Entretien inédit pour le site de Ballast
C’est là une somme de près de 700 pages consacrée — ainsi que l’indique son titre — au premier âge du capitalisme : ce premier, paru au mois de septembre 2018 aux éditions Syllepse, se penche sur l’expansion impérialiste européenne et sur ce qu’Alain Bihr, son auteur, sociologue et membre de l’organisation Alternative libertaire, nomme le « devenir-monde du capitalisme ». Interroger l’Histoire, c’est aussi contester le statut, supposément « indépassable », du mode de production qui administre aujourd’hui une part toujours plus vaste du monde. Nous en discutons avec lui.
Soyons mauvaise langue : tout n’a-t-il pas déjà été dit cent fois sur le capitalisme ?
Ce n’est pas être mauvaise langue que de poser pareille question : elle est parfaitement justifiée. Tout auteur se doit d’expliquer en quoi il prétend apporter du neuf par rapport à ce qui a pu être dit sur le même sujet avant lui. Et elle est d’autant plus justifiée dans le cas présent que, en effet, la littérature sur la question est proprement inépuisable ! Si j’ai cependant remis le travail sur le métier, c’est essentiellement pour deux raisons — d’ailleurs liées. En premier lieu, si cette littérature est immense, elle est aussi pour l’essentiel très spécialisée. Elle ne traite généralement, au mieux, qu’un aspect particulier de la question, voire des détails : il est certes intéressant et même indispensable de les connaître, mais leur simple accumulation ne nous fournit aucune vue d’ensemble. Autrement dit, les innombrables arbres, arbustes et arbrisseaux dont la science historienne nous a légué des analyses fouillées ne nous permettent pas d’embrasser la forêt, selon la métaphore bien connue… Et ce défaut n’a fait que s’accentuer au cours des dernières décennies. Elles ont vu les historiens se réfugier dans la microhistoire en tournant le dos à la synthèse historique, rendue suspecte de ne pas pouvoir se passer d’une philosophie de l’Histoire ou de présupposés scientifiquement invérifiables.
« Le capitalisme, c’est le mode de production, autrement dit la forme originale de totalité sociale, de société globale, qui tend à se structurer sur la base des rapports capitalistes de production. »
En second lieu, les quelques auteurs qui se sont essayés à embrasser la période historique dont je traite dans son ensemble n’en saisissent tout simplement pas l’enjeu (le parachèvement de la transition du féodalisme au capitalisme en Europe occidentale), ou bien ne le rapportent pas à ce qui constitue à mes yeux le premier moteur (l’expansion commerciale et coloniale européenne). Ou bien, encore, ils ne parviennent qu’en partie à articuler les deux. Dans sa somme Civilisation matérielle, économie et capitalisme, Fernand Braudel fournit un exemple du premier cas, faute d’avoir assimilé la leçon de Marx — en l’occurrence le concept de rapports capitalistes de production. Les marxistes qui se sont penchés sur la transition du féodalisme au capitalisme ont pour la plupart privilégié les transformations des rapports de production dans les campagnes — certes un moment essentiel du processus sur lequel Marx lui-même met l’accent dans la fameuse section qu’il consacre à l’« accumulation primitive » dans le Livre I du Capital —, mais ils omettent complètement de l’articuler avec l’expansion européenne. Les deux tomes consacrés par Immanuel Wallerstein à ce même sujet relèvent de la troisième catégorie : s’ils se proposent d’articuler transition du féodalisme au capitalisme et expansion européenne, il me semble qu’ils échouent à le faire. C’est le constat de ces différentes lacunes qui m’a décidé à reprendre toutes ces questions.
Votre ouvrage débute en 1415. Existe-t-il toutefois des prémices capitalistes, voire des systèmes capitalistes, antérieurs à cette date ?
