Entretien inédit pour le site de Ballast
Sortez dans la rue. Vous ne le savez peut-être pas encore mais le nouveau régime — la République du vivant — paie désormais à égalité un directeur commercial et un soudeur, une chirurgienne et une caissière. Le temps de travail hebdomadaire a été fixé à 15 heures, l’héritage a été aboli, toutes les grandes entreprises ont été nationalisées et les propriétaires de biens immobiliers expropriés. L’État saisira à présent tous les revenus mensuels supérieurs à 10 000 euros et chaque élu sera révoqué au moindre manquement à ses devoirs. L’exploitation animale — alimentation carnée, chasse, pêche, abattoirs — n’est plus qu’un lointain souvenir et les prêts rémunérés sont interdits, de même que la spéculation et les emplois liés à la finance… Le rêve fou d’un groupuscule révolutionnaire ? Non point : c’est, à grands traits, le projet de société que propose l’ancien reporter et journaliste Aymeric Caron, désireux, 500 ans après Thomas More, de réhabiliter l’utopie auprès du grand public avec l’essai Utopia XXI. Mais une utopie qu’il entend être la plus réaliste possible. Connu pour sa participation à quelque émission de débat télévisé, il se réclame depuis de l’anarchisme. Surpris, nous l’avons rencontré afin d’en discuter, de long en large.
Journaliste, ancien reporter, chroniqueur, essayiste ou militant : quel mot préférez-vous pour vous décrire ?
Il est difficile d’être réduit à un seul mot. J’aime assez l’idée d’avoir plusieurs facettes et de pouvoir exprimer mes envies de différentes manières. Tout ceci cohabite ensemble. Celui qui me définit le moins est « chroniqueur » : il a été utilisé pour l’émission On n’est pas couché et ne traduisait d’ailleurs pas le travail que nous y faisions. « Journaliste », je ne le suis plus. Mais j’ai conservé la démarche journalistique dans mon approche de l’écriture. « Essayiste », c’est ce que, de fait, je suis aujourd’hui — mais le serai-je demain ? Avoir plusieurs vies est, quand on peut, l’un des intérêts de l’existence. S’il me faut toutefois me décrire, je dirais que je suis un terrien qui tâche de profiter au mieux de sa très courte présence sur cette planète.
Vous mélangez, dans vos écrits, le ludique et le sérieux, les références « mainstream » et les études chiffrées. Un assemblage plutôt anglo-saxon dans l’esprit…
C’est vrai. En France nous sommes assez coincés dans des modèles préconçus. Qui entend défendre des idées doit revêtir un costume d’intellectuel, austère jusque dans l’écriture. C’est une posture qui m’agace profondément. La vie mêle le ludique et le sérieux ; nos vies sont ironiques et comiques — c’est pourquoi mes auteurs préférés sont Kafka et Kundera. S’y croisent la philosophie, la sociologie, les sciences dures et les éléments, parfois drôles, du quotidien. Ça me plaît de recourir à Hannah Arendt comme à Flashdance, de convoquer à la fois Karl Marx et Donna Summer.
Vous ne venez pas du milieu universitaire. Vous n’avez donc pas à vous préoccuper de la reconnaissance de vos « pairs ».
« Finkielkraut n’est plus un philosophe ; il est devenu un militant de ses propres peurs. Il oublie toute rigueur dans la pensée et habille son propos de citations. »
En effet. Et je suis bien conscient du mépris avec lequel certains espaces traitent mon livre. Il faut avoir montré patte blanche — à des personnes ou des institutions ; il faut se plier à certains rites. Récemment, les deux « chroniqueurs » d’On n’est pas couché m’ont violemment attaqué ; la semaine suivante, ils ont reçu Alain Finkielkraut et lui ont déroulé le tapis rouge. Ils m’ont dit que j’étais un type « dangereux » et ont fait savoir à Finkielkraut qu’il était formidable. Donc : un écolo antispéciste et antiraciste qui essaie de réfléchir à une société plus juste pose davantage problème que ce monsieur. Sur Twitter, quelqu’un a écrit que je ne pouvais pas me comparer à Finkielkraut car il est un philosophe et que je ne le suis pas. C’est amusant. Finkielkraut n’est plus un philosophe ; il est devenu un militant de ses propres peurs. Il oublie toute rigueur dans la pensée et habille son propos — celui, finalement banal et pauvre, d’un militant FN lambda — de citations : c’est un professeur de philosophie qui a mal tourné. Le système médiatique fonctionne, plus largement, de la même manière : au prétexte que certains penseurs sont auréolés de respectabilité, acquise il y a 20 ou 30 ans, on regarde de haut ceux qui ne viennent pas du même milieu et aspirent à prendre part au débat d’idées. « Caron, c’est le mec de la télé » : c’est très français, cette logique de cases. J’avais débattu d’éthique animale avec la revendiquée philosophe Chantal Delsol : elle avait aligné les trois tartes à la crème argumentatives des grands viandards. J’avais bien senti le mépris qu’elle me témoignait du seul fait que je ne sois pas de son milieu. Arriver avec Utopia XXI, quand on a mon parcours de journaliste, paraît donc étrange. Mais c’est l’une des choses qui doit changer — je croise souvent plus de bon sens, d’empathie et de visions chez des profs ou des infirmiers, des gens de la vie ordinaire. Je viens des médias et peux donc affirmer qu’ils sont souvent très pauvres intellectuellement. J’ai vu ce jeu de près et c’est pour ça que j’ai eu envie de prendre mes distances — on invite d’abord ceux qui ont un « ton », ceux qui peuvent créer des polémiques spectaculaires et produire des propos assez simplistes. La nuance et la complexité sont trop chiantes pour la télévision ou la radio.
Vous assumez vouloir vous adresser au « grand public ». De quelle manière ceci interfère-t-il au moment de l’écriture ?
