Entretien inédit pour le site de Ballast
Depuis qu’il y a des livres, les animaux les peuplent. Ils cavalent entre les mots, plongent entre deux chapitres, volent entre les pages et creusent des tunnels des majuscules aux points. Il y a, entre mille, La Fontaine jurant « instruire les hommes » à travers eux ; George Orwell confiant s’être « mis à analyser la théorie marxiste du point de vue des animaux » ; Toni Morrison convoquant l’animalité pour donner à penser le monde de l’esclavage. La généralisation de l’élevage industriel et l’érosion toujours croissante de la biodiversité ne peuvent, on l’imagine, laisser intact le travail des écrivains et des écrivaines. Décrire ce que ces bouleversements font au roman, à la poésie ou au théâtre, voilà ce à quoi s’est attaquée la chercheuse en littérature Anne Simon, spécialiste de Proust. Son dernier ouvrage, Une bête entre les lignes, rend compte de vingt ans d’attention aux animaux dans la littérature.
Lorsqu’on lui a demandé de définir le mythe, Claude Lévi-Strauss a répondu : « Si vous interrogiez un Indien américain, il y aurait de fortes chances qu’il vous réponde : une histoire du temps où les hommes et les animaux n’étaient pas encore distincts. » La littérature serait-elle une manière de raconter cette indistinction ?
Le temps où les animaux et les humains sont reliés est en réalité permanent et ne relève, selon moi, pas uniquement du temps du mythe. Je comprends bien sûr l’intention de Lévi-Strauss dans la perspective anthropologique qui est la sienne, puisqu’on se situe dans un courant majoritaire de l’Occident qui a établi, au fil des siècles, un faisceau de scissions entre l’humain et l’animal. Je tiens à cette expression, « courant majoritaire », car elle permet de faire sentir que l’Occident, terme que je trouve beaucoup trop vague et anhistorique, n’est pas une entité uniforme. Par-delà les hétérogénéités géographico-culturelles, par-delà les évolutions ou les ruptures au fil des siècles, l’Occident a été traversé par de nombreuses cultures, souvent dissidentes, réprimées ou marginales. Même au sein de notre modernité, je crois qu’humains et animaux sont reliés constamment dans la réalité : celle de nos corps, de nos pratiques, de nos rêves, de notre langage, de nos rites, profanes ou non, de façon plus ou moins consciente selon les individus et leurs cultures. C’était certes plus évident lorsque l’humain était nomade ou errant — lorsqu’il était littéralement animal : animé, en motion, en mouvement… Il reste que même en se sédentarisant, même en se servant du langage de façon abstraite (songeons aux mathématiques ou aux devinettes), l’humain ne sort jamais de l’animalité, et reste poreux aux autres animaux : ce qui est dès lors intéressant dans l’idée d’un passé mythique tel que le formule Lévi-Strauss, c’est qu’il met en relief l’oubli ou le déni de cet entrelacement effectif qui fait de nous des vivants, certes singuliers, parmi les vivants.
« Même en se sédentarisant, même en se servant du langage de façon abstraite, l’humain ne sort jamais de l’animalité, et reste poreux aux autres animaux. »
N’étant pas anthropologue, je surimprime sans complexe le mythe, l’imaginaire et le réel, y compris au sein de notre modernité. La littérature nous fait prendre conscience que, encore aujourd’hui, l’imaginaire nous investit de part en part, peut-être encore plus fortement qu’avant — justement parce que nous nous croyons rationnels et autonomes. La littérature s’infiltre dans cette rationalité et nous fait sentir, via les affects et via la réarticulation grammaticale de nos idées trop sédimentées, que le mythe fait partie du monde réel. Qu’il n’est pas un ailleurs ou un avant. La littérature conte moins, d’ailleurs, l’indistinction que l’interrelation, parfois fusionnelle (que ce soit dans le sommeil partagé, la caresse, la symbiose ou l’ingestion), parfois très distendue — au risque d’un arrachement terrible, pour les bêtes, bien sûr, mais aussi pour l’humain (qui tourne alors en rond sur lui-même, sans plus aucune altérité pour le rendre saillant à lui-même). Je vous renvoie à un cahier de Proust qui revient sur le fait que le réel et le souvenir qui instituent le moi ne sont jamais bruts, mais qu’il sont bordés d’imaginaire, en prise sur un élan : « Ne pas oublier l’idée d’EXISTENCE (capital) jointe […] à l’imagination = réalité ». Je trouve que c’est une très belle équation !
