Benoît Coquard : « Milieux ruraux et banlieues ont beaucoup en commun »


Entretien inédit | Ballast

La gauche mili­tante et uni­ver­si­taire s’est long­temps tenue à l’écart du monde rural. Le vote FN/RN y pro­gres­sait et, fin 2018, les gilets jaunes se sou­le­vaient dans toute la France contre la vie chère. Les tra­vaux de socio­lo­gie sur les espaces ruraux et péri­ur­bains se mul­ti­plient et on a vu, à l’occasion des der­nières élec­tions légis­la­tives, la NUPES s’interroger — voire se divi­ser — sur le thème de la « France péri­phé­rique ». Une notion désor­mais célèbre, et ample­ment dis­cu­tée. Pendant plu­sieurs années, le socio­logue Benoît Coquard a mené dans le Grand Est une enquête sur les per­sonnes qui habitent des cam­pagnes en déclin. Dans son ouvrage Ceux qui res­tent, paru en 2019, il ana­ly­sait la façon dont ces habi­tants vivent et s’investissent dans des cam­pagnes qu’ils n’ont pas quit­tées. Un tra­vail essen­tiel pour appré­hen­der ces enjeux avec la finesse qui convient. Nous en dis­cu­tons avec lui.


Vous uti­li­sez l’expression de « cam­pagnes en déclin » ou d’« espaces sociaux en déclin » : qu’est-ce que ça recouvre plus exactement ?

J’ai employé cette expres­sion pour mar­quer le fait que toutes les cam­pagnes ne se valent pas. Parce qu’aujourd’hui en France, le monde rural est syno­nyme d’attractivité ; ces espaces se repeuplent depuis plu­sieurs décen­nies. Quand on demande de manière géné­rale aux Français où ils vou­draient habi­ter, la cam­pagne res­sort tou­jours très loin devant la ville. On pré­fère une mai­son indi­vi­duelle sans vis-à-vis, plus d’espace, une plus grande pro­prié­té plu­tôt que l’appartement, etc. Et, par contraste, mes lieux d’enquête ne sont pas ces cam­pagnes qui attirent, mais celles mar­quées par un déclin démo­gra­phique, cou­plé à un déclin éco­no­mique. On les retrouve prin­ci­pa­le­ment éten­dues des fron­tières du nord de la France en pas­sant par les Ardennes et en tra­ver­sant le Grand Est jusqu’aux contre­forts de la Franche-Comté. Ce sont donc des régions qui étaient aupa­ra­vant très tour­nées vers l’industrie, avec d’importantes capa­ci­tés de pro­duc­tion et qui ont pu être attrac­tives (avec pen­dant long­temps des niveaux de chô­mage très bas, des salaires rela­ti­ve­ment éle­vés par rap­port à d’autres espaces ruraux). Non sans hasard, les cam­pagnes en déclin sont aus­si celles qui res­tent les moins concer­nées par le regain d’intérêt pour le rural. Ce sont des cam­pagnes à des­ti­née pro­duc­tive, avec les pay­sages, l’histoire sociale et les popu­la­tions qui vont avec, loin de l’image domi­nante de la cam­pagne contem­pla­tive lar­ge­ment façon­née par la vision touristique.

Vous par­lez de déclin éco­no­mique et démo­gra­phique. Comment est-ce per­çu par celles et ceux qui le vivent ?

C’est éga­le­ment un déclin du point de vue des habi­tants. Il y a un sen­ti­ment du « c’était mieux avant » qui s’est vrai­ment ins­tal­lé, une forme de nos­tal­gie face à l’érosion des pers­pec­tives d’avenir. Pour le dire avec des termes de tous les jours, c’est un déclin de la « qua­li­té de vie » et aus­si des liens qu’on fait avec les autres.

Depuis quelques années, plu­sieurs tra­vaux1 — en plus des vôtres — ont abor­dé de dif­fé­rentes façons la construc­tion des socia­bi­li­tés et l’organisation sociale en milieu rural. Faut-il y voir un regain d’intérêt de la socio­lo­gie pour les espaces ruraux et périurbains ?

« Non sans hasard, les cam­pagnes en déclin sont aus­si celles qui res­tent le moins concer­nées par le regain d’intérêt du rural. »