Cette question témoigne d’une confusion entre capital et capitalisme, due à une maîtrise insuffisante de ces deux concepts — défauts que l’on rencontre couramment, y compris chez les meilleurs auteurs, ou réputés tels. Si l’on suit Marx, le capital est ce rapport social de production caractérisé tout à la fois par l’expropriation des producteurs, la transformation de la force de travail en marchandise, la valorisation de la valeur avancée sous forme de moyens de production et de force de travail par la formation de la plus-value résultant de l’exploitation de la force de travail et, enfin, par la transformation d’une part plus ou moins importante de cette plus-value en capital additionnel — venant alimenter l’accumulation du capital. Ce rapport de production a pu se former tôt dans l’histoire des sociétés humaines mais il est resté longtemps très marginal, dans les pores d’autres rapports de production alors prédominants. Sa formation est notamment subordonnée à celle, préalable, d’une forme imparfaite du capital : ce que Marx nomme le capital marchand. Sous sa double forme de capital commercial (procédant du profit réalisé dans le négoce en gros au sein du commerce lointain) et de capital usuraire (forme archaïque du capital financier). Contrairement aux rapports capitalistes de production, le capital marchand a pu connaître des développements somptueux sur la base de rapports précapitalistes de production — fondés sur l’esclavage ou le servage, par exemple.
À quoi pensez-vous ?
À la Carthage antique ou à la Venise médiévale. Mais sa base restait toujours précaire, tant que le capital ne pouvait se valoriser que par la circulation de marchandises dont il ne maîtrisait pas les conditions de production. C’est pourquoi il a, tôt, tenté de s’en rendre maître. Pour partie au moins : sous la forme, par exemple, du travail en commandite (le marchand fournissant la matière de travail transformée par des paysans et des artisans encore indépendants, et écoulant le produit sur des marchés lointains). Le capitalisme, c’est tout autre chose. C’est le mode de production, autrement dit la forme originale de totalité sociale, de société globale, qui tend à se structurer sur la base des rapports capitalistes de production.
Que faut-il donc, concrètement, pour qu’on puisse commencer à parler de capitalisme ?
Il faut non seulement que le capital soit devenu le rapport de production dominant, désintégrant les anciens rapports précapitalistes de production ou les intégrant en les transformant — souvent profondément, selon ses exigences propres —, mais encore que la reproduction des rapports capitalistes de production ainsi définis se mette à se subordonner tendanciellement à l’ensemble des rapports sociaux, des pratiques sociales, des modes de vie en société. C’est-à-dire bien au-delà de la seule sphère économique. Jusqu’à constituer ce que vous appelez vous-même un système : une unité complexe capable de maintenir sa structure constitutive par la réorganisation permanente des éléments qui la composent. Dans ces conditions, s’il y a incontestablement eu des embryons de rapports capitalistes de production dans l’Europe médiévale — fruits du développement du capital marchand prospérant sur la base du commerce lointain (par exemple des échanges entre Europe occidentale et Proche et Moyen-Orient) comme du commerce proche (les échanges entre villes et campagnes en Europe même) —, c’est un anachronisme total que de parler de capitalisme, de « système capitaliste », à ce sujet. Pour que ce système puisse commencer à prendre forme, il a fallu au préalable que les rapports capitalistes de production n’en restent pas à leur forme embryonnaire médiévale. Il a fallu qu’ils se développent et se parachèvent en commençant à imprimer leur empreinte spécifique sur l’ensemble des autres sphères de la vie sociale. Et c’est ce qui n’a pu se produire qu’à la faveur de cette expansion commerciale et coloniale en direction des autres continents de la planète, dans laquelle l’Europe occidentale se lance à la fin du Moyen Âge. C’est en ce sens que 1415 — date de la prise par les Portugais de Ceuta, prélude à leur lente descente le long des côtes africaines qui les fera déboucher à la fin du siècle dans l’océan Indien — m’a paru pouvoir marquer le début de cette expansion et, avec elle, celui de ce premier âge du capitalisme qui constitue l’objet de mon étude.
Quelles ont été les résistances les plus manifestes de la société féodale à sa conversion en une société capitaliste ?