J’étais devenu grand reporter pour pouvoir toucher le plus grand nombre avec des sujets complexes. J’avais à cœur d’être le plus pédagogue possible. L’autre jour, je lisais un roman d’un jeune auteur, paru dans une collection prestigieuse : deux ou trois mots par page m’étaient inconnus. Il était évident qu’il avait recouru à un dictionnaire des synonymes dans le but de complexifier sa langue autant que faire se peut : je ne supporte pas ça. Il m’arrive d’employer certains termes spécifiques lorsqu’il n’en existe pas d’autres mais j’essaie de rendre mon propos accessible immédiatement.
Par Stéphane Burlot, pour Ballast
Un philosophe américain avait écrit que Foucault lui avait confié qu’il importait de placer 10 % de propos « incompréhensibles » pour être « pris au sérieux », en France — ce à quoi Bourdieu avait ajouté que c’était « 20 % qu’il faut ».
C’est fascinant ! Une écriture comme celle de Schopenhauer, limpide et sans esbroufe, me parle. On peut énoncer de grandes idées de manière simple : c’est une évidence, mais c’est ce qui m’intéresse.
Dans votre livre Envoyé spécial à Bagdad pendant la guerre, paru en 2003, vous écriviez que devenir reporter était « un rêve » qui a porté toute votre adolescence et votre vie d’étudiant. Comment aviez-vous franchi le pas ?
J’ai d’abord voulu être dessinateur, peut-être de bande dessinée ; en tout cas, j’avais dit très tôt à ma mère que je ne souhaitais pas faire un métier répétitif, avec des horaires de bureau : je voulais de la surprise et du changement. C’était une intuition de gamin. J’aimais bien parler — déjà ! — et le métier de journaliste m’est apparu lorsque j’ai vu, à la télévision, un homme en duplex du Liban au journal de 20 heures, durant la guerre. Depuis, j’ai su que je voulais faire ce métier. J’habitais à Boulogne-sur-Mer et venais d’une famille ni pauvre, ni riche…
… Classe moyenne ?
« J’ai pu me rendre sur les cinq continents et voir des cultures très différentes. J’ai vu comment vivaient les autres pendant dix ans. Il y a des quantités de choses que je n’ai toujours pas vues ni comprises, mais je me suis nourri. »
Mon père est enseignant et ma mère infirmière. Je n’avais aucun contact. On était un peu coupés du reste du monde, à cette époque. J’ignorais comment devenir journaliste. On m’a conseillé une école de journalisme, à Lille, mais elle était chère : je n’étais pas sûr que mes parents auraient les moyens de la payer. J’ai d’abord suivi un cursus classique de lettres (Hypokhâgne-Khâgne, jusqu’au DEA), avant d’intégrer l’école en question (moins chère que d’autres, au final) et de bosser à côté pour payer une partie des frais.
Dans ce livre, vous parliez avec admiration des reporters comme Albert Londres et Joseph Kessel, qui étaient aussi des écrivains. Vous vouliez d’abord raconter ou informer ?
J’aimais raconter et aller voir. Voir pour comprendre. D’où ces modèles. En France, on meurt d’écouter tous ces gens qui parlent du monde sans le connaître — ou bien se baladent, comme BHL, et ont déjà expliqué toute la situation géopolitique d’un endroit avant d’y avoir mis les pieds. J’aime apprendre, tout le temps. Un jour, je serai daté et dépassé, je n’aurai plus rien à produire d’intéressant : je n’aurai pas réussi à prendre le wagon. On a tous un temps, comme ces grands artistes qui font deux albums brillants qu’ils n’égaleront plus jamais. Les plus doués parviennent seulement à étirer ce temps d’exploration. Pardonnez-moi, j’adore les digressions. (rires) Je fais des recherches pendant que j’écris, donc j’écris en apprenant. Reporter, c’était la possibilité d’éviter l’ennui et d’aller à la rencontre du monde : j’ai pu me rendre sur les cinq continents et voir des cultures très différentes. J’ai vu comment vivaient les autres pendant dix ans. Il y a des quantités de choses que je n’ai toujours pas vues ni comprises, mais je me suis nourri. Assez pour avoir la légitimité de parler de certains sujets. J’ai une peur panique de la répétition : elle signe la fin de l’éveil, du vivant.
Vous avez couvert des pays aussi différents que la Serbie, l’Afghanistan, l’Irak, la Tchétchénie ou le Congo. Vous vous informiez alors en amont ou sur place, en « direct » ?
Il y a les deux cas de figure. Quand on m’a envoyé en Côte d’Ivoire, c’était au pied levé — je pars avec quelques articles de presse et j’affine sur place. Mais, si l’on prend l’Irak, je m’y suis rendu à plusieurs reprises et j’ai beaucoup lu sur le sujet. De même pour les Balkans, au début des années 2000. Durant sept ou huit ans, je n’ai lu que des livres de géopolitique. J’ai été très marqué par l’Afghanistan : dès que j’entends ce mot, des images me reviennent en tête.
Vous y aviez rencontré le fils de Massoud…
Je garde un souvenir fort de cette journée dans la vallée du Pandjchir. Ce n’est d’ailleurs pas grandiloquent, ni dangereux, comme on pourrait le croire. Je m’étais rendu à Bâmiyân — les talibans avaient fait sauter les statues des Bouddhas en mars 2001 : il faisait beau au petit matin, le soleil arrivait, un soleil d’hiver. On s’avance devant cette falaise ; les deux grandes alcôves étaient vides. Je monte dans une des petites grottes et regarde Bâmiyân et ce beau soleil froid. J’ai passé une demi-heure à regarder cet horizon plat, assis, dans un endroit perdu, juste après le déclenchement de la guerre. Vous voyez, ce n’est pas spectaculaire, mais ça m’a marqué à vie. En Irak, j’étais très lié à une famille — un couple et trois enfants —, qui a depuis émigré en Belgique. Ça a joué un rôle important dans ma compréhension du monde. Les Occidentaux ont bombardé des gens qui auraient pu être mes voisins ici. Je pense souvent à eux.