Vous parlez de liens qui semblent pourtant bien lointains aujourd’hui. Les travaux critiques à l’égard d’un dualisme constitutif de la modernité occidentale1 pointent une coupure nette, dans la pensée moderne, entre humains et animaux.
Bien sûr. Et si on cherche une coupure nette, on la trouvera sans problème — notamment dans les conditions de l’agriculture et l’élevage intensifs ou dans un type d’urbanisation qui commence d’ailleurs aujourd’hui à être remis en question. Cependant, à travers une forme déplacée du dualisme — et moins paradoxalement qu’il n’y paraît —, on trouvera aussi cette coupure dans une indistinction entre certains humains et certains animaux familiers, au détriment d’autres animaux. Bref, ce qui est en jeu, c’est une distance faussée : soit trop forte, soit déniée. Notre modernité, donc, est moins monolithique qu’il n’y paraît. Mais oui, elle oublie trop ses propres fondements. Ou bien elle n’est pas toujours au clair avec ses traditions, nombreuses. Le fondement ne se confond d’ailleurs pas forcément avec une origine temporelle, c’est aussi et surtout quelque chose qu’on construit.
À quoi songez-vous ?
Je pense à l’Antiquité, lorsqu’il fallait créer une origine à Rome et qu’on imitait celle d’Athènes — ou, comme dans l’herméneutique juive, une origine vers laquelle on va et qu’on retrouve, ou dont on se départ précisément pour mieux rester fidèle à ses valeurs. Pourquoi ne pas redécouvrir et reformuler sa propre origine ? Nous pourrions nous retourner vers nos bibliothèques pour nous demander quels sont les hommes et les femmes avec lesquels nous avons envie de renouer le dialogue, quels textes privilégier dans nos traditions, y compris monothéistes, quelles interprétations faire germer et au contraire quelles sont celles qui ne nous conviennent pas.
J’ai ainsi essayé, dans Une bête entre les lignes, de revisiter le canon de l’histoire littéraire en le rendant plus fluide, à partir d’une réflexion sur les étymologies akkadienne [langue sémitique parlée du IIIe au Ier millénaires avant notre ère, ndlr] et hébraïque du terme qaneh : il renvoie au souple roseau et au jonc qui servaient de canne pour faire des étalons et prendre des mesures — ils ont ensuite donné kanôn, en grec. C’est comme cela, pour déplacer la focale, que je suis allée chercher des textes chez des auteurs où on n’attendait pas d’animalité (Proust, mais j’aurais pu le faire aussi pour Sartre ou Malraux) et que j’ai « visité » des auteurs moins connus (Béatrix Beck, Jacques Lacarrière, Henrietta Rose-Innes ou Andrzej Zaniewski). On pourrait aussi le faire en philosophie — et on trouverait d’ailleurs de nombreuses femmes.
Vous dites qu’écrire sur des animaux ou choisir de ne pas en parler traduit des conceptions proprement politiques. Vous venez d’évoquer Sartre. Que dit son rapport critique à la nature et aux animaux ?
