Entretien inédit pour le site de Ballast
L’anthropologue Claude Lévi-Strauss estimait que « l’homme a resserré trop près de lui-même les frontières de son humanité » : à ne plus appréhender le monde qui nous entoure autrement que par ce que nous pouvons y prendre, nous n’avons de cesse de surexploiter le milieu naturel et de menacer sa capacité de régénération. Aurélien Barrau, astrophysicien, chercheur et auteur de l’essai Des univers multiples, regarde avec le même intérêt le très lointain — des trous noirs à la gravité quantique — et l’évidence qui se trouve sous nos yeux : le sort que nous infligeons collectivement aux animaux. C’est sur ce sujet en particulier que nous avons tenu à l’interroger.
Vous mêlez rigueur scientifique et goût prononcé pour la philosophie, passion pour la poésie et engagement pour la cause animale : quel est votre « fil rouge » ?
Je crois que le fil rouge, ce serait l’absence de fil rouge. Je ne cherche pas la cohérence à tout prix. Au contraire. Le monde est complexe et multiple ; il est bigarré et foisonnant : abordons-le et arpentons-le d’une manière, elle aussi, complexe et multiple. C’est précisément parce que la poésie, la philosophie, la musique, la littérature et la physique (entre autres !) ne se réduisent pas les unes aux autres que je crois essentiel — ou au moins souhaitable — de s’y intéresser. Chacune construit un rapport-au(x)-monde(s) singulier et irremplaçable. Chacune invente une sinuosité qui lui est propre et révèle des volets spécifiques du matériau qu’elle affronte. Je ne veux pas de moteur fondamental. Je préfère des micro-engrenages qui échappent à une mécanique globale bien huilée. Le temps du Grand Ordre, de Cosmos ou de Mundus, est révolu. Ce qui m’intéresse, c’est de tenter de passer et de penser dans un désordre assumé. Je suis peut-être cosmologue de profession mais sans doute « chaologue » de confession ! Si pourtant je devais malgré tout définir une sorte de conducteur, je crois que ce serait une porosité à l’altérité. Disons, un désir, peut-être tout à fait illusoire, de ne pas voir ou aimer dans l’Univers que ce que nous y avons nous-même instillé. Et, surtout, pour le dire comme le philosophe Jacques Derrida, ce qui me semble vital aujourd’hui c’est la déconstruction du « carnophallogocentrisme », c’est-à-dire la remise en cause de cette terrible hégémonie de l’homme (blanc, faudrait-il ajouter), rationnel (c’est-à-dire ici sûr de son bon droit et ne doutant jamais), en érection (parce qu’il assujettit l’autre à son désir propre) et mangeur de viande (comme image archétypale de l’instrumentalisation des vivants non-humains).
L’anarchiste Louise Michel a écrit un jour : « Au fond de ma révolte contre les forts, je trouve du plus loin qu’il me souvienne l’horreur des tortures infligées aux bêtes. […] Et plus l’homme est féroce envers la bête, plus il est rampant devant les hommes qui le dominent. » Comment politiser aujourd’hui cette question ?