Par Stéphane Burlot, pour Ballast
Plus tard, devenu ce qu’on appelle « une figure médiatique », vos prises de position en faveur de la Palestine vous ont valu d’être menacé et placé un temps sous protection policière. Comment vit-on la violence lorsqu’elle naît du simple débat d’idées ?
Très mal. J’étais sans doute naïf : j’ai découvert, avec cette émission, la malhonnêteté intellectuelle érigée comme une arme. Une part de mes illusions et de mon innocence s’est envolée au cours de cette époque « médiatique » de ma vie. J’y ai découvert la calomnie. Mais tout ne peut pas venir seulement des autres : je me suis interrogé sur moi-même. Ai-je mal exprimé certaines choses ? J’ai parfois été trop frontal. Je me suis également interrogé sur le système. J’ai découvert qu’il transforme une simple discussion en antagonisme, en buzz. J’accepte la critique lorsqu’elle correspond à des positions que je défends réellement — que l’on m’attaque sur le végétarisme ou le véganisme, très bien. Mais ne plus être maître et propriétaire de ses propos est une expérience troublante. Je ne joue cependant pas aux victimes : j’ai eu la chance incroyable, en tant que citoyen, d’avoir eu cet espace d’expression.
Le cuir s’est tanné, depuis ?
« Les humains sont par nature des êtres d’organisation, de répartition des tâches, de prises de décision et de coopération. Et toute coopération suppose d’instaurer des instances. »
Oui. Et j’ai appris à mieux comprendre la manière dont la parole est utilisée, déviée, dans les médias ; j’ai su comment l’anticiper, contourner ces pièges. Je ne prononce plus un mot si je sais que le système médiatique, l’isolant, le sortant du contexte, rend inaudible le propos qu’il voulait servir — j’utiliserai ce mot seulement à l’écrit. Je ne regrette pas une seconde ces années à On n’est pas couché, mais elles ont eu pour défaut de m’enfermer dans la case du type qui allait « embêter » les invités : le côté tatillon, rentre-dedans… C’est d’ailleurs l’une des raisons qui m’a poussé à publier des livres non-consensuels : il était à mes yeux impossible d’être réduit à l’image publique du critique d’autrui, de n’être qu’un inspecteur des travaux finis. Il m’importait beaucoup de proposer mes propres écrits pour qu’ils soient critiqués par les autres. Pour tout vous dire, je n’étais pas sûr d’être à la hauteur quand on m’a sollicité pour On n’est pas couché. J’étais persuadé qu’on allait me sortir dès les toutes premières émissions — je me trouve, rétrospectivement, plutôt mauvais dans la première saison. On doit être percutants en quelques minutes, trouver un angle, avoir du répondant : c’est un travail très particulier. J’avais de plus en plus de mal avec le temps court de la télé, qui oblige à se positionner sur tous les sujets. On doit avoir un avis sur tout. Mais le mien n’a pas d’importance sur tout ! La notoriété implique une responsabilité. Mon ancienne collègue Natacha Polony est dans le « Je sais » permanent. Sur tout. Ce n’est pas du tout ma démarche : je potasse avant d’affirmer, je fais des recherches. J’avais conçu depuis le début cette émission comme un passage, une phase transitoire.
Dans Autoportrait d’un reporter, l’écrivain-journaliste polonais Ryszard Kapuściński écrit que « nous n’avons pas les moyens — et nous ne sommes pas prêts de les avoir — de vaincre » l’inégalité du monde. Votre dernier livre, Utopia XXI, paraît le contredire !
Nous avons les moyens de la vaincre, mais nous n’aurons jamais les moyens d’abolir la cruauté du monde. Dissocions déjà l’inégalité de l’injustice : la première est naturelle et participe de la richesse des groupes humains ; la second relève de l’organisation politique et sociale, donc d’un combat à mener. J’ai toujours construit ma vie personnelle sur la notion d’utopie. J’avais été très marqué par le titre d’un livre de l’écologiste René Dumont, L’Utopie ou la mort. Nous devons accepter l’utopie ou nous nous condamnons à mourir, puisque la planète court à sa perte. L’abolition de l’esclavage a été une utopie, comme l’a été la citoyenneté pleine et entière des femmes. On ne pouvait pas y croire, jusqu’à une période très récente : et pourtant… L’antispécisme relève de la même logique. L’utopie est une préhension bien plus forte du réel que la pensée classique dominante. La pensée dominante est en retard sur le réel, que l’utopie permet de mieux saisir. Les mangeurs de viande et les exploiteurs d’animaux sont dans le déni de la réalité : celle de qui sont les animaux, celle des dégâts environnementaux que la viande provoque, etc. De même que les partisans de la croissance comme critère fondateur d’une société sont dans le déni.
En avril dernier, vous vous êtes explicitement revendiqué « anarchiste ». Mais vous maintenez, dans votre projet de société future, les structures étatiques et gouvernementales. Chose plutôt rare, dans le champ libertaire. Quel genre d’anarchiste êtes-vous ?
Il existe des anarchistes favorables à l’État. L’anarchie — prise dans son sens politique et non commun — ne refuse pas nécessairement, du moins pas toujours, des structures organisatrices de la société. J’entends l’anarchie comme le refus d’une force supérieure qui décide du destin des citoyens. Mais je ne parviens pas à imaginer une organisation humaine sans structures : les humains sont par nature des êtres d’organisation, de répartition des tâches, de prises de décision et de coopération. Et toute coopération suppose d’instaurer des instances.
Un courant significatif du mouvement libertaire propose une fédération non-étatique de communes autogérées.
Bien sûr. Mais qu’est-ce qu’un État sinon la possibilité logistique de ce principe fédératif ?
Par Stéphane Burlot, pour Ballast
La littérature radicale contemporaine, qu’elle soit dans la critique — songeons au Comité invisible — ou l’anticipation — songeons à Damasio, au récent Voyage en misarchie de Dockès ou aux Premières mesures révolutionnaires de Hazan et Kamo —, imagine volontiers la disparition de l’État pour favoriser l’avènement d’une société plus juste.
