Baldwin, le Noir et la Palestine


Texte inédit | Ballast

Il n’existe « aucun espoir d’établir la paix » au Moyen-Orient « sans résoudre la ques­tion pales­ti­nienne », lan­çait l’essayiste et roman­cier afro-amé­ri­cain James Baldwin, né à Harlem au début des années 1920. C’est une lec­ture croi­sée que l’auteur pro­pose dans les pré­sentes lignes : l’Amérique supré­ma­tiste qu’a connue Baldwin et la Palestine sous occu­pa­tion israé­lienne — si les contextes dif­fèrent, les pro­ces­sus de ségré­ga­tion men­tale et spa­tiale à l’œuvre résonnent tra­gi­que­ment. ☰ Par Sylvain Mercadier


« L’État d’Israël n’a pas été créé pour le salut des Juifs ; il a été créé pour le salut des inté­rêts occi­den­taux. […] Les Palestiniens paient pour la poli­tique colo­niale bri­tan­nique du divi­ser pour mieux régner et pour le sen­ti­ment de culpa­bi­li­té chré­tienne qui hante l’Europe depuis plus de trente ans. Enfin : il n’y a abso­lu­ment — je répète abso­lu­ment — aucun espoir d’établir la paix dans ce que l’Europe appelle de manière si arro­gante le Moyen-Orient […] sans résoudre la ques­tion pales­ti­nienne. La chute du Shah en Iran n’a pas seule­ment révé­lé la teneur des pré­oc­cu­pa­tions de Carter en matière de droits de l’Homme, elle a aus­si révé­lé qui four­nis­sait Israël en pétrole et à qui Israël four­nis­sait des armes. Il s’avère qu’il s’agit de la très blanche Afrique du Sud […]. Mon ami Andrew Young1, par un cou­rage et un amour pro­fond, et avec une noblesse silen­cieuse, irré­pro­chable, indes­crip­tible, a ten­té de parer à un nou­vel holo­causte et je le pro­clame un héros, tra­hi par des lâches2. »

« Le monde colo­nial se révé­lait alors à lui dans toute sa bru­ta­li­té ; sou­dain, des phé­no­mènes appa­rem­ment abs­cons et d’horizons très loin­tains venaient prendre des formes sus­cep­tibles d’être appré­hen­dées et assimilées. »

Ainsi s’achève un article de James Baldwin paru dans le jour­nal The Nation, le 29 sep­tembre 1979. Cette cita­tion n’est pas le moindre des pro­pos que Baldwin a pu tenir sur Israël ; elle témoigne, selon l’historien Paul Heideman, d’un sens aigu de per­cep­tion des enjeux géo­po­li­tiques. Mais un exa­men plus pro­fond de la pen­sée riche et com­plexe de l’écrivain afro-amé­ri­cain nous aide­rait à com­prendre la manière dont il a pu par­ve­nir à de telles conclu­sions, et com­ment cette croi­sée des hori­zons est non seule­ment fer­tile, mais essen­tielle. Si la « conver­gence des luttes » entre tous les « dam­nés de la terre » vic­times du monde « civi­li­sé » — qu’il soient noirs, arabes ou musul­mans — est une néces­si­té impé­rieuse, cette ambi­tion, dif­fi­ci­le­ment réa­li­sable, avait pour­tant déjà été pres­sen­tie par James Baldwin comme un devoir : « Leur des­ti­née était en quelque sorte liée à la mienne, leur com­bat n’était pas seule­ment le leur, mais aus­si le mien, et il devint pour moi une ques­tion d’honneur de ne pas ten­ter d’éluder la charge de cette réa­li­té3» Baldwin parle ici des Algériens qui, dans le Paris des années 1960, étaient sujets au har­cè­le­ment quo­ti­dien des forces de l’ordre, à l’aune de la dis­pa­ri­tion de l’Algérie fran­çaise. Le monde colo­nial se révé­lait alors à lui dans toute sa bru­ta­li­té ; sou­dain, des phé­no­mènes appa­rem­ment abs­cons et d’horizons très loin­tains venaient prendre des formes sus­cep­tibles d’être appré­hen­dées et assi­mi­lées. La prise de conscience de cette fata­li­té et la com­pré­hen­sion des moti­va­tions qui poussent le « Blanc » à agir de la sorte font chez Baldwin l’objet d’une ana­lyse poin­tue, lumi­neuse et fracassante.