« Il n’est aujourd’hui plus possible d’ignorer l’immensité sans précédent de la douleur que nous infligeons aux animaux. »
Cette très émouvante citation de Louise Michel me fait penser à ce bouleversant extrait de la grande militante socialiste Rosa Luxemburg : « Le chargement était si lourd et il y avait tant de sacs empilés que les buffles n’arrivaient pas à franchir le seuil du porche. Le soldat qui les accompagnait, un type brutal, se mit à les frapper si violemment du manche de son fouet que la gardienne de prison indignée lui demanda s’il n’avait pas pitié des bêtes. Et nous autres, qui donc a pitié de nous ? répondit-il, un sourire mauvais aux lèvres, sur quoi il se remit à taper de plus belle… Enfin les bêtes donnèrent un coup de collier et réussirent à franchir l’obstacle, mais l’une d’elles saignait… Sonitchka, chez le buffle l’épaisseur du cuir est devenue proverbiale, et pourtant la peau avait éclaté. Pendant qu’on déchargeait la voiture, les bêtes restaient immobiles, totalement épuisées, et l’un des buffles, celui qui saignait, regardait droit devant lui avec, sur son visage sombre et ses yeux noirs et doux, un air d’enfant en pleurs. C’était exactement l’expression d’un enfant qu’on vient de punir durement et qui ne sait pour quel motif et pourquoi, qui ne sait comment échapper à la souffrance et à cette force brutale… J’étais devant lui, l’animal me regardait, les larmes coulaient de mes yeux, c’étaient ses larmes. »
Il est magnifique de constater que dans cette situation terrible, dans cette situation de guerre, Rosa Luxemburg conserve toute son empathie avec les animaux sans, naturellement, que cela ôte quoi que ce soit à son indignation face aux sorts des humains. Je crois que « ça ne veut pas rien dire », pour reprendre l’expression de Rimbaud. Faut-il politiser cette question ? Je ne sais pas. Il y a plusieurs sens à « politique ». Disons d’abord politikos — originellement, le vivre ensemble et l’organisation de la Cité —, puis politeia — la structure de fonctionnement, l’institution —, et enfin politikè — la pratique du pouvoir. Tout cela me semble encore terriblement anthropocentrique. Il n’était pas idiot de scander en Mai 68 « Tout est politique ». Cela a permis de mettre en lumière beaucoup d’interconnections entre les structures de domination. Mais je crois qu’il faut peut-être maintenant élargir le prisme. Certainement pas pour « tourner cette page », comme certains le souhaiteraient, mais au contraire pour l’élargir et l’approfondir. Il n’est aujourd’hui plus possible d’ignorer l’immensité sans précédent de la douleur que nous infligeons aux animaux alors même que nous savons de façon incontestable qu’ils souffrent essentiellement « comme nous », si tant est qu’on puisse utiliser la conjonction « comme » quand il s’agit de cette infinie déréliction. Il est urgent de faire face à cette question, mais je crois qu’il faut le faire sur de nouveaux modes : elle est trop vaste, démesurée, pour entrer dans nos anciennes catégories.
Dans votre livre sur les univers multiples, vous faites des parallèles entre des phénomènes physiques et des questions éthiques. Pourquoi l’expérience du chat de Schrödinger vous semble-t-elle témoigner de « notre rapport apathique à la souffrance et à la mort animale » ?
L’expérience du chat de Schrödinger consiste à soumettre la vie d’un chat à l’état d’un objet quantique. Si l’objet est dans l’état physique A, le chat reste en vie ; s’il passe dans l’état B, un mécanisme libère du poison et tue le chat. Étant donné que les systèmes quantiques se trouvent simultanément dans plusieurs états, le chat devrait être à la fois mort et vivant ! Cette célèbre expérience de pensée a fait couler beaucoup d’encre et le paradoxe n’est aujourd’hui encore pas pleinement résolu. Il est vrai que je dis parfois qu’elle est un exemple de notre froideur à l’égard de la souffrance animale. C’est une boutade, naturellement, puisque l’expérience n’a jamais été réellement menée. Structurellement, progrès scientifiques et progrès éthiques ne peuvent pas être mécaniquement liés (il faudrait d’ailleurs interroger le sens même du mot « progrès », qui est tout sauf clairement défini dans ces circonstances…). C’est ce qu’on appelle en philosophie « la guillotine de Hume » : on ne peut jamais inférer d’un être un devoir-être.
Les progrès scientifiques amènent-ils, au moins tendanciellement, vers un progrès éthique de l’humanité ?
« S’il n’y avait pas eu d’actions violentes, les enfants travailleraient toujours à 13 ans dans ces conditions très dures. »
Il est incontestable que les avancées ou découvertes scientifiques devraient susciter de nouvelles questions éthiques. Or le fait est que ce n’est pas du tout ce qui se passe ; bien au contraire ! Nous avons maintenant tous les éléments scientifiques requis pour affirmer que les animaux sont des êtres sensibles (pour beaucoup doués d’une conscience, au sens le plus fort de ce terme), mais nous les tuons et maltraitons avec une hargne toujours plus cinglante ou une indifférence toujours plus immense. Tout concourt à affirmer que notre régime carné excessif est très nuisible à notre propre santé, mais nous consommons toujours plus de viande. Tous les éléments pour affirmer que cette même alimentation carnée engendre un désastre écologique (10 000 litres d’eau par kilo de bœuf) et suscite une importante malnutrition humaine (on pourrait nourrir 4 milliards d’hommes supplémentaires si les cultures dédiées au bétail étaient utilisées directement pour nourrir les humains), mais les déforestations pour permettre toujours davantage d’élevages intensifs s’accélèrent. En l’état, non, je ne vois donc aucun signe tendanciel dans le sens que pourtant j’appelle de mes vœux.
