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Du temps a passé depuis l’écriture de ce texte paru en 1937, tiré de l’ouvrage Le Quai de Wigan. Si les coordonnées politiques ne sont plus les mêmes, à l’évidence, certaines des lignes de force demeurent : l’écrivain britannique, engagé en Espagne auprès d’une organisation marxiste, exhortait à la création, contre la percée fasciste européenne et l’inconséquence des libéraux, d’un vaste mouvement socialiste à ambition ouvertement révolutionnaire. Ou, dit autrement, à la constitution d’un bloc populaire au travers d’une langue accessible et de propositions à la fois concrètes et quotidiennes. Et George Orwell d’avouer : « En un sens, le socialisme est si conforme au bon sens le plus élémentaire que je m’étonne parfois qu’il n’ait pas déjà triomphé.«
En ce moment, la seule attitude possible pour un honnête homme, que son tempérament le porte plutôt vers les Tories [conservateurs] ou plutôt vers les anarchistes, c’est d’œuvrer pour l’avènement du socialisme. Cela seul peut éloigner de nous la misère du présent ou le cauchemar du futur. S’opposer au socialisme aujourd’hui, au moment où vingt millions d’Anglais ne mangent pas à leur faim et où le fascisme a fait main basse sur la moitié de l’Europe, est un comportement suicidaire. Cela revient à déclencher une guerre civile au moment où les barbares forcent la frontière.
« Nous devons combattre pour la justice et la liberté, et le socialisme est synonyme de justice et de liberté, une fois dépouillé de ses oripeaux farfelus. »
C’est pourquoi il est plus nécessaire que jamais d’éliminer les réflexes d’humeur contre le socialisme, les réflexes qui ne correspondent à aucun motif de refus sérieux. Comme je l’ai déjà signalé, nombreux sont ceux qui en ont moins contre le socialisme que contre les socialistes. Si le socialisme, tel qu’il se présente actuellement, heurte bien des sensibilités, c’est en grande partie parce qu’il semble, vu de l’extérieur en tout cas, être livré à un ramassis de doux maniaques, doctrinaires, bolcheviks de salon, etc. Mais il est bon de se souvenir qu’il en est ainsi uniquement parce que les doux maniaques, doctrinaires, etc., ont été les premiers à occuper le terrain. Si le mouvement attirait — en masse — des hommes dotés de meilleurs cerveaux et d’un sens plus élaboré de la commune décence1, les personnages douteux dont il a été question cesseraient d’y tenir le haut du pavé. Pour le moment, le mieux est de serrer les dents et de faire comme s’ils n’existaient pas ; ils retrouveront leurs véritables dimensions quand le mouvement aura été véritablement humanisé. Par ailleurs, on peut les tenir pour quantité négligeable. Nous devons combattre pour la justice et la liberté, et le socialisme est synonyme de justice et de liberté, une fois dépouillé de ses oripeaux farfelus. C’est uniquement l’essentiel qu’il faut garder présent à l’esprit. Rejeter le socialisme sous prétexte qu’il compte en son sein tant de piètres personnages est aussi inepte que de refuser de prendre le train parce que le contrôleur a une tête qui ne vous revient pas.
Voyons maintenant le cas du socialiste, et plus particulièrement du socialiste fort en gueule, grand faiseur de tracts. Nous sommes arrivés à un moment où il est désespérément nécessaire que tous ceux qui se réclament de la gauche fassent abstraction de leurs différences et décident de serrer les rangs. En fait, on assiste déjà aux premières manifestations d’un tel changement. Le socialiste de l’espèce la plus intransigeante se voit désormais contraint de faire alliance avec des gens qui ne se trouvent pas en parfait accord avec lui. En règle générale, il voit cela d’un fort mauvais œil, et à juste raison, car il décèle le danger très réel qu’il y a à diluer la couleur rouge du mouvement socialiste tout entier jusqu’à en faire une amusette rose pâle encore plus inoffensive que le parti travailliste siégeant au Parlement. En ce moment par exemple, le danger est grand de voir naître, en réponse au fascisme, un Front populaire qui, au lieu d’être un mouvement d’inspiration authentiquement socialiste, ne représenterait qu’une manœuvre de basse politique dirigée contre les fascismes allemand et italien (pas l’anglais). Ainsi, moralement sommé de réaliser l’union contre le fascisme, le socialisme pourrait être conduit à pactiser avec ses pires ennemis. Mais le principe fondamental en la matière est le suivant : savoir qu’il n’y a jamais danger à faire cause commune avec un partenaire qu’on ne porte pas dans son cœur, du moment que l’essentiel est préservé.
