Arnaud Maïsetti : « Démasquer la nature contre-révolutionnaire de notre démocratie »


Entretien inédit pour le site de Ballast

Au len­de­main d’un vaste sou­lè­ve­ment popu­laire pari­sien, la Convention natio­nale, élue au suf­frage uni­ver­sel mas­cu­lin, abo­lit la monar­chie le 21 sep­tembre 1792. Ainsi la République voit-elle le jour, met­tant un terme à mille ans de des­po­tisme féo­dal. Sept mois plus tard, l’assemblée révo­lu­tion­naire se coiffe d’un Comité de salut public : un gou­ver­ne­ment qui ne dit pas son nom. Il a pour mis­sion de struc­tu­rer la démo­cra­tie nais­sante et d’affronter la double menace qui pèse sur la Révolution et la République : la guerre civile et les armées d’Europe. Saint-Just, dépu­té de l’Aisne âgé de pas même trente ans, est l’un des membres élus du Comité. Proche de Robespierre, il aspire à ins­ti­tuer une « répu­blique véri­table » : qu’il n’y ait « plus un mal­heu­reux ni un pauvre dans l’État« . Bientôt, il sera ren­ver­sé, la Révolution stop­pée puis la République abro­gée. L’écrivain Arnaud Maïsetti, auteur d’une bio­gra­phie consa­crée au dra­ma­turge Bernard-Marie Koltès, a récem­ment publié Saint-Just & des pous­sières : un por­trait lit­té­raire sou­cieux d’accompagner les luttes sociales de notre temps — celui où tant de « répu­bli­cains » paradent par­mi les ruines de la Révolution.


En cinq ans, la lit­té­ra­ture fran­çaise a vu deux ouvrages offen­sifs sur la Révolution. 14 juillet, de Vuillard, et le vôtre. Hasard ou signe des temps ?

Signe de tous les temps, sans doute : et les nôtres, pas moins qu’hier. Ce qui importe, main­te­nant comme tou­jours, c’est d’interroger notre pré­sent, et la Révolution pour­rait bien être ce levier capable d’en sou­le­ver l’insupportable pesan­teur. La ques­tion révo­lu­tion­naire, où qu’on l’envisage, reste avant tout celle de ses bornes. La Révolution est-elle ache­vée ou non ? Cette ques­tion se pose à chaque géné­ra­tion. L’enjeu n’est pas his­to­rio­gra­phique : il est de part en part poli­tique. On sait com­bien la Réaction a œuvré — et œuvre tou­jours — pour la clore : dès l’An I [sep­tembre 1792], c’était d’ailleurs cela qui struc­tu­rait le champ et les actions. Aux yeux d’hommes comme Saint-Just par exemple, là était la ligne de par­tage, entre ceux qui consi­dé­raient que la Révolution était encore à faire et ceux qui la pen­saient ache­vée. Cette ques­tion demeure et consti­tue même l’enjeu révo­lu­tion­naire. Pour le dire autre­ment, ceux qui vou­draient en finir avec la Révolution disent que la Révolution est finie. Face à cela, ceux qui envi­sagent que le pro­jet éman­ci­pa­teur et éga­li­taire n’a pas été accom­pli, et s’est même bri­sé la nuit du 9 Thermidor1, tâchent d’en relan­cer les forces, le désir et l’urgence. Depuis cette chute, il me semble qu’on n’a pas ces­sé d’y reve­nir, de s’y affron­ter. Il est vrai qu’après 1989 et l’édifiante réécri­ture de l’épisode révo­lu­tion­naire, ain­si que sa funèbre neu­tra­li­sa­tion sous la pompe com­mé­mo­ra­tive, quelque chose s’était tu, avait reflué.