À tra­vers son œuvre, on découvre la pro­fon­deur des cli­vages construits par des siècles d’oppression : autant de cli­vages moti­vés par un désir de légi­ti­mer une caste qui, comme toutes les castes, existe dans les esprits avant de prendre forme dans l’espace, jusqu’à s’inscrire dans la chair des domi­nés. Partant, il devient inté­res­sant de cor­ré­ler les expé­riences du « Noir » avec celles d’un autre « dam­né », l’« Arabe » tel qu’il fut façon­né dans la pen­sée occi­den­tale, puis par le sio­nisme conqué­rant. Les sujets de réflexion qui hantent les écrits de Baldwin ont à voir avec l’expérience de l’Homme noir dans une socié­té où la ségré­ga­tion et la domi­na­tion sont impo­sées par l’Homme blanc sur son groupe. Celles-ci prennent des formes phy­siques et spa­tiales, mais sont aus­si ren­dues pos­sibles par un tra­vail méti­cu­leux sur les esprits, de façon à ten­ter de rendre sup­por­table, à la fois pour l’opprimé et l’oppresseur, une socié­té dans laquelle le « nègre » est déva­lué, dis­so­ciant et confi­nant son être dans le ghet­to. « Tu es né là où tu es né et tu affrontes le futur qui se pré­sente devant toi parce que tu es noir et pour nulle autre rai­son. Les limites de ton ambi­tion sont dès lors sup­po­sées être fixées à jamais. Tu nais dans une socié­té qui édicte avec une clar­té bru­tale, et par tous les ava­tars pos­sibles, que tu es un être insi­gni­fiant. On n’attend pas de toi l’excellence, on veut que tu contentes de la médio­cri­té4»

[États-Unis | Mario Tama | Getty Images]

Le paral­lèle avec le cloi­son­ne­ment des ter­ri­toires pales­ti­niens est évi­dem­ment aisé à effec­tuer. Les terres culti­vées depuis des géné­ra­tions, ren­dues inac­ces­sibles par des cen­taines de kilo­mètres de bar­be­lés et de murs de béton éri­gés par l’occupant, témoignent de son désir de neu­tra­li­ser et d’arracher l’autochtone à sa terre — chose ren­due pos­sible par une déshu­ma­ni­sa­tion de sa per­sonne. Le carac­tère insou­te­nable des contraintes qu’impose le monde colo­nial et raciste a natu­rel­le­ment engen­dré des résis­tances, s’exprimant de mille façons. « [Les Blancs] ne veulent pas ou n’osent pas éva­luer ou ima­gi­ner le prix payé par leur vic­times ou sujets pour le main­tien de leurs pri­vi­lèges et, donc, ne par­viennent pas à com­prendre pour­quoi leurs vic­times se révoltent. Ils sont alors ame­nés néces­sai­re­ment à conclure que les vic­times — les bar­bares — se révoltent contre toutes les valeurs éta­blies qui carac­té­risent le monde civi­li­sé5. » La dia­lec­tique du maître civi­li­sé et du colo­ni­sé débouche for­cé­ment sur une confron­ta­tion et une aver­sion mutuelle, mais elle est intrin­sè­que­ment asy­mé­trique en ce qui concerne le regard qu’ils portent l’un sur l’autre. Elle engendre enfin une répres­sion per­ma­nente des efforts d’émancipation du colo­ni­sé : « Il y a de la haine [entre Noirs et Blancs], mais la haine n’est pas équi­va­lente pour les deux car elle n’a pas les mêmes racines. […] Les racines de la haine chez le Blanc viennent de la ter­reur, une ter­reur sans fond et sans nom qui se foca­lise sur le Noir, qui sur­git et se fixe sur cette image effrayante d’une enti­té qui n’existe que dans son esprit. Mais les racines de la haine chez le Noir sont la rage ; il ne hait pas tant le Blanc qu’il aime­rait qu’il dégage de son che­min, et plus encore, de celui de ses enfants6. »