Vous écrivez que le temps est venu d’agir mais que « sans une violence faite à la violence elle-même, il n’y sera jamais fait face ». Quel est votre rapport à l’action directe telle qu’elle a pu, par exemple, être mobilisée par le Front de libération animale ?
Je pense en effet qu’il ne faut pas être phobique de toute forme de violence. S’il n’y avait pas eu d’actions violentes, les enfants travailleraient toujours à 13 ans dans ces conditions très dures. Nous sommes aujourd’hui les acteurs d’un système qui comporte de nombreuses violences — souvent insidieuses et d’autant plus terribles — à l’égard des plus faibles. Une certaine violence à l’encontre de ces violences ne me semble pas devoir être écartée absolument. Je n’en demeure pas moins assez réservé sur les actions « choc » de libération animale. Ponctuellement, quand des animaux sont sur le point d’être tués, souvent dans des conditions atroces, et que cela peut être évité, je comprends que certains passent à l’action. C’est une réaction d’empathie rassurante et parfois salutaire. Mais à plus grande échelle, je ne pense pas que ces mouvements servent profondément la cause animale. Je penche davantage vers une information authentique et donc, finalement très violente pour nos consciences, qui s’évertuent à ne surtout pas voir les conséquences de nos actions (qu’il s’agisse des animaux massacrés comme des réfugiés mourants laissés agonisant devant nos frontières fermées) ! Les reportages télévisés, par exemple, parviennent à nous montrer les lieux les plus secrets de la planète. On pénètre dans les rouages des dictatures, dans les navires de guerre, dans les camps d’entraînement des commandos d’élite, etc. Mais, curieusement, nous n’avons jamais vu l’intérieur d’un abattoir ! Et pour cause… Ce serait proprement insoutenable. Voilà qui pose problème : l’immense majorité des consommateurs de viande ne pourrait soutenir 30 secondes d’images de ce que leur choix — parce qu’il s’agit bien d’un choix qu’il est tout à fait possible de ne pas faire sans rien perdre, tout au contraire, de notre qualité de vie — engendre de façon directe. On montre aux fumeurs les effets dévastateurs de la cigarette sur leurs tissus pulmonaires ; il serait temps de montrer aux bons citoyens que nous sommes les souffrances proprement incroyables que notre mode de vie — en particulier alimentaire — engendre sur les autres vivants sensibles.
Dans le même ordre d’idées, je me demande quels parents pourraient assumer cela face à leurs enfants. Nous sommes enjoints à tenter de présenter le vrai visage du monde, autant que faire se peut, à ceux que nous éduquons. C’est une ligne de conduite raisonnable et assez unanimement acceptée. Sauf, naturellement, s’il s’agit d’alimentation carnée ! Qui serait prêt à expliquer à son enfant, sans pathos, de façon juste factuelle et précise, ce qu’a enduré l’agneau dont il lui propose de dévorer une côtelette ? Et quel enfant, sachant naturellement qu’il peut s’en passer sans la moindre carence (il n’est pas question de maltraiter nos enfants !), continuerait alors à s’en nourrir ? Je ne suis pas favorable aux actions violentes ; je suis juste favorable à divulguer la violence crue de la vérité. Mais, là encore, la tendance n’est pas celle-ci : on voit surgir des lois qui, tout à l’inverse, interdisent de montrer la souffrance animale ! C’est proprement hallucinant. Ce qui est considéré comme délictueux, ce n’est ni la mort donnée ni la douleur infligée, mais le fait d’exposer cette vérité qui pourrait choquer les âmes sensibles découvrant leur responsabilité…
Vous avez écrit que « c’est le rôle de la recherche, en particulier, et de la pensée, en général, de faire violence à ce qui constitue l’ordre établi », de réélaborer le monde, de ne pas accepter comme donné ce qui est construit. Notre rapport à l’animal est-il entièrement culturel ou notre propre animalité omnivore joue-t-elle dans cette affaire ?
