Au Mexique, compter les mort·es, chercher les disparu·es


Entretien inédit | Ballast

Le 26 sep­tembre der­nier a mar­qué le dixième anni­ver­saire de la dis­pa­ri­tion des 43 étudiant·es de l’é­cole rurale d’Ayotzinapa, dans la pro­vince de Guerrero, au Mexique. Depuis le milieu du XXe siècle, les dis­pa­ri­tions for­cées ont concer­né plus de 100 000 per­sonnes, soit autant de familles, dans un pays qui compte près de 130 mil­lions d’habitant·es. Face à l’i­nac­tion, voire à la com­pli­ci­té des auto­ri­tés, c’est la socié­té civile qui se mobi­lise pour retrou­ver les disparu·es, afin de leur offrir une sépul­ture décente et de faire leur deuil. L’essayiste et tra­duc­teur Pierre Madelin s’est entre­te­nu avec l’anthropologue Sabrina Melenotte, coor­di­na­trice de Mexique — Une terre de disparu·e·s et qui, depuis plu­sieurs années, accom­pagne les familles dans leurs recherches.


Vous avez consa­cré depuis plu­sieurs années l’essentiel de vos recherches à la ques­tion des per­sonnes dis­pa­rues au Mexique, ain­si qu’à celles et ceux qui les recherchent. Pourriez-vous nous rap­pe­ler quelle est la situation ?

À ce jour, le Mexique compte plus de 116 000 per­sonnes dis­pa­rues, la moi­tié se concen­trant dans seule­ment cinq des 32 états fédé­rés de la République. S’ajoute un solde macabre d’environ 500 000 homi­cides volon­taires, avec en moyenne 90 assas­si­nats — dont 10 fémi­ni­cides — par jour, et un nombre très impor­tant de migrant·es qui dis­pa­raissent lors de leur tran­sit dans le pays. La tem­po­ra­li­té ne cesse de s’étirer et remonte désor­mais à 1952 dans les registres offi­ciels. Néanmoins, il faut sou­li­gner que la qua­si-tota­li­té de ces dis­pa­ri­tions et homi­cides ont eu lieu à par­tir de 2006, en rai­son de la lutte contre le nar­co­tra­fic impul­sée par Felipe Calderón Hinojosa (2006–2012). Les per­sonnes qui dis­pa­raissent sont en majo­ri­té des hommes entre 19 et 35 ans, bien que l’on observe ces der­nières années une cer­taine fémi­ni­sa­tion des dis­pa­ri­tions dans cer­tains états fédé­rés, par exemple dans le Nuevo León. La dis­pa­ri­tion de très jeunes femmes entre 12 et 19 ans est direc­te­ment ados­sée à la traite de celles-ci à des fins sexuelles ou à des fémi­ni­cides, qui se mani­festent sou­vent dans le domaine pri­vé. Les chiffres, incom­plets et incer­tains, font tres­saillir car le pays se targue d’être une démo­cra­tie depuis plus de trente ans.

Quelles en sont les raisons ?

La nécro­po­li­tique mexi­caine contem­po­raine puise, d’une part, dans le réper­toire ancien des répres­sions qui ont carac­té­ri­sé les his­toires natio­nales en Amérique latine depuis les années 1970, et d’autre part dans l’histoire glo­bale et contem­po­raine du capi­ta­lisme, qui a déstruc­tu­ré les pactes clien­té­listes anciens, mar­chan­di­sé et exploi­té les corps, désor­mais tuables en toute impu­ni­té. À l’époque de la « guerre sale » déjà, dans les années 1970–1980, des poli­tiques contre-insur­rec­tion­nelles se déployaient contre des groupes par­ti­cu­liers de la popu­la­tion, essen­tiel­le­ment des étu­diants et mili­tants de gauche, des membres de gué­rillas, des ouvriers, des pay­sans et des indiens orga­ni­sés. La « guerre contre la drogue » impul­sée en 2006 a conduit à une hausse spec­ta­cu­laire du nombre de vic­times et un chan­ge­ment quant à la nature même des vio­lences, désor­mais carac­té­ri­sées par une grande cruau­té sur les corps. Et cela ne concerne plus uni­que­ment les groupes orga­ni­sés, mais l’ensemble de la popu­la­tion civile. L’augmentation dras­tique et inces­sante des homi­cides et des dis­pa­ri­tions est donc un aveu de l’échec des poli­tiques sécuritaires.