La com­mé­mo­ra­tion du bicen­te­naire de la Révolution a en effet été l’occasion d’une grande dépo­li­ti­sa­tion officielle…

« Pour le dire autre­ment, ceux qui vou­draient en finir avec la Révolution disent que la Révolution est finie. »

1989 a mar­qué, avec l’effondrement sovié­tique, une cer­taine mise en arrêt de l’idée même de révo­lu­tion. L’offensive contre-révo­lu­tion­naire pou­vait s’opérer sans presque de résis­tance, pro­cla­mant ici la fin de l’Histoire, là le triomphe du néo­li­bé­ra­lisme. Mais depuis quinze ans, quelque chose face à cela se réarme. Et, comme sou­vent, après ces phases de recul, c’est par l’imaginaire que la lutte reprend pied. Déjà, au tour­nant des années 2010, un spec­tacle comme Notre Terreur de Sylvain Creuzevault ten­tait de renouer avec cette ques­tion de l’inachèvement révo­lu­tion­naire. Ou bien Joël Pommerat, avec Ça ira (1) Fin de Louis, dif­fé­rem­ment, mais éga­le­ment inquiet de cette pseu­do-clô­ture. Il s’agit de faire feu de tout bois. Le théâtre ou la lit­té­ra­ture ne seraient, sans pri­vi­lège, que quelques-uns des foyers où réani­mer la cendre, presque froide, mais pas encore éteinte.

Il y a chez les écri­vains et les artistes qu’on qua­li­fie d’« enga­gés », de « poli­tiques », une ten­dance qua­si sys­té­ma­tique à refu­ser le terme « mili­tant », à vou­loir conser­ver sa « liber­té », son « indé­pen­dance ». Comment avancez-vous ?

La lit­té­ra­ture mili­tante a mau­vaise presse, oui, et avant tout auprès des écri­vains. Peut-être est-ce parce que c’est de « la lit­té­ra­ture poli­tique en pire », pour para­phra­ser ce que disait à pro­pos du théâtre mili­tant le bol­che­vik Maxim Valentin dans les années 1930. Je ne vois pas en quoi un auteur déga­gé aurait davan­tage d’indépendance, sur­tout si c’est pour par­ler la langue de la domi­na­tion. Je crois sur­tout que bien des écri­vains connaissent peu la réa­li­té de la vie mili­tante, qu’ils pensent lâche­ment comme syno­nyme de sou­mis­sion aux appa­reils et d’aliénation aux mots d’ordre. C’est négli­ger évi­dem­ment la grande vita­li­té des échanges, la conflic­tua­li­té qui l’anime, dans l’amitié. Pour ma part, je ne vois pas d’opposition entre mon tra­vail d’écriture et mes enga­ge­ments comme mili­tant com­mu­niste révo­lu­tion­naire, mais des séries de contra­dic­tions qui mettent en mou­ve­ment. C’est que, dans l’écriture, il ne s’agit pas seule­ment de par­ler en son propre nom, mais pen­ser et par­ler contre soi-même aus­si, lais­ser des espaces indé­ci­dables, s’affranchir de soi, avan­cer dans ce qu’on ignore. Puis, le mili­tant que je suis coha­bite avec d’autres iden­ti­tés, par­fois rêvées ou inavouables, avec les­quelles l’auteur doit bien com­po­ser, et qui finissent par se loger dans une bles­sure qui n’est pas seule­ment poli­tique — mais demeure sans nom.

[Moshe Kupferman]

L’humeur de l’époque, en lit­té­ra­ture, est volon­tiers à l’écriture blanche. Votre style, dès lors, frappe par le déca­lage qu’il pro­duit — lyrisme tenu, goût pour l’aphorisme, impar­fait du sub­jonc­tif. N’avez-vous pas craint de para­phra­ser votre sujet ?