« Il faut sortir de cette vieille dichotomie usée entre nature et culture : elle ne fait plus sens. »
Là, je serais assez deleuzien. Je crois qu’il faut sortir de cette vieille dichotomie usée entre nature et culture : elle ne fait plus sens. Si, néanmoins, on souhaite encore y recourir de manière approximative, il ne va pas de soi que l’alimentation carnée de l’homme est « naturelle ». Nombre de nos caractéristiques physiologiques plaident tout au contraire en faveur d’une constitution essentiellement végétarienne : notre intestin est beaucoup trop long pour être celui d’un carnivore, nos dents sont pratiquement semblables à celles des herbivores (qui ont souvent des canines), nous n’avons ni la puissance ni la morphologie des prédateurs, etc. Au-delà, l’argument souvent rencontré (parfois implicitement) suivant lequel parce que Cro-Magnon mangeait de la viande, nous sommes autorisés — voire contraints — à poursuivre la tradition sans l’interroger est absolument ahurissant. Y a‑t-il un seul de nos autres choix éthiques que nous oserions justifier en référant à ce qu’il s’agissait d’une pratique usitée chez les hommes préhistoriques ? Évidemment et heureusement pas. Pourquoi notre alimentation serait-elle l’exception ?
L’échappatoire courant consiste à évoquer le statu quo : « Chacun fait ce qu’il veut ! Les végétariens et autres végans ont bien le droit de ne pas consommer de viande, mais qu’ils ne nous disent pas ce que nous devons faire. » Or, précisément, ce n’est pas si simple. Ce n’est pas si simple parce que le choix n’est pas qu’un choix individuel. Il entraîne la souffrance et la mort d’autres vivants sensibles ; tout est là. C’est bien la raison pour laquelle nous ne décrétons pas « torturer ou non ses enfants, chacun fait ce qu’il veut ». Et nous ne le décrétons pas parce que les parents ne sont évidemment pas les seuls concernés par ce choix. Cette remarque est évidente, presque triviale ! Mais, curieusement, cette évidence est oubliée dès lors qu’il s’agit des animaux. C’est peut-être ici qu’il faut en effet politiser la question : jusqu’où notre société peut-elle considérer que ce qui entraîne l’agonie d’autrui est un pur choix individuel ? N’y a‑t-il pas ici une contradiction manifeste ?
Faire violence à l’ordre établi, comme vous l’évoquez, c’est ce que mon ami le philosophe Jean-Luc Nancy appellerait sans doute être de gauche. Après un rappel historique (lorsque les membres de l’Assemblée Constituante, en 1789, eurent à se prononcer sur le point décisif de l’octroi au Roi d’un droit de veto — qui de fait lui donnerait presque les pleins pouvoirs —, les partisans du veto vinrent se grouper du côté droit de l’estrade présidentielle et les autres se regroupèrent à gauche — à de rares exceptions près la noblesse et le clergé allèrent à droite et le tiers état à gauche), il analyse : « La droite implique une métaphysique — ou comme on voudra, une mythologie, une idéologie — de quelque chose de donné, d’absolument et primordialement donné et à quoi pour l’essentiel rien ou très peu ne peut être changé. La gauche implique l’inverse : que cela peut et doit être changé. » En ce sens, oui, je suis de gauche et je pense qu’il est urgent de l’être, en particulier du point de vue que nous abordons dans cet entretien.
Le philosophe Peter Singer a fait savoir qu’il n’entendait pas « entrer dans [la] controverse » des expérimentations scientifiques sur les animaux, quand bien même celles-ci tendraient à soigner certaines pathologies humaines. Quel est votre point de vue sur cette question ?