« Les terres culti­vées depuis des géné­ra­tions, ren­dues inac­ces­sibles par des cen­taines de kilo­mètres de bar­be­lés et de murs de béton éri­gés par l’occupant, témoignent de son désir de neu­tra­li­ser et d’arracher l’autochtone à sa terre. »

Pour endi­guer cette rage, un immense tra­vail de sub­ju­ga­tion — autre­ment dit de domi­na­tion — du dam­né est entre­pris. Le Blanc s’efforce, se convainc lui-même et par­vient (par­fois) à convaincre sa vic­time qu’il n’y a pas d’issue autre que sa supré­ma­tie. Il entre­prend d’effacer son iden­ti­té, sa culture (« Il n’y a pas de peuple pales­ti­nien », s’écria un jour la Première ministre israé­lienne Golda Meir), et s’enorgueillit de ses propres attri­buts. Cette richesse abs­traite et déro­bée se tra­duit dans le monde réel par une jus­ti­fi­ca­tion de ses pos­ses­sions, et la fixa­tion du « nègre » dans une impasse onto­lo­gique : sa condi­tion d’Homme est reje­tée, sa digni­té bafouée, son exis­tence constam­ment dépré­ciée. « Le Noir, dépo­si­taire d’un héri­tage, doit dans la culture occi­den­tale trans­mettre à son tour cet héri­tage à sa lignée afin que, simple pas­seur, il recon­naisse que sa vie ne lui appar­tient pas : rien ne lui appar­tient. Cela n’apparaît pas comme une liber­té aux oreilles des Occidentaux, puisque l’Occident s’appuie sur le fan­tasme infan­tile, en pra­tique cri­mi­nel, de la pos­ses­sion et de la pro­prié­té7. » En d’autres termes, le contrôle des esprits pré­sup­pose aus­si le contrôle des richesses et de la terre, mais les contra­dic­tions inhé­rentes à l’équation du domi­nant lui échappent, car il ne par­vient pas à se voir comme fau­teur dans l’exercice de sa puis­sance, et les pré­ceptes selon les­quels il pré­tend vivre s’estompent au-delà de son royaume. Ainsi d’Albert Camus : « J’étais stu­pé­fait de ce que, pour Camus, l’humanisme euro­péen expire aux portes de l’Europe. Et que Camus, si dévoué à la cause de la liber­té pour les Européens, ne pou­vait par­ler de jus­tice que dès lors qu’il s’agissait de l’Algérie. » Et Baldwin d’ironiser, en citant un proche : « La jus­tice en Algérie n’est rien sinon un ensemble de moyens légaux d’administrer l’injustice5 » — ce en quoi les Palestiniens se recon­naî­tront très certainement.

Cette dia­lec­tique prend éga­le­ment la forme d’un jeu de miroir for­cé­ment défor­mé et défor­mant, à tra­vers lequel les deux pro­ta­go­nistes se jaugent et s’évaluent sans par­ve­nir à se sai­sir, à trans­cen­der leur condi­tion viciée. Le moteur de ce prisme n’est autre que la vio­lence qui les lie. Mais, une fois de plus, la dis­sy­mé­trie dans leur rela­tion impose une appré­hen­sion cri­tique et nuan­cée de sa nature. On ne peut pas juger avec les mêmes cri­tères un « Splendide » et un « dam­né », pour reprendre la ter­mi­no­lo­gie de James Baldwin, emprun­tée au psy­chiatre et écri­vain Frantz Fanon. « L’histoire du Noir en Amérique est l’histoire de l’Amérique […]. Raconter l’histoire du Noir, c’est com­men­cer à se libé­rer de son image et c’est […] sai­sir l’opportunité de vêtir ce spectre de chair et de sang, d’approfondir notre com­pré­hen­sion de sa per­sonne, de nous-mêmes et de tous les hommes8. » Dans le pro­ces­sus per­ni­cieux de dés­in­car­na­tion du Noir9 se joue aus­si l’auto-aliénation du Splendide. « L’Amérique blanche est inca­pable de croire que les griefs de l’Amérique noire sont réels ; elle est inca­pable de le croire parce qu’elle n’arrive pas à affron­ter ce que cela signi­fie à pro­pos d’elle-même et de son pays. Et l’effet de cette incom­pré­hen­sion mas­sive et hos­tile est d’accroître les dan­gers qu’ont à endu­rer les Noirs5. »