Quelle est la part de res­pon­sa­bi­li­té de l’État mexi­cain dans ces dis­pa­ri­tions massives ? 

« L’augmentation dras­tique et inces­sante des homi­cides et des dis­pa­ri­tions est un aveu de l’échec des poli­tiques sécuritaires. »

Il est indé­niable que les car­tels défient la sou­ve­rai­ne­té de l’État mexi­cain et contrôlent par la ter­reur les popu­la­tions de cer­taines régions. Il est tout aus­si indé­niable que dans bien des cas, des hommes poli­tiques, des forces de l’ordre ou l’armée sont impli­qués direc­te­ment dans les dis­pa­ri­tions. Dans l’État de Veracruz, où je mène actuel­le­ment mes enquêtes eth­no­gra­phiques, les anciens gou­ver­neurs Fidel Herrera (2004–2010) et Javier Duarte (2010–2016) avaient éta­bli un pacte à peine dis­si­mu­lé avec le san­gui­naire car­tel des Zetas, com­po­sé d’anciens groupes d’élites de l’armée. Il n’est pas rare non plus que des acteurs publics sous-traitent le « sale bou­lot » à des acteurs pri­vés. La pri­va­ti­sa­tion et la sous-trai­tance de la vio­lence ne sont pas propres au Mexique, mais elles ont été exa­cer­bées ces der­nières années.

Le 26 sep­tembre der­nier, on a com­mé­mo­ré les dix ans de la dis­pa­ri­tion des 43 étu­diants de l’école rurale d’Ayotzinapa dans le Guerrero1. On sait que le maire d’Iguala avait fait appel au car­tel des Guerriers Unis pour se débar­ras­ser des corps, et que les polices muni­ci­pales et fédé­rées, ain­si que l’armée, ont joué un rôle actif dans l’action coor­don­née de la répres­sion. Bien qu’un car­tel soit impli­qué, ce cas est deve­nu para­dig­ma­tique de la vio­lence d’État au sein de ce que le jour­na­liste Témoris Grecko a nom­mé un « empire cri­mi­nel », com­po­sé d’agents de l’État deve­nus nar­co­tra­fi­quants. Ces phé­no­mènes de cor­rup­tion, de col­lu­sion, voire car­ré­ment d’allégeance, entre monde poli­tique et monde cri­mi­nel, doivent être ana­ly­sés à par­tir de ces arran­ge­ments locaux et régio­naux plus ou moins stables et durables. 

[Extrait de Nostalgie de la lumière, de Patricio Guzman]

Des dis­po­si­tifs ont-ils mal­gré tout été mis en place pour faire face à ces disparitions ?

Oui. Des ins­ti­tu­tions ont été créées pour prendre en charge les vic­times et les recherches de per­sonnes dis­pa­rues. Dès 2013, une pre­mière Loi sur les vic­times a été adop­tée après la grande marche de 2011 orga­ni­sée par le poète Javier Sicilia, chef de file du Mouvement pour la paix avec jus­tice et digni­té (MPJD), suite à l’assassinat de son fils. Cette loi offre des droits, des pro­grammes de répa­ra­tion maté­rielle et de l’assistance juri­dique aux familles de vic­times. Une autre loi, entrée en vigueur fin 2017, recon­naît la dis­pa­ri­tion dite « for­cée », com­mise par des agents de l’État et plus seule­ment par des par­ti­cu­liers, ce qui a consti­tué une avan­cée nor­ma­tive cru­ciale, quand on sait que la rhé­to­rique offi­cielle se conten­tait jusque-là de par­ler de « non-loca­li­sa­tions » et de « règle­ments de compte » entre cri­mi­nels. Ces réformes sont le fruit de la pres­sion exer­cée par des mobi­li­sa­tions sociales plus que d’initiatives pré­si­den­tielles. Malgré tout, il reste encore beau­coup à faire pour bri­ser le mur de l’impunité, répa­rer les trau­ma­tismes et accé­der à une jus­tice inté­grale, pénale et sociale, qui fasse toute sa place aux reven­di­ca­tions des familles de victimes.

