Bernard Stiegler : « Le capitalisme conduit à une automatisation généralisée »


Entretien inédit pour le site de Ballast

Démographie, chan­ge­ment cli­ma­tique, bio­di­ver­si­té, spé­cu­la­tion inter­na­tio­nale : « On ne peut pas s’en sor­tir », assure Bernard Stiegler. Reste donc à construire, inven­ter, bifur­quer, bref, à pro­duire de la rai­son face au délire d’un monde condam­né. Nous le retrou­vons à Paris, au Centre Pompidou. Ancien direc­teur géné­ral adjoint de l’INA et fon­da­teur du col­lec­tif Ars indus­tria­lis, le phi­lo­sophe — for­mé dans les rangs du Parti com­mu­niste et tom­bé pour bra­quage à la fin des années 1970 — s’est impo­sé comme l’un des pen­seurs de la tech­nique. Une œuvre exi­geante à ambi­tion anthro­po­lo­gique, sur laquelle nous reve­nons à ses côtés.


Vous avez décrit la décen­nie post-68 comme un moment de gueule de bois : pourquoi ?

Vous me pre­nez un peu au dépour­vu avec cette ques­tion, au demeu­rant très bonne. Il y a eu, en France, cet espoir que fut Mai 68 — il y eut éga­le­ment des mou­ve­ments simi­laires dans d’autres pays. Puis vint, donc, la gueule de bois. Qui se tra­dui­sit par quoi ? D’abord par un dur­cis­se­ment des formes clas­siques de luttes, c’est-à-dire les luttes sociales et ouvrières, comme on les appe­lait à l’époque. À Toulouse, les étu­diants ont mené des bagarres assez dures au sein de l’université du Mirail. Il y a aus­si eu la toxi­co­ma­nie, les tra­hi­sons et les renie­ments, tout cela menant fina­le­ment au ter­ro­risme, comme en Allemagne, en Italie et en France dans les années 1970 — ce qu’on appel­le­ra « les années de plomb ». La gueule de bois cor­res­pond à ce désen­chan­te­ment, et même à cet effon­dre­ment, y com­pris psy­chia­trique, qui allait par­fois jusqu’au sui­cide. C’était une époque où bien des gens avaient pris des voies inat­ten­dues, qui au départ n’étaient pas néces­sai­re­ment dési­rées mais qui pro­ve­naient d’une dys­har­mo­nie fon­da­men­tale dans le cours de l’Histoire. Malheureusement, nous voyons aujourd’hui quel en était le sens. Au moment où, par­tout dans le monde, remontent de façon appa­rem­ment irré­sis­tible les pires ten­ta­tions régres­sives et auto­ri­taires, on devrait prendre le temps de réin­ter­pré­ter ces évé­ne­ments, essayer de se res­sai­sir très hon­nê­te­ment et pré­ci­sé­ment de ce qu’il s’est pas­sé depuis 50 ans comme après-coup des luttes sociales des années d’après-guerre.

Vous avez vous-même com­mis des bra­quages, non poli­tiques, au milieu des années 1970. Quel regard por­tez-vous aujourd’hui sur l’action violente ?

« J’ai tou­jours été contre l’action vio­lente : je n’y crois pas du tout. Elle béné­fi­cie tou­jours au fas­cisme et à l’extrême droite. La gauche perd tou­jours lorsqu’elle pra­tique la violence. »