« En un sens, tout oppose la société féodale à la société capitaliste. La première repose sur le servage de la paysannerie. »
En un sens, tout oppose la société féodale à la société capitaliste. La première repose sur le servage de la paysannerie — ce rapport de production qui lie chaque famille paysanne à un domaine foncier en lui garantissant l’exploitation d’une parcelle et l’accès aux terres communales, ainsi qu’au seigneur maître de ce domaine auquel elle doit des redevances de divers types, par un lien de dépendance personnel que renforcent, autant qu’ils l’équilibrent, les liens de dépendance communautaires entre familles paysannes. Alors que la société capitaliste repose sur l’expropriation des producteurs, leur réduction au statut de « travailleurs libres » privés de tout accès direct aux moyens de production, mais aussi de tout lien de dépendance, personnel ou communautaire. Dans sa forme originelle, telle qu’elle voit le jour en Europe occidentale entre le IXe et le XIe siècle de notre ère, la société féodale marginalise complètement et les échanges marchands et la vie urbaine. La société capitaliste, elle, procède d’une marchandisation généralisée de tous les éléments de la vie sociale et d’une urbanisation non moins généralisée de cette dernière. La société féodale est une société d’ordre, dans laquelle le statut social d’un individu est largement déterminé par sa naissance : son existence restera tributaire des liens de dépendance personnels ou communautaires que lui fixe son ordre. La société capitaliste est, elle, une société de classes : les individus peuvent changer plusieurs fois de classe sociale au cours de leur existence — même si leur mobilité sociale est toujours en partie déterminée par leur appartenance de classe originelle. La société féodale repose sur un émiettement du pouvoir politique au sein de la hiérarchie féodale (la hiérarchie des seigneurs liés entre eux par des liens personnels d’hommage et d’allégeance) qui conduit à une quasi-disparition de l’État (si l’on veut bien mettre l’Église catholique entre parenthèses). Au contraire, la marche vers le capitalisme va s’accompagner d’une recentralisation du pouvoir et d’une réémergence de l’État. Enfin, la société féodale est une société profondément religieuse. La religion — en l’occurrence chrétienne — en constitue l’idéologie non seulement dominante mais quasi-exclusive. Alors que la société capitaliste crée, de multiples manières, les conditions du relativisme, de l’indifférence en matière religieuse, du scepticisme, voire de l’incroyance. Même si, contradictoirement, elle développe différents fétichismes…
Lesquelles ?
Ceux de la valeur, du droit, de l’État, de la nation, etc. C’est pourquoi il est nécessaire de comprendre comment, malgré tout, une dynamique a pu s’enclencher au sein même du féodalisme — qui aura finalement abouti à faire naître ces embryons de rapports capitalistes de production, dont le développement, à la faveur de l’expansion commerciale et coloniale de l’Europe, va donner naissance au capitalisme.
Votre livre traite d’une première mondialisation comme point de départ du capitalisme. En quoi la mondialisation — ou du moins ce que l’on nomme aujourd’hui comme tel — en serait-elle la source et non la conséquence ?
En fait, elle est l’un et l’autre à la fois. Ma thèse est que la mondialisation — que je préfère dénommer le devenir-monde du capitalisme — est à la fois le point de départ de ce dernier, sa condition préalable de possibilité et, simultanément, son résultat, qu’il ne cesse de parachever, d’étendre et d’approfondir. Elle est en ce sens son point d’arrivée. Et en est le point de départ en ce que, sans cette première mondialisation, sans cette première période du devenir-monde du capitalisme qu’a constitué l’expansion commerciale et coloniale de l’Europe qui a eu lieu du XVe au milieu du XVIIIe siècle, les rapports capitalistes de production — qui n’avaient connu qu’un développement embryonnaire dans l’Europe féodale — ne seraient jamais parvenus à se parachever, à réaliser la totalité de leurs conditions et à commencer à marquer de leur empreinte la réalité sociale tout entière, en donnant ainsi naissance à un premier âge du capitalisme. C’est ce que s’efforce de démontrer le deuxième tome de l’ouvrage à paraître au printemps prochain. Mais il est bien évident que le capitalisme n’en est pas resté là. Et que l’ensemble de ce processus s’est poursuivi depuis lors, en combinant : la transformation des rapports capitalistes de production, dans le sens d’une domination réelle croissante du travail sur le capital (depuis la « Révolution industrielle » jusqu’à nos jours) ; l’extension progressive de ces mêmes rapports de production à l’ensemble de la planète et de l’humanité par intégration/désintégration de l’ensemble des rapports de production précapitalistes ; la hiérarchisation des différentes formations sociales ainsi incluses dans le cycle de leur reproduction ; leur emprise progressive sur la totalité des sphères de la vie sociale. En ce sens, le devenir-monde du capitalisme est une œuvre toujours en cours, dont ce qu’on nomme depuis quelques lustres la « mondialisation » ou « globalisation » n’est que la dernière phase en date.
Le fait que la mondialisation ait permis ce passage du féodalisme au capitalisme n’a-t-il pas conduit, plus tard, certains courants anticapitalistes à tenir l’échelle nationale pour plus opérante ?