Comment en êtes-vous venue à abor­der ce sujet déli­cat, et com­ment avez-vous mené à bien vos enquêtes dans un contexte que l’on ima­gine tendu ?

Je n’ai jamais choi­si de tra­vailler sur la vio­lence. Elle s’est impo­sée à moi. En 2003, quand je suis arri­vée dans la région des Hautes-Terres du Chiapas, j’étais obser­va­trice de la situa­tion mili­taire, avant d’intégrer un pro­jet d’éducation auto­nome zapa­tiste. En 2008 j’ai assis­té à la libé­ra­tion des pri­son­niers du mas­sacre d’Acteal sur­ve­nu fin 1997. J’ai alors consta­té que ces enne­mis intimes se côtoyaient tou­jours sur un ter­ri­toire res­treint et jamais démo­bi­li­sé. En vivant plu­sieurs mois dans les mon­tagnes tsot­sils, j’ai pro­gres­si­ve­ment appris à me dépla­cer en zone mili­ta­ri­sée, en tant que femme et étran­gère, d’abord pro­té­gée par les auto­ri­tés de l’organisation zapa­tiste et de l’orga­ni­sa­tion des Abeilles2, qui avaient toutes deux créé des cam­pe­ments pour obser­va­teurs inter­na­tio­naux et soli­daires. Vers la fin de ma recherche, je me suis aven­tu­rée au centre de la muni­ci­pa­li­té de Chenalhó où se trou­vaient les diri­geants et pré­si­dents muni­ci­paux du Parti révo­lu­tion­naire ins­ti­tu­tion­nel (PRI), afin de com­prendre qui étaient les « caciques » et le groupe « para­mi­li­taire » res­pon­sables du mas­sacre. Dans ces zones moins contrô­lées que les cam­pe­ments pour obser­va­teurs inter­na­tio­naux et soli­daires, a prio­ri plus « libres » et « ouvertes », j’étais davan­tage livrée à moi-même et sur­tout plus expo­sée à l’alcoolisme et à la domi­na­tion masculine.

« Je n’ai jamais choi­si de tra­vailler sur la vio­lence. Elle s’est impo­sée à moi. »

Dans le Guerrero, un autre de mes ter­rains de recherche, cette topo­gra­phie des vio­lences n’était pas bien dif­fé­rente, même si je n’étais plus en terres indi­gènes. En 2016, alors que je par­tais pour ren­con­trer des membres de la police com­mu­nau­taire, j’ai fait presque par hasard une ren­contre déci­sive avec Xitlali Miranda, alors repré­sen­tante et co-fon­da­trice du groupe Los Otros Desaparecidos (Les Autres Disparus). Ce groupe de « chercheur·e·s de fosses clan­des­tines » (buscadoro·a·s) menait depuis un an et demi des recherches dans les alen­tours d’Iguala. Je les ai suivi·e·s dans leurs recherches sur des ter­ri­toires tenus par les nar­co­tra­fi­quants, ce qui impo­sait de ne jamais se dépla­cer seule et de nuit, même à Iguala. Quand je suis arri­vée, le Parquet fédé­ral venait tout juste de com­men­cer à accom­pa­gner ce groupe de chercheur·es de fosses. Dans le Veracruz, où je suis par­tie en 2020 avec les membres de la Brigade natio­nale de recherche de per­sonnes dis­pa­rues, la situa­tion était dif­fé­rente. Grâce à leur ges­tion en amont et les consignes de pro­tec­tion, ain­si que l’accompagnement des polices fédé­rales et d’un groupe de pro­tec­tion huma­ni­taire appe­lé Marabunta, j’ai eu accès à des endroits ines­pé­rés dans le nord de l’État, comme le camp d’extermination du car­tel des Zetas, « La Gallera », ou la morgue de Tuxpan. Toutefois, avec la créa­tion de la Commission fédé­rée de recherche (CEB) en 2019, les moda­li­tés de ces recherches dans la nature sont deve­nues beau­coup plus enca­drées par la nou­velle admi­nis­tra­tion, et plus dif­fi­ciles d’accès pour des accom­pa­gnants et solidaires.