J’ai ren­con­tré des membres d’Action directe et de l’ETA en pri­son, ain­si que d’autres com­bat­tants clan­des­tins, dont je pou­vais entendre les argu­ments. Mais j’étais contre Action directe, contre les Brigades rouges, contre l’ETA. Je ne les aurais pas dénon­cés à la police, bien enten­du, je les aurais même sans doute aidés contre la répres­sion si cela avait été néces­saire, mais j’ai tou­jours été contre l’action vio­lente : je n’y crois pas du tout. Elle béné­fi­cie tou­jours au fas­cisme et à l’extrême droite. La gauche perd tou­jours lorsqu’elle pra­tique la vio­lence — jusqu’à abou­tir au sta­li­nisme. Mon pre­mier avo­cat m’avait inci­té à plai­der l’action poli­tique ; je lui avais répon­du par la néga­tive : je rele­vais du droit com­mun, je n’étais pas un « ter­ro­riste » poli­tique mais un simple délin­quant. Il était hors de ques­tion de prendre la poli­tique pour ali­bi ! J’ai com­mis ces bra­quages parce que j’avais besoin d’argent, voi­là tout. Si l’on tient à cher­cher quelque aspect poli­tique, par­lons de Raymond Barre, alors Premier ministre de Giscard d’Estaing : il avait pris des dis­po­si­tions vis-à-vis des règles com­mer­ciales qui avaient, par voie de consé­quence, rui­né mon affaire. Cela s’est com­bi­né avec un chan­tage de la police pour me faire deve­nir indi­ca­teur. Mon bis­trot se por­tait plu­tôt bien ; le « plan Barre » l’a bri­sé, ma vie avec. Je me suis dit que j’allais récu­pé­rer mon argent direc­te­ment à la banque… Cette his­toire a l’allure lou­foque de Prends l’oseille et tire-toi de Woody Allen. J’étais un peu fou à l’époque ; je le suis peut-être encore tou­jours un peu, d’ailleurs.

Vous avez fait l’éloge de la pri­son en tant que lieu monas­tique. Un temps d’ascèse qui per­met l’émergence d’un espace phi­lo­so­phique, d’une forme de ver­tu car­cé­rale. Mais cha­cun sait aus­si que la pri­son a pour fonc­tion de bri­der les corps, d’annihiler toute forme de révolte. Comment tenez-vous votre position ?

Je suis embar­ras­sé par mes pro­pos : ils peuvent faci­le­ment être mal inter­pré­tés. Il faut savoir que je suis arri­vé en pri­son quatre ans après les grandes émeutes de 1974 : il y avait eu des morts, ça avait cogné très dur1. S’en sont suivies des mesures d’atténuation de la répres­sion car­cé­rale et de la « péni­tence ». Un léger des­ser­re­ment de la dis­ci­pline — sans deve­nir en rien des « hôtels 4 étoiles » comme le pré­ten­dait alors Poniatowski, qui par­lait déjà la langue de Le Pen. Mais c’était tout de même moins dur qu’avant et qu’aujourd’hui. Ce que j’ai vécu à cette époque est deve­nu pra­ti­que­ment impos­sible de nos jours. Mais cer­tains déte­nus ont réus­si à tirer quelque chose de leur déten­tion : je ne suis pas le seul. Ils étaient sou­te­nus par leur famille et par un pas­sé ; ils savaient lire et écrire — ce qui n’est hélas pas le cas, en géné­ral, des déte­nus. J’étais quant à moi sou­te­nu par mon édu­cation fami­liale, et for­te­ment sou­te­nu par mon frère aîné et ma mère ; j’aimais la lit­té­ra­ture et j’avais confiance dans la soli­tude. J’avais une culture poli­tique, mais qui ne tenait pas seule­ment des livres : je savais par­ler, me battre, me défendre, m’organiser. J’étais un peu armé pour sup­por­ter cela. C’est très impor­tant : j’ai for­gé ma culture grâce au Parti com­mu­niste. J’ai fait par­tie des sta­li­niens, même si c’était avec l’espoir de les com­battre « de l’intérieur ».