Oui, com­plè­te­ment. Vous en avez cité quelques-uns — qui sont tous d’excellents tra­vaux d’ailleurs — et on pour­rait en évo­quer d’autres en com­plé­ment, et beau­coup de nou­veaux à venir qui ont eux aus­si pour inté­rêt de com­bler des zones d’ombre de la recherche. Il faut pré­ci­ser que ce regain d’intérêt est sur­tout por­té par des études sur les classes popu­laires : ce n’est pas tous les types de rura­li­té. Avant ça, il n’y avait pas eu beau­coup d’enquêtes en milieu rural qui pre­naient en compte la ques­tion des domi­na­tions et des classes sociales. J’aime bien expli­quer le « regain » par le vide rela­tif qui exis­tait aupa­ra­vant. Car mal­heu­reu­se­ment les sciences sociales fonc­tionnent comme les autres domaines de la socié­té, elles suivent un peu les évé­ne­ments his­to­riques. Par exemple, les enquêtes dans les espaces ruraux et péri­ur­bains ont trou­vé un regain d’intérêt dans la science poli­tique (notam­ment dans la socio­lo­gie poli­tique) à mesure que pro­gres­sait le vote Front natio­nal dans ces espaces. Ce par­ti gagnait du ter­rain dans l’échiquier poli­tique, por­té par un vote assez loca­li­sé, loin des grandes villes, assez inves­ti par les classes popu­laires (ces classes popu­laires habitent avant tout loin des centres-villes) : il y avait la volon­té d’aller voir ce qu’il se pas­sait pour com­prendre le vote pour l’extrême droite. Plus récem­ment, il y a eu le mou­ve­ment des gilets jaunes. Les pre­mières semaines, c’était très com­pli­qué de trou­ver des cher­cheurs qui s’y inté­res­saient, ou plu­tôt qui étaient réel­le­ment sur le ter­rain à ce moment-là. À cette période d’effervescence poli­tique et donc intel­lec­tuelle, beau­coup de gens ont ana­ly­sé le mou­ve­ment à chaud et au chaud, depuis leur bureau. C’est ce qui explique d’ailleurs en grande par­tie, à mon sens, les réac­tions très cri­tiques du monde intel­lec­tuel, vis-à-vis du mou­ve­ment dans les pre­mières semaines. Il y avait une mécon­nais­sance de ces milieux et on s’autorisait encore une fois à en par­ler de loin.

Comment l’expliquez-vous ?

Quand on prend la tra­jec­toire typique d’un cher­cheur, c’est-à-dire de quelqu’un auto­ri­sé à émettre un avis scien­ti­fique et objec­ti­vant sur le monde social, il y a très peu de chances qu’il ait des fami­lia­ri­tés avec les classes popu­laires rurales. Par contre, on voit depuis le Covid-19 des enquêtes sur les néo-ruraux, ces Parisiens qui quittent la ville, etc. Ce phé­no­mène sera pro­ba­ble­ment très bien docu­men­té car les jour­na­listes ou les cher­cheurs qui s’y inté­ressent sont soit eux-mêmes concer­nés, soit c’est leur entou­rage proche qui l’est. Le vote FN/RN gran­dit dans des régions (ancien­ne­ment) ouvrières, his­to­ri­que­ment conser­va­trices, loin des grandes villes, avec peu d’offre cultu­relle. Ces ter­ri­toires ruraux ont vu leurs étu­diants et intel­lec­tuels locaux (ou les plus diplô­més) par­tir mas­si­ve­ment, dépré­cier ces espaces-là, le style de vie des gens, la socia­bi­li­té popu­laire en place. Ça accen­tue un entre-soi popu­laire et une très faible pré­sence du « pôle cultu­rel » de l’espace social : il y a toutes les condi­tions pour que des formes de mécon­nais­sance s’entretiennent. Et avec la sélec­tion sociale qui est faite à l’entrée des grandes écoles et des uni­ver­si­tés les plus pres­ti­gieuses (celles jus­te­ment qui per­mettent d’accéder aux fonc­tions de cher­cheur, de pro­fes­seur à l’université), il y a de grandes chances qu’il y ait un défi­cit de per­son­nel qui puisse être proche de cette his­toire-là, et qui s’y inté­res­se­ra. En sciences humaines et sociales, les objets de recherche disent tou­jours quelque chose de l’histoire de ceux qui les choi­sissent. Dès le début de ma thèse, j’ai rele­vé entre les popu­la­tions étu­diées une grande défiance à l’égard des étu­diants, des diplô­més : ce sont des mondes qui se ren­voient dos à dos. D’un côté, il y avait des formes de mépris de classe évident venant du « monde intel­lec­tuel » au sens large, en taxant uni­for­mé­ment cer­tains groupes de beaufs, etc. ; de l’autre, du point de vue de « ceux qui res­tent », s’exprimait une forme de défiance vis-à-vis de ceux qui ne tra­vaillent pas de leurs mains, qui vivent en ville. On retrouve tou­jours une pola­ri­sa­tion de l’espace social, déjà décrite depuis long­temps par Bourdieu.

[Vincent Jarousseau | vincentjarousseau.com

Votre objet de recherche, que dit-il de vous ?

