Entretien inédit pour le site de Ballast
Nous l’avions découverte en 2012 par une pièce de théâtre consacrée à Karl Marx et son épouse Jenny, drôle en dépit d’un sujet qui ne s’y prêtait que peu — une pièce qu’elle ne manqua pas de jouer dans l’usine Fralib, en soutien aux travailleurs en grève. Elle revint l’an passé avec Fukushima : Work in progress aux côtés de l’ancien syndicaliste Xavier Mathieu, pour pointer du doigt, par le spectacle vivant, « l’apogée de l’irresponsabilité totale du capitalisme ». Nous retrouvons l’auteure de Comment épouser un milliardaire ? dans la capitale, un jour de septembre.
Quand une revue rasoir comme la nôtre interviewe une humoriste, c’est à nous de nous montrer moins chiants ou à vous d’être très sérieuse ?
Je ne me considère pas comme une humoriste.
Ça commence bien !
Le mot est moche. Mes spectacles relèvent plutôt du théâtre. Donc je crois qu’on va pouvoir se retrouver à mi-chemin !
« C’est une expérience humaine, pas intellectuelle », dites-vous à propos de votre travail. L’économie mondialisée, les grosses fortunes, le nucléaire ou encore la vie de Marx et d’Engels : rien d’intellectuel, vraiment ?
« Ce qui m’intéressait, c’était surtout l’énergie vitale que Marx et Engels dégageaient. »
Non, rien d’intellectuel. La scène, c’est charnel, émotionnel, physique… Rien d’intellectuel ne peut passer. C’est un moment de vie partagée entre les acteurs et le spectateur. Marx et Jenny, par exemple, ce sont des correspondances entre les personnages : elles sont tout sauf « intellectuelles », elles sont très vivantes. Leurs discussions sont quotidiennes, brillantes. Ce qui m’intéressait, c’était surtout l’énergie vitale que Marx et Engels dégageaient. Je n’aime pas écrire, je dois vous avouer. Je déteste, même. Mais j’aime lire et me documenter : je suis allée à la bibliothèque, à Londres, en Allemagne, j’ai passé plus d’un an à ne lire que Marx et Engels, à ne penser qu’à eux, à me faire des blagues ou à en faire à mes proches qui ne riaient pas du tout. (rires) J’ai beaucoup lu la documentation des riches, pour Comment épouser un milliardaire ? La doc’ des pauvres ou de la gauche manque d’informations : les riches sont fiers de leurs chiffres, ils ne cachent rien. (rires) Pour le nucléaire, j’ai étudié les documents, les termes techniques et le déroulement de l’accident puis je m’en suis libérée, pour en faire quelque chose de jouable : j’ai utilisé des jouets pour décrire la catastrophe ; c’est un spectacle qui peut être compris par des enfants…
Il y a, avez-vous déclaré un jour, quelque chose de l’ordre de la « délivrance » à créer vos pièces : de quel poids vous délestez-vous ?
Notre civilisation a éradiqué les tigres et inventé l’iPhone. La guerre est devenue notre quotidien, il n’y a aucune révolte, tout notre argent file entre les mains des milliardaires, on passe notre temps à travailler, consommer, payer des impôts… Il n’y a pas de projet commun, de grands discours qui nous amèneraient vers des buts sublimes ! L’humanité me semble mériter mieux que ça : si c’est ça notre maximum de bonheur possible, c’est bien triste… Ce qui manque, c’est juste de se dire « Allez on le fait ! ». Quand je joue, j’ai l’impression de dire aux gens : « Venez, on fait de notre mieux à partir de maintenant et on peut y arriver. » Donner envie d’agir, de vivre, de se voir. Le public reste souvent après les pièces, pour discuter. Je ne veux pas être un « divertissement ». Je préfère qu’on puisse régler des choses.
Vous avez joué dans des usines en grève, de Gandrange à Fralib…
Je ne connaissais pas ce monde, je n’en venais pas. J’avais une appréhension : était-ce « juste », de ma part, de jouer là ?
Appréhension levée une fois sur place ?
« Perdre leur lieu de travail, qu’ils connaissent depuis trente ou quarante ans, c’est toucher à leur vie. C’est leur usine. »
Complètement ! Les Fralib m’avaient préparé un énorme barbecue : c’était incroyable. Le fait que les premières personnes victimes de la barbarie capitaliste aiment les spectacles et les trouvent justes, cela m’a confirmé que mes intuitions étaient bonnes : il y a bien quelque chose de pourri dans ce royaume. Je garde de ces endroits des souvenirs exemplaires de solidarité et d’entraide. Il y résonne des paroles utopiques : j’en suis toujours sortie en ayant retrouvé la foi en l’humanité. Florange n’était pas encore fermé la première fois que je m’y suis rendue. Je me suis retrouvée à jouer dans la salle des fêtes, construite du temps du paternalisme de la famille de Wendel, qui possédait les hauts fourneaux. C’était un lieu magnifique qui n’était plus utilisé. Des gens, qui s’y étaient mariés il y a soixante ans, se trouvaient dans la salle ! Des gens qui ne vont pas au théâtre. Le démarrage a donc été très fort. Puis j’ai été à Fralib — la direction était encore là. C’était au début de la lutte et la presse ne s’intéressait pas encore vraiment à eux. Ils étaient dans une très grande tension. Je suis revenue les voir pour jouer dans l’usine, occupée cette fois : une tout autre ambiance. L’usine était barricadée, pour que les milices d’Unilever n’y entrent pas. On m’a ensuite demandé d’aller jouer pour les Conti… Contrairement aux patrons qui ont une approche très détachée de leurs outils de travail, tous les gens que j’ai rencontrés en parlent avec affection : perdre leur lieu de travail, qu’ils connaissent depuis trente ou quarante ans, c’est toucher à leur vie. C’est leur usine.