Raconter la vie de Saint-Just impo­sait de s’ajuster à elle. Et inver­se­ment : si j’ai choi­si de me por­ter sur cette vie, plu­tôt, par exemple, que sur celle de Robespierre, c’est que la langue qu’a for­gé Saint-Just fut, plus que d’autres, celle qui aura nom­mé la Révolution. C’était par exemple cette langue qui, dans le poème éro­tique « Organt » com­po­sé en par­tie en pri­son à la veille de la Révolution, avait su cher­cher dans l’héritage du XVIIIe siècle de quoi se débar­ras­ser poé­ti­que­ment des pou­voirs reli­gieux, poli­tiques ou moraux qui orga­ni­saient l’Ancien Régime. C’était cette langue qui avait su trou­ver les mots pour accu­ser : geste fon­da­teur et fon­da­men­tal de la Révolution — à Saint-Just était reve­nu ce rôle, au moment du pro­cès du roi, ou plus tard, face aux frac­tions. C’était enfin cette langue qui avait su être le relais, et la tra­duc­tion, des des­seins du Comité de salut public. À lui reve­nait la charge de nom­mer ce que le Comité avait col­lec­ti­ve­ment for­mu­lé. Mais il ne s’agissait pas seule­ment de trou­ver les mots dans la langue. Il fal­lait encore faire de la langue la force capable de conduire la Révolution et de la relan­cer sans cesse — une fois encore, tel était et demeure l’enjeu de la Révolution : sa pour­suite, sans quoi elle se dérobe à elle-même, et cesse, et chute. Saint-Just aura été l’instrument lyrique des temps les plus âpres de la Révolution pré­ci­sé­ment parce que seule cette langue féroce, radi­cale, tout à la fois lapi­daire dans ses for­mules et ample dans ses prises de parole, était capable de conjoindre le verbe et l’action.

« Il importe de pen­ser poli­ti­que­ment les affects et affir­mer que l’espoir, le désir, la colère, la peur même, sont capables de soulever. »

Quand il juge la Révolution « gla­cée » en rai­son de la peur qu’inspirent les déci­sions du Comité, c’est lui qui tente de la relan­cer dans la langue, où l’encouragement n’est pas un vain mot, mais cette capa­ci­té à sou­le­ver les cœurs et les corps. Écrire en retour une telle vie, c’est moins jouer à retrou­ver cette langue — de toute manière pas­sée, et qu’on ne redi­rait pas sans ridi­cule — que de tâcher d’en retrou­ver les forces encloses en elle. Dès lors, ce serait plu­tôt dia­lo­guer avec elle. Et puisque le pré­sent ne cesse de nous dres­ser en fai­sant l’éloge du prag­ma­tisme — celui qui regarde la réa­li­té en face comme si elle était une —, à rai­son­ner avec les chiffres et les courbes, il importe de pen­ser poli­ti­que­ment les affects et affir­mer que l’espoir, le désir, la colère, la peur même, quand ils ne sont pas mani­pu­lés mais nom­més, sont capables de soulever.

Écrire à par­tir de la Révolution plus encore que sur elle, donc ?

Écrire depuis la Révolution. Ce qui serait contre-écrire la langue de notre temps : à la fausse neu­tra­li­té des langues, pen­dant d’une véri­table neu­tra­li­sa­tion des affects, répondre par une langue autre. C’est par exemple prendre le par­ti de la beau­té, dans la langue, beau­té qui fait naître le désir d’autres mondes et d’autres manières de vivre — en regard de ce que la lai­deur homo­gène des temps nous propose.

[Moshe Kupferman]

Vous vous êtes récla­mé du com­mu­nisme. La gauche anti­ca­pi­ta­liste au sens large se divise en deux, pour le dire vite, à pro­pos de la Révolution fran­çaise. Un bloc honore la mémoire de Robespierre, de Saint-Just et du Comité de salut public — autre­ment dit les révo­lu­tion­naires au pou­voir. Un autre met en avant Marat, les Enragés et les « Hébertistes » — autre­ment dit l’avant-garde révo­lu­tion­naire. Parler de Saint-Just, est-ce une manière de poser la ques­tion, décriée dans une large par­tie de la gauche radi­cale contem­po­raine, de la prise du pou­voir, de l’organisation, du peuple ?