« Il n’est pas possible aujourd’hui d’être libertaire, anarchiste, progressiste, ou même simplement socialiste, en ignorant la question animale. »
J’ignorais que Peter Singer s’était ainsi positionné, mais c’est également mon choix. Cette question est complexe, délicate. Il est un peu indécent de la présenter aujourd’hui comme une priorité. Nous tuons en ce moment 65 milliards d’animaux terrestres (et sans doute plusieurs milliers de milliards de poissons, crevettes, poulpes, etc.) par an, de façon essentiellement inutile. Voilà la priorité ! Voilà ce à quoi il est urgent de répondre. Alors ne phagocytons pas le débat en le décalant vers les quelques circonstances particulières où, en effet, le choix n’est pas simple. Et si l’on veut parler des animaux « à usage scientifique », je vois par exemple que, dans ma propre université, des vivants sont sacrifiés en grand nombre pour des « besoins d’enseignement » (pas en dernière année de médecine mais dès la licence de biologie !), alors qu’un film bien conçu serait à mon sens bien plus pédagogue et infiniment plus acceptable… Et il est maintenant admis que des simulations sont très efficaces dans beaucoup de circonstances pour les usages thérapeutiques (et quand elles ne le sont pas, il est rare que les résultats sur la souris se transposent simplement à l’homme). Beaucoup d’animaux de laboratoire ont été « sacrifiés » pour rien. Alors laissons pour le moment la question délicate où quelques morts animaux sauveraient effectivement des vies humaines. Quand celle-ci deviendra pressante, c’est que l’immensité de l’horreur en cours, et sans le moindre lien avec cela, sera effectivement résolue !
Vous en parliez : on sait maintenant que l’industrie de la viande a des conséquences néfastes sur l’environnement. Êtes-vous convaincu que, de gré ou de force, un monde « sans viande » est inéluctable ?
On sait en effet que l’industrie de la viande est dramatique pour les animaux qui y sont décimés, mais aussi, comme vous le soulignez, pour la planète (et donc pour l’humanité) à l’échelle globale. Je ne vois pourtant aucune raison d’être optimiste. L’homme a démontré son extraordinaire capacité à « aller dans le mur ». Bien sûr, s’il s’agissait de penser un monde où tout homme pourrait se nourrir à sa faim et où les vivants non-humains ne se verraient pas réifiés alors, naturellement, un monde « sans viande » me semblerait inéluctable. Mais rien n’indique nous allions dans cette direction. Ce que je voudrais souligner ici d’essentiel, et de trop ignoré, est la chose suivante : le combat « animalier » est frère des combats d’émancipation et de libération. Il n’est pas opposé aux luttes libératrices pour les hommes : il leur est au contraire structurellement lié. C’est une même mouvance. C’est une même sensibilité à la douleur muette des opprimés. Il n’est pas possible aujourd’hui d’être libertaire, anarchiste, progressiste (un mot que je n’emploierais qu’avec beaucoup de réserves), ou même simplement socialiste, en ignorant cette question centrale. Quiconque revendique penser le monde au-delà du seul prisme de son plaisir propre ne peut ignorer l’industrie de la mort terrifiante que nous avons mise en place. Nous tuons chaque mois plus d’animaux que la totalité des hommes ayant existé sur Terre depuis toujours… Je me souviens d’avoir, enfant, écouté Jean Ferrat chanter Aragon et déclarer aux femmes s’émancipant « votre lutte, à tous les niveaux, de la nôtre est indivisible ». C’est exactement ce qu’il faut clamer aujourd’hui : il n’y a aucun sens à opposer la défense des humains (qui, stricto sensu, sont aussi des animaux) à celle des vivants non-humains. La dynamique est la même. Et cessons surtout de penser qu’il sera légitime de s’occuper des animaux quand les autres problèmes seront résolus : ils ne le seront jamais et nous le savons hélas trop bien…
Il y a peu, le lion Cecil a été tué au Zimbabwe par un riche américain s’offrant un peu d’adrénaline (dans un geste à la fois cruel envers l’animal et très colonialiste envers le pays hôte). Le monde entier s’en est ému. Puis, c’est cette émotion elle-même qui a suscité l’indignation. Bien sûr, il est incohérent de trouver ce safari scandaleux et de faire tourner les abattoirs à plein régime dans notre propre pays. Comme il est incohérent d’aimer les chats, les moineaux et les chevaux et de consommer sans arrière-pensée des agneaux, des poules et des vaches. Évidemment. Pourtant, je ne me range pas du côté de ceux qui s’indignèrent de cette indignation au motif que pendant ce temps un enfant était mort brulé vif et que tant d’autres horreurs furent perpétrées (qu’il faut naturellement évoquer et dénoncer). Mais ces révoltes ne sont pas mutuellement exclusives ! Elles se soutiennent les unes les autres. Et je trouve qu’il y a quelque chose ici d’un peu nauséabond : personne ne s’émeut de la météo quotidienne ou des résultats sportifs à outrance, mais dès qu’est évoquée — et c’est si rare ! — la souffrance animale — pourtant si omniprésente, quoique bien cachée à nos regards —, alors cela devient indécent, voire obscène, parce que des hommes souffrent aussi ! Cela n’a aucun sens. Cette mauvaise excuse pour ne pas penser l’immense question du calvaire animale est usée jusqu’à l’os. C’est le même paradoxe, d’ailleurs, qui fait que quiconque passe son week-end au café ou devant la télévision n’encourt aucun reproche tandis que s’il (ou elle) tente de sauver des animaux, l’argument cinglant ne tarde jamais : « Tu n’aimes donc pas les hommes ? » Il faut définitivement en finir avec cette pseudo-logique insensée.