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Avant cela, j’avais été trots­kyste. J’étais inculte, mais, via le PC et La Nouvelle Critique, j’ai pu décou­vrir Lévi-Strauss, Lacan, Barthes, Saussure, la revue Tel Quel  avec laquelle La Nouvelle Critique débat­tait alors par­fois. J’ai pu étu­dier le Cours de lin­guis­tique géné­rale de Saussure. On ne peut pas ima­gi­ner ce qu’était le Parti com­mu­niste fran­çais de cette époque. C’était une école, que l’on appe­lait l’Université nou­velle, où ensei­gnait quelqu’un comme Jean-Pierre Vernant, où pas­saient des pen­seurs comme Georges Canguilhem — tous deux anciens résis­tants. C’est inima­gi­nable, à pré­sent. La situa­tion contem­po­raine s’explique aussi, et même d’abord, par le fait que les orga­ni­sa­tions poli­tiques ont tota­le­ment renon­cé à conduire de telles entre­prises intel­lec­tuelles de très grande ambi­tion. Un des prin­ci­paux res­pon­sables, au PCF, fut Georges Marchais. C’était un vrai sta­li­nien qui a liqui­dé La Nouvelle Critique et cas­sé cette extra­or­di­naire logique for­gée lors de la Résistance, où les com­mu­nistes et leurs com­pa­gnons de route (qui n’étaient pas for­cé­ment com­mu­nistes ni même mar­xistes) tra­vaillaient ensemble en croyant au savoir et au débat. Marchais est le pre­mier à avoir appli­qué ce que l’on nomme « la télé­cra­tie », l’exploitation de la média­ti­sa­tion — et ce avant Le Pen, tan­dis que le socia­lisme deve­nait la social-démo­cra­tie, tout aus­si liqui­da­trice de toute ambi­tion de réflé­chir sans conces­sion au temps pré­sent. Je ne veux pas dire que Marchais et Le Pen sont com­pa­rables, mais le pre­mier a lui aus­si fait beau­coup de mal, deve­nant la grande gueule cala­mi­teuse du « glo­ba­le­ment posi­tif » [réfé­rence au « bilan » des poli­tiques conduites dans les pays de l’Est, ndlr]. Mais fer­mons cette parenthèse.

« On ne peut pas ima­gi­ner ce qu’était le Parti com­mu­niste fran­çais de cette époque. C’est inima­gi­nable, à présent. »

Je reviens à mon expé­rience en milieu car­cé­ral, racon­tée dans mon ouvrage Passer à l’acte. Lorsque je suis arri­vé en pri­son, je ne connais­sais rien à la phé­no­mé­no­lo­gie ni à Husserl. Je connais­sais vague­ment la phi­lo­so­phie à tra­vers ma pra­tique du mar­xisme ; j’avais un peu lu Marx et savais de loin qui était Hegel. Dans ma cel­lule, j’ai alors appris à pra­ti­quer la phé­no­mé­no­lo­gie d’une manière sau­vage et empi­rique. La pri­son était deve­nue une forme de labo­ra­toire phénoménologique.

C’est-à-dire ?

C’est une pra­tique prin­ci­pa­le­ment déve­lop­pée par Husserl puis Heidegger. Elle consiste en la « sus­pen­sion de la thèse du monde », c’est-à-dire à se mettre dans une dis­po­si­tion — qu’Husserl hérite d’ailleurs de Descartes — qui consi­dère le monde comme s’il n’était qu’un rêve. C’est par exemple l’hypothèse de Tchouang-tseu : Tchouang-tseu rêve qu’il est un papillon ; et si c’était le papillon qui rêvait qu’il était Tchouang-tseu ? Faisons un rêve qui est que nous rêvons en per­ma­nence. Un ami phi­lo­sophe, Gérard Granel, qui m’a sou­te­nu durant cette période et a contri­bué à payer mes frais d’avocat, m’a pro­po­sé de faire des études — ce dont j’avais tou­jours rêvé. Il a effec­tué des démarches pour que je sois ins­crit à l’université, ain­si qu’auprès de l’administration péni­ten­tiaire. À par­tir de ce moment, j’ai com­men­cé à pra­ti­quer ma cel­lule comme un labo­ra­toire phé­no­mé­no­lo­gique, de manière métho­dique, en m’appuyant sur la phi­lo­so­phie. Ce qui m’intéressait avant tout, c’était de pou­voir tra­vailler sans autre limite que la néces­si­té de dor­mir. Je dois avouer qu’il m’arrive de me dire que je retour­ne­rais bien en pri­son… Je dis cela pour signi­fier à quel point le monde est deve­nu abso­lu­ment atroce. Il l’était pour moi beau­coup moins quand j’étais reti­ré en pri­son que dans ce monde deve­nu immonde qui me fait pleu­rer. Concluons quant à votre ques­tion : oui, on peut reven­di­quer une cer­taine ver­tu de la pri­son, même si ça n’a été pos­sible pour moi que par ces cir­cons­tances excep­tion­nelles, dont, outre le sou­tien fami­lial, celui de Gérard Granel, la for­ma­tion poli­tique reçue au PCF et au cours des évé­ne­ments de 1968, etc., et le fait que j’ai tou­jours réus­si — en pas­sant quelques jours au cachot, en grève de la faim ou au QHS [Quartier de haute sécu­ri­té, ndlr] — à être seul en cel­lule, du début à la fin.