Le problème vient peut-être du mot « État ». Il est en effet chargé de connotations politiques et historiques très lourdes. C’est d’ailleurs pour ça que je l’utilise très peu et préfère parler d’un « gouvernement » — mais l’État n’en reste pas moins la coquille au sein de laquelle celui-ci repose et œuvre… L’État permet seulement d’organiser la vie collective à une échelle donnée. Je conçois une imbrication sur le modèle fédéral : quartier-ville-région-pays-continent-monde. En lisant du Proudhon, du Reclus ou du Bakounine, j’ai relevé, au fil du temps, une communauté de pensée et des notions qui m’intéressent énormément. Mais je ne crois pas que l’anarchie doive restée figée, bloquée dans le XIXe siècle. Je ne suis pas pour une révolution violente et je crois à l’ordre. J’aspire à concilier la liberté individuelle poussée à son maximum et l’extrême organisation du cadre collectif. L’un des défauts de la tradition anarchiste est probablement sa vision de l’Homme : il pourrait s’organiser gentiment en petits groupes solidaires. Je n’y souscris pas. À choisir entre Hobbes et Rousseau, je prends le premier. L’Homme, pris dans sa majorité, est envieux, narcissique, avide de pouvoir et de biens matériels ; l’Homme, par nature, accapare, entasse, vit pour lui et manque d’empathie : il nous importe donc de penser le contrôle de ces passions mauvaises (que l’organisation sociale favorise, bien évidemment).
D’où le maintien, dans votre société future, des forces de police ?
« Notre société est fondée sur l’exploitation et la domination patronale, sur le salariat et le prolétariat : ce sont les mêmes ressorts que la domination des humains sur les espèces sans capacités de défense — au nom du profit et de l’hédonisme. »
C’est amusant : je suis passé, dans On n’est pas couché, pour un « bobo » ou un « gauchiste » du fait de mes positions critiques sur la question sécuritaire. Un livre vient de sortir, La Part d’ange en nous, écrit par le professeur de psychologie Steven Pinker : il rappelle clairement que nous vivons dans l’ère la moins violente de l’histoire de l’espèce humaine. Ce que j’ai martelé durant trois ans, face aux discours de la droite ou du FN. Il n’en demeure pas moins que cette société « utopique » maintiendra la police. Nous sommes trop manichéens sur ce sujet : il faudrait choisir entre le tout-sécuritaire et le « méga cool ». Une société juste se doit de contrôler les individus qui, à la première occasion, vont essayer d’attenter à la dignité d’autrui ou de jouir de bénéfices pour eux seuls. Ce qui est d’ailleurs la définition du capitalisme : c’est une idéologie de voyous. Quand je parle de renforcement des moyens de la police, c’est uniquement pour signifier que nous ne pouvons pas tolérer les comportements inciviques et les violences physiques au quotidien. Je suis pour la recherche de solutions alternatives à la prison, de même que je suis pour la sanction immédiate dès lors qu’un individu nuit à autrui. La question qui m’obsède véritablement, et se connecte à celle de l’antispécisme, est celle-ci : que faire pour que notre présence sur Terre soit la plus indolore possible pour les autres et pour l’environnement ? Nous devons créer un cadre qui puisse permettre de minimiser le plus possible les conséquences négatives de nos actes. Manger de la viande, c’est tenir pour normal le sacrifice inutile de vies — en manger sera donc interdit.
Dans Antispéciste, vous parliez d’une « continuité » entre le socialisme et la cause animale. Le lien, pour qui connaît peu ces enjeux, n’est pas toujours évident !
Je n’invente rien. Darwin avait remis sur le devant de la scène le continuum qui existe entre l’Homme et l’animal — il n’existe aucune séparation nette. L’Homme est l’une des espèces animales. Nous sommes des animaux, et tout le monde ne l’a pas encore intégré : ce n’est pas une opinion mais un fait, établi par les neurosciences et la paléoanthropologie. Beaucoup restent attachés à la tradition chrétienne et cartésienne de l’Homme qui domine le reste du vivant. Nous faisons partie de la famille des grands singes, sommes cousins des poules et liés génétiquement aux éponges de mer. Ce lien nous oblige. Qu’est-ce que le socialisme, au sens large ? Le combat pour l’abolition de l’exploitation. Notre société est fondée sur l’exploitation et la domination patronale, sur le salariat et le prolétariat : ce sont les mêmes ressorts que la domination des humains sur les espèces sans capacités de défense — au nom du profit et de l’hédonisme. Je parle avant tout des grands groupes, qui s’en mettent plein les poches en exploitant les animaux, et non des petits paysans qui survivent : 70 milliards d’animaux terrestres et 1 000 milliards d’animaux marins tués, chaque année, à des fins marchandes. Autant d’individus qui ressentent des émotions propres. N’importe quelle personne au contact d’animaux, « domestiques » ou non, sait qu’ils vivent avec leurs humeurs, leurs envies, leurs joies et leurs peines. L’antispécisme prolonge le socialisme en ce qu’il veut supprimer la possibilité, pour une minorité, d’œuvrer à ses propres intérêts au détriment du grand nombre, humain ou non-humain. C’est ce que j’appelle l’augmentation de la sphère de considération morale.