[Palestine | Yasser | Caters | SIPA]

Un autre aspect qui concerne à la fois les deux espaces de ségré­ga­tion (noire et pales­ti­nienne) est la légi­ti­ma­tion de l’entreprise de ségré­ga­tion colo­niale par des argu­ties mes­sia­niques : « En matière de pou­voir, la chris­tia­ni­té a opé­ré avec une véri­table arro­gance et cruau­té. […] Il va sans dire que qui­conque conteste l’autorité de la véri­table foi conteste par là-même le droit des nations déten­trices de cette foi à régner sur lui. La pro­pa­ga­tion de l’Évangile, en dépit des moti­va­tions, de l’intégrité ou de l’héroïsme de ses mis­sion­naires, fut un pré­texte abso­lu­ment indis­pen­sable pour aller plan­ter le dra­peau. […] L’Église chré­tienne elle-même sanc­ti­fia et se réjouit des conquêtes du dra­peau. Elle sou­tint, si elle n’alla pas jusqu’à la for­mu­ler, l’idée que la conquête, dont le résul­tat fut l’amélioration du niveau de vie des popu­la­tions occi­den­tales, était une preuve de la faveur de Dieu. […] Dieu, en allant vers le nord et en s’élevant sur les ailes du pou­voir, était deve­nu blanc, et Allah, désar­mé et du mau­vais coté du para­dis, était deve­nu — pour des rai­sons pra­tiques — noir. […] La col­li­sion des cultures — et la schi­zo­phré­nie dans l’esprit de la chré­tien­té — avait ache­vé de brouiller le domaine de sa morale10. » Ici, le domaine céleste et le domaine ter­restre se téles­copent pour don­ner nais­sance et légi­ti­mi­té à l’entreprise colo­niale. La Bible et les textes sacrés consti­tuent des mines de jus­ti­fi­ca­tions pour la conquête : nombre d’auteurs ont mon­tré, à l’instar de l’historien israé­lien Shlomo Sand, com­ment le lexique mes­sia­nique ani­mait et conti­nue d’animer l’entreprise de conquête sio­niste (les textes rela­tant les prouesses des rois David et Samson, ter­ras­sant par mil­liers les Philistins, font ain­si par­tie de l’imaginaire constam­ment vivi­fié et mis en paral­lèle avec la situa­tion des Israéliens face aux Palestiniens).

« Le domaine céleste et le domaine ter­restre se téles­copent pour don­ner nais­sance et légi­ti­mi­té à l’entreprise colo­niale. La Bible et les textes sacrés sont des mines de jus­ti­fi­ca­tions pour la conquête. »

Tout comme les civi­li­sa­teurs des quatre der­niers siècles, avan­çant l’épée dans une main et la Bible dans l’autre, le sio­nisme s’est cyni­que­ment armé des Écritures : fort d’une nos­tal­gie abs­traite envers une terre dans laquelle une par­tie des Juifs pui­sait son éner­gie spi­ri­tuelle, il est par­ve­nu à légi­ti­mer l’implantation de peu­ple­ments étran­gers sur des ter­ri­toires habi­tés par des autoch­tones, eux-mêmes pro­ba­ble­ment des­cen­dants d’anciens Hébreux, dilués depuis dans les flux de popu­la­tions mil­lé­naires qui ont mar­qué la Méditerranée. Mais l’enjeu ne lais­sait pas place à un exa­men des Écritures. Le « cadastre biblique » jus­ti­fie encore aujourd’hui l’expropriation de Palestiniens, comme autre­fois le « man­dat céleste » avait dési­gné le Blanc pour domi­ner les cinq conti­nents. En ce sens, le « glis­se­ment séman­tique » de l’identité euro­péenne qui reven­dique aujourd’hui un héri­tage judéo-chré­tien (autre­fois gré­co-romain, notam­ment) peut se com­prendre à l’aune de la ten­dance conqué­rante du chris­tia­nisme du der­nier demi-mil­lé­naire. En se lan­çant dans une entre­prise colo­niale, les dépo­si­taires (ou les impos­teurs) du judaïsme (les sio­nistes) ont héri­té de cette vision supré­ma­tiste du monde. Fort heu­reu­se­ment, les dam­nés ne se sont jamais réso­lus à leur condi­tion. Les ten­sions per­pé­tuelles qui agitent domi­nants et domi­nés donnent lieu à des phé­no­mènes de résis­tance, mais aus­si à des rési­liences primordiales.