Qui recherche les per­sonnes dis­pa­rues au Mexique ?

En 2016, les chercheur·e·s de fosses des « Autres dis­pa­rus » que j’ai rencontré·es dans le Guerrero étaient des parents, hommes et femmes de tous âges, d’origine sou­vent très modeste, par­fois même très pauvre. Ce groupe n’hésitait pas à entrer sur des ter­rains pri­vés et à exhu­mer des corps sans se sou­cier des stan­dards inter­na­tio­naux et des pro­to­coles de la Croix rouge inter­na­tio­nale. Rapidement, des experts médi­co-légaux ont pro­po­sé des ate­liers gra­tuits pour trans­for­mer leurs « mau­vaises pra­tiques ». Des convois impli­quant des membres de la Marine et de la police fédé­rale ont per­mis d’établir un rap­port de force osten­ta­toire avec les car­tels locaux pour pro­té­ger le groupe qui s’aventurait par­fois dans des terres dis­pu­tées pour retrou­ver des cadavres et les rame­ner dans la com­mu­nau­té des vivants.

[Extrait de Nostalgie de la lumière, de Patricio Guzman]

Aujourd’hui, les col­lec­tifs de familles de per­sonnes dis­pa­rues, femmes en tête de proue, ont fleu­ri par­tout dans le pays. Ces col­lec­tifs créent des sys­tèmes d’échanges et de soins réci­proques pour faire face à d’éventuelles repré­sailles : on compte aujourd’hui dix « bus­ca­do­ras » assas­si­nées dans le cadre des recherches de leurs proches. Les pre­mières années de la lutte contre le nar­co­tra­fic, beau­coup de ces femmes ne dépo­saient même pas plainte. Certaines d’entre elles allaient même jusqu’à ren­con­trer seules les bour­reaux de leurs fils pour leur remettre des quan­ti­tés d’argent astro­no­miques, en échange d’une pro­messe de retour qui n’arrivait jamais. Aujourd’hui, mal­gré l’institutionnalisation des recherches, la grande majo­ri­té des familles ne béné­fi­cient pas de mesures de pro­tec­tion, bien que beau­coup aient été vic­times de menaces et d’intimidations. Quelques-unes ont été atta­quées en pleine rue, d’autres chez elles. Et les dix fémi­ni­cides recen­sés sont direc­te­ment liés aux enquêtes qu’elles ont menées elles-mêmes et à leur dénon­cia­tion des res­pon­sa­bi­li­tés des nar­co­tra­fi­quants dans la dis­pa­ri­tion de leur enfant.

Vous évo­quez dans vos textes les « pay­sages de la mort » asso­ciés à la dis­pa­ri­tion. Quelle est leur place dans le pro­ces­sus de recherche et quel rap­port les per­sonnes recher­chant des disparu·es entre­tiennent-ils avec eux ?

Du Guerrero au Veracruz, les condi­tions de recherche sont extrê­me­ment dif­fi­ciles en rai­son des ter­rains très escar­pés et dan­ge­reux, des forêts denses avec des lianes, des lacs ou des puits, des herbes par­fois urti­cantes ou rem­plies de tiques, de la cha­leur écra­sante ou des pluies dilu­viennes qui empêchent de pour­suivre les explo­ra­tions. Les familles, aujourd’hui avec l’aide d’ac­teurs ins­ti­tu­tion­nels, partent sur les traces des dis­pa­rus. Elles ont appris à déchif­frer la terre et les traces. Le para­digme indi­ciaire3 de Carlo Ginzburg m’a beau­coup aidée à com­prendre ces chas­seurs d’un nou­veau genre, dont tous les sens sont en éveil pour retrou­ver des fosses, dis­tin­guer des restes humains de restes d’animaux, sen­tir la mort au bout d’une sonde plan­tée dans la terre. Ils laissent ensuite la place aux experts médi­co-légaux qui entrent en scène dans un deuxième temps pour pro­cé­der à l’exhumation. Ce savoir expé­ri­men­tal vient créer un autre récit que celui du nécro­pou­voir cri­mi­nel qui tente de faire fusion­ner le corps avec la nature en l’ensevelissant pour camou­fler son crime.