Vous ne remet­tez donc pas en ques­tion l’incarcération en tant que telle ?

Si, évi­dem­ment. Mais seuls les vrais pro­blèmes m’intéressent, et non les pos­tures. Par exemple, cela fait drô­le­ment bien de cla­mer que je vais mettre à bas le capi­ta­lisme. Mais ce qui m’intéresse, c’est de le faire pour de bon. Ou de faire autre chose en atten­dant. Clamer, ce n’est pas dif­fi­cile ; sauf que ça fait 55 ans que j’entends ça — et que je le dis moi aus­si… Et ça ne marche pas du tout. Il y a mal­fa­çon intel­lec­tuelle. Il existe un busi­ness poli­tique qui exploite tout cela à la recherche de places à l’Assemblée natio­nale, au Parlement euro­péen, dans des cabi­nets, etc. Cela sonne peut-être « anti-sys­tème » à la Le Pen de dire les choses ain­si, mais c’est mal­heu­reu­se­ment vrai. Bien sûr que je suis contre la pri­son, contre l’injustice, contre le fait qu’il y ait des gens sur le trot­toir, contre le mal… Et après ? Qui n’est pas contre le mal ? Quant à la pri­son, et quant à ce qu’en a pu dire Foucault, il faut l’inscrire dans les ques­tions plus larges de la dis­ci­pline et du contrôle — entre Foucault et Deleuze. À ce sujet, j’ai écrit notam­ment Prendre soin de la jeu­nesse et des géné­ra­tions, dont la deuxième par­tie est consa­crée à ce que Foucault dit des pri­sons, des casernes, des usines, des écoles et des hôpi­taux, c’est très inté­res­sant, mais il y manque une dimen­sion fondamentale.

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Qui est ?

Comment peut-on appe­ler à tout ren­ver­ser — dire que l’école est dis­ci­pli­naire comme la pri­son, etc. — puis s’opposer aux néo­li­bé­raux qui sou­haitent pri­va­ti­ser l’école au pré­texte qu’elle ne marche pas du tout ? Vous savez très bien com­ment Foucault a été uti­li­sé par les néo­li­bé­raux : ils l’ont retour­né pour jus­ti­fier leurs poli­tiques anti-éta­tiques. Tout ce qu’écrivait Foucault visait l’État, mais le pro­blème n’est pas l’État : c’est le mar­ché, ou l’État au ser­vice du mar­ché. L’État est un pro­blème en ce qu’il exerce une vio­lence auto­ri­sée, légale, mais la vio­lence du capi­ta­lisme est infi­ni­ment plus grande que celle de l’État. Voilà la vraie ques­tion (je vous conseille d’ailleurs de lire un article de Gabriel Rockhill paru dans Mediapart : il raconte de quelle manière la CIA s’intéressait à l’intelligentsia fran­çaise, à la French Theory, pour construire son idéo­lo­gie ultra­li­bé­rale). Il faut sans doute réflé­chir à ce que serait une socié­té sans pri­son. Voilà qui ne serait plus une pos­ture, mais un tra­vail de réflexion, un pro­gramme, une civi­li­sa­tion, même. Mais pour cela, il faut com­men­cer par consti­tuer une nou­velle cri­tique, et notam­ment celle de l’économie poli­tique. Le reste n’est que légi­ti­ma­tion de son inca­pa­ci­té à sor­tir des ter­ribles impasses dans les­quelles nous sommes enfermés.

Vous faites vôtre la notion de « pro­lé­ta­ri­sa­tion », enten­due comme exter­na­li­sa­tion de nos connais­sances dues aux nou­velles technologies…

« Le pro­blème n’est pas l’État : c’est le mar­ché, ou l’État au ser­vice du mar­ché. La vio­lence du capi­ta­lisme est infi­ni­ment plus grande que celle de l’État. »

Cette notion, de même que le terme « phar­ma­kon », est à la base de mon tra­vail. Je cher­chais