À titre d’exemple, la nata­li­té impor­tante qui carac­té­rise sou­vent les popu­la­tions sub­ju­guées s’explique en par­tie par ce méca­nisme de rési­lience : « Les dam­nés de la terre ne se résignent pas à l’extinction. Ils s’entendent, au contraire, à se mul­ti­plier. La vie est leur seule arme contre leur vie, la vie est tout ce qu’ils ont. C’est pour cela que les dépos­sé­dés et les affa­més ne seront jamais per­sua­dés (bien que cer­tains puissent y être contraints) par les pro­grammes de contrôle de popu­la­tion des civi­li­sés. […] Il y a quelque chose de l’ordre de la sain­te­té dans l’acte de mettre au monde un enfant. C’est déjà mieux que de les bom­bar­der. Il est ter­rible de voir un enfant mou­rir de faim ; or, la réponse à appor­ter n’est pas d’empêcher la nais­sance de cet enfant, mais de restruc­tu­rer le monde afin qu’il puisse y vivre : ain­si les inté­rêts vitaux du monde deviennent rien de moins que la vie de cet enfant. […] Les enfants des dam­nés et des reje­tés sont mena­cés dès l’instant où ils bougent dans le ventre de leur mère, et sont de fait sacrés, d’une manière dont les enfants des Élus [les domi­nants] ne le sont pas. Et l’enfant le sait, lui qui par­vient à son tour à éle­ver son enfant. C’est pour­quoi il ne sera jamais per­sua­dé — par le meur­trier de ses enfants — de ces­ser d’avoir des enfants6. » On sai­sit pour­quoi la sur­po­pu­la­tion d’un ghet­to comme Harlem ou Gaza n’a jamais empê­ché les Noirs ou les Arabes de per­pé­tuer leur exis­tence, de per­sé­vé­rer dans leur exis­tence, quitte à se bous­cu­ler les uns les autres.

[Afrique du Sud | Nick John]

Sans sous-esti­mer les spé­ci­fi­ci­tés de chaque contexte, cer­taines réa­li­tés du mal­heur afro-amé­ri­cain éclairent la condi­tion du Palestinien aujourd’hui. Pour reprendre Baldwin, « Ce que les étu­diants [des mani­fes­ta­tions de 1960] demandent, n’est ni plus ni moins qu’une révi­sion totale de la manière dont les Américains voient le Noir, et cela n’est rien d’autre, en somme, qu’un réexa­men de la manière dont les Américains se voient eux-mêmes7 ». Transposons un ins­tant ce cas de figure dans le contexte pales­ti­nien : nous aurons une des clés de la réso­lu­tion de ce conflit inique. Mais pour le Splendide, une fois de plus, remettre son iden­ti­té en ques­tion, et donc son sup­port, soit l’essence des ins­ti­tu­tions qui orchestrent l’oppression, va bien au-delà de sa volon­té. « La ques­tion de l’identité implique une panique pro­fonde — une ter­reur aus­si archaïque que le cau­che­mar d’une chute mor­telle. […] Il serait faux de pen­ser que le Splendide ait quelque inten­tion d’abandonner sa Splendeur. Une iden­ti­té n’est remise en ques­tion qu’à par­tir du moment où elle com­mence à s’effondrer7. »

« La ques­tion pales­ti­nienne res­te­ra insol­vable tant que la tota­li­té des griefs (retour des réfu­giés, com­pen­sa­tion, liber­té de mou­ve­ment, etc.) n’aura pas été traitée. »