Clairement. Bien sûr, il importe de racon­ter désor­mais la Révolution depuis les sec­tions2 — ce d’autant plus que l’historiographie tra­di­tion­nelle les néglige sou­vent et se contente de se situer seule­ment depuis les « Grands Hommes » des assem­blées. Or, dans toutes les grandes jour­nées, leurs actions sont déci­sives. Et plus encore, ce sont les sec­tions qui sont le pouls bat­tant de l’énergie révo­lu­tion­naire. L’action en leur sein des Roux, Varlet ou Leclerc, et de tant d’autres aus­si, est aujourd’hui l’objet de plus d’attention : ces hommes peuvent même paraître comme des modèles puis­sants quand il s’agit de pen­ser la « démo­cra­tie directe ». Plus que les Montagnards3, ce sont eux qui ont for­gé l’héritage où vont pui­ser les com­mu­nards moins d’un siècle plus tard. On peut d’ailleurs lire toute la séquence robes­pier­riste de la Révolution4 comme ce jeu d’alliance entre, d’une part, les sec­tions popu­laires et la Commune de Paris, et, d’autre part, la Montagne : Robespierre s’est appuyé sur les pre­mières pour se défaire des Girondins5, avant de les négli­ger — se retrou­vant ain­si sans appui au moment où la Réaction à l’Assemblée6 s’est armée contre lui. C’est, il me semble, un peu vite dit, mais cela peut aus­si être une leçon. L’avant-garde révo­lu­tion­naire, sans Robespierre ni Comité acquis à sa cause, s’est retrou­vée exsangue, et, pour n’avoir pas sou­te­nu les seuls qui les défen­daient, a lais­sé les contre-révo­lu­tion­naires agir. Les sec­tions, sans la Montagne à l’Assemblée, ont donc ces­sé de jouer le rôle révo­lu­tion­naire qu’elles avaient. Si je par­tage avec beau­coup de mes cama­rades l’attrait pour ces figures, je ne pense pas qu’il faille repous­ser l’importance stra­té­gique et le rôle poli­tique des hommes du Comité, et sin­gu­liè­re­ment de Saint-Just. Oui, Saint-Just a occu­pé le pou­voir, et ce n’est pas en dépit de cette expé­rience qu’il faut assu­mer cette his­toire, mais en rai­son de celle-ci.

Que vou­lez-vous dire exactement ?

« Refuser de se poser la ques­tion du pou­voir reve­nait à la lais­ser aux contre-révo­lu­tion­naires, qui, eux, n’ont pas ces ater­moie­ments, et l’exercent tou­jours contre leurs adversaires. »

Qu’il n’a pas exer­cé le pou­voir au sens où l’entend la démo­cra­tie bour­geoise. Si l’expérience du gou­ver­ne­ment révo­lu­tion­naire reste impor­tante, c’est bien parce que les hommes du Comité ont tou­jours pen­sé le pou­voir au cœur d’une contra­dic­tion. Il n’y a pas, comme on le dit trop sou­vent, l’hypocrisie des tyran­ni­cides deve­nus tyrans. Au contraire. Miguel Abensour a su prendre au sérieux ce que la pen­sée du pou­voir de Saint-Just avait de fécond, aus­si et sur­tout parce qu’elle se déve­loppe contre l’idée pauvre que le pou­voir est une auto­ri­té ver­ti­cale qui s’impose. Plutôt le pou­voir se fait-il contre le pou­voir. Au fron­ton du pro­jet de consti­tu­tion rédi­gée par Saint-Just, il avait ain­si tenu à ce que soit ins­crite sa for­mule lâchée au cœur de son dis­cours pen­dant le pro­cès du roi : « on ne peut régner inno­cem­ment ». On se sou­vient aus­si de cette phrase, fameuse : « Tous les arts ont pro­duit leurs mer­veilles : l’art de gou­ver­ner n’a presque pro­duit que des monstres ». Il n’y a pas de ren­ver­se­ment entre le Saint-Just qui écrit ces phrases en 1792 et le moment où il siège au Comité de salut public, plus tard. Il y a plu­tôt une contra­dic­tion qui s’exerce davan­tage que le pou­voir et qui fonde l’action du gou­ver­ne­ment révo­lu­tion­naire. La ques­tion demeure : com­ment faire une loi qui soit l’émanation de la volon­té popu­laire ? La loi doit-elle empê­cher, limi­ter ou réta­blir ? Qu’est-ce qu’un repré­sen­tant et que repré­sente-t-il ? La poli­tique doit-elle inter­rompre la vie des êtres ensemble ou la per­mettre ? Oui, poser le nom de Saint-Just aujourd’hui, hors toute légende noire — qu’elle vienne de la contre-révo­lu­tion ou des forces révo­lu­tion­naires elles-mêmes —, c’est tâcher de prendre à bras-le-corps cette ques­tion du pouvoir.