Par Stéphane Burlot, pour Ballast
Vous décrivez notre présent capitaliste et « totalitaire soft » et brossez la société à construire, socialiste et écologiste. Mais comment passe-t-on du point A au point C si vous déniez au suffrage universel sa légitimité — en tant qu’abstentionniste revendiqué — et condamnez par avance toute révolution violente de type léniniste ? Vous n’en parlez pas dans votre livre…
Notre démocratie ne fonctionne pas et n’en est pas une. Mais je ne conçois pas de bouleversement majeur hors d’une dynamique réellement démocratique. J’y reviens : je ne supporte pas la violence. Elle est la négation même de l’humanité à laquelle j’aspire. Devenir humain, c’est trouver d’autres modalités pour régler un conflit ou un désaccord que l’élimination physique de nos adversaires. En l’état, je ne vois donc pas d’autres solutions que de passer par les systèmes historiquement mis en place par les humains — systèmes que pour autant je dénonce — pour faire advenir une société plus juste. Je suis favorable à des résistances non-violentes et aux méthodes que Gandhi a employées pour faire plier les Anglais. Je suis favorable à la désobéissance civile et à la leçon de Thoreau : arrêtons massivement de payer, soyons 5 millions à ne plus payer nos impôts — ça bougera. On peut également imaginer le blocage d’une ville. Les idées que je porte sont minoritaires, mais si nous parvenons à les diffuser, à les faire émerger et à les rendre majoritaires — et les mobilisations allant grosso modo dans le même sens sont nombreuses, à divers endroits de la société —, ce serait le premier pas vers une victoire.
Imaginons que ce bouleversement — vous parlez de « révolte » mais il a des allures de « révolution » ! — se produise. Le nouveau régime a aboli l’héritage, interdit les spéculations et la propriété foncière, nationalisé à tour de bras, encadré l’ensemble des entreprises de plus de dix salariés, interdit la consommation d’animaux et paie à égalité un avocat et un maçon. Vous ne parlez jamais de la réaction bourgeoise, des milices qui se formeront sans doute, des tentatives de déstabilisation ou de putschs — auxquels un Allende, dont le projet était pourtant moins radical, dut faire face !
« Je suis favorable à la désobéissance civile et à la leçon de Thoreau : arrêtons massivement de payer, soyons 5 millions à ne plus payer nos impôts — ça bougera. »
Vous avez raison. Certaines idées du livre me paraissaient rapidement applicables et ne soulèveront pas de virulence particulière (la réforme du mode de scrutin, par exemple) ; d’autres, en effet, comme le fait de toucher à la propriété privée et aux revenus, pourraient entraîner des réactions extrêmement violentes. Les possédants ne se laissent pas déposséder. Je pourrais d’ores et déjà vous répondre que si ses mesures sont mises en place, par la voie démocratique non-violente et majoritaire, les possédants seront bien obligés de jouer le jeu de la démocratie. Et s’ils n’y consentent pas, s’ils ne plient pas, s’ils forment une résistance armée, l’État — appelons-le ainsi — pourra intervenir par la force militaire ou policière puisqu’ils seront des hors-la-loi, des mafieux. Je suis un non-violent mais je n’entends pas me laisser écraser si on nous attaque. Les possédants représentent entre 1 et 10 % de la population : d’un point de vue démocratique, la répartition des richesses pourrait se faire très facilement. S’ils attaquent par les armes, nous répondrons par les armes — si tous les moyens diplomatiques ont échoué. Un affrontement violent est un échec, mais si nos vies sont en jeu, nous n’aurons pas d’autre choix.
Vous mobilisez le sociologue Bernard Friot mais ne le suivez pas totalement, notamment sur la question de la propriété d’usage, c’est-à-dire de la possibilité d’être propriétaire de son logement.
Je citerai Rousseau, cette fois : l’injustice a commencé le jour où un humain a posé une barrière pour dire qu’il était ici chez lui. Mon refus de la propriété foncière découle, profondément, de mon ADN écologiste — nous ne devons pas être propriétaire d’une terre. L’herbe, les arbres et les animaux qui y passent ne sont pas à nous. Rien, sur Terre, n’appartient aux espèces qui la peuplent. Nous pouvons faire usage du vivant mais au nom de quoi devrait-on décréter qu’une parcelle du vivant nous appartient, et n’appartient qu’à nous ? Si l’on étudie l’histoire de la propriété privée, on constate qu’elle n’existe que par la violence : des chefs de clans, des seigneurs de guerre ou des rois ont pris possession du vivant par la force. L’acte de propriété, aujourd’hui, découle de cette violence historique. Comment un bien est-il entré dans une famille ? D’où provient l’argent utilisé pour acquérir un bien immobilier ? Du processus d’exploitation et de domination. Le vivant n’appartient qu’à lui-même — c’est aussi pour cela que je suis anarchiste. À quoi j’ajoute ceci : comment lutter contre les inégalités si on autorise certains à offrir en héritage à leurs enfants des biens que d’autres n’auront pas ? Friot, dans son système, le permet. Deux hommes ne naîtront jamais « libres et égaux » tant que l’un des deux naîtra dans une maison (quand ce n’est pas plusieurs) qu’il aura un jour et que l’autre n’héritera de rien, et verra en prime ses parents galérer pour payer un loyer. L’héritage crée une inégalité de fait. Chacun connaît l’argument lambda : « J’ai trimé toute ma vie, c’est normal que mes gamins héritent de ma maison. » Non. En quoi est-ce normal ? Nous vivons encore sous la mentalité monarchiste : l’aristocratie existe toujours.
Par Stéphane Burlot, pour Ballast
Vous maintenez le système locatif. Pourquoi ne pas imaginer, comme à Cuba un temps, qu’un toit soit un bien essentiel au même titre que l’air ou l’eau, et qu’il soit garanti gratuitement par cet État ?
C’est une question discutable, oui. J’imagine chaque bien immobilier sous la forme d’une location étatique car je tiens à maintenir — ce n’est pas un régime totalitaire — la liberté de choix. D’où le maintien de l’argent, également. L’argent, malgré toutes les critiques que je formule, peut être un moyen de liberté. Thomas More, dans Utopia, l’abolissait…
… Certains bolcheviks avaient réfléchi à le supprimer au moment de la Révolution russe.
Des anarchistes aussi. Mais l’argent, en tant que moyen d’échange et unité de valeur, permet le choix individuel. L’abolition de l’argent aurait pour conséquence d’encourager énormément de personnes à ne plus travailler du tout pour l’intérêt commun.