L’accès à la viande ou au poisson est, dans certains pays du monde, l’un des principaux accès aux protéines. Dans quelle mesure le passage universel au végétarisme ou au véganisme ne relève-t-il pas d’une utopie occidentale ?
« Il est essentiel de ne jamais recourir à l’argument fallacieux qui consiste à interdire toute action dans la mesure où sa réalisation parfaite est impossible. »
Rien ne serait en effet plus détestable que de se placer, une fois encore, une fois de plus et une fois de trop, en position de donneurs de leçons arrogants, tentant d’infliger au monde entier notre nouvelle morale. Une évangélisation renouvelée, en somme ! Il me semble néanmoins que nous ne courons ici rien de ce risque, et ce pour plusieurs raisons. Premièrement, le fait est que les plus gros consommateurs de viande par habitant sont évidemment les pays occidentaux industrialisés. Prôner une extraction de cette industrie de la mort est donc bel et bien avant tout une adresse aux pays riches. Ils sont les premiers concernés et il n’est pas question de faire endosser prioritairement aux plus démunis la responsabilité de la situation actuelle. Deuxièmement, le fait est, également, que même dans les zones plus pauvres les animaux d’élevage doivent consommer des céréales ! L’argument demeure donc : puisqu’il faut 12 kilos de céréales par kilo de bœuf (que ce soit aux États-Unis ou au fond du quart-monde n’y change rien), l’utilisation des céréales pour nourrir directement les hommes est nettement plus efficace et rationnelle, même en ignorant le calvaire qu’endurent les animaux. Remarquer que les animaux souffrent partout et que leur élevage est partout essentiellement inefficace pour subvenir aux besoins biologiques des hommes n’est pas faire preuve de colonialisme intellectuel, c’est énoncer une vérité vérifiable par quiconque s’en donne les moyens. Troisièmement, je crois qu’il faut en effet penser l’alimentation à l’échelle planétaire, comme beaucoup d’autres questions, dans une optique de répartition des ressources. Tant qu’une très petite proportion des hommes détiendront une très grande majorité des richesses, il demeurera impossible de trouver un point d’équilibre acceptable.
Quatrièmement, vous avez peut-être raison en déclarant qu’il s’agit d’une utopie et donc qu’un monde sans animaux tués pour notre seul plaisir n’existera jamais. De même, sans doute, qu’un monde sans viol, sans torture et sans homicide. Faut-il pour autant renoncer à cet horizon ? Il ne faut pas confondre, me semble-t-il, le normatif et le descriptif, l’impossible de fait de le non-souhaitable en droit. Cinquièmement, il est essentiel de ne jamais recourir à l’argument fallacieux qui consiste à interdire toute action dans la mesure où sa réalisation parfaite est impossible. Il est indéniable que vivre entraîne la mort d’autres vivants. Je n’ai jamais écrasé délibérément un insecte et je continuerai toute ma vie à infléchir mes pas pour éviter les fourmis. Pour autant, il est évident que j’ai involontairement écrasé des insectes. Cette indiscutable vérité n’a aucune légitimité à dénier toute pertinence à ma démarche d’évitement. De même : qu’une certaine douleur soit consubstantielle à toute existence n’interdit évidemment (et heureusement !) pas de tenter de minimiser cette douleur. Qu’une certain nombre d’erreurs soient consubstantielles à la recherche d’une vérité et que le sens même de cette vérité — par exemple, scientifique, pour référer à ce que je connais bien — ne soit pas évident, n’entrave d’aucune manière l’intérêt de la démarche d’exploration. La dimension culturelle — et parfois cultuelle — du rapport à la mort et à la viande est effectivement très importante. Elle convoque histoire, traditions, croyances, phobies, angoisses, symboles et pulsions… Il n’est pas question de la balayer d’un revers de la main. Il est au contraire question d’y faire face. Il est question de s’atteler à ce chantier immense parce que rien ne serait pire que de continuer à ignorer ce dont l’abyssale urgence me semble aujourd’hui avérée. C’est d’abord une question de simple cohérence : presque aucun homme ne cautionne réellement ce que son comportement induit de violences et de souffrances chez les autres vivants. Qui se réjouit réellement des deux milliards de cochons tués chaque année, sachant que la sensibilité et l’acuité affective des porcs sont aujourd’hui connues comme étant parmi les plus développées ? Commençons par le voir, seulement le voir. Le temps des conséquences viendra…