Comme le dit un jour le cinéaste Eyal Sivan : « La socié­té israé­lienne se sen­ti­ra dans l’obligation de chan­ger de para­digme à par­tir du moment où les moyens par les­quels elle se main­tient dans sa posi­tion de supé­rio­ri­té ne seront plus en place. Lorsque les Israéliens ne pour­ront plus se regar­der en face lorsqu’ils voyagent, lorsque le monde leur ren­ver­ra d’une manière suf­fi­sam­ment forte au visage l’horreur de l’entreprise sio­niste, ils se rési­gne­ront, peu à peu, à renon­cer à leurs pri­vi­lèges, comme les Blancs de l’Afrique du Sud l’ont fait. » Mais il faut gar­der à l’esprit que ce cha­vi­re­ment ne peut pas n’être qu’un ensemble de conces­sions faites par le domi­nant. « Aussi lourd à por­ter ce far­deau de la liber­té fût-il, avance Baldwin, ce n’est pas quelque chose que l’on peut don­ner à quelqu’un. La liber­té est quelque chose dont on se sai­sit, et les hommes sont libres tant qu’ils sou­haitent l’être5. » Par défi­ni­tion, la liber­té se doit d’être totale, et l’effort constant jusqu’à son obten­tion — la semi-liber­té n’étant que la ges­ta­tion de l’injustice de demain. La ques­tion pales­ti­nienne res­te­ra insol­vable tant que la tota­li­té des griefs (retour des réfu­giés, com­pen­sa­tion, liber­té de mou­ve­ment, etc.) n’aura pas été trai­tée ; la liber­té des Afro-Américains en Amérique ne sera com­plète que lorsqu’ils ne seront plus per­çus comme une menace du simple fait qu’ils marchent dans la rue.

Concluons avec James Baldwin : « Il est de la res­pon­sa­bi­li­té de l’homme libre d’avoir confiance et de célé­brer ce qui est constant — la vie, la lutte, et la mort sont constants, tout comme l’amour — bien qu’on n’en soit pas tou­jours convain­cu —, et d’appréhender la nature du chan­ge­ment, d’être capable et dési­reux de chan­ger. Je parle d’un chan­ge­ment en pro­fon­deur et non pas en sur­face — chan­ge­ment et sens du renou­veau. Mais le renou­veau devient impos­sible à par­tir du moment où l’on se per­suade que cer­taines choses sont constantes — la sécu­ri­té, par exemple, ou l’argent et le pou­voir —, lorsqu’on s’accroche à des chi­mères par les­quelles on ne peut qu’être tra­hi, et l’entier espoir — l’entière pos­si­bi­li­té — de la liber­té s’évanouit alors10. »


Toutes les cita­tions de l’œuvre de Baldwin sont ici issues du recueil Collected essays, Library of America, 1998. Les tra­duc­tions sont de l’auteur.
Photographie de ban­nière : James Baldwin et Medgar Evers dans le Mississippi, en 1963 | Steve Schapiro


  1. Ancien ambas­sa­deur des États-Unis aux Nations unies et pre­mier afro-amé­ri­cain à occu­per ce poste, de 1977 à 1979 ; il fut pous­sé à la démis­sion par l’administration Carter pour avoir secrè­te­ment ren­con­tré des cadres de l’OLP — ce que le Mossad avait dévoi­lé.[]
  2. James Baldwin, « Open Letter to the Born Again ».[]
  3. James Baldwin, No Name in the Street.[]
  4. Lettre à son neveu, dans The Fire Next Time.[]
  5. No Name in the Street.[][][][]
  6. The Devil Finds Work.[][]
  7. Ibid.[][][]
  8. Nobody Knows My Name.[]
  9. Voir notam­ment Ta-Nehisi Coates, Between the World and Me, Speigel & Grau, 2015.[]
  10. The Fire Next Time.[][]

REBONDS

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Sylvain Mercadier

Journaliste indépendant ayant vécu dans plusieurs pays du Moyen-Orient. En privilégiant l'immersion dans ces sociétés souvent incomprises, il essaie de donner un visage nuancé et désorientalisé de la réalité des hommes et femmes qui y vivent.

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