Pas dans les sociétés tribales, où chacun travaille la terre et, dans le cadre d’une économie de subsistance, vit sans argent.
« Les possédants représentent entre 1 et 10 % de la population : d’un point de vue démocratique, la répartition des richesses pourrait se faire très facilement. S’ils attaquent par les armes, nous répondrons par les armes — si tous les moyens diplomatiques ont échoué. »
La société écologiste à laquelle j’aspire a besoin du progrès et de l’innovation technique : trouver de nouveaux moyens d’énergie, créer des produits moins polluants, etc. Je n’appelle pas à un retour à la parcelle de terre que chacun cultiverait. Et puis l’argent a des vertus auxquelles on ne pense jamais : il permet de limiter la consommation et peut, s’il est bien distribué, garantir l’égalité entre les hommes. Je m’explique : si vous n’avez que 2 000 euros par mois, et que vous devez payer tous les biens que vous consommez, forcément, vous serez obligé de vous limiter — Thomas More, je le rappelle, considérait que chacun pouvait se servir gratuitement. Si vous ne devez pas payer pour vos vacances dans un hôtel confortable avec massages à volonté, tout le monde va vouloir passer ses journées à se faire dorloter : qui tiendra l’hôtel et fera les messages ? On ne peut pas, aujourd’hui, bannir l’argent. Il faut en revanche repenser sa création et sa distribution, et l’envisager comme un moyen de garantir l’égalité entre tous. En plafonnant les revenus, on travaille à la répartition des richesses tout en permettant à chacun d’utiliser le produit de son travail comme il l’entend.
Noam Chomsky avait esquissé l’idée d’un roulement de tous les citoyens, pour les tâches ingrates liées à la collectivité.
Je propose justement des postes de quatre ans maximum, pour les métiers les plus pénibles. D’autant que l’automatisation nous y aidera. Des machines sans chauffeur se chargeront des poubelles dans un avenir proche, c’est certain. Une société a besoin d’une grande quantité de travailleurs pour fonctionner à tous les niveaux : un revenu universel déconnecté de tout travail, quand bien même ne permettrait-il que de vivoter, bloquerait tout. Qui a envie d’aller bosser s’il est payé en restant chez lui ?
Le Che promouvait le travail volontaire pour le bien de la Révolution !
Oui, mais on sait tous que seule une minorité, très volontariste, veut s’investir de la sorte. Calculons plutôt la quantité de travail nécessaire à l’ensemble d’une collectivité et répartissons le travail entre tous. J’ai estimé, à la louche, que nous arriverions sans doute à une quantité de travail limitée à 15 heures par semaine par personne. C’est peut-être un peu plus ou un peu moins ; il faudrait demander à des économistes de faire une estimation précise. On ne peut pas obliger, comme aujourd’hui, les gens à travailler si le travail n’existe pas — dans la société telle que je l’imagine, la question ne se posera plus ainsi.
Par Stéphane Burlot, pour Ballast
Un élément peut surprendre : vous parlez d’une coopération entre travailleurs et patrons, mais jamais d’autogestion ni d’abolition de la fonction patronale.
C’est vrai. J’aborde tellement de sujets que je n’ai sincèrement pas la prétention de pouvoir tout couvrir ni de proposer la solution miracle pour chacun d’entre eux. Je me contente parfois de pistes et votre réflexion est pertinente. Utopia est un livre casse-gueule. Le défaut que je lui trouve, c’est, paradoxalement, sa taille [plus de 500 pages, ndlr]. Je le dis sans rire : il m’aurait fallu 20 ans de travail dessus, comme Marx — auquel je ne me compare évidemment pas — l’a fait avec Le Capital. Mais je n’avais pas cette prétention et j’étais tenu par un sentiment d’urgence. Je voulais poser ces pistes dans le débat public. L’autogestion pose toutefois ce problème : tout le monde ne souhaite pas être gestionnaire ni acteur au sein d’une entreprise ou d’un collectif. Et je le respecte. Tout le monde ne désire pas prendre part aux affaires publiques ni s’intéresser à la politique. Une société de 15 heures de travail hebdomadaire permettra de développer le désir d’autonomie et de conscientisation de chacun, mais il restera des gens qui ne voudront pas s’embêter avec les prises de décision. Une entreprise, si l’on imagine des salaires uniques (chacun participe à la même société, chacun est, à son poste, pareillement utile à tous, qu’il soit médecin ou ouvrier : si personne ne fabrique les routes, aucune ambulance ne pourra les emprunter pour amener le citoyen blessé auprès d’un chirurgien), peut fonctionner sur un principe coopératif tout en maintenant une certaine verticalité. Si le patron n’est plus motivé par l’appât du gain, comme il l’est aujourd’hui, puisque le gain est partagé, tout changera. Tous les points que j’aborde doivent être pris ensemble, et non indépendamment. C’est parce qu’on aura du temps libre qu’on aura le courage, rentré chez soi, de s’intéresser à l’actualité — après une journée de fou, personne ne lit Le Monde diplo quand il doit déjà faire le ménage et préparer le dîner pour ses enfants. On veut regarder la télé pour se vider la tête. Mais si on reçoit un salaire décent pour un travail dans lequel on est reconnu, si on a du temps libre, on peut devenir un citoyen impliqué. Si le vote devient enfin un moyen de peser dans les décisions qui sont prises dans le pays, alors les gens auront envie de voter.
Ce n’est donc pas tant le suffrage universel en tant que tel que vous critiquez que la façon dont il est mis en œuvre aujourd’hui ?