Je ne voyais pas le milieu d’où je venais comme un objet d’étude légi­time parce que je ne le retrou­vais pas dans les écrits de sciences sociales. J’ai fait mon mémoire de mas­ter sur les jeunes d’une cité de Seine-Saint-Denis. J’habitais dans la cité, je sym­pa­thi­sais avec eux, j’essayais jus­te­ment de trou­ver une légi­ti­mi­té à ce que je fai­sais en copiant l’objet des « clas­siques » de socio­lo­gie en France ou aux États-Unis. Un jour j’ai lu Les Gars du coin de Nicolas Renahy, qui était un peu le seul livre de socio­lo­gie se rap­pro­chant de la réa­li­té que j’aurais pu décrire. J’ai alors réa­li­sé que c’était un sujet de socio­lo­gie digne d’intérêt. À mon avis, si on veut vrai­ment une démo­cra­ti­sa­tion de l’accès à la démarche scien­ti­fique (ou encore jour­na­lis­tique et plus lar­ge­ment des fonc­tions qui s’autorisent à pro­duire des dis­cours sur le monde social), il faut tra­vailler à légi­ti­mer davan­tage les sujets et les recherches liés aux groupes domi­nés pour que les étu­diants ou d’autres issus des milieux non pri­vi­lé­giés s’en emparent à leur tour. Même si la réa­li­té parle pour eux, c’est très com­pli­qué pour un jeune cher­cheur de se lan­cer dans des choses nou­velles sans appuis ins­ti­tu­tion­nels. Pendant long­temps, la socio­lo­gie rurale était foca­li­sée sur l’agriculture. Elle s’intéressait à la figure de l’agriculteur qui dis­pa­rais­sait ou alors à la « civi­li­sa­tion pay­sanne » comme on l’appelait de manière folk­lo­rique, celle-ci étant per­çue comme le reli­quat d’une socié­té de jadis, à muséo­gra­phier avant qu’elle ne dis­pa­raisse. Ces approches étaient aveugles aux chan­ge­ments concrets dans la vie des ruraux, en véri­té très rapi­de­ment inté­grés dans la révo­lu­tion indus­trielle, dans le capi­ta­lisme et dans les chan­ge­ments struc­tu­rels mon­diaux. Dans les régions dans les­quelles j’ai enquê­té, les reven­di­ca­tions qu’on trouve encore aujourd’hui taguées sur les murs ne sont pas des mots d’ordre pay­sans. C’est plu­tôt une insulte contre le pré­sident de la République ou le PDG d’une mul­ti­na­tio­nale qui a rache­té l’industrie locale par exemple.

Dans votre livre Ceux qui res­tent, vous écri­vez : « Étant à la fois socio­logue et ori­gi­naire de ces endroits dits pau­més, j’ai essayé de me mettre dans une pos­ture de tra­duc­teur entre deux mondes que je côtoie par allers-retours. » Qu’implique cette posi­tion lors d’une enquête comme la vôtre ?

Je viens des milieux popu­laires ruraux mais j’ai fait des études à la fac et au fur et à mesure j’ai côtoyé des ins­ti­tu­tions plus pres­ti­gieuses. De par ma tra­jec­toire, je vois déjà l’écart qu’il y a entre ces milieux et la manière dont les repré­sen­ta­tions « d’en haut » entre­tiennent cer­taines formes de misé­ra­bi­lisme, de mépris de classe. J’habitais sur place pour faire mon ter­rain, j’essayais de me mêler à la socia­bi­li­té que j’observais et je retour­nais de temps en temps à Paris pré­sen­ter mes tra­vaux en sémi­naire. J’allais d’un espace à l’autre. Dans les ques­tions qu’on me posait, il y avait beau­coup de pré­ju­gés, qui s’exprimaient par­fois très libre­ment de la part d’universitaires qui ne se seraient pas autant lâchés sur d’autres groupes sociaux. Je me suis dit que ça allait être dur d’écrire sans réi­fier l’image du beauf entre­te­nu de l’extérieur sur ces popu­la­tions, ni tom­ber à l’inverse dans des formes de misé­ra­bi­lisme qui s’incarnent dans des dis­cours sur « ces pauvres ruraux oubliés », cette France ché­rie par l’extrême droite qui serait en « insé­cu­ri­té cultu­relle », pour reprendre un concept qui a court. Ce seraient des « petits Blancs » qui ne cher­che­raient qu’à fuir les popu­la­tions des ban­lieues — alors que ce sont des espaces sociaux qui ont beau­coup en com­mun. On ne les défi­nit que par le repli, le manque, la crainte, et cette image ne convien­drait pas du tout aux enquê­tés : ils sont très fiers de leur style de vie, de leur lieu de vie, ils n’ont jamais fui per­sonne, ne se défi­nissent pas comme des « petits Blancs » — et d’ailleurs il n’y a pas que des Blancs chez eux. Face à ça, il faut don­ner un point de vue fidèle tout en sachant que ceux qui vont lire le bou­quin ne font géné­ra­le­ment pas par­tie de ce milieu-là. Le bon moyen pour trou­ver l’équilibre était de tout miser sur ce qu’apportait l’enquête de ter­rain et de fuir toutes les ten­ta­tions essayistes.

« On ne les défi­nit que par le repli, le manque, la crainte, et cette image ne convien­drait pas du tout aux enquê­tés : ils sont très fiers de leur style de vie, de leur lieu de vie, ils n’ont jamais fui personne. »