« L’expansion commerciale et coloniale qu’a constituée cette première période du devenir-monde du capitalisme a considérablement élargi la sphère ouverte à l’accumulation du capital marchand en Europe. »
Cela sort du cadre de mon ouvrage car il a trait à la période postérieure du devenir-monde du capitalisme. Celle qui est précisément marquée par l’avènement d’un monde capitaliste fragmenté en une multiplicité d’États-nations concurrents et rivaux, dont les principaux (les États centraux) sont impérialistes en ce sens qu’ils luttent en permanence pour le partage et le repartage de la planète entière en empires coloniaux. Ce deuxième âge du capitalisme débute avec la Révolution industrielle et s’achève avec la crise structurelle ouverte dans les années 1970, après que la décolonisation aura multiplié les États-nations — en en consacrant en quelque sorte le modèle. L’étude de ce deuxième âge devrait faire l’objet d’un autre ouvrage, que je propose d’écrire, pour autant que le temps m’en soit donné… Au cours de ce deuxième âge, on a en effet vu des mouvements anticapitalistes tourner le dos à l’internationalisme pour lui préférer le nationalisme ou, du moins, le cadre de l’État-nation, plus ou moins fétichisé. Cela n’a pas été le fait seulement de courants de droite et d’extrême droite (nationalismes et populismes de droite, fascismes) mais aussi, et peut-être surtout, des courants dominants au sein du mouvement ouvrier même.
Comme ?
Pensons à ce qu’il est advenu des organisations politiques affiliées à la IIe Internationale social-démocrate et à la manière dont elles se sont toutes engagées dans les politiques de l’Union sacrée, en août 1914. Pensons plus largement à la manière dont, à partir de l’entre-deux-guerres, au centre du monde capitaliste (Europe, Amérique du Nord, Australie, Nouvelle-Zélande, Japon), le mouvement ouvrier s’est glissé dans le cadre des États-nations en réduisant l’internationalisme prolétarien à une pure figure rhétorique. Mais tout cela a plus à voir avec les caractéristiques de ce deuxième âge du capitalisme, notamment avec la configuration du développement des États-nations comme forme spécifique du devenir-monde du capitalisme au cours de cet âge, qu’avec l’héritage de la transition du féodalisme au capitalisme au cours du premier âge de celui-ci. Même si certains des mouvements anticapitalistes de droite ou d’extrême droite ont été hantés par la nostalgie d’un Moyen Âge fantasmé, ou même d’un héritage ethnique prémédiéval. Je pense évidemment ici au nazisme.
De quelle façon les expansions commerciales et coloniales permises par cette première mondialisation ont-elles donné ce rôle central à l’Europe ?
L’expansion commerciale et coloniale qu’a constituée cette première période du devenir-monde du capitalisme a considérablement élargi la sphère ouverte à l’accumulation du capital marchand en Europe, en même temps qu’elle en a accéléré le rythme. Pensons seulement à ce qu’a représenté le volume de métal précieux (or, et surtout argent) extrait des mines d’Amérique : il aura permis de sextupler le stock monétaire européen en trois siècles. Et donc de dynamiser les échanges marchands en Europe même, ainsi que ceux entre l’Europe, ses colonies (essentiellement américaines) et l’Asie — en favorisant la concentration du capital sous forme de compagnies commerciales à privilèges, mais en favorisant aussi la formation et l’accumulation de capital industriel sous forme de mines, de manufactures et de fabriques, mais aussi, déjà, d’exploitations agricoles, etc.
Tout cela retentissant sur la division et la hiérarchisation des sociétés européennes, de plus en plus traversées et par conséquent bouleversées par des divisions de classes. Tout cela contribuant au renforcement de la bourgeoisie (notamment marchande) en tant que classe sociale, ce dont témoignent les premières révolutions bourgeoises (dans les anciens Pays-Bas, en Angleterre). Tout cela favorisant la transformation des royautés en monarchies absolues, avec un considérable développement des appareils d’État (militaires, judiciaires, administratifs, fiscaux), donnant lieu à une multiplicité de « révolutions culturelles » (la Renaissance, la Réforme, les Lumières, etc.). Évidemment, ce processus n’a répondu à aucun déterminisme — et encore moins à une quelconque téléologie. Il n’a d’ailleurs été ni linéaire ni contenu : il a emprunté des chemins de traverse (en passant par des États ibériques qui ont ouvert le chemin pour rapidement laisser la place à d’autres) et a connu des stagnations, voire des régressions (le court XVIIe siècle, qui va de 1620 à 1690, peut être qualifié comme tel). Il s’est accompagné de profondes inégalités de développement en Europe même, dont le continent reste marqué de nos jours encore.