D’aucuns estiment que l’universalisation du véganisme mettrait en danger, à terme, l’espèce humaine puisqu’elle déboucherait sur le réensauvagement incontrôlé des animaux domestiques. L’interdiction de la chasse aurait, selon les mêmes, des conséquences similaires : prolifération des renards, sangliers…
C’est, au mieux, amusant ; au pire, pathétique. Que dire de plus ? Pour se rendre compte de l’énormité rageusement immonde de telles assertions, rien n’est sans doute plus parlant que de les transposer dans la sphère humaine. C’est un peu comme si, face à l’esclavage colonialiste, on déclarait qu’y mettre fin serait un grand danger… Remarquez, ces arguments ont été effectivement entendus ! Comme je le disais précédemment, il y a bel et bien une alliance entre toutes ces luttes contre les dominations et l’asservissement. Mais enfin, qu’un homme sain d’esprit puisse aujourd’hui, face à l’immensité proprement vertigineuse des souffrances infligées aux vivants non-humains (et à beaucoup trop d’humains, rappelons-le), considérer que le danger soit du coté d’un relâchement du système oppressif, me laisse essentiellement sans voix… Il est aujourd’hui scientifiquement « acté » que la sixième extinction de masse est en cours. Son origine anthropique est incontestable. Tenter, comme certains s’y évertuent, de faire croire à un débat dans la communauté scientifique, par exemple sur l’existence ou sur la cause humaine du réchauffement climatique, ne peut relever que de la malhonnêteté intellectuelle. Les conclusions ne s’imposent-elles pas ?
L’historien Charles Patterson fait état d’un continuum entre l’abattage industriel étasunien et les méthodes employées par les autorités nazies dans les camps européens. Faut-il se risquer à ce type de parallèles ?
« Chaque tragédie est unique et singulière. Les comparaisons sont toujours des violences, elles n’apportent rien à aucun des termes comparés. »
Je veux être très prudent et très décent sur ce point. Il est vrai que par beaucoup d’aspects la comparaison serait signifiante. Il faut bien comprendre qu’avant d’être abattus, souvent de manière lente et douloureuse, les animaux des élevages n’ont aucune existence. Les cochons peuvent être maintenus dans des cages qui serrent leurs corps et empêchent le moindre mouvement. Les veaux sont arrachés à leur mère à la seconde même de leur naissance. Les poussins mâles sont broyés vivants. Les exemples sont innombrables et le niveau d’horreur est étonnamment poussé et étonnamment bien dissimulé au regard du consommateur qui s’emploie à ne surtout pas voir ce qu’il cautionne. Les parallèles avec les camps de la mort seraient donc aisés à plus d’un titre. Mais je ne me risquerai pas sur ce terrain. Je ne m’y risquerai pas parce que je crois que c’est inutile et insultant. Toutes les immenses catastrophes sont incomparables et incommensurables. Laissons à la Shoah son unicité. Chaque tragédie est unique et singulière. Les comparaisons sont toujours des violences, elles n’apportent rien à aucun des termes comparés. Certains survivants des camps de la mort ont effectivement développé l’analogie. Ils étaient en droit de le faire. Je ne le suis pas.
L’abattage rituel pour des raisons religieuses est régulièrement au cœur de polémiques. Y voyez-vous une instrumentalisation politique ou doit-on mettre ce sujet sur la table ?