Le manque de tra­vaux empi­riques a de ce point de vue faci­li­té l’avènement de cer­taines théo­ries (notam­ment de la « France péri­phé­rique ») : des dis­cours pro­duits depuis Paris, très vagues, et qui ont en com­mun de sur­fer sur cette idée de déclin et d’abandon — qui peut être réel, comme celui de l’industrie — mais pour en déduire des conduites sociales et des visions du monde chez les habi­tants sans être allé les véri­fier. C’est l’idée, par exemple, que l’individualisme domine dans les rap­ports sociaux. Un article qui m’a mar­qué s’intitule « Dans ces vil­lages de Haute-Marne, on vote FN et on ne s’aime pas ». C’est une des­crip­tion d’un vil­lage où plus per­sonne ne se parle, où on appelle les gen­darmes pour le moindre conflit. Ce que j’en ai com­pris, c’est que les jour­na­listes n’ont pas eu accès aux endroits où il y avait encore des liens sociaux. Là où il y avait encore une vie intense, ce n’était pas au centre du bourg, où le café avait fer­mé. Ils pas­saient à côté de ce qu’il res­tait de vie col­lec­tive. Parce que l’une des prin­ci­pales res­sources des gens de classes popu­laires, c’est jus­te­ment d’être connu dans son quar­tier, dans son vil­lage, d’être recon­nu pour ce qu’ils font, ils ne peuvent pas se per­mettre d’être indi­vi­dua­listes et repliés sur leur propre per­sonne. Même quand l’économie locale se casse la gueule, même quand l’usine ferme et que ça touche une pro­por­tion impor­tante dans un vil­lage, les gens conti­nuent de recons­truire des liens, de s’investir dans des groupes d’amis — tout ce qui per­dure quand le tra­vail dis­pa­raît. D’ailleurs il ne dis­pa­raît pas com­plè­te­ment, il y a encore de l’activité éco­no­mique, seule­ment le mar­ché du tra­vail est atone, donc une bonne par­tie de la popu­la­tion s’en va… Ceux qui res­tent vont avoir une auto-entre­prise, tra­vailler dans les petites indus­tries, le bâti­ment, le trans­port. Tout ce qui résulte de ça, on ne le voit qu’en étant là-bas, en se lais­sant un petit peu hap­per par ce qui se passe ailleurs que sur la place du vil­lage déser­tée par les jeunes depuis long­temps. Je ne me recon­nais­sais pas du tout dans ces des­crip­tions froides de la rue prin­ci­pale et de la supé­rette qui ferme…

C’était avant que vous ne vous met­tiez à enquê­ter vous-même. Votre par­cours a-t-il joué dans cette méfiance ?

Pour mon cas per­son­nel, j’ai gran­di dans un bourg. Et c’est un espace d’interconnaissance très fort, où quand on est jeune, on res­sent un contrôle social très intense : tout le monde sait ce que vous faites, on craint les logiques de stig­ma­ti­sa­tion. Il y a quelque chose de pesant. La cam­pagne est vécue par beau­coup de jeunes comme un espace trop intense, où on ne peut pas res­pi­rer, alors qu’elle est ven­due dans les publi­ci­tés avec des slo­gans comme « res­pi­rez », « res­sour­cez vous »… Le mode « mai­son secon­daire » char­rie sur ce point beau­coup de vio­lence sym­bo­lique parce qu’un espace qui est subi par cer­tains va être récréa­tif pour d’autres, per­met­tant la mise à dis­tance de toutes les contraintes : « Je vais pou­voir être en télé­tra­vail à la cam­pagne dans une super belle mai­son, avec un fort pou­voir d’achat. » Alors que ce même vil­lage est vécu pour cer­tains comme un espace d’enfermement : « depuis que l’usine a fer­mé ou que tel patron m’a viré et a dit à tout le monde que j’étais un fai­néant je ne trouve même plus de bou­lot au noir le week-end ». La « tra­duc­tion » dont on par­lait est aus­si là : cette belle petite cam­pagne que vous voyez abrite des réa­li­tés très différentes.

[Vincent Jarousseau | vincentjarousseau.com

Dans votre livre vous insis­tez sur le fait qu’avoir bonne ou mau­vaise répu­ta­tion en milieu rural est extrê­me­ment impor­tant, que ce soit pour trou­ver (ou conser­ver) un emploi, un ou un conjoint, une conjointe… Que veut dire « avoir bonne répu­ta­tion », dans ces campagnes ?

J’ai beau­coup enquê­té par l’observation directe des pra­tiques, en situant les tra­jec­toires des gens sur un temps rela­ti­ve­ment long — j’ai eu la chance de pou­voir suivre mes enquê­tés et enquê­tées pen­dant 9 ans. À par­tir de là, j’ai pu voir com­ment s’entretient la « bonne répu­ta­tion », celle qui à un moment don­né vous apporte quelque chose. Qui a pu s’arroger ce qu’on appelle les « bonnes places » sur le mar­ché du tra­vail ? Ça ne s’est pas pas­sé en envoyant un CV et en pas­sant un entre­tien d’embauche : ce sont les recom­man­da­tions qui sont déter­mi­nantes, qui font qu’un autoen­tre­pre­neur s’en sor­ti­ra bien tan­dis qu’un autre sera dans une grande pré­ca­ri­té, alors qu’ils peuvent faire le même métier. Les enjeux de répu­ta­tion ont donc des consé­quences maté­rielles très concrètes. De l’autre côté du spectre, ceux qui ont une « sale répu­ta­tion » sont mis à l’écart du mar­ché du tra­vail, y com­pris au noir. On vous laisse encore moins tra­vailler sans contrat de tra­vail chez les gens parce qu’on n’a pas confiance. On ne vous paye pas, on vous sur­ex­ploite, on vous méprise, même dans les contacts ano­dins du quo­ti­dien. On vous traite de « cas­sos », « d’assistés ». La mau­vaise répu­ta­tion peut aus­si être sur le plan de la sexua­li­té, du mode de vie fami­lial, de la sta­bi­li­té de la famille, sur­tout pour les femmes. Une bonne répu­ta­tion n’est pas sim­ple­ment un phé­no­mène dis­cur­sif, c’est aus­si une appar­te­nance concrète à des groupes. Ceux qui ont bonne répu­ta­tion sont très entou­rés, ont beau­coup d’amis, qui ont eux-mêmes bonne répu­ta­tion, etc. Dans une grande bande de potes, tout le monde est actif, si l’un est au chô­mage, les autres l’embauchent avec eux. Alors que les plus pré­caires sont ceux qui ont mau­vaise répu­ta­tion, qui fré­quentent un plus petit nombre de per­sonnes, qui ont du mal à recréer des liens…