« Macron, comme Aristote, considère qu’il y a des gens qui sont faits pour
réussiret d’autres non. Macron estime qu’il y a des gens qui sont faits, comme disait Bertrand Russell, pourbouger de la matièreet d’autres qui les commandent. »
Absolument. Je rejette le système électoral actuel, qui ne m’apparaît que faussement démocratique, mais je suis extrêmement favorable au principe du vote et souhaite l’implication du plus grand nombre dans les décisions collectives. Je propose justement différentes manières pour permettre à chacun d’être véritablement citoyen — ce que nous ne sommes pas vraiment aujourd’hui. Prenez de nos jours des sujets comme le nucléaire, la corrida et la chasse : au regard des sondages, la grande majorité des Français se prononce pour l’abolition de la corrida et aspire à une réforme de la chasse. Nous sommes dans un déni de démocratie. Le nucléaire n’est jamais discuté par les gouvernements : ils se contentent de décider pour les citoyens. Pourquoi, sur le dossier de Notre-Dame-des-Landes, doit-on accepter que des technocrates décident à notre place ? Pourquoi un mec comme Emmanuel Macron — élu dans des circonstances hasardeuses — doit-il être le seul à trancher ? L’injonction néolibérale des années 1980 et l’effondrement du communisme ont balayé l’utopie. C’est amusant de voir que cette notion, née il y a exactement 500 ans, est revenue pendant que je préparais ce livre via un débat à propos de la « gauche utopique », celle de Hamon, et de la « gauche réaliste », celle de Valls. 40 ans de néolibéralisme, c’est une phase extrêmement courte de l’histoire de l’espèce humaine : nous ne sommes pas arrivés au temps de son effondrement ; il s’accroche et crée les conditions de sa survie. D’où l’accélération de la concentration des richesses et de l’augmentation des inégalités. Nous vivons encore dans une société de maîtres et d’esclaves. Le cadre a changé, il est seulement devenu plus soyeux. La liberté — le contraire de la servitude, donc — passe par le fait de choisir sa vie : qui le peut vraiment ? Combien d’entre nous doivent encore répondre à des ordres stupides qu’ils réprouvent ? Combien jouissent de capacités de décision et de développement qui leur sont propres ? Macron, comme Aristote, considère qu’il y a des gens qui sont faits pour « réussir » et d’autres non. Macron estime qu’il y a des gens qui sont faits, comme disait Bertrand Russell, pour « bouger de la matière » et d’autres qui les commandent.
Vous parlez d’effondrement : le capitalisme pourrait donc disparaître ?
J’en suis sûr. J’ignore seulement comment les choses se passeront. L’humanité a toujours fonctionné par crises — l’atrocité de la Seconde Guerre mondiale a débouché sur le CNR et une période de développement inédite. J’ignore l’événement qui conduira à la prochaine ère de développement moral : j’ai du mal à croire que l’humain soit assez sage pour créer les conditions d’une transition douce. Je peux me tromper, mais je suis très pessimiste. Je redoute une ou plusieurs crises majeures et concomitantes, qui produiront un bouleversement civilisationnel. Je ne crois pas, comme Onfray, qu’il faille penser cette mutation en termes de démographie et de mouvements de population : en gros, les musulmans s’emparant, par le nombre, de l’Europe judéo-chrétienne. C’est un raisonnement très simpliste. Le réchauffement climatique va, dans les prochaines décennies, engendrer une grande quantité de réfugiés et la pollution va s’accentuer de manière considérable d’ici 50 ans. Nos réponses sont sous-dimensionnées, alors que les scientifiques parlent d’une augmentation de 3 à 4 degrés Celsius d’ici la fin du siècle : montée des eaux, sécheresse… Des phénomènes extrêmement destructeurs. On peut également entrevoir de grandes crises sanitaires (un virus, comme la peste au XIVe siècle). De ces pics de barbarie naissent historiquement l’amélioration des conditions de la coopération — malheureusement.
Par Stéphane Burlot, pour Ballast
Revenons sur votre proposition, qui a étonné des commentateurs publics autant que des personnes de notre rédaction : le permis de voter ! Le philosophe Jacques Rancière pense, lui, la démocratie comme « la reconnaissance du pouvoir de n’importe qui ».
Le permis de voter est déjà acté, pourtant : personne ne peut voter avant 18 ans, en France. La législation considère que le seul fait d’être un humain ne suffit pas à légitimer une prise de position citoyenne par le biais des urnes. L’âge, défini ici de manière arbitraire, est posé comme un critère, celui de la maturité. Nous considérons donc déjà que tous les citoyens ne peuvent pas voter et qu’il faut que ceux-ci aient un minimum de capacités de jugement pour y être autorisés. Seulement, nous faisons fausse route en considérant que c’est l’âge et lui seul qui doit être le critère d’autorisation. Il y a en effet des hommes ou des femmes de 40 ans moins bien informés des enjeux politiques que certains jeunes de 14 ou 15 ans. Et le jugement de ces derniers serait donc bien plus utile à la collectivité. Instaurer un permis de voter consisterait à acter le fait que tout citoyen qui vote a une responsabilité vis-à-vis de tous les autres, car sa voix va avoir une conséquence sur leur vie. En ce sens, tout citoyen qui souhaite prendre part à la vie collective doit assumer cette responsabilité en acceptant de s’informer a minima sur les acteurs et les enjeux des scrutins auxquels il participe. Imaginons un référendum sur le nucléaire. Si quelqu’un prend part au vote en ignorant les conséquences de la catastrophe de Fukushima, s’il n’a jamais entendu parler du coût réel du nucléaire en France en tenant compte des travaux pour prolonger la vie des centrales ou pour les démanteler, s’il ne connaît pas la problématique des déchets qu’on ne sait pas détruire et de leurs conséquences sur la santé humaine, alors son avis sera néfaste à l’intelligence du débat. Pire : il nuira aux citoyens qui auront fait l’effort de s’informer afin de prendre la meilleure décision pour la collectivité. J’aimerais uniquement que les citoyens disposent du maximum d’éléments factuels pour construire leur jugement avant d’aller voter et que tout un chacun sache, de manière rudimentaire, ce que sont les mécanismes constitutionnels qui organisent leur quotidien. Il existe aujourd’hui une inégalité de fait dans l’accession à l’information, donc à l’élaboration d’une opinion et c’est antidémocratique. Quand on gagne 800 euros par mois et qu’on vit dans un quartier où on risque de se faire agresser en sortant de chez soi, le rapport au réel n’est pas le même que pour celui qui vit avec 5 000 euros dans une zone pavillonnaire tranquille.
