet du vote RN dans son ouvrage Des électeurs ordinaires. Oui, le vote (ou ici les émeutes) d’extrême droite se nourrit de thèmes économiques, d’un sentiment de déclassement et d’abandon par la classe politique. Mais cette matrice ne signifie pas qu’il n’y a pas une vraie composante raciste dans le vote RN, comme ici dans les émeutes. Le ressentiment des Britanniques qui ont attaqué des mosquées, des commerces tenus par des personnes d’origine pakistanaise ou indienne, ou encore frappé des personnes noires, on peut bien sûr dire qu’il se nourrit des inégalités sociales et du mépris des élites politiques, mais il est aussi explicitement raciste. Dans le cas des émeutes britanniques de cet été, je dirais « fâchés et fachos ».
En France, à l’instar de CNews qui titre « Ce n’est plus le Royaume-Uni, c’est le royaume désuni », les médias réactionnaires ont interprété les émeutes comme un échec du modèle multiculturaliste. Qu’en pensez-vous ?
J’ai lu des papiers franchement hallucinants à ce sujet : on aurait dit que les réactionnaires de tout poil n’attendaient que ça, se réjouissaient presque de la violence raciste car elle leur permettait de déployer leur argumentaire. Je ne partage évidemment pas cette analyse. Le modèle multiculturel existe au Royaume-Uni, au moins à trois niveaux : il existe une législation anti-discrimination très développée, y compris pour protéger les Britanniques musulman·es de l’islamophobie, et permettre à tout le monde de participer à la vie publique. Et elle est appliquée. Ensuite, on l’a vu avec les derniers gouvernements conservateurs, le personnel politique, s’il est toujours issu d’une élite sociale et culturelle, est vraiment très divers sur le plan des origines ethnoraciales et des religions. Enfin, la société britannique est, dans les faits, métissée, plurielle et… multiculturelle. C’est une réalité, même si ça ne plaît pas aux fachos.
Le mouvement antifasciste anglais a quelques faits d’armes à son actif, par exemple la bataille de Woodgreen. Face aux émeutes de cet été, quelle a été l’action des milieux antifascistes anglais ?
Les antifascistes ont été réactifs, organisés, et très efficaces. Quand les fachos étaient quelques centaines, les antifas étaient plusieurs milliers. Les manifestations antiracistes se sont vite organisées, notamment autour de l’organisation unitaire « Stand Up to Racism », et ont contribué, avec probablement la réponse judiciaire très sévère, à enrayer les émeutes. Il y a eu des scènes très belles des manifestant·es qui protègent des bâtiments en faisant des chaînes humaines, des fêtes populaires à Londres ou à Bristol, et des points de jonction entre la gauche antiraciste organisée et les communautés locales, qui se sont mobilisées pour nettoyer les rues et protéger leurs voisin·es.
Photographie de bannière : manifestation antifasciste à Leicester, 10 août 2024 | Javed Sultan
- Stuart Hall, Charles Critcher, Tony Jefferson, John Clarke, Brian Roberts, Policing the Crisis : Mugging, the State, and Law and Order, Macmillan, 1978.[↩]
REBONDS
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☰ Lire notre article « Écosse, quelle voix pour l’indépendance ? », Arthur Moreau, juillet 2015