La bonne répu­ta­tion existe non seule­ment parce que tout le monde se connaît, mais aus­si parce que tout le monde est assez proche socia­le­ment. On se fré­quente sur les mêmes scènes sociales parce qu’on a les mêmes loi­sirs. Comme dirait Bourdieu, il y a des affi­ni­tés d’habi­tus sur beau­coup d’aspects de la vie. Pour une per­sonne qui bosse en inté­rim dans le bâti­ment et qui vit à 30 kilo­mètres de Paris, sa répu­ta­tion d’ouvrier dans le bâti­ment a beau­coup moins d’enjeux. Déjà, parce que ceux qui le voient tra­vailler ne le regardent pas, et lui-même n’en tire­ra pas de res­sources. Alors que la per­sonne qui retape une mai­son aux yeux de tous voit son tra­vail éva­lué, comme sa per­sonne : tout son être social est observé.

C’est un élé­ment qui res­sort dans votre livre comme, d’ailleurs, dans Les Filles du coin, de la socio­logue Yaëlle Amsellem-Mainguy : l’anonymat existe peu ou n’existe pas. Beaucoup de choses se confi­gurent par rap­port au regard por­té sur soi et cette absence d’anonymat.

« La bonne répu­ta­tion existe non seule­ment parce que tout le monde se connaît, mais aus­si parce que tout le monde est assez proche socialement. »

Oui, et sur ce point, il faut pré­ci­ser que Yaëlle Amsellem-Mainguy enquête sur des jeunes et des ado­les­centes qui n’ont pas encore de légi­ti­mi­té : cer­taines d’entre elles se pré­ci­pitent dans le couple parce que ça leur per­met­tra jus­te­ment un usage un peu plus libre de l’espace public — qui reste domi­né par les hommes. De mon côté, j’ai entre­vu ça par le biais du surin­ves­tis­se­ment dans le foyer conju­gal. Il a long­temps été étu­dié comme un espace de repli, fer­mé au groupe, sorte de sanc­tuaire pour la vie de famille, mais il est aujourd’hui inves­ti par les juvé­niles et les jeunes adultes. C’est là qu’on se retrouve, qu’on se fréquente.

Pour quelles raisons ?

Il y a deux causes à ça. D’un côté, on ne veut pas se réunir sur la place du vil­lage, parce qu’on dira qu’on « traîne dans le vil­lage » : quand on marche ça veut dire qu’on n’a pas le per­mis de conduire, et ceux qui ne l’ont pas sont ceux qui n’ont pas d’emploi… Donc on se fré­quente chez les uns et les autres. Aussi, dans ces lieux on n’est pas obli­gé de côtoyer tout le monde. On fait le tri. On le voit toutes et tous dans les enquêtes rurales qu’on mène. Il y a les contacts avec ceux du coin dans une forme d’interconnaissance un peu pesante, et ce que les enquê­tés appellent « les vrais potes sur qui comp­ter ». On les retrouve à la mai­son et c’est là qu’on peut par­ler, qu’on peut être comme on veut. On com­prend pour­quoi l’accès à la pro­prié­té est si impor­tant pour ces jeunes-là. Ce n’est pas sim­ple­ment un cal­cul immo­bi­lier qui montre que c’est ren­table sur vingt ans : on me disait « Si t’es loca­taire, t’es jamais chez toi. » D’où la volon­té de se mettre en couple de manière pré­coce, de quit­ter le domi­cile paren­tal, d’entretenir une socia­bi­li­té comme on veut en dehors de l’espace public. Dans une cam­pagne où tout le monde se connaît et où l’on voit peu, comme on dit, de « nou­velles têtes », il y a une forte pesan­teur des posi­tions sociales et donc des domi­na­tions inter­per­son­nelles. Être chez soi, avec celles et ceux qu’on veut fré­quen­ter per­met de s’en affran­chir un peu. Typiquement, le fils machin, si son père a de l’argent et com­mande des sala­riés — qui est aus­si sou­vent un élu local —, il hérite déjà sym­bo­li­que­ment de cette posi­tion sur­plom­bante dès sa jeu­nesse et se com­porte comme tel vis-à-vis de ses petits cama­rades ou de ses compagnes.

[Vincent Jarousseau |vincentjarousseau.com

Yaëlle Amsellem-Mainguy écrit aus­si que « c’est la figure des gar­çons qui per­son­ni­fie les sté­réo­types sur les cam­pa­gnards ou les ruraux ».