« Retrouver des fosses clan­des­tines per­met d’amorcer un pro­ces­sus de recon­nexion à l’humanité du cadavre. »

Laisser la nature reprendre ses droits sur un corps dans la terre, dans un espace dif­fi­cile d’accès ou dans des ter­rains pri­vés aban­don­nés, fait par­tie inté­grante du dis­po­si­tif de la dis­pa­ri­tion. Les corps sont ren­voyés à une alté­ri­té extrême, asso­ciés tan­tôt au déchet, tan­tôt à un état natu­rel des choses. En ce sens, la nature locale devient mal­gré elle com­plice du cri­mi­nel qui, pour camou­fler son crime, l’utilise pour hybri­der le corps mort avec les élé­ments natu­rels, pour que celui-ci perde ain­si un peu plus de son huma­ni­té, en étant jeté au ban de la socié­té, sans funé­railles, sans Église, sans État, loin des humains et des regards. Malgré ce dis­po­si­tif d’effacement, une dis­pa­ri­tion laisse pour­tant tou­jours des traces, aus­si « infi­ni­té­si­males » soient-elles, qui com­posent une séman­tique de la vio­lence. Elles émergent, sem­blables à ce que Luba Jurgenson a appe­lé les « cica­trices » du pay­sage et témoignent de ce qui est arri­vé. Retrouver des fosses clan­des­tines per­met d’amorcer un pro­ces­sus de recon­nexion à l’humanité du cadavre.

« Le besoin de maté­ria­li­sa­tion de l’absence, écri­vez-vous, pro­voque une série de sub­sti­tuts maté­riels, sym­bo­liques et sta­tu­taires qui enri­chissent ces com­mu­nau­tés de la dou­leur, de l’action et de l’espoir. » Quels sont-ils ?

Dans ce pro­ces­sus de res­tau­ra­tion et pour com­bler l’incertitude et l’absence, les « bus­ca­do­ras » créent une quan­ti­té d’objets qui les accom­pagnent à chaque mani­fes­ta­tion publique. Il y a bien sûr le por­trait plas­ti­fié qu’elles portent autour du cou et près du cœur, mais aus­si des T‑shirts, des talis­mans, des cha­peaux, des imper­méables, des pho­tos dans le télé­phone por­table, des vidéos mon­tées sur Tik-Tok, des bâches en plas­tique et des affiches avec un ou plu­sieurs por­traits de dif­fé­rentes tailles qui cir­culent. La cir­cu­la­tion des por­traits dans la rue ou sur les réseaux sociaux a évi­dem­ment pour objec­tif pre­mier de retrou­ver une per­sonne dis­pa­rue. Mais elle per­met aus­si la créa­tion de liens affec­tifs et de soins au-delà des liens fami­liaux entre les familles et les per­sonnes disparues.

[Extrait de Nostalgie de la lumière, de Patricio Guzman]

Il n’est pas rare qu’une femme porte la pho­to de la per­sonne dis­pa­rue d’une autre famille de son col­lec­tif ou d’une autre femme deve­nue amie. Il est fré­quent aus­si que, lorsque l’une d’entre elles retrouve un proche, vivant ou mort, le sou­la­ge­ment fasse (tem­po­rai­re­ment) effet sur les autres membres du col­lec­tif. La repro­duc­tion de ces por­traits trans­forme le sta­tut de la per­sonne, lui donne une pré­sence, aus­si incom­plète soit-elle. Elle passe ain­si de « dis­pa­rue » à « tré­sor ». La psy­cha­na­lyse a mon­tré le poten­tiel de sym­bo­li­sa­tion et de recons­truc­tion de sou­ve­nirs non-trau­ma­tiques de l’être cher que pos­sèdent ces images. Certaines auteures ont éga­le­ment appuyé l’idée d’une trans­fi­gu­ra­tion pos­sible par l’image, sub­sti­tut pour per­mettre la pro­jec­tion de dési­rs, de sup­po­si­tions et même d’irréel — ici, l’es­poir de voir reve­nir la per­sonne. Les pho­to­gra­phies sont donc les pre­mières maté­ria­li­sa­tions créées par les familles, les femmes notam­ment, pour com­bler la crise de la pré­sence induite par la disparition.