Qui se for­mu­lait com­ment, alors ?

Dès 1792, cette idée était très claire : refu­ser de se poser la ques­tion du pou­voir reve­nait à la lais­ser aux contre-révo­lu­tion­naires, qui, eux, n’ont pas ces ater­moie­ments, et l’exercent de fait tou­jours contre leurs adver­saires. Dans le mot pou­voir, on sait bien qu’il y a autre chose que l’autorité néfaste ; il y a aus­si la capa­ci­té de faire : Saint-Just consi­dé­rait que le poli­tique était l’espace où pou­vait se ren­ver­ser les forces pour rendre pos­sible l’avènement d’un monde éga­li­taire. Cela aus­si demeure.

[Moshe Kupferman]

Tout en refu­sant le récit ther­mi­do­rien et la lec­ture cano­nique de l’historien libé­ral François Furet, asso­ciant la Révolution fran­çaise au tota­li­ta­risme sta­li­nien, on doit, entre par­ti­sans de l’émancipation, ques­tion­ner la séquence 1793-94. Après avoir rati­fié l’exécution d’Hébert, donc de « l’extrême gauche », Saint-Just a, épau­lé par des notes de Robespierre, rédi­gé un rap­port déli­rant sur Danton et ses proches — les accu­sant notam­ment d’aspirer à réta­blir la monar­chie. Ils en sont morts. « C’est le ter­rible de ces jours », écri­vez-vous. Comment racon­ter ce drame depuis notre camp ?

C’est en effet un drame, et il ne faut pas l’occulter. La manière dont le pro­cès de Danton a été conduit et le rôle qu’a joué incon­tes­ta­ble­ment Saint-Just pour en accé­lé­rer l’issue jettent de toute manière un voile atroce sur ces quelques semaines. Seulement, il faut, ici comme tou­jours, sai­sir les évé­ne­ments dans la conjonc­ture et prendre au sérieux Saint-Just dans ses accu­sa­tions. Dans une lec­ture pares­seuse, on dit que la Révolution a « dévo­ré ses enfants » ; or il faut tâcher d’aller au-delà pour com­prendre ce qui s’y joue. Non pas lire cette séquence comme un jeu de mas­sacre, mais comme le cœur de ce que recouvrent, pour les uns et les autres, le mot de Révolution et son enjeu, ses termes. À gauche du Gouvernement révo­lu­tion­naire, Hébert consi­dé­rait qu’il fal­lait aller encore plus loin, notam­ment dans les exé­cu­tions ; à droite, les Indulgents, menés par Desmoulins — Danton avait pris du recul —, consi­dé­raient qu’il fal­lait ces­ser la guerre [contre les puis­sances euro­péennes coa­li­sées contre la jeune République, ndlr] et à tout prix cher­cher à ache­ver la Révolution. Ainsi, d’une cer­taine manière, cha­cun vou­lait voir la chute du Comité de salut public. Robespierre ne s’est pas défait des uns pour mieux se défaire des autres ; seule­ment, les uns et les autres ren­daient de plus en plus périlleux la suite de la Révolution, alors que les armées coa­li­sées aux fron­tières pré­pa­raient une offen­sive d’envergure et que le pro­jet social cher­chait encore à se for­mu­ler, notam­ment avec les décrets de Ventôse rédi­gés par Saint-Just7.

« Les Indulgents et les Enragés par­ta­geaient sans doute une vision proche des Montagnards quant aux buts de la Révolution — davan­tage que des Girondins. »