Oui, elle a rai­son. Même s’il y a aus­si l’idée de la fille de la cam­pagne, qui va avoir très tôt des enfants, etc. En fait, indé­pen­dam­ment de la rura­li­té et du genre, ce sont sur­tout des stig­mates qu’on ren­voie géné­ra­le­ment aux classes popu­laires. On asso­cie la figure du beauf à la rura­li­té parce que c’est là qu’habitent les classes popu­laires, mais elle peut aus­si s’appliquer à un homme des classes popu­laires des villes. Et ces arché­types trouvent leur pen­dant fémi­nin. Par exemple, à mon début de ter­rain, les per­sonnes proches de moi étaient des étu­diants et des étu­diantes. Étant don­né le milieu social d’où je venais, c’étaient sur­tout des filles. Et elles déve­lop­paient vite des formes de mépris et de mise à dis­tance vis-à-vis des tra­jec­toires d’entrée dans la vie d’adulte de leurs amies d’enfance, c’est-à-dire celles qui avaient déjà des enfants, qui res­taient avec le même copain qu’elles avaient ren­con­tré à 14 ou 15 ans… Donc il y avait des formes de mépris de la figure fémi­nine. Simplement, ce sont les figures mas­cu­lines qui sont les plus visibles dans l’espace public et dans le monde social en géné­ral. Et ce sont davan­tage les hommes eux-mêmes qui pro­duisent les sté­réo­types, qui ont accès à la parole publique (pour le haut de l’espace social). Il y a donc des formes de mépris cor­res­pon­dantes du côté fémi­nin et les femmes en ont une conscience aiguë : ne pas avoir le bon accent quand elles vont en ville, les étu­diantes qui res­sentent des freins dans leur pro­gres­sion même après plu­sieurs années, etc.

Vous men­tion­niez aupa­ra­vant les gilets jaunes. Vous écri­vez d’une part que ces der­niers « se mobi­lisent pour des mesures radi­cales, pour une autre répar­ti­tion des richesses et un ren­ver­se­ment de l’ordre poli­tique », tout en sou­li­gnant que bon nombre d’entre eux fus­ti­geaient les sup­po­sés « fai­néants », et voyaient dans une par­tie des patrons « la voie idéale de réus­site sociale ». Comment com­prendre ce paradoxe ?

C’est lié à la struc­ture de l’économie locale : ils tra­vaillent dans des petites entre­prises où ils connaissent leur patron — les bandes de potes sont sou­vent com­po­sées d’un supé­rieur hié­rar­chique et de ses ouvriers. Je me rap­pelle du deuxième same­di de mobi­li­sa­tion des gilets jaunes. Sur le point de blo­cage où j’étais il y avait eu toute une dis­cus­sion pour savoir s’il fal­lait blo­quer les camions d’artisans et de patrons. Ils se deman­daient « Ils sont des nôtres ou pas ? ». Les gens pré­sents (beau­coup de per­sonnes sans emploi, des inté­ri­maires, des retrai­tés, d’autres tra­vaillant dans les ser­vices à la per­sonne) ont tran­ché posi­ti­ve­ment parce que « C’est eux qui nous font vivre, ils tra­vaillent à la sueur de leur front, on les connaît ». La proxi­mi­té sociale et les rela­tions entre­te­nues concrè­te­ment impliquent un brouillage des pistes. Les classes popu­laires font la dif­fé­rence entre le patron qui a deux ou trois sala­riés et le patron de Total, or c’est pré­ci­sé­ment ce type de dis­tinc­tion qui les porte par­fois à voter comme le petit patron, et au final comme le grand patron aus­si… Chez les gilets jaunes, il y avait déjà beau­coup de dis­cours cri­tiques sur le fait que les gros pol­lueurs n’étaient pas ciblés par les taxes sur le car­bu­rant et sur l’idée qu’on les fai­sait pas­ser, eux sur les ronds-points, pour des per­sonnes pas concer­nées par le chan­ge­ment cli­ma­tique. Cet appa­rent para­doxe n’en était pas un pour des per­sonnes disant qu’il fal­lait réta­blir l’ISF, qui criaient « révo­lu­tion » tout en chan­tant La Marseillaise. Le pre­mier jour de mobi­li­sa­tion, j’entendais cer­taines per­sonnes sur le point de blo­cage sou­hai­ter « un réfé­ren­dum pour que Le Pen passe » tout en scan­dant des slo­gans sur la répar­ti­tion des richesses et en déplo­rant que les ouvriers n’étaient pas assez bien payés.

« Les cam­pagnes dont je parle ont un tis­su mili­tant de gauche qua­si invi­sible pour les classes populaires. »

Tout ça est évi­dem­ment à mettre en regard de la défaite de la gauche depuis les années 1980 : les cam­pagnes dont je parle ont un tis­su mili­tant de gauche qua­si invi­sible pour les classes popu­laires. S’il n’est pas inexis­tant, il n’est pas du tout au contact de ces caté­go­ries-là. On n’identifie donc pas d’offre poli­tique et on bri­cole des avis poli­tiques qui ne sont pas for­cé­ment cohé­rents. Le socio­logue Olivier Schwartz par­lait de la conscience tri­an­gu­laire qu’ont les classes popu­laires du monde social : se mettre à dis­tance des « assis­tés », notam­ment pour se mettre soi-même à dis­tance des stig­mates. C’est aus­si une stra­té­gie de pré­sen­ta­tion de soi. D’ailleurs, le mou­ve­ment des gilets jaunes a été très popu­laire grâce à ça : « On est des gens qui galèrent, qui n’ont pas beau­coup d’argent, mais qui tra­vaillent. » C’est très com­pli­qué aujourd’hui pour les classes popu­laires de se mobi­li­ser sur le travail.