La question charrie en effet beaucoup — beaucoup trop — de confusion et d’affects. Il va sans dire que l’abattage rituel, généralement associé à de terribles souffrances animales, n’a guère ma sympathie. Évidemment. D’autant plus que quiconque étudie les textes originels comprend que l’erreur est drastique : ces méthodes d’abattage avaient souvent pour enjeu d’épargner les douleurs animales à un temps où nous ne connaissions rien de leur métabolisme réel. Les perpétrer aujourd’hui à l’identique, sachant que leur effet est la plupart du temps exactement inverse, est donc un non-sens absolu. Mais il faut être ici encore prudent. Comme vous le suggérez, l’instrumentalisation guette. Je ne ferai certainement pas de la lutte contre la fête de l’Aïd ou la nourriture halal une de mes priorités. On voit bien ce qui peut se cacher ici et je ne veux pas de cela… Il est par exemple étonnant — voire consternant — de remarquer que bon nombre de conservateurs pour qui le féminisme et la laïcité n’étaient, c’est le moins qu’on puisse dire, pas une priorité se voient maintenant rallier ces causes dans le seul but de s’opposer à un islam en grande partie fantasmé. Rien n’est pire que de voir de grandes idées libératrices dévoyées en outils de domination ou d’humiliation. Et je crois que c’est ce qui se passe avec le concept de laïcité en ce moment, en France. Ne prenons pas ce risque avec la cause animale.
Plus généralement, il faut faire avec cette notion sans cesse mobilisée de « tradition ». On pense à la tauromachie ou à l’abattage des dauphins dans les îles Féroe…
Le patrimoine culturel que constituerait la chasse ou la tauromachie, ce n’est qu’une question de choix. Toute activité ayant eu lieu et ayant participé aux us d’une société peut être considérée comme partie de son patrimoine culturel. C’est un fait. La question n’est donc pas de savoir s’il s’agit d’un patrimoine mais de savoir si nous sommes fiers de cet héritage et si nous souhaitons le perpétrer. Sans entrer dans un sentimentalisme larmoyant trop aisé, je dirais juste qu’il suffit de contempler un taureau dans l’arène, totalement perdu, absolument paniqué, immobilisé par la peur, presque tétanisé par une angoisse palpable, entouré de ces pantins cambrés et arrogants agitant leurs banderilles de mort devant une foule en liesse, pour comprendre que ce « patrimoine » est une dette et non un bien !
Quand on pense ainsi que vous le faites la complexité des vivants et du réel, qu’on va jusqu’à envisager l’hypothèse d’univers multiples dans lesquels toutes les configurations seraient en fait possibles à l’infini, comment fait-on la part de « l’artefact mathématique » et du réel ? Bref, à quand l’écriture d’une uchronie ?
Le jeu de la pensée est un contrepoint subtil entre audace et humilité. Dans mon domaine, en cosmologie, en gravitation quantique, il faut faire preuve de courage. Nous manipulons des concepts abstraits parfois vertigineux et je crois en effet qu’il ne faut jamais s’interdire de leur donner du sens. De leur donner corps, fut-ce un « corps sans organe » pour le dire comme Artaud. Mais il faut aussi demeurer prudent et naturellement garder à l’esprit que ce vertige mathématique n’est pas nécessairement instancié dans la concrétude du réel. L’idée d’univers multiples — ou de Multivers — est intéressante parce qu’elle pousse la physique dans ses retranchements. Elle crée des ponts presque inévitables avec la métaphysique. Entre utopie et uchronie, je milite plutôt pour une pensée de l’hétérotopie, comme l’écrivait Foucault. Des lieux autres, radicalement autres. Des navires dans la mer des concepts saturés d’histoire. Mais, oui, il est tout à fait possible que d’autres mondes existent et exhibent des rapports de force inversés. Mais cette diversité ne doit d’aucune manière amoindrir notre capacité de révolte et notre désir d’action au sein de ce monde-ci. Choisissons Épicure, Lucrèce, Montaigne et Nietzsche : pensons d’abord dans l’ici de ce maintenant.
Photographie de bannière : Markus Varesvuo
Photographie de vignette : Pablo Chignard/Hanslucas
REBONDS
☰ Lire notre entretien avec Normand Baillargeon : « Le statut moral des animaux est impossible à ignorer », novembre 2014