Lors des pro­cès, on accuse moins les Indulgents de vou­loir réta­blir la monar­chie que de par­ti­ci­per à son retour par des menées qui désta­bi­lisent le gou­ver­ne­ment révo­lu­tion­naire. En cela, les accu­ser d’être contre-révo­lu­tion­naire a un sens, dans cette urgence et avec un péril qui menace de toute part. C’est cette urgence, et la menace que de l’intérieur font peser — dif­fé­rem­ment, mais simul­ta­né­ment — Hébert, d’un côté, et Danton et Desmoulins, de l’autre, qui peuvent expli­quer l’atroce de ces pro­cès qui vont se dérou­ler en marge du droit. Mais pen­ser ces pro­cès aujourd’hui doit aus­si per­mettre d’évaluer sérieu­se­ment la res­pon­sa­bi­li­té des Indulgents dans les affaires et les scan­dales finan­ciers de l’époque — il est éta­bli que la cor­rup­tion de Danton était grande ; qu’Hébert n’avait pas le sou­tien des forces vives des sec­tions qui ont été sou­la­gées par sa chute ; que les uns comme les autres œuvraient pour faire tom­ber le Comité indé­pen­dam­ment de l’œuvre révo­lu­tion­naire. Cela, bien sûr, n’exonère pas Saint-Just de ses res­pon­sa­bi­li­tés dans l’usage expé­di­tif qu’il fit du Tribunal révo­lu­tion­naire. Raconter cette his­toire, c’est donc de nou­veau entrer dans le jeu conflic­tuel des contra­dic­tions. Car les Indulgents et les Enragés par­ta­geaient sans doute une vision proche des Montagnards quant aux buts de la Révolution — davan­tage que des Girondins.

Dans son roman Les Onze, consa­cré à cette période, Pierre Michon le dit aus­si : les révo­lu­tion­naires qui se sont entre­dé­chi­rés « vou­laient à d’infimes nuances près la même chose ».

Il demeu­rait entre eux une diver­gence impor­tante sur l’ampleur et le rythme de la Révolution. Puis, au cœur des conflits, reste l’histoire des êtres et de ce qui les lie : des ami­tiés anciennes, per­dues, des res­sen­ti­ments, des dési­rs qui dif­fèrent, des colères qui trouvent des mots, touchent, ou manquent. L’Histoire, ce n’est pas seule­ment des forces en pré­sence mais le libre jeu des corps et de leurs affects. C’est aus­si ce qui est en jeu dans ce prin­temps ter­rible de 1794.

Dans Moi, la Révolution, le phi­lo­sophe et mili­tant trots­kyste Daniel Bensaïd a racon­té son rap­port à Saint-Just. Il y confiait l’estime qu’il lui por­tait tout en fai­sant de lui le « miroir » des « contra­dic­tions » de la Révolution. Saint-Just est à ses yeux le nom de la gran­deur et d’une « plaie » — celle d’avoir « éta­ti­sé », « poli­cia­ri­sé » la Révolution. Le regard que vous por­tez sur lui contient-il cette ambivalence ?

Oui, cette contra­dic­tion est ce qui fonde la pen­sée poli­tique de Saint-Just, et sa vie. Elle est au cœur, je l’ai dit, de sa concep­tion du pou­voir ; elle l’est aus­si de la conduite de l’existence. Je ne sais pas s’il a « éta­ti­sé » la Révolution : il n’en aurait de toute manière pas eu le temps. Surtout, il se méfiait gran­de­ment de ce qui ne s’appelait pas encore bureau­cra­tie — beau­coup de ses dis­cours sur l’État s’inquiètent de la part gran­dis­sante de ceux qui pro­fitent des charges pour affer­mir un pou­voir per­son­nel. Personnellement, c’est bien en rai­son de ces contra­dic­tions, et parce que, comme l’écrit jus­te­ment Bensaïd, celles-ci sont en miroir de la Révolution, que cette figure me paraît essen­tielle pour sai­sir ce geste révo­lu­tion­naire, et pen­ser à son usage aujourd’hui. Ces contra­dic­tions ne sont pas para­ly­santes. Bien au contraire, elles nomment un mou­ve­ment propre à la Révolution et à cette vie. J’avais en tête, tout au long de l’écriture, cette phrase de Dionys Mascolo : « L’inhumanité de Saint-Just est en ceci qu’il n’a pas eu comme les autres hommes plu­sieurs vies dis­tinctes, mais une seule. »

[Moshe Kupferman]

Ceux qui ont triom­phé de Saint-Just « nous gou­vernent encore aujourd’hui », écri­vez-vous. Autrement dit la bour­geoi­sie bride abat­tue, les fai­seurs d’argent, les libé­raux. En conclu­sion, vous écri­vez que cette his­toire « nous ser­vi­ra d’armes quand il fau­dra prendre pos­ses­sion des villes, bien­tôt ». On com­prend que vous ne sou­hai­tez pas seule­ment hono­rer une tra­di­tion pas­sée, com­po­ser un tom­beau nos­tal­gique : vous vou­lez outiller, pro­lon­ger, relever.