Vous avez un exemple ?

Un jour de mobi­li­sa­tion des gilets jaunes, sur un rond-point, trois femmes se disaient entre elles : « Ce qu’on ne peut plus faire au tra­vail, on le fait là. » Elles bos­saient dans un entre­pôt, où il y a des tech­niques de néo-mana­ge­ment : les per­sonnes ne se croisent pas, tout est fait pour qu’il n’y ait aucune mobi­li­sa­tion. Elles avaient une conscience assez lucide du fait qu’il n’y a plus d’espace pour por­ter leurs dis­cours et leurs reven­di­ca­tions. Après, je ne suis pas spé­cia­liste des gilets jaunes, j’ai juste racon­té tout ce qu’il y avait de sous-jacent à ce que j’avais obser­vé avant ce pre­mier jour de mobi­li­sa­tion : l’idée que tout était loin, que le tra­vail s’en allait, qu’on se sen­tait dépos­sé­dé de l’usage de l’espace envi­ron­nant. J’avais pas­sé mon temps à dire qu’il n’y avait pas de mobi­li­sa­tions poli­tiques dans ces espaces, et sans faire de pré­vi­sions sur l’avenir, je me disais que ça ne bou­ge­rait jamais. Ça m’a beau­coup sur­pris de voir qu’ils ont été par­mi les plus mar­qués par la pré­sence des gilets jaunes et qu’il y a eu des mobi­li­sa­tions radi­cales — ça montre qu’on peut tou­jours se tromper.

[Vincent Jarousseau | vincentjarousseau.com

Vous men­tion­niez l’audience de cer­taines théo­ries, par­mi les­quelles, sur­tout, celle de « France péri­phé­rique ». Malgré de nom­breuses cri­tiques de géo­graphes et socio­logues2, elle a béné­fi­cié d’une forte dif­fu­sion média­tique et, dans une cer­taine mesure, poli­tique. Récemment, le dépu­té LFI François Ruffin par­lait de « Frances péri­phé­riques » (au plu­riel), et en tire des stra­té­gies élec­to­rales. Qu’est-ce que ça vous inspire ?

La cri­tique de la notion de « France péri­phé­rique » a été faite, de façon assez aisée d’ailleurs, parce que c’est un tra­vail qui n’avait pas été sou­mis à la contra­dic­tion des pairs. Le pro­blème n’est plus tant à mon sens la vali­di­té de l’indicateur « France péri­phé­rique ». C’est sur­tout deve­nu un mot-valise entré dans le lan­gage com­mun ou plu­tôt dans le jar­gon poli­tique com­mun parce qu’au final, quand vous par­lez à des gens du coin, ils ne disent pas « On est la France péri­phé­rique ». Quand François Ruffin le mobi­lise, il dit en sub­stance : « Je ne suis pas socio­logue, France péri­phé­rique ça parle à tout le monde et je veux employer des mots qui parlent à tout le monde. » Toutefois, cette notion s’est avant tout dif­fu­sée à droite et à l’extrême droite avant de conqué­rir l’essentiel de la gauche aujourd’hui. On peut alors se deman­der (et là ce n’est plus le socio­logue qui parle) quelle est la stra­té­gie poli­tique qu’il y a der­rière. De fait, le suc­cès de l’extrême droite n’est pas qu’un feu de paille. Dès 1995, la pro­gres­sion du vote FN a été très mar­quée dans les espaces ruraux dés­in­dus­tria­li­sés du Grand Est. Pour la gauche il y avait alors deux stra­té­gies : se dire que ces cam­pagnes sont conquises par les idées d’extrême droite, par les dis­cours anti-immi­gra­tion et le fait que les immi­grés et leurs des­cen­dants sont le pro­blème numé­ro 1, ou bien essayer de les reprendre. Désormais, on songe à recon­qué­rir mais, pour ce faire, je pense que c’est une erreur d’aller cher­cher spé­ci­fi­que­ment un vote rural parce que la rura­li­té n’est pas homo­gène : elle est trop diverse. Sur un même ter­ri­toire la popu­la­tion rurale ne se res­semble pas, les tra­jec­toires sociales des uns et des autres ne sont pas les mêmes, etc.

« Le besoin d’identification est impor­tant dans des popu­la­tions peu poli­ti­sées ou pas poli­ti­sées du tout, sur­tout quand il s’agit de chan­ger son vote ou d’aller à l’encontre de ce qui est conforme dans son entourage. »