Quelle place occupent les « fan­tômes » des êtres chers dis­pa­rus dans les com­mu­nau­tés de chercheuses ?

Pour dési­gner ces fan­tômes qui han­te­raient les proches, je pré­fère prendre quelques dis­tance avec toute une lit­té­ra­ture ins­pi­rée du concept de han­tise de Derrida. Certes, l’entre-deux sta­tu­taire dans lequel se trouve la per­sonne dis­pa­rue, ni vivante, ni morte tant que le corps n’apparaît pas, pro­duit un état limi­nal et plonge les familles dans un régime d’incertitude qui ne les aban­donne pas tant que la cer­ti­tude de son sta­tut (vivant ou mort) n’est pas assu­rée. Mais les « bus­ca­do­ras » ont dépas­sé l’angoisse para­ly­sante. Une fois sor­ties de chez elles, plus rien ne les arrête dans leur quête.

Dans ses Lettres à Samira, l’écrivain syrien Yassin al-Haj Saleh, qui a lui-même été confron­té à la dis­pa­ri­tion de nom­breux amis, d’un frère et de sa com­pagne, écrit : « En rai­son du peu d’écrits, de témoi­gnages, de romans, de récits ou de poèmes dont nous dis­po­sons, on ne peut par­ler de lit­té­ra­ture de la dis­pa­ri­tion comme on par­le­rait de lit­té­ra­ture car­cé­rale. En rai­son de son carac­tère inha­bi­tuel, je ne trouve pas vers quoi me tour­ner qui puisse m’aider à appré­hen­der cette expé­rience. » Partagez-vous ce constat ?

« L’art et la fic­tion pro­posent d’autres mises en récits, offrent des expres­sions plus intimes et sen­sibles pour racon­ter l’absence d’un être cher et ses effets sur ceux qui restent. »

À la dif­fé­rence peut-être du Moyen-Orient, il existe bien en Amérique latine une lit­té­ra­ture et même un art de la dis­pa­ri­tion, au moins depuis les dic­ta­tures du Cône sud des années 1960 et 1970, et jusqu’à aujourd’hui avec le cas mexi­cain. L’art et la fic­tion pro­posent d’autres mises en récits, offrent des expres­sions plus intimes et sen­sibles pour racon­ter l’absence d’un être cher et ses effets sur ceux qui res­tent. Dans le ciné­ma, on pense bien sûr à Nostalgie de la lumière de Patricio Guzman pour le Chili, aux dif­fé­rents films de l’écrivain et pho­to­graphe colom­bien Juan Manuel Echevarría, ou, plus récem­ment, les films mexi­cains Tempestad de Tatiana Huezo, Ruido de Natalia Beristain ou récem­ment Emilia Pérez de Jacques Audiard. Il existe de nom­breux docu­men­taires4, beau­coup de plas­ti­ciens ont tra­vaillé le thème de l’absence, le deuil, ou la mémoire5 et la lit­té­ra­ture offre des plon­gées dans des expé­riences très sin­gu­lières — je pense à Sergio Rodriguez, Cristina Rivera Garza, ou Fernanda Melchior pour n’en citer que quelques-un·e·s. Au Mexique encore, on assiste à des expres­sions artis­tiques col­lec­tives comme le pro­jet Huellas de la Memoria où les semelles des chaus­sures sont gra­vées d’un mes­sage intime pour la per­sonne dis­pa­rue ; ou le pro­jet Sangre de mi Sangre où les col­lec­tifs de plu­sieurs états brodent des tapis de sang avec du fil rouge qu’elles unissent ensuite6. Enfin, plu­sieurs villes mexi­caines comptent désor­mais des anti-monu­ments qui viennent racon­ter l’histoire des répres­sions et vio­lences poli­tiques, celles que l’histoire offi­cielle ne raconte pas.