Et, s’agissant du socialisme, quel est le point essentiel ? À quoi reconnaît-on le véritable socialiste ? Je dirais pour ma part que le véritable socialiste est celui qui souhaite — activement, et non à titre de simple vœu pieux — le renversement de la tyrannie. Mais, j’imagine, la plupart des marxistes orthodoxes ne seraient pas d’accord avec cette définition, ou ne l’accepteraient que du bout des lèvres. Parfois, quand j’écoute ces gens parler, et plus encore quand je lis leurs ouvrages, j’ai l’impression que pour eux le mouvement socialiste tout entier n’est qu’une joyeuse cérémonie d’exorcisme, avec des sorciers en transe bondissant sur fond de tam-tams et scandant : « Houla, boula, roula ! Je flaire l’odeur du sang d’un déviationniste de droite ! » C’est à cause de ce genre de choses qu’il est beaucoup plus facile de se sentir l’âme socialiste en milieu ouvrier. Le socialiste de la classe ouvrière, comme d’ailleurs le catholique du même milieu, n’est pas très calé sur le chapitre doctrinal et s’il ouvre la bouche, c’est presque à coup sûr pour proférer une hérésie. Mais il est, lui, au cœur de l’affaire. Il comprend parfaitement ce fait central que le socialisme signifie l’abolition de la tyrannie et, si l’on prenait la peine de lui en traduire les paroles, La Marseillaise le toucherait infiniment plus que n’importe quelle exégèse consacrée au matérialisme dialectique. L’heure n’est pas à répéter que l’acceptation du socialisme implique l’acceptation de l’aspect philosophique du marxisme, plus le culte philosophique du marxisme, plus le culte sans réserve de la Russie. Le mouvement socialiste a autre chose à faire que de se transformer en une association de matérialistes dialectiques ; ce qu’il doit être, c’est une ligue des opprimés contre les oppresseurs. Il doit attirer à lui les gens sérieux et écarter les libéraux à la bouche fleurie qui veulent l’écrasement du fascisme étranger pour pouvoir continuer à toucher tranquillement leurs dividendes — le type de coquin qui présente des motions « contre le fascisme et le communisme », c’est-à-dire à la fois contre les rats et la mort-aux-rats. Le socialisme, c’est l’abolition de la tyrannie, aussi bien dans le pays où l’on vit que dans les autres pays. Tant que vous brandirez bien haut ce fait, vous n’aurez jamais à vous tracasser pour savoir où sont vos véritables amis. Quant aux divergences mineures — et la divergence philosophique la plus profonde ne compte pas en regard des vingt millions d’Anglais qui meurent à petit feu faute d’avoir assez à manger —, il sera toujours temps d’en discuter après.
« Le mouvement socialiste a autre chose à faire que de se transformer en une association de matérialistes dialectiques ; ce qu’il doit être, c’est une ligue des opprimés. »
Je ne pense pas que le socialiste ait quoique ce soit à sacrifier de l’essentiel, mais il devra à coup sûr en rabattre beaucoup sur l’accessoire. Un grand pas en avant serait ainsi fait si l’on parvenait à chasser l’odeur de douce maniaquerie qui colle au mouvement socialiste. Ah ! faire un grand tas des sandales et des chemises couleur pistache et les brûler, puis envoyer chaque végétarien, abstinent total et autres Christs de pacotille faire leurs exercices de yoga à Welwyn Garden City ! Mais je crains bien que cela ne soit pas pour demain. Toutefois, ce qui serait à la portée du socialiste ayant tant soit peu de cervelle, ce serait de cesser de faire fuir des sympathisants potentiels pour des raisons aussi stupides que futiles. Il y a tant de petits pharisaïsmes qu’il serait si facile d’éviter. Prenez ainsi l’attitude des marxistes vis-à-vis de la littérature. Je ne choisirai qu’un exemple parmi tous ceux qui me viennent à l’esprit. Un exemple moins insignifiant qu’il n’y paraît. Dans le vieux Workers’Weekly (un des précurseurs de l’actuel Daily Worker) on trouvait une rubrique littéraire du type « Livres reçus ». Pendant plusieurs semaines de suite, il y fut quelque peu question de Shakespeare. Sur quoi, un lecteur trempa un jour dans l’encrier une plume indignée pour dire : « Cher camarade, on n’a pas envie d’entendre parler d’auteurs bourgeois comme Shakespeare. Tu ne pourrais pas nous trouver quelque chose d’un peu plus prolétarien ? », etc. Le responsable de la rubrique répondit benoîtement : « Camarade, si tu consultes l’index du Capital de Marx, tu t’apercevras que le nom de Shakespeare y revient plusieurs fois. » Cette seule phrase suffit à faire rentrer l’opposant dans le rang : si Shakespeare avait reçu l’imprimatur de Marx, c’était assurément quelqu’un. Voilà le genre de chose qui prend à rebrousse-poil des gens qui, autrement, pourraient se laisser tenter par le socialisme. Et Shakespeare n’est en l’occurrence qu’un épiphénomène.