On se souvient d’un échange, un peu vif, que vous aviez eu avec Edwy Plenel : il semblait offusqué par votre refus assumé du suffrage universel. Est-ce un abstentionnisme de circonstance ou une revendication plus large, visant à découpler les termes « démocratie » et « urnes » ?
Je me souviens juste d’avoir vécu un grand moment de machisme et de condescendance. C’est un exercice violent, le passage dans les médias. Les présentateurs ou les participants ne se rendent souvent pas compte du monde qui est le nôtre. Je me rappelle par exemple de Luc Ferry me disant que plus personne, aujourd’hui, ne vend ses organes : bah si, mec. Dans plein de pays — aux États-Unis, des jeunes femmes vendent leurs ovaires pour financer leurs études. Toutes ces personnes vivent de la corruption du monde politique ; ils n’ont pas intérêt à ce que ça change. Sans Sarkozy et consorts, ils n’auraient plus rien à écrire. Je ne vote pas car, comme dit Tostoï, « je considère toute forme de gouvernement comme une institution compliquée ». J’aimerais bien, au fond, ne pas avoir à m’y intéresser : que mes impôts paient des écoles, des hôpitaux, des infrastructures, de la solidarité, mais pas des armes et encore moins le coiffeur de François Hollande et la retraite d’Édith Cresson ! On me dit parfois que j’exagère quand je qualifie les milliardaires de « serial killers » : non ; ils tuent des gens. Ce sont des assassins — et pas qu’un peu.
Votre livre, sur eux, n’est pas vendu au format numérique. Un choix délibéré, n’est-ce pas ?
Oui. Assez difficile à obtenir, d’ailleurs : on m’a dit que c’était maintenant obligatoire, etc. Mais j’ai finalement pu éviter ça. Malheureusement, le livre papier est quand même vendu sur Amazon — on n’a pas le droit de refuser de vendre via Amazon… Pour essayer de convaincre le monsieur qui fait les contrats, je lui ai dit que c’était à mes yeux comme si, durant la Seconde Guerre mondiale, il m’avait obligé à aller travailler avec des nazis. Bon, c’était un peu fort. (rires)
Vous évoquez dans ce bouquin le bluff des « généreuses » fondations des milliardaires…
Bill Gates défiscalise son argent dans une fondation qui lui appartient : il spécule, investit avec cet argent, ramasse des intérêts et, derrière, fait des soi-disant « actions caritatives » en Afrique… qui lui permettent d’obtenir des marchés juteux et de contrôler son approvisionnement en coltan, dont il a besoin pour ses téléphones.
Le libertaire Hakim Bey parle d’un « rire guérisseur », qu’il oppose au « rire délétère », « cynique », « frivole » : un rire comme « art martial naturel de l’esprit ». Quel est le rire que vous aimez ?
« Ces gens n’ont pour fortune que des valorisations boursières : du vent. »
C’est un rire de compréhension et de connivence. Un rire d’intelligence. J’essaie d’alterner les moments drôles et durs, pour que l’attention du spectateur tienne une heure et demi sur des sujets difficiles. La grande majorité des gens ne connaissent rien de Marx, par exemple, en entrant dans la salle. C’est forcément un peu dense et ardu, les vingt premières minutes. Mais, à la fin, il y a un univers commun entre nous : c’est ce qui me plaît.
« Le rire est aujourd’hui le seul parti d’opposition en France », va jusqu’à lancer le metteur en scène Jean-Michel Ribes. Il y a pourtant des comiques partout : à la télévision, à la radio. Pourquoi n’a-t-on pas encore renversé le pouvoir ?
Jean-Michel Ribes ? Celui qui réalise les publicités pour le Crédit lyonnais et dont le théâtre est sponsorisé par Fimalac, l’agence de notation de Marc Ladreit de Lacharrière, un milliardaire qui veut investir dans la culture… ? (rires) Le problème est que, pour le moment, nous nous intéressons au pouvoir politique : quand on va commencer à s’intéresser au pouvoir économique et à boycotter tous ces criminels, leur fortune et leur puissance va se dégonfler. Ces gens n’ont pour fortune que des valorisations boursières : du vent. Il faut arrêter de les laisser grossir, siphonner les fonds publics et détruire tout ce qu’ils veulent — à l’image de Mittal et de la sidérurgie, de Bolloré avec Canal +… Le pouvoir économique est plus puissant que le pouvoir politique. Bill Gates a une fortune qui équivaut au PIB de l’Ukraine ; il est plus puissant qu’Hollande, non ?
REBONDS
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