Dans l’ouvrage que vous avez coor­don­né sur ce sujet, Mexique — Une terre de disparu·e·s, vous assu­mez une approche « sen­sible » de la ques­tion, atten­tive aux émo­tions et aux enga­ge­ments des acteurs.

J’ai res­sen­ti le besoin d’explorer d’autres for­mats d’écritures et de sor­tir de l’univers exclu­si­ve­ment aca­dé­mique afin de par­ler autre­ment d’un phé­no­mène de socié­té aus­si majeur. L’ouvrage col­lec­tif que j’ai coor­don­né allait dans ce sens. Dans le cadre d’un col­loque qui a eu lieu en novembre, j’ai éga­le­ment réa­li­sé, avec les conseils et l’aide tech­nique de l’artiste Duncan Pinhas, une expo­si­tion sonore, inti­tu­lée « Paysages sonores de la dis­pa­ri­tion ». L’idée était d’accompagner mes images de recherches de fosses prises dans le Guerrero en 2016 d’en­re­gis­tre­ments. Le son a un pou­voir évo­ca­teur qui favo­rise l’imagination et enrobe les images d’une dimen­sion sen­sible sup­plé­men­taire pour la recons­truc­tion d’un moment vécu.

[Extrait de Nostalgie de la lumière, de Patricio Guzman]

Vous-même êtes sans doute tra­ver­sée par de nom­breux affects sou­vent dou­lou­reux. Comment tra­vailler sur la dis­pa­ri­tion for­cée et sur ses effets dévas­ta­teurs sur le corps social sans s’effondrer soi-même tout en évi­tant l’écueil de l’insensibilisation ?

La réflexi­vi­té fait par­tie inté­grante de ma démarche. En me situant dans des inter­ac­tions, en cher­chant tou­jours à expli­ci­ter le contexte de pro­duc­tion de mes recherches, je refuse une vision sur­plom­bante de l’an­thro­po­lo­gie. Ce n’est pas tou­jours facile car il y a par­fois une cer­taine pudeur à par­ler de soi face à des his­toires si mal­heu­reuses. Mais c’est indis­pen­sable car ma posi­tion sur le ter­rain — celle d’une cher­cheuse blanche, pri­vi­lé­giée, de classe moyenne, qui peut entrer et sor­tir des situa­tions sen­sibles, là où mes inter­lo­cu­trices sont condam­nées à un monde limi­nal durant de nom­breuses années — déter­mine les pos­sibles et les limites de mon tra­vail. Ça per­met de mieux com­prendre les bagages res­pec­tifs des unes et des autres, nos attentes et nos dési­rs, par­fois aus­si d’éviter les mal­en­ten­dus, et sur­tout de sai­sir les enjeux de cha­cun et cha­cune « sur le terrain ».

Ceci étant dit, il est très dif­fi­cile de tra­vailler avec la souf­france des autres sans être tra­ver­sée par elle. Je suis bien sûr affec­tée par ce que je vois, sens et ana­lyse. Les « bus­ca­do­ras » me confient leurs mal­heurs, leurs souf­frances, mais aus­si leurs joies. Elles laissent indé­nia­ble­ment des traces sur mes propres affects et ma com­pré­hen­sion du monde contem­po­rain. Et cela peut par­fois débor­der. Toutefois, avec l’expérience, et forte de plu­sieurs lec­tures sur les vio­lences extrêmes, on com­prend qu’il est salu­taire d’ap­prendre à poser des limites. Ça été très clair le jour où j’ai accom­pa­gné la Brigade natio­nale dans le nord du Veracruz et que nous sommes entrés dans un ancien ranch, « La Gallera », deve­nu un camp d’extermination du car­tel des Zetas. Le car­tel avait uti­li­sé un four géant qui ser­vait jadis à cui­si­ner le zaca­huil, un plat tra­di­tion­nel de la Huasteca, pour inci­né­rer des corps. Avec les membres de la Brigade, nous avons tami­sé des kilos de cendres d’animaux et d’humains pour récu­pé­rer les restes cal­ci­nés et la cendre recou­vrait mes chaus­sures. Ça m’a hor­ri­fiée. Ce jour-là, pour la pre­mière fois en 22 ans pas­sés entre la France et le Mexique, je me suis dit : « Qu’est-ce que je fais ici ? ». On peut être hap­pé par des expé­riences que l’on n’a ni cher­ché ni contrô­lé, ce qui m’a ame­né à m’interroger sur ces situa­tions qui nous échappent sur le ter­rain — ain­si que sur le manque d’encadrement post-trau­ma­tique de nos ins­ti­tu­tions —, mais aus­si sur la sub­jec­ti­vi­té de ma mémoire per­son­nelle et fami­liale de la guerre qui a fait que ce jour-là, j’avais atteint une des limites de mon savoir-faire ethnographique.