N’est-ce pas la tâche de la lit­té­ra­ture ? Le pas­sé existe pour cela aus­si, qu’il nous donne de nos nou­velles et nous offre des outils. À nous de les for­ger à notre mesure, et pour notre temps. Mais oui, on n’écrit pas un récit autour de Saint-Just pour en chan­ter la gloire ou cra­cher sur un nom, plu­tôt parce qu’on manque des forces et qu’on les cherche où elles peuvent être — par exemple dans ce nom. Si nous pos­sé­dons la mélan­co­lie des vain­cus, il reste encore à agir avec cette mélan­co­lie, et en elle : à pen­ser col­lec­ti­ve­ment quoi faire de cette mélan­co­lie. Non s’y vau­trer, pour sûr. Il y a eu des heures dans l’Histoire où cer­tains n’avaient pour pro­gramme poli­tique que d’écrire « les plus belles jour­nées de la vie », comme le dit Sophie Wahnich. Se sou­ve­nir de ses heures, en écrire l’Histoire, bien sûr avec mélan­co­lie, c’est d’une cer­taine manière se don­ner des forces, afin qu’elles servent.

Deux mots ont été cap­tu­rés puis retour­nés par les puis­sants : « répu­bli­cain » et « laï­ci­té ». Ces mots, his­to­ri­que­ment éman­ci­pa­teurs, sont deve­nus, en de nom­breux points de la socié­té, des matraques et des ins­tru­ments d’exclusion. L’écrivain peut-il contri­buer à refa­çon­ner les mots déglingués ?

« On com­prend la gêne des néo­li­bé­raux ou de la démo­cra­tie bour­geoise à l’égard de la Révolution cen­sée être fon­da­trice de leur République. »

Le lan­gage de la domi­na­tion se recon­naît à ses constants effets de ren­ver­se­ment. Révolution était d’ailleurs le titre de l’ouvrage de cam­pagne de l’actuel pré­sident de la République. Les exemples sont légion, où les mots sont lit­té­ra­le­ment retour­nés. En cela, l’écriture est l’espace poli­tique d’un affron­te­ment pos­sible. Il peut l’être, il ne l’est pas par nature — com­bien de livres ramassent les mots où ils sont, valident par là le lan­gage des domi­nants ? Mais puisque la lit­té­ra­ture est l’espace d’une mise en ten­sion du lan­gage, elle est le ter­ri­toire d’une confron­ta­tion. Que faire, donc ? Retourner le retour­ne­ment ? Je ne sais pas. En tous cas, le don­ner à voir, c’est sûr. Il y aurait ce que pro­pose Sandra Lucbert, par exemple, et qui est vital : en dévi­sa­geant la boue men­tale de la langue libé­rale, elle la dyna­mite ; ou dans le tra­vail de Nathalie Quintane, quelque chose qui tra­vaille à une mise en visi­bi­li­té de l’escroquerie lan­ga­gière. Mais une réap­pro­pria­tion est-elle pos­sible ? Pour ma part, je tâche de tra­vailler à une forme qui serait un contre-chant. C’est dans l’altérité aus­si que se joue la conquête de ces ter­ri­toires de l’imaginaire. Car, oui, « que salubre est le vent8 ». J’ai donc l’impression que l’instrument lyrique dont je par­lais à pro­pos de Saint-Just peut encore ser­vir pour dres­ser ce contre-chant. Et, pour en reve­nir à la beau­té, le récit lyrique pour­rait agir comme un contre-poi­son, à condi­tion évi­dem­ment que, comme chez Saint-Just, elle soit l’alliance du verbe et de l’action, et qu’elle donne le désir de ce qui manque.