Après, beau­coup de ques­tions se posent : com­ment voit-on ces popu­la­tions-là ? Est-ce qu’on les voit comme une tota­li­té ? Tous ceux qui mettent un bul­le­tin de vote RN ont-ils lu le pro­gramme, ont-ils tous un dis­cours d’extrême droite ou est-ce qu’ils le font par confor­misme, parce que tout le monde autour d’eux reven­dique d’être d’extrême droite ? Est-ce qu’ils peuvent chan­ger de vote à l’avenir et pour­quoi ce serait à gauche ? Beaucoup de gens dans les milieux ruraux et dans les classes popu­laires rurales n’expriment pas leurs idées poli­tiques, même par­mi ceux qui ne s’abstiennent pas, jus­te­ment parce qu’ils ne se sentent pas en confor­mi­té avec l’idéologie d’extrême droite domi­nante, qui est deve­nu une espèce de doxa dans les conver­sa­tions quo­ti­diennes. Comment leur parle-t-on depuis la gauche ? Est-ce qu’il faut chan­ger les dis­cours ou chan­ger les repré­sen­tants poli­tiques par d’autres qui soient plus proches de ces milieux-là ? Le besoin d’identification est impor­tant dans des popu­la­tions peu poli­ti­sées ou pas poli­ti­sées du tout, sur­tout quand il s’agit de chan­ger son vote ou d’aller à l’encontre de ce qui est conforme dans son entou­rage. Des mou­ve­ments sociaux qui font prendre conscience de votre impor­tance poli­tique pro­duisent ça. Le pre­mier same­di des gilets jaunes, quand on est ren­trés boire l’apéro chez l’un des par­ti­ci­pants, il y avait eu une forme de stu­pé­fac­tion devant BFM en voyant qu’ils avaient blo­qué le pays, qu’ils avaient une force col­lec­tive immense.

Sur la façon de faire col­lec­tif, jus­te­ment, vous uti­li­sez la for­mule « déjà, nous » : pou­vez-vous la redé­ve­lop­per ici ?

Ce que j’essayais de mon­trer en fil rouge dans mon bou­quin, c’est qu’il res­tait une conscience col­lec­tive sous forme de « nous » qui s’exprimait sous la forme d’un « déjà, nous ». C’est une conscience col­lec­tive sélec­tive et conflic­tuelle, liée à l’idée que tout le monde est en concur­rence, qu’il faut d’abord se sau­ver, soi et un petit nombre de per­sonnes, car il n’y a pas de place pour tout le monde. Ça va de pair avec les appar­te­nances des gens : dans quel groupe sont-ils insé­rés, qui fré­quentent-ils ? Au lieu de pas­ser du temps dans les cafés, les jeunes adultes passent beau­coup de temps avec leurs amis, et sou­vent tra­vaillent ensemble, par­tagent des loi­sirs. Le « déjà, nous », en plus d’être sélec­tif est élec­tif : exclure des per­sonnes de ce « nous » et valo­ri­ser très for­te­ment ceux qui en font par­tie. Il y a un côté hédo­niste, ce sont ceux avec qui on passe du bon temps, mais c’est aus­si à cette échelle-là qu’on peut s’organiser pour avoir des stra­té­gies de vie « ren­tables ». Quand on fait du tra­vail au noir le week-end, c’est avec une petite équipe d’amis très proches, quand il y a une bonne place sur le mar­ché du tra­vail on va pis­ton­ner le copain, etc. À une échelle plus large, on se sent en concur­rence avec d’autres. Ce « déjà, nous », ou « nous d’abord », peut se rac­cro­cher faci­le­ment à l’extrême droite. Le Pen active un res­sort du monde des caté­go­ries popu­laires avec sa vision très conflic­tuelle du monde social. J’ai essayé de mon­trer qu’il reste des choses — il y a un « nous » dans lequel on s’organise — mais qu’il faut bien voir qui arrive à le cap­ter aujourd’hui. Les dégâts qui ont été faits par les évo­lu­tions du mar­ché du tra­vail, ou encore l’état des médias domi­nants aujourd’hui sont des élé­ments struc­tu­rels qui imprègnent les consciences dura­ble­ment. De ce fait, on change dif­fi­ci­le­ment les visions du monde par un nou­veau concept poli­tique, un nou­veau mot ou une nou­velle tête d’affiche.


Photographie de ban­nière : Vincent Jarousseau
Photographie de vignette : Hors-Série


  1. Pensons aux ouvrages Les filles du coin (Presses de Sciences Po, 2021), Yaëlle Amsellem-Mainguy, Des femmes qui tiennent la cam­pagne (La Dispute, 2022), Sophie Orange et Fanny Renard, ou encore Le vote FN au vil­lage. Trajectoires de ménages popu­laires du péri­ur­bain (Éditions du Croquant, 2017), Violaine Girard.[]
  2. On peut notam­ment citer, « Le peuple et la France péri­phé­rique : la géo­gra­phie au ser­vice d’une ver­sion cultu­ra­liste et essen­tia­li­sée des classes popu­laires », Cécile Gintrac, Sarah Mekdjian, dans Espaces et socié­tés, 2014,« La France péri­phé­rique un an après : un mythe aux pieds d’argile », Aurélien Delpirou et Achille Warnant, AOC, 2019, « France péri­phé­rique, le suc­cès d’une illu­sion », Daniel Béhar, Hélène Dang-Vu et Aurélien Delpirou, Alternatives éco­no­miques, 29 novembre 2018.[]

REBONDS

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☰ Lire notre entre­tien Fatima Ouassak : « Banlieues et gilets jaunes par­tagent des ques­tions de vie ou de mort », juillet 2019
☰ Lire notre entre­tien avec Vincent Jarousseau : « Les ouvriers ont été aban­don­nés », juin 2019
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