« Plus nous enrichissons notre vocabulaire, notre grammaire, notre syntaxe, nos phrasés, plus nous multiplions nos perspectives sur le monde. »
Je me souviens d’une anecdote que raconte Simone de Beauvoir lors d’une randonnée en montagne avec Sartre — elle était une grande marcheuse, mais pas lui. Ils partent mal équipés, Sartre fait une insolation, il est obligé de s’arrêter et c’est Beauvoir qui gère tout ensuite. Cela pour dire que chez Sartre, le problème n’est pas l’animal en tant que tel, mais les représentations qu’il se fait de son corps, du corps d’autrui, de la nature. Sa hantise de ce qui s’inscrit dans le corps fait qu’il craint l’animalité — sans doute parce qu’il considère que le corps serait plus animal que l’esprit. Certes, Sartre avait extrêmement bien compris que la situation historique est une donnée fondamentale de notre rapport au monde, mais il a abordé de façon surtout négative la question de l’incarnation, ce fait que nous sommes des corps, y compris et surtout pensant, rêvant, philosophant — ce que Merleau-Ponty a si merveilleusement saisi. Chez Sartre, la nature et l’animalité relèvent de l’interdit : la sexualité est reliée à un corps féminin décliné en corps maternel qu’il assimile de façon trouble à un corps sororal dans Les Mots, corps féminin qui renvoie au visqueux, au mollusque, à une vie animale sous-marine et dangereuse… Mais, si on y prêtait attention, on trouverait énormément d’animaux chez Sartre, dont beaucoup servent de comparants pour les humains, ou sont des êtres de passage qui traversent furtivement son œuvre.
Dites-nous en un…
Dans Les Mots, il mentionne le « Cahier de romans » qu’il met en chantier, à l’âge de huit ans, et le premier texte qu’il mène « à bout » : « je l’intitulai : Pour un papillon
. Un savant, sa fille, un jeune explorateur athlétique remontaient le cours de l’Amazone en quête d’un papillon précieux »… De façon comme toujours ambivalente chez le philosophe revenant sur son enfance, cette première expérience romanesque est à la fois reliée à la jubilation d’une écriture qui rime avec aventure, et à un sentiment de pose et de fausseté.
« Nous sommes traversés par ces passantes que sont les bêtes », écrivez-vous. L’auteur norvégien Tarjei Vesaas l’exprime à sa manière dans son roman Les Oiseaux, lorsque des bécasses passent au-dessus de la maison du personnage principal : « Cela passa au-dessus de la maison. Mais cela passa aussi juste à travers Mathis. » À l’instar de ce que vit ce personnage, la littérature nous ouvrirait-elle aux animaux ?
C’est un très beau roman. Si la littérature use de mots qui ouvrent et non de mots qui enferment, elle enrichit notre rapport au monde et permet d’avoir accès autrement à différentes espèces. Il y a la littérature imaginaire, bien sûr — les romans, les poèmes — mais également les récits d’histoire naturelle. De nombreux écrivains et écrivaines adorent aussi les encyclopédies, illustrées ou non. On parlait de Sartre : il a découvert la puissance du langage (et son imposture possible) à travers les dictionnaires. Plus nous enrichissons notre vocabulaire, notre grammaire, notre syntaxe, nos phrasés, plus nous développons des connexions que je qualifierais volontiers de synaptiques, plus nous multiplions nos perspectives sur le monde. Il ne s’agit pas d’un point de vue de type idéaliste. Les anthropologues, tels Eduardo Viveiros de Castro et Eduardo Kohn, le montrent très bien : c’est parce que nous avons des grammaires rituelles, à la fois matérielles et linguistiques, que s’immiscent dans nos corps — et donc dans nos cerveaux — des univers multiples, qui sont là, à nos portes. Mais certains parmi nous n’ont plus assez de rites. On a vu au moment d’enterrer nos morts, dernièrement, à quel point il était épouvantable, et même honteux, de ne pouvoir leur rendre hommage… Le langage est une porte d’entrée vers une pluralité de mondes vivants, mais aussi vers une pluralité de cultures : se situer entre les lignes, c’est aussi se situer entre les langues.
