Texte inédit pour le site de Ballast
Le 16 mai 2020, un rassemblement d’enseignantes et d’enseignants en colère est sévèrement réprimé par la police dans la ville de Dohuk, au nord de la région autonome kurde d’Irak. Une mobilisation symptomatique de la crise qui frappe le gouvernement régional du Kurdistan, affaibli par ses tensions avec le pouvoir central irakien et gangréné par la corruption et le clientélisme. Un point sur la situation. ☰ Par Loez
Le 16 mai 2020, les enseignant·es de la ville de Dohuk, située dans la région autonome du Kurdistan, au nord de l’Irak, appelaient à un rassemblement pour protester contre le non-paiement de leur salaire. L’événement est peu commun dans cette ville qui se trouve sous la coupe du Parti démocratique du Kurdistan (PDK), dirigé par la famille Barzani, et qui partage le pouvoir au sein du gouvernement régional du Kurdistan avec son rival, l’Union patriotique du Kurdistan (UPK), tenue par la famille Talabani. C’est que les deux partis ont mené une lutte parfois sanglante1 pour le pouvoir — les tensions demeurent vives. Comme nous l’explique Renas, professeur d’anglais trentenaire, « les enseignants de Dohuk manifestaient pour leurs droits parce qu’ils n’ont toujours pas reçu leur salaire depuis janvier 2020, c’est-à-dire depuis 5 mois. En plus de ça, ils ont été payés plusieurs fois au quart seulement de leur salaire, voire pas du tout, entre 2016 et mars 2019. Un autre problème est que ni le PDK ni l’UPK ne veulent que l’éducation soit indépendante : ils interfèrent avec le système éducatif au Kurdistan ».
« D’après Amnesty Iraq, 167 personnes ont été arrêtées, dont huit journalistes qui couvraient l’événement. »
Avant même la manifestation, Badal Bardawi, activiste enseignant et organisateur du rassemblement, a été arrêté à son domicile par les forces de sécurité : elles ont débarqué en nombre au milieu de sa famille et terrorisé ses filles. « Le PDK ne permet aucune manifestation dans les zones sous son contrôle si ce n’est pas lui qui les organise. Beaucoup de gens parlent de Dohuk comme de la grande prison
», ajoute Renas. La manifestation était à l’initiative de militants car, comme nous l’assure-t-il, « les syndicats d’enseignants au Kurdistan ne sont pas engagés dans les manifestations parce qu’ils sont contrôlés par le PDK et l’UPK. Ils ne veulent donc pas que les enseignants protestent. En d’autres termes, les syndicats de l’Éducation du gouvernement régional du Kurdistan (GRK) ne sont pas indépendants, ils n’ont rien fait pour les enseignants, ils soutiennent le gouvernement. Les enseignants se sont organisés en dehors de ces soi-disant syndicats. L’une des organisations ainsi créées s’appelle le Conseil des enseignants insatisfaits, et a des membres dans presque toutes les villes ».
La manifestation de Dohuk a rassemblé devant le parc Azadî (ironie du sort, ce mot signifie « liberté ») une majorité d’enseignant·es, rejointe·s par quelques autres fonctionnaires partageant leurs revendications, avant d’être dispersée par la police anti-émeute. D’après Amnesty Iraq, 167 personnes ont été arrêtées, dont huit journalistes qui couvraient l’événement. Quinze des interpellé·es étaient encore détenu·es le lendemain, alors que le mouvement commençait à s’étendre à d’autres villes. Comble du cynisme, ils n’ont pu être libérés le 21 mai qu’en payant une caution élevée alors même qu’ils manifestaient parce qu’ils étaient à court d’argent. Mais Badal Bardawi, lui, est resté en prison deux semaines supplémentaires sans que sa famille puisse le voir, malgré un ordre de libération de la justice.
Les autorités ont justifié leur action par le fait que la manifestation n’aurait pas été déclarée, alors que Hamdi Barwari, président de la branche de l’organisation Kurdistan Human Rights à Dohuk, affirme que les enseignant·es avaient déposé une demande 48 heures avant. Demande restée sans réponse — donc sans interdiction. Les médias pro-gouvernement ont ensuite tenté de discréditer l’action en accusant les protestataires d’être manipulé·es par un parti d’opposition, l’Union islamique du Kurdistan, dont une députée s’est vue refuser l’accès à la manifestation. Puis, pour les plus racoleurs d’entre eux, en affirmant que le gros des manifestant·es était constitué de réfugié·es du Rojava. Finalement, c’est le non-respect des gestes barrière face au coronavirus qui a été invoqué pour justifier la dispersion. Les manifestations des enseignant·es ne sont toutefois pas une nouveauté. « Il y en a eues plusieurs entre 2016 et mars 2019. Mais depuis cette date, les protestations s’étaient éteintes. Même s’il y avait toujours quelques actions, notamment à Sulaymaniyah, réprimées par les forces de sécurité. » D’après Renas, la question des salaires n’est pas la seule raison de descendre dans la rue malgré la répression. « Les enseignants veulent également plus de droits et que le secteur de l’éducation soit davantage respecté. Le PDK et l’UPK ont corrompu le service public éducatif. Les enfants des familles au pouvoir et des officiels du gouvernement, eux, étudient dans des écoles privées. Les enseignant·es demandent également une plus grande liberté de parole et des droits pour la société. Beaucoup de celles et ceux qui manifestent veulent des réformes politiques, éducatives, économiques, et l’éradication de la corruption. »
« Leur répression brutale s’inscrit dans une longue tradition d’étouffement de toutes les voix dissidentes qui dénoncent la corruption endémique des autorités du GRK. »
Leur répression brutale s’inscrit dans une longue tradition d’étouffement de toutes les voix dissidentes qui dénoncent la corruption endémique des autorités du GRK. Plusieurs journalistes ont disparu, été arrêtés ou assassinés après avoir critiqué l’action du pouvoir, ou simplement fait leur travail d’enquête. L’arrivée au poste de Premier ministre de Masrour Barzani, fils de l’ancien président Masoud Barzani et ancien responsable des services de renseignement, réputé pour sa brutalité et sa cruauté, n’a pas arrangé les choses. Ni le fait que le président du GRK soit Nechirvan Barzani, cousin de Masrour. Mais le fait notable que cette première manifestation d’un mouvement enseignant qui redémarre se soit déroulée à Dohuk montre l’étendue de la colère qui gronde au sein des fonctionnaires du gouvernement, jusque dans la chasse gardée du pouvoir.
Au reste, cette crise des salaires s’inscrit dans le cadre plus général des tensions entre le gouvernement fédéral de Baghdad et les autorités du GRK sur la question du budget et de la redistribution de l’argent lié au pétrole. Pour Renas, « la raison des coupes de salaire est que le GRK exporte indépendamment du pétrole et d’autres ressources, sans donner aucun argent à Baghdad, alors que les ressources naturelles sont la propriété de tous les Irakiens. D’après la Constitution, l’argent gagné devrait être distribué à l’ensemble des citoyens, mais le GRK, en particulier la famille Barzani, vend du pétrole de son côté et personne ne sait ce que devient ensuite l’argent. Le GRK et le gouvernement central de Baghdad ont signé plusieurs accords au sujet du pétrole et de l’argent de sa vente, mais le GRK ne les a pas respectés. » Le dernier d’entre eux remonte à décembre 2019. Le GRK est censé fournir une certaine quantité de barils de pétrole au gouvernement fédéral, lequel, en retour, accorde une enveloppe budgétaire pour le fonctionnement du gouvernement et de ses institutions (le dernier accord consacrait 12,7 % du budget irakien audit GRK). Mais depuis que ce dernier a décidé de vendre de façon indépendante une partie de son pétrole en 2013, les tensions sont récurrentes avec les autorités fédérales. De 2014 à 2018, la région n’a ainsi plus touché d’argent fédéral — tout en voyant ses finances couler dans le contexte de la lutte contre l’État islamique.
Fin 2018, le gouvernement central décide de remettre en place le versement d’une partie du budget du GRK. Mais, mi-avril 2020, l’ancien Premier ministre irakien Adil Abdul-Mahdi accuse les autorités kurdes de ne pas avoir envoyé un seul baril au gouvernement central — violant par là même l’accord conclu en décembre 2019 — et demande l’arrêt de tout paiement au GRK. Celui-ci a donc dû prendre sur un budget défaillant pour payer ses fonctionnaires, donnant la priorité à l’appareil policier et militaire ainsi qu’à la santé, crise du coronavirus oblige. Le 22 mai, le Premier ministre du GRK Masrour Barzani déclare dans un discours public que la région kurde est endettée à hauteur de 27 milliards de dollars, et qu’il faut s’attendre à une crise économique d’ampleur causée par la chute du prix du baril de pétrole. Dans la foulée, une nouvelle délégation kurde s’est rendue à Baghdad pour tenter de conclure un accord avec le gouvernement fédéral. Barzani pointe également du doigt la mauvaise répartition du budget du GRK, affirmant qu’une trop grande part de celui-ci est consacrée au paiement des salaires des fonctionnaires, réveillant les inquiétudes de la population quant à une politique d’austérité à venir et soulevant l’ire sur Twitter — les internautes dénonçant l’accaparement des richesses par la caste au pouvoir.
« Dans la foulée, une nouvelle délégation kurde s’est rendue à Baghdad pour tenter de conclure un accord avec le gouvernement fédéral. »
La corruption endémique vient en effet s’ajouter aux tensions avec le gouvernement central pour plomber plus encore les salaires de ses employé·es. « Baghdad paie le salaire de 682 849 d’entre eux », affirme Renas, impliqué un temps dans la lutte contre la corruption avant de voir ses opportunités d’évolution de carrière s’évanouir. « Mais le GRK déclare employer 1 249 000 personnes2. Il y a des personnes qui touchent plus d’un salaire, et plusieurs d’entre elles sont des employés fantômes qui ne travaillent pas mais sont payés malgré tout. C’est pour cela que beaucoup d’employés dans les régions kurdes préféreraient être payés par le gouvernement central plutôt que par le GRK. »
Rewas Fayaq, présidente du Parlement du GRK et membre de l’UPK, a affiché son soutien aux enseignant·es en déclarant : « Tout le monde au Kurdistan est furieux contre nous, et leurs protestations ne connaissent pas de frontières. Tou·te·s, de Duhok, d’Erbil, Sulaymaniyah et Halabja partagent les mêmes griefs. Laissez-les s’exprimer librement. C’est le devoir des autorités politiques de les entendre et de répondre positivement à leurs demandes3. » Un constat d’une rare lucidité venant d’une représentante de l’un des deux partis dominants — atténué, cependant, par le fait que l’UPK n’a lui-même pas hésité à réprimer les différentes manifestations de mécontentement, enseignantes comprises, ayant eu lieu dans les territoires sous son contrôle dans les années passées.
Le mouvement de protestation intervient dans un contexte tendu. D’une part, un regain de tension important a eu lieu — dans la zone de Zinê Wartê, dans les monts Qandil — entre le PKK, Parti des travailleurs du Kurdistan dont les bases arrières sont installées dans la zone, et le PDK, qui soutient la Turquie dans sa guerre contre le parti révolutionnaire question. Le PDK a notamment facilité l’installation de bases militaires turques sur le territoire kurde, près des zones où le PKK est présent, et a même assisté l’armée d’Erdoğan : logistiquement et en matière de renseignement. Depuis, les appels à l’unité des forces kurdes se sont multipliés, sans réelle réponse de la part du PDK. Au même moment, l’UPK, qui a vu son pouvoir fragilisé lors des élections au Parlement de 2018 (où il a perdu un certain nombre de sièges), cherche à rééquilibrer la balance des forces en sa faveur et fait appel au gouvernement central irakien pour mettre en place une politique de décentralisation qui donnerait une plus grande autonomie aux provinces. Cela permettrait à l’UPK de gérer lui-même le budget des provinces sous son contrôle sans passer par le GRK, accusé de ne réaliser des investissements publics que dans les zones tenues par le PDK.
Si, comme le souligne Frederike Geerdink, journaliste spécialiste de la région, ces revendications sont davantage un moyen pour Lahur et Bafel Talabani, nouveaux dirigeants de l’UPK, de faire pression sur le parti adverse (avec les représentants desquels ils sont à couteaux tirés pour relancer des négociations sur le partage du pouvoir), l’éruption d’un nouveau mouvement de protestation de grande ampleur pourrait bien leur servir d’argument supplémentaire. Mais il est à craindre qu’une fois un accord trouvé, la situation revienne au statu quo, et que sans un vaste mouvement populaire, encore hypothétique, les logiques partisanes et tribales et la corruption continuent à faire loi au Kurdistan d’Irak. L’éruption de nouvelles manifestations quelques semaines après celle de Dohuk laissait tout de même penser que la situation n’était pas encore prête de s’apaiser.
Photographie de bannière : Loez
- Adlig Berévan, « Le Kurdistan irakien », Hérodote, 2007/1, no 124.[↩]
- Sur environ 5 000 000 d’habitant·es, soit un peu plus de 20 % de la population [ndlr].[↩]
- Citée et traduite en anglais sur Twitter par le journaliste Kamal Chomani, connu pour son engagement contre la corruption et peu suspect de relayer la propagande des partis au pouvoir [ndla].[↩]
REBONDS
☰ Lire notre reportage « Entre l’Iran et l’Irak, les kolbars ne plient pas », Loez & Hataw, décembre 2019
☰ Lire notre reportage « Turquie, PKK et civils kurdes d’Irak sous tirs croisés », Sylvain Mercadier, novembre 2017
☰ Lire notre reportage « Kurdistan irakien : les montagnes, seules amies des Kurdes ? », Laurent Perpigna Iban, novembre 2017
☰ Lire notre reportage « Kurdistan irakien, les enjeux d’un référendum », Laurent Perpigna Iban, septembre 2017