Vous insistez beaucoup sur la nécessité d’apprendre, d’acquérir des connaissances. Mais en quoi être cultivé améliore-t-il l’Homme ? Personne ne peut démontrer qu’il existe un lien quelconque entre le savoir et la moralité !
« Si les Français n’étaient plus otages de ces politiciens, qui travestissent les faits pour mieux servir leur pouvoir personnel, et s’ils étaient au fait de toutes les données réelles, le vote FN serait autrement plus bas. »
C’est une condition nécessaire, mais pas suffisante. Vous me dites qu’on peut être un citoyen utile, sage, bienveillant à l’endroit d’autrui tout en ayant des connaissances très limitées — et vous avez raison. Ce citoyen — appelons-le « positif » — éclaire par sa seule présence le groupe. Il est porteur de « bien », du fait de son comportement quotidien et non de son savoir. Mais dès lors que ce citoyen est amené à se prononcer entre plusieurs candidats dans le cadre d’un processus électoral, que valent sa décence ordinaire et sa sympathie spontanée ? En quoi son avis importe-t-il à la collectivité s’il n’a pas pris la mesure des enjeux, des programmes et des sujets sur lesquels il est amené à se prononcer pour tous ?
Vous établissez une corrélation entre « l’ignorance » et le vote FN : quand on discute avec un électeur frontiste lambda, il sait pourtant très bien pourquoi il vote. Il sait ce qui lui parle, le porte, le mobilise — quand bien même il ignorerait tout des traditions idéologiques.
On a tous entendu un jour un électeur FN parler d’« invasion », par exemple. Ce seul argument ne résiste pourtant pas à l’épreuve de l’analyse. Les études disponibles indiquent toutes que la France est le pays qui accepte le moins d’immigrés, en Europe, ou que l’immigration rapporte plus qu’elle ne coûte.
Vous pensez qu’un électeur FN ayant lu ces rapports serait amené à changer son vote ?
Absolument. Dans le système que je conçois, plus aucun politicien professionnel ne sera en place et personne n’aura intérêt à se présenter. Je vais passer pour un populiste en vous disant ceci, qui relève pourtant de l’évidence : n’importe quel politicien est à l’heure qu’il est obsédé par sa fonction. Si les Français n’étaient plus otages de ces politiciens, qui travestissent les faits pour mieux servir leur pouvoir personnel, et s’ils étaient au fait de toutes les données réelles (notamment en matière d’immigration), le vote FN serait autrement plus bas.
Imaginons deux courbes. Celle du vote FN depuis les années 1980 et celle de l’accès à Internet dans les foyers français : le premier n’a fait que grimper, en même temps que le second. La démocratisation du savoir n’est pas proportionnelle, ici, avec l’émancipation politique.
L’extrême droite a massivement investi Internet, bien avant la gauche. Internet — que j’adore, comme outil — a au contraire permis de relayer quantité d’informations fausses : souvenez-vous des montages autour de la prétendue « théorie » du genre !
Par Stéphane Burlot, pour Ballast
Vous savez bien qu’avec une telle proposition — un permis de voter —, vous serez taxé d’être un aristocrate, fût-il socialiste !
C’est exactement le contraire. Tout un pan politique, gauche comprise, méprise le peuple en postulant qu’il n’a pas les capacités de réfléchir. Voltaire ne disait pas autre chose. Pourtant, tout le monde peut réfléchir et apporter un avis intéressant au débat, voilà ce que je dis. Il faut simplement donner à tous les citoyens les mêmes capacités de se prononcer sur tel ou tel sujet. Je suis obsédé par l’idée de responsabilité : tout individu engage le collectif. On a tous, en tant que membres d’une communauté, un devoir à l’endroit des autres. Il faut étendre cette notion autant que faire se peut : être un citoyen nous oblige. On a des droits, et des devoirs. Ma voix a une influence sur la vie de tout un pays. La proposition que je formule permettrait de réhabiliter toute une partie du peuple, exclu à l’heure où nous parlons des décisions politiques.
Mais les personnes recalées à ce permis ne seraient-elles pas, majoritairement, issues des classes défavorisées ?
Le lien que sous-tend votre question, entre revenus et capital culturel, est sociologiquement juste : toutes les études attestent que les classes les plus basses arrêtent d’étudier avant les autres. Un enfant d’ouvrier et un enfant de banquier ne sont pas logés à la même enseigne, statistiquement, on le sait. Mais il faut prendre cette mesure dans un cadre global : cette société aura balayé tout ça. Dès lors que chacun aura exactement la même possibilité d’étudier, dans les mêmes conditions, l’accession au minimum requis pour voter et être un citoyen actif sera égale.
Thomas More concevait son utopie dans un espace fermé : une île. Est-il possible d’imaginer une société émancipée dans un territoire sans contours ?
Une utopie pensée en circuit fermé me paraît vouée à l’échec, à l’isolement ou au totalitarisme. Le destin de l’humanité est de se regrouper — c’est le sens de l’altermondialisme. Les frontières administratives resteront mais je suis persuadé que l’humanité parviendra, un jour, à se penser globalement et à travailler à son destin. Les universalistes sont beaucoup plus nombreux qu’on ne le croit !
Pour finir : laquelle de vos mesures, si toute « utopie » échoue, verra-t-on néanmoins appliquée de notre vivant ?
(il réfléchit) L’abolition de l’exploitation animale sera décrétée, c’est certain, mais il faudra encore du temps. Je vous réponds donc la diminution significative du temps de travail.
Photographies de bannière et de vignette : Stéphane Burlot, pour Ballast
REBONDS
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