Revenons justement à votre titre : Une bête entre les lignes. Comme s’il fallait lire de travers ou à contre-temps pour percevoir les animaux qui peuplent la littérature…
J’aime beaucoup cette idée de lire de travers ou à contre-temps. Elle me fait penser à une phrase du Contre Sainte-Beuve de Proust, reprise ensuite par Deleuze, cette idée que les contresens peuvent être féconds : « Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère. Sous chaque mot chacun de nous met son sens ou du moins son image qui est souvent un contresens. Mais dans les beaux livres, tous les contresens qu’on fait sont beaux »… Ce titre porte tout mon livre. Chaque mot qui y figure dit quelque chose de fondamental dans ce que je pense des relations entre les animaux et la littérature. Il n’est pas venu tout de suite. Depuis au moins dix ans j’avais autre chose en tête : « Une bête surgit du roman ». Je tenais beaucoup à cette question du surgissement, au fait que les animaux apparaissent et qu’ils nous font apparaître des univers, ou qu’ils nous font redécouvrir ce que nous croyons être le « nôtre ». Mais « roman » ne marchait pas. J’évoque d’autres genres littéraires, comme la fiction naturaliste, le récit savant, la poésie, la prose poétique ou celle destinée à être portée sur scène, au théâtre. Un jour où je faisais l’un des très nombreux plans que ce livre a comptés et qui devait pouvoir rendre sensible un cheminement de ma pensée sur une vingtaine d’années, le titre est venu tout seul, d’un coup, avec cette charnière fondamentale du entre — j’adore les « petits mots », ces conjonctions qui font jouer l’articulation de la langue et de la vie. Mais d’abord, il y a une, c’est-à-dire une bête parmi d’autres qu’un écrivain va singulariser et juger digne d’avoir une vie narrable — même si je parle aussi de façons d’être collectives que la littérature met en valeur. Le mot bête, ensuite, est choisi à dessein, par rapport à animal : deux mots extraordinaires, mais qui ne charrient pas les mêmes valeurs, les mêmes sens.
Pouvez-vous détailler cette distinction ?
« Un jour où je faisais l’un des très nombreux plans que ce livre a comptés et qui devait pouvoir rendre sensible un cheminement de ma pensée sur une vingtaine d’années, le titre est venu tout seul. »
Revenons alors aux usages, à la pratique. Chacun d’entre nous peut ressentir qu’utiliser le mot « bête », qui est souvent employé en mauvaise part ou familièrement, ne procure pas la même sensation de réalité que le mot « animal », plus noble. Pensons à l’expression « sale bête ! ». Proust la met dans la bouche de Françoise, la servante d’À la recherche du temps perdu, quand elle égorge de façon tragi-comique un poulet qui se débat. Mais c’est également ce que dit Madame Verdurin quand elle complote pour exclure Swann de son « petit clan » — il faut dire que swan renvoie au cygne, en anglais, ce qui crée une boucle dangereuse avec le poulet sacrifié pour le repas dominical ! Il y a d’ailleurs dans l’œuvre de Proust une ligne aviaire passionnante : ce poulet au cou coupé qui révèle l’arrière-plan de violence du cercle familial, Swann exclu d’un monde socialement inférieur au sien, mais qu’il désire intégrer par amour pour une « cocotte » — une demi-mondaine… Proust lui-même, que sa mère appelait son « petit serin » et qui se comparait à une colombe poignardée, devient, à l’approche de la mort et reclus dans sa chambre, un écrivain-hibou « qui ne voit un peu clair que dans les ténèbres2 » — il n’a pas choisi le terme « chouette », trop chargé de philosophie grecque et de sagesse, mais le terme « hibou ». Terme qui me fait songer à ceux de Baudelaire : « Dardant leur œil rouge. Ils méditent. » Par ailleurs, si vous croisez des souris ou des cafards dans votre appartement, vous ne direz sans doute pas avoir vu des « animaux » mais des « bestioles » ou des « bêtes ». C’est ce que j’appelle l’infra-animalité, dont j’ai voulu montrer qu’elle hante les interstices de la littérature, et parfois l’envahit !
Proust, qu’on envisage toujours axé sur la sociologie et la psychologie humaines, est une mine sur ce plan. « Oh ! les petites bébêtes qui courent sur Madame ! », s’exclame Françoise à propos de sangsues que le médecin a placées sur la tête de la grand-mère qui agonise : « attachés à sa nuque, à ses tempes, à ses oreilles, les petits serpents noirs se tordaient dans sa chevelure ensanglantée, comme dans celle de Méduse ». Comparé au mot « animal », le mot « bête » a un aspect plus charnel, et même plus intrusif : la « bête humaine » est perçue comme un oxymore suggérant que l’humain serait comme ensauvagé et possédé de l’intérieur par une « bestialité » incontrôlée. Les deux termes peuvent certes être des insultes ; Proust use à plusieurs reprises de la formule « cet animal-là » — moins d’ailleurs pour ridiculiser celui qui est traité d’animal que pour dénoncer celui qui la prononce. Ainsi, Bloch père, qui n’y comprend rien à la littérature, se donne de l’importance en lisant le journal où écrit un grand écrivain : « Ce Bergotte est devenu illisible. Ce que cet animal-là peut être embêtant. C’est à se désabonner. Comme c’est emberlificoté, quelle tartine !