Une question peut alors se poser : cela aurait-il pu se produire autrement ?
Je ne le crois pas. Sans la sérieuse impulsion qu’elle a reçue de l’expansion européenne, l’accumulation de capital marchand et son début d’emprise sur les procès de production (dans l’agriculture, l’artisanat, la proto-industrie), au cours du Moyen Âge, auraient peut-être connu le même destin que ce qui s’était déjà produit plusieurs fois dans l’Histoire auparavant : ils se seraient essoufflés, voire auraient été étouffés par les forces réactionnaires (féodales) qu’ils menaçaient. Au mieux, le processus aurait été beaucoup plus lent — comme cela a été le cas par exemple en Chine sous les Song, les Ming et les premiers Qing, ou encore au Japon dans la période d’Edo.
La colonisation européenne n’est pas parvenue à s’implanter avec les mêmes « succès », sinistres s’il en est, sur l’ensemble des continents. Sait-on pourquoi ?
« Plusieurs conditions doivent être réunies pour que, dans les conditions de l’époque, une colonisation soit possible. »
Répondre à cette question revient à s’interroger sur l’état des différentes formations sociales extra-européennes au moment où elles vont être confrontées à l’expansion européenne. Car cet état détermine et l’intérêt qu’elles peuvent présenter pour les Européens, et la résistance qu’elles peuvent opposer aux entreprises européennes de colonisation. Plusieurs conditions doivent être réunies pour que, dans les conditions de l’époque, une colonisation soit possible. Il faut tout d’abord que les territoires visés par les projets coloniaux soient accessibles par voies de mer ou de terre. Il faut aussi qu’ils présentent des ressources (minières ou agricoles) exploitables et valorisables sur le marché européen. Il faut encore que les populations indigènes soient exploitables, c’est-à-dire rompues à la discipline d’un travail impliquant la production d’un surproduit. Enfin, il faut que ces populations ne soient pas en état de se défendre soit par elles-mêmes soit par la « protection » des pouvoirs politiques, qui ont intérêt à ce qu’elles ne soient pas soustraites à leur propre exploitation. Or, sous ces rapports, les différentes formations extra-européennes ne se valent pas.
Que voulez-vous dire par là ?
La partie la plus développée du continent américain est alors celle qui est comprise dans les deux Empires aztèques (centrés sur l’actuel Mexique) et inca (centré sur l’actuel Pérou). L’un et l’autre ont ouvert un réseau de voies de communication terrestres qui en facilitent la pénétration. L’un et l’autre recèlent de fabuleux trésors d’or et d’argent et, en deçà, les ressources minières correspondantes, sans compter une agriculture florissante. Leurs populations sont de surcroît de longue date habituées à la discipline collective d’un travail exploité, dont les Espagnols reprendront pour l’essentiel les modalités. Enfin, leur capacité de résistance est limitée, pour différentes raisons : inexistence des armes à feu, passivité des populations, de surcroît désarmées, intégration encore bien trop lâche de l’Empire aztèque et crise dynastique au sein de l’Empire inca. Tout cela explique que quelques centaines d’Espagnols aient pu s’en rendre maîtres — à chaque fois en quelques années seulement ! Ailleurs sur le continent américain, dans les Antilles ou sur les côtes de ce qui va devenir le Brésil, les conditions de la colonisation ont été beaucoup moins favorables. Aucune richesse minière (le Minas Gerais ne sera mis en exploitation qu’à la toute fin du XVIIe siècle) ; la possibilité, certes, de développer des cultures tropicales valorisables, à commencer par celle de la canne à sucre, mais trop peu de populations indigènes pour les lancer, ou des populations capables de se soustraire à la domination par la fuite, si bien que le développement de ces cultures demandera l’importation massive d’une population servile depuis les côtes africaines.
Et l’Afrique subsaharienne, justement ?