Vous avez récem­ment qua­li­fié Éric Zemmour de « néo­fas­ciste ». En mee­ting à Rouen, il vient d’en appe­ler au « fond des âges » et à la « voix » mil­lé­naire de la France. Réhabiliter la Révolution fran­çaise, l’arracher des mains du roman natio­nal, serait-ce une façon de mener la bataille idéo­lo­gique qui fait rage à l’heure où nous par­lons ? D’opposer récit contre récit, voire pays contre pays ?

C’est essen­tiel. J’ai lu que pour lui « Napoléon était notre père, Louis XIV notre grand-père et Jeanne d’Arc notre arrière-grand-mère ». Évidemment, Saint-Just ferait figure ici de bâtard — ou d’immigré dans cette Histoire. En géné­ral, la Révolution est pour eux un acci­dent de l’Histoire, quelque chose comme un hoquet — on com­prend aus­si la gêne des néo­li­bé­raux ou de la démo­cra­tie bour­geoise à l’égard de la Révolution cen­sée être fon­da­trice de leur République. Alors ils n’évoquent que 1789, et on voit par là que leur rêve ins­ti­tu­tion­nel est une sorte de monar­chie consti­tu­tion­nelle : on fête le 14 juillet, moins pour les cas­seurs de la Bastille que pour la Fête de la Fédération et le ser­ment du roi9. Donc, oui, évi­dem­ment, il est impor­tant de racon­ter l’Histoire, et de s’y situer. Il n’est pas besoin de « réha­bi­li­ter » la Révolution à cet égard : elle sait, toute seule, faire valoir ce que de droit. Mais rele­ver ses figures, oui, ses noms, ses dates — comme, dans les rituels anciens, on dan­sait autour des feux pour rele­ver les morts. Ce contre-récit révo­lu­tion­naire est donc néces­saire de nos jours, mais il ne sera pas suf­fi­sant, bien sûr. Évoquer la Révolution a au moins ce mérite de démas­quer la nature fon­ciè­re­ment contre-révo­lu­tion­naire de notre démo­cra­tie, qui pré­pare le ter­rain au pire. Comme le dit Brecht, « le fas­cisme n’est pas le contraire de la démo­cra­tie, mais son évo­lu­tion par temps de crise ».


Illustration de ban­nière : Moshe Kupferman 


  1. 27 juillet 1794 : jour du ren­ver­se­ment de Robespierre et de Saint-Just.[]
  2. En 1790, l’Assemblée consti­tuante ins­taure qua­rante-huit sec­tions en lieu et place des dis­tricts, met­tant ain­si fin à la tutelle de l’État sur la Commune de Paris. Elles jouent un rôle radi­cal et essen­tiel dans la Révolution. Chaque sec­tion se com­pose d’un comi­té civil, d’un comi­té révo­lu­tion­naire et d’une force armée.[]
  3. Députés de la Convention appar­te­nant au groupe dit de « la Montagne ». Ils sont l’aile la plus « à gauche » de l’assemblée élue, en oppo­si­tion aux Girondins.[]
  4. Robespierre entre à la Convention comme dépu­té en 1792. Montagnard, il pré­side l’assemblée quelques jours en 1794 et siège au Comité de salut public un an durant, jusqu’à sa chute en juillet 1794. Il est alors l’un des prin­ci­paux diri­geants du pro­ces­sus révo­lu­tion­naire.[]
  5. En juin 1793, les Girondins sont exclus de la Convention sous la pres­sion popu­laire de la Commune de Paris. Vingt-deux d’entre eux sont guillo­ti­nés par le gou­ver­ne­ment révo­lu­tion­naire au mois d’octobre.[]
  6. Ou Convention natio­nale.[]
  7. Ils pré­voient de confis­quer les biens des enne­mis de la République afin de les redis­tri­buer aux pauvres.[]
  8. Vers de « La Rivière de Cassis », Rimbaud, 1872.[]
  9. Le 14 juillet 1790, à l’occasion de la Fête de la Fédération, les dépu­tés jurent fidé­li­té à la nation, à la loi et au roi, le nou­veau trip­tyque de la monar­chie consti­tu­tion­nelle. Puis Louis XVI et Marie-Antoinette pro­noncent éga­le­ment le ser­ment de fidé­li­té.[]

REBONDS

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