Et il reprenait une beurrée ». De son côté, Monsieur Verdurin martyrise le doux Saniette en se moquant de lui en public : « cet animal-là veut nous faire prendre la mort dans son cher courant d’air ». Toutefois, quand on parle de l’animal humain, on songe plus souvent à l’animal raisonnable, politique, qui peut rire, à tous ces fameux « propres » qui finissent toujours par exploser. L’humain serait l’animal « plus » quelque chose.
Ce qui n’est pas le cas ?
Je pense au contraire que notre animalité nous investit de part en part — ce qui n’est pas contradictoire avec le fait que nous sommes des animaux très particuliers. Mais nous ne sommes pas des « animaux-ceci » : l’adjectif est censé anoblir l’animal en nous, le métaboliser en humanité enfin débarrassée de l’animalité… Quant à la bête humaine, elle serait ce qui préside au pulsionnel, à l’inconscient, à la sauvagerie. Bref, on reste dans des dichotomies d’une simplicité déconcertante. Si on analyse les étymologies des deux termes, elles sont distinctes : d’un côté anima, qui nous emmène vers l’âme, le souffle (tout animal est souffle et l’humain, donc, également) ; de l’autre côté, bestia renvoie à la dissociation latine entre la bête féroce ou domestique d’une part, et l’humain d’autre part. Introduire et réexaminer le terme « bête » en philosophie, comme l’a fait Élisabeth de Fontenay dans Le Silence des bêtes, le réhabiliter en études littéraires, comme j’ai ensuite tenté de le faire, permet de se ressaisir d’une histoire longue et de relativiser ce qui dans ces catégories est devenu un carcan pour penser la continuité du vivant, autant que sa diversité.
Vous critiquez la compassion et la pitié à l’égard des animaux comme moteur de mobilisation politique. Vous parlez d’une « pelote doucereuse du commun » qu’on chercherait à retrouver chez les non-humains. « Dé-moraliser les études animales », complétez-vous. Votre approche ne met-elle pas de côté les nombreux travaux qui, depuis une cinquantaine d’années, questionnent l’éthique animale ?
« La littérature n’est pas uniquement le lieu de la douceur, de la suavité, de la morale. C’est aussi le lieu de la férocité, de l’archaïque. »
Je ne rejette pas l’éthique, bien au contraire ! Elle constitue un véritable fil conducteur de mon livre, dans sa dimension fondamentale qui est de rendre justice à l’altérité, et non de la gommer — y compris pour « la bonne cause ». Simplement, sur « la question animale », « le commun » me fait parfois penser, en plus légitimé dans les cercles intellectuels ou écologiques, au « vivre-ensemble » des médias : des mots d’ordre faciles, qui passent sous silence les tensions qu’impliquent l’épreuve du réel, liées à des divergences de stratégies et de points de vue qui sont très légitimes chacun pris individuellement mais parfois difficiles à concilier. C’est au commun idéalisé que je m’en prends, pas aux tentatives nécessaires de se regrouper et de s’allier. La littérature est pour moi un terrain fantastique tant le commun y apparaît contradictoire et complexe. Il n’est absolument pas question pour moi de mettre au rancard les apports éthiques de la réflexion contemporaine depuis plus de cinquante ans — on peut remonter plus loin d’ailleurs, jusqu’à Montaigne par exemple.