Il y a encore cet atroce jargon que la plupart des socialistes se croient tenus d’employer. Quand il entend des expressions comme « idéologie bourgeoise », « solidarité prolétarienne » ou « expropriation des expropriateurs », le simple quidam, au lieu d’être galvanisé, est simplement écœuré. Il n’est pas jusqu’au mot banal de « camarade » qui n’ait, à sa modeste façon, contribué à discréditer le mouvement socialiste. Saura-t-on jamais le nombre d’indécis, prêts à franchir le pas, qui se sont rendus à une réunion publique, pour entendre des socialistes gonflés d’importance se donner mutuellement du « camarade », et qui sont partis sur la pointe des pieds noyer leur désenchantement au premier comptoir venu ! Et cette réaction est plutôt saine : car enfin, à quoi cela rime-t-il d’attacher à sa personne une étiquette ridicule, un mot que, même au terme d’un long entraînement, vous ne pouvez prononcer sans qu’un hoquet de honte ne l’arrête au milieu de votre gorge ? Il est fatal que l’homme qui cherche de bonne foi à s’informer reparte avec la conviction qu’être socialiste, cela veut dire porter des sandales et se gargariser de matérialisme dialectique. Il faut faire clairement comprendre qu’il y a place dans le mouvement socialiste pour des êtres humains ; sans quoi, autant abandonner la partie.
[…] Ce n’est que trop clair, le mouvement socialiste doit obtenir, avant qu’il ne soit trop tard, l’assentiment d’une classe moyenne exploitée. Et avant tout, il doit se concilier la masse des petits employés qui, s’ils apprenaient à s’organiser, représenteraient une telle force dans le pays. Il est tout aussi clair qu’en ce domaine le socialisme a jusqu’à présent échoué. La dernière personne chez qui on peut s’attendre à rencontrer des opinions révolutionnaires, c’est un employé de bureau ou un voyageur de commerce. Pourquoi ? Dans une très large mesure, je crois, en raison de la logomachie « prolétarienne » dans laquelle se drape la propagande socialiste. Pour symboliser la lutte des classes, elle a bâti de toutes pièces un « prolétaire » mythique, ce grand gaillard musclé en salopette graisseuse foulé aux pieds par l’infâme capitaliste pansu arborant chapeau claque et col de fourrure. Il est tacitement admis qu’entre les deux, il n’y a rien. Mais ce « rien » représente, dans un pays comme l’Angleterre, un bon quart de la population, si l’on prend la peine de regarder les choses en face. Si l’on tient à entonner le couplet de la « dictature du prolétariat », ce serait la moindre des choses que de commencer par dire ce que sont les prolétaires.
« Ceux qui doivent aujourd’hui unir leurs forces, ce sont tous ceux qui courbent l’échine devant un patron ou frissonnent à l’idée du prochain loyer à payer. »
Les socialistes ont encore beaucoup de pain sur la planche. Il leur faut montrer, sans ambiguïté aucune, où passe la ligne qui sépare les exploiteurs des exploités. Une fois encore, je le répète, il faut s’en tenir au fond du problème. Et le fond du problème, c’est que tous ceux qui n’ont que de maigres ressources perpétuellement susceptibles d’être remises en question voguent sur la même galère et qu’ils doivent se trouver tous du même bord. Il serait sans doute judicieux de parler un peu moins du « capitaliste » et du « prolétaire », et un peu plus du voleur et du volé. En tous cas, il faut renoncer à cet effarant tic verbal qui consiste à réserver l’appellation de « prolétaires » aux seuls travailleurs manuels. Il faut faire comprendre à l’employé de bureau, à l’ingénieur, au voyageur de commerce, au petit-bourgeois dont les espoirs légitimes ont été déçus, à l’épicier du coin de la rue, au fonctionnaire subalterne, à tous ces gens, qu’ils ont autant à gagner à la victoire du socialisme qu’un terrassier ou un manœuvre d’usine. Il ne faut pas les laisser dans l’idée que la guerre est ouverte entre ceux qui aspirent correctement les H et les autres. Sans quoi, ils se rangeront du côté des H aspirés.
[…] Le capitaliste ne peut faire œuvre commune avec le prolétaire. Le chat ne peut faire cause commune avec la souris. Et si le chat propose une collaboration et que la souris est assez folle pour l’accepter, elle ne tardera pas à disparaître dans le gosier du chat. Mais il est toujours possible de s’associer sur la base d’un commun intérêt. Ceux qui doivent aujourd’hui unir leurs forces, ce sont tous ceux qui courbent l’échine devant un patron ou frissonnent à l’idée du prochain loyer à payer. Ce qui revient à dire que le petit actionnaire doit tendre la main au manœuvre d’usine, la dactylo au mineur de fond, le maître d’école au mécano. Et il n’est pas interdit de penser que cela se réalise, si l’on parvient à faire comprendre à chacun de ces gens où se trouve véritablement son intérêt. […] Dans les quelques années à venir, nous aurons le parti socialiste crédible qu’il nous faut, ou nous ne l’aurons pas. Si nous ne l’avons pas, nous devons nous attendre à la venue du fascisme.
[paru le 8 mars 1937]
Illustrations de bannière et de vignette : Amédée Ozenfant
- Common decency : la décence ordinaire, avance Bruce Bégout, « est politiquement an-archiste : elle inclut en elle la critique de tout pouvoir constitué ». Elle prend racine dans la vie de tous les jours et constitue « une base anthropologique sur laquelle s’édifie la vie sociale ».[↩]