Elle sera paradoxalement préservée de la colonisation par sa pauvreté relative. Sur ses côtes occidentale et orientale, elle n’a pas grand-chose à offrir que les Européens ne puissent acquérir par les moyens alternatifs d’un commerce souvent forcé et toujours inéquitable : quelques épices, de l’or (issu de la vallée du Niger ou du plateau zimbabwéen) et, surtout, des esclaves que les pouvoirs tribaux indigènes leur fournissent en échange de produits industriels : de la pacotille, des tissus, des barres de fer et de plomb, des armes à feu aussi, de l’alcool, etc. Soit qu’ils aient été esclavagistes avant même l’arrivée des Européens, soit qu’ils se soient lancés dans la traite négrière pour éviter d’être eux-mêmes transformés en esclaves. Quant à l’intérieur du continent, il reste impénétrable par les Européens — sauf le long de quelques fleuves (le Sénégal, le Congo et le Zambèze notamment). L’Asie continentale, par contre, offre de multiples richesses à la convoitise des Européens, à commencer par les fameuses épices. C’est d’ailleurs pour s’en emparer que Portugais et Espagnols se sont lancés dans l’aventure de l’expansion maritime. Mais les pouvoirs asiatiques (les empires et royaumes indiens, l’empire chinois Ming tout d’abord et Qing ensuite, les royaumes indochinois, mêmes les petits sultanats indonésiens, le shogunat Tokugawa dès lors qu’il aura pacifié le Japon féodal) sont bien trop puissants pour que, venus d’aussi loin, les Européens puissent songer à s’en emparer. Au moins dans un premier temps. Ceylan (Sri Lanka) et une partie de Java seront en partie colonisés à partir de la seconde moitié du XVIIe siècle par les Néerlandais. Aussi, pour l’essentiel, les Européens devront-ils se contenter de s’emparer, par des moyens de force, des circuits marchands de l’Asie maritime qui s’étend alors de l’Afrique orientale jusqu’au Japon, en en chassant tout d’abord les marchands arabes, indiens, malais et chinois qui en étaient maîtres à leur arrivée, puis en se faisant la guerre entre eux pour se repartager le gâteau.
L’économiste franco-égyptien Samir Amin, figure de l’altermondialisme, est récemment décédé. A‑t-il nourri vos propres travaux ?
« Le néolibéralisme s’illusionne complètement en croyant en avoir fini avec les limites que le capital dresse lui-même périodiquement sur la voie de sa propre reproduction. »
Je tiens pour majeure sa contribution à l’analyse du système capitaliste mondial, notamment en ce qui concerne les mécanismes générateurs du développement inégal et de l’échange inégal entre formations centrales et formations périphériques au sein du monde capitaliste. Cela m’a servi à analyser les rapports entre ces différentes formations dans le contexte, pourtant différent, du premier monde capitaliste, celui correspondant à la période antérieure du devenir-monde du capitalisme, sur laquelle lui-même ne s’est cependant pas directement penché.
Peut-on retirer de ce premier tome un quelconque appui présent, à l’heure où, en France, rien ne semble pouvoir s’élever, massivement, contre l’hégémonie capitaliste ?
La finalité immédiate de mon ouvrage n’est pas de livrer des enseignements politiques valables hic et nunc, mais de rendre compréhensible le processus historique à travers lequel le capitalisme a pris naissance. Cependant, la compréhension de ce processus fournit aussi l’occasion de s’approprier des concepts qui restent tout à fait pertinents pour la compréhension des formes actuelles de la « mondialisation ». Elle permet de relativiser la nouveauté apparente de la situation actuelle, en montrant qu’elle réédite des formes d’exploitation et de domination déjà anciennes — évitant ainsi de prendre des vessies ancestrales pour d’inédites lanternes et d’être victimes des mirages de l’ère néolibérale… La conscience de l’historicité du mode capitaliste de production permet de se convaincre que le monde capitaliste qui est le nôtre n’échappe pas plus aujourd’hui qu’hier aux contradictions fondamentales des rapports capitalistes de production qui lui servent de base. En ce sens, le néolibéralisme s’illusionne complètement en croyant en avoir fini avec les limites que le capital dresse lui-même périodiquement sur la voie de sa propre reproduction — l’épisode de la crise des subprimes, il y a 10 ans, l’a montré. Et cela n’est rien à côté des limites que sa propre hubris productiviste, son accumulation sans fin ni mesure, est en train de rendre manifestes ! Et de plus en plus effectives sous la forme de la catastrophe écologique dans laquelle il nous engage chaque jour un peu plus.
Portrait en vignette : Cyrille Choupas
Illustration de bannière : Albert Gleizes (1881–1953)
REBONDS
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