Je voulais me confronter à l’ensemble des animaux que les humains imaginent, inventent ou auxquels ils tentent de donner une place en littérature. La littérature n’est pas uniquement le lieu de la douceur, de la suavité, de la morale. C’est aussi le lieu de la férocité, de l’archaïque, là où on est vraiment par-delà le bien et le mal ou, de façon plus complexe encore, à leur intersection, à leur confrontation. Sans cela, je n’aurais pas pu écrire sur le sadisme de Proust — que certains, à son époque, ont surnommé « L’homme aux rats » parce qu’il lui est arrivé de faire mettre à mort des rongeurs devant lui pour arriver à la jouissance — ou sur les ambivalences et les joies de la chasse en littérature. Ou bien, encore, sur l’utilisation de métaphores animales à des fins politiques d’extermination ou de colonisation. Je pense que la littérature éthique et la pensée éthique, pour certaines d’entre elles en tout cas, idéalisent les animaux. Idéalisation qui est une autre face de l’Occident majoritaire : au lieu de reconduire frontalement le dualisme classique, on « hisse » les animaux vers l’humain (vers une morale naturelle, des sentiments analogues aux nôtres, etc.) sans honorer leur altérité quand elle est trop dérangeante.
Il n’est pas rare, en littérature comme dans le langage commun, de se référencer aux animaux pour s’en distinguer : ils deviennent un stigmate, une honte qu’il faudrait fuir. Peut-on imaginer un renversement ? Faire des animaux des vecteurs d’émancipation, en somme.
Je crois que beaucoup d’écrivains et d’écrivaines essaient par leur syntaxe, par le décentrement de leur phrase, par le minage de la grammaire, de rejoindre d’autres intensités vitales. Il ne s’agit pas de savoir ce que pense un animal — on ne le saura jamais exactement, pas plus qu’on ne sait ce que notre voisin ou notre meilleure amie pense de nous. Il s’agit d’avoir accès à des rythmes animaux, à leur vivacité, à leur lenteur, à leur pesanteur, à leur élan. Ça, on le peut. Qu’on dorme ou qu’on coure avec eux, qu’on les observe ou qu’on les rencontre comme un don — ou comme une épouvante ! Giono, par exemple, dans Les Vraies richesses, écrivait : « On m’a quelquefois reproché de ne peindre que des hommes ayant des ailes d’aigles, des griffes de lions, des sortes de géants légendaires. Moi je vous reproche de peindre des hommes sans ailes, sans griffes et tout petits. Vous me faites le reproche de démesure, je vous fais le reproche d’aveuglement. » Tous les humains dignes de ce nom chez Giono sont des êtres hybrides, qui ont un « contrat mystique qui les attache au monde ». Dans Deux cavaliers de l’orage, un lutteur énorme oscille entre plusieurs bêtes : « Son visage était […] entouré de plus de vingt grands cercles de graisse. […] pour des épaules, en ce qui concernait Le Flamboyant, c’en était. Rien que ce qui apparaissait dans le rond du tricot, c’était jambon de truie ». Mais il a « sur les flancs une énorme forêt de poils si longs, quoique bouclés, qui pendaient sur ses hanches comme des cuissards de bouc ». Sur ce torse gras, loin de l’image idéale qu’on se fait d’un homme qui pourtant rejoint désormais le mythe, est en outre tatouée une sirène, « une femme nue, moitié poisson » ! Cet homme-sanglier a du féminin, du poisson et du bouc en lui. Et ça n’est pas en plus de son humanité : c’est ce qu’il est.
Contre l’idée de « commun », souvent mobilisée pour penser la libération animale, on a vu un courant de pensée qui, depuis une vingtaine d’années, met en avant les rythmes animaux et l’étrangeté animale. Une altérité qui, pour ses auteurs, serait niée de deux manières : l’invisibilisation industrielle et, à l’opposé, l’éthique compassionnelle. On pense notamment à l’écrivain Jean-Christophe Bailly ou au philosophe Stéphane Hicham-Afeissa. C’est aussi votre sillage ?
« On peut songer à la pitié, chez Rousseau. C’est un affect extraordinaire qui ouvre à l’autre à partir du commun le plus puissant, celui de la vie ! »
Je me situe effectivement dans le sillage d’une éthique de l’altérité telle que la met en œuvre Jean-Christophe Bailly, qui invente une nouvelle manière d’écrire pour rendre compte de configurations de mondes et d’allures différentes qui nous sont sensibles mais que nous parvenons difficilement à exprimer. Il n’y a toutefois pas une opposition franche entre l’éthique de la différence et celle de la compassion — j’ai même commencé à travailler sur la question animale en littérature parce que j’étais habitée par cette émotion, par cette « souffrance avec », et plus généralement cette « sensibilité avec ». On peut songer à la pitié, chez Rousseau. C’est un affect extraordinaire qui ouvre à l’autre à partir du commun le plus puissant, celui de la vie ! Pour ma part, qu’ils soient maltraités ou non, je me suis toujours identifiée aux animaux — et même aux arbres et aux plantes. Je ne fais pas du tout un sort à l’empathie, au contraire. L’anthropomorphisme, qui consiste à projeter des sentiments ou des situations propres aux humains sur les animaux, et le zoomorphisme, qui consiste au contraire à ressaisir corporellement et imaginairement leurs façons de se mouvoir, de se poser, de se comporter, sont deux manières de rejoindre les animaux toutes aussi passionnantes l’une que l’autre. Ce ne sont pas forcément des négations de la différence, mais une intégration de celle-ci au sein de nos structures charnelles, psychiques, linguistiques…
En revanche, j’ai du mal à comprendre l’utilité militante d’une éthique compassionnelle quand elle écrase toute nuance pour aboutir à des fins qui sont abîmées par les moyens employés, ou qui élisent telle espèce au détriment de telle autre. Mais, à l’intérieur des mouvements écologistes, multiplions et acceptons les confrontations, l’adversité, le dialogue, le désaccord. Je suis en désaccord, par exemple, avec une partie du courant végane qui, pour singulariser les animaux et défendre leur cause, a décidé, sous couvert théorique biaisé, que les végétaux, et notamment les arbres, seraient immortels parce qu’ils sont des organismes collectifs qui se régénèrent ou sont susceptibles de donner naissance à d’autres pousses. C’est n’avoir jamais vu une plante « crever », un jardin « souffrir », sans même parler d’une montagne « éventrée ». Il y a aussi, pour moi, une évidence de la souffrance des insectes : je n’ai pas besoin qu’on me le prouve scientifiquement. Pour s’en convaincre, il suffit d’assister à la mort d’une abeille ou de lire l’agonie d’une mouche singulière qui réclame un « déplacement de la littérature » chez Marguerite Duras. Disons que je me situe dans une éthique compassionnelle de l’altérité, sur deux volets : l’un qui défend les animaux de l’industrialisation parce que tout ce qui est animal en moi souffre intuitivement de cette mécanisation — on est donc ici dans une différence proximale ; l’autre qui les défend aussi et surtout parce que tout ce qui fait de moi une « autre » qu’un cochon, une poule ou un saumon ne peut se passer de leur altérité pour se sentir pleinement et heureusement elle-même. Je n’ai pas besoin d’être proche anatomiquement d’une crevette ou d’un petit dinosaure comme un oiseau pour comprendre que c’est une hybris qu’on franchit dans la non-vie qu’on leur inflige.
Photographie de bannière : Alexey Bednij
Photographie de vignette : Agata Siecinska
- Par dualisme il faut entendre la distinction Nature/Culture, fondement de la manière de concevoir le monde en Europe et particulièrement depuis le XVIIe siècle. L’approche critique de ce dualisme a notamment été portée par Bruno Latour, Philippe Descola ou encore Val Plumwood [ndlr].[↩]
- Pour une analyse détaillée sur Proust et l’animalité, voir le podcast « Décalages zoopoétiques. Proust ou le cri du lapin », entretien avec Galia Yanoshevsky, Univesité Bar-Ilan, 2020 [ndla].[↩]
REBONDS
☰ Lire notre article « Penser depuis l’oiseau », Roméo Bondon, décembre 2020
☰ Lire notre entretien avec Jean-Marc Gancille : « Sixième extinction de masse et inégalités sociales sont liés », novembre 2020
☰ Lire notre entretien avec Jérôme Ségal : « Qui sont les animaux ? », avril 2020
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☰ Lire notre entretien avec Dalila Awada : « Si la justice exclut les animaux, elle demeure partielle », décembre 2019
☰ Lire notre entretien avec Sue Donaldson et Will Kymlicka : « Zoopolis — Penser une société sans exploitation animale », octobre 2018