Photographie de ban­nière : extrait de Nostalgie de la lumière, de Patricio Guzman


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  1. Cet épi­sode, aus­si connu sous le nom de « la nuit d’Iguala » (la noche de Iguala), est sur­ve­nu le 26 sep­tembre 2014. Les 43 étu­diants ont été enle­vés et pro­ba­ble­ment tués tan­dis qu’ils s’ap­prê­taient à rejoindre une mani­fes­ta­tion en com­mé­mo­ra­tion au mas­sacre de Tlatelolco, qui a eu lieu en 1968, quelques jours avant les Jeux olym­piques de Mexico [ndlr].[]
  2. Las Abejas en espa­gnol, asso­cia­tion chré­tienne et paci­fiste fon­dée en 1993 par des membres des com­mu­nau­tés Maya et Tsotsil pour lut­ter contre les vio­lences au Chiapas, où elle est basée [ndlr].[]
  3. L’historien Carlo Ginzburg s’est appuyé sur une méthode attri­bu­tion­niste mise au point par l’artiste et poli­ti­cien Giovanni Morelli entre 1874 et 1876, pour pro­po­ser une nou­velle façon de faire l’histoire et de com­prendre la socié­té. Selon Morelli, la meilleure méthode pour attri­buer une toile à un peintre sans com­mettre d’erreur, c’est d’identifier ce qui repré­sente sa signa­ture en termes de détails pic­tu­raux. Dans son article « Signes, Traces, Pistes – Racines d’un para­digme de l’indice », Carlo Ginzburg explique que cette façon d’analyser une œuvre sur la base « d’indices » peut être tra­duite dans un lan­gage plus géné­ral et deve­nir un modèle épis­té­mo­lo­gique satis­fai­sant pour les sciences sociales et plus par­ti­cu­liè­re­ment l’histoire. Sabrina Melenotte s’ap­puie sur ce para­digme dans son article « Sur les traces des dis­pa­rus au Mexique », Ethnologie fran­çaise, 2020/2, vol. 50 [ndlr].[]
  4. Parmi les­quels Nos sucum­bió la eter­ni­dad de Daniela Rea, Volverte a ver de Carolina Corral, ou Toshkua de Ludovic Bonleux.[]
  5. Comme Dorys Salcedo, Oscar Muñoz ou Erika Diettes en Colombie, ou Teresa Margolles de manière très abs­traite sur la vio­lence au Mexique.[]
  6. Ou encore l’élaboration de ban­nières (pen­dones) sur les­quelles sont bro­dés les noms des per­sonnes dis­pa­rues, un pro­jet en cours coor­don­né par l’artiste Fabiola Rayas.[]

REBONDS

☰ Lire notre entre­tien avec Mikel Ruiz : « Le roman du Chiapas », avril 2023
☰ Lire notre entre­tien avec John Gibler : « Être un écri­vain com­pañe­ro », novembre 2022
☰ Lire notre entre­tien avec Franck Gaudichaud : « Amérique latine : les gauches dans l’impasse ? », octobre 2020
☰ Lire la série « Nouvelles zapa­tistes », Julia Arnaud et Espoir Chiapas, sep­tembre 2019-juin 2021
☰ Lire notre article « 25 ans plus tard : le zapa­tisme pour­suit sa lutte », Julia Arnaud, mai 2019
☰ Lire notre abé­cé­daire du sous-com­man­dant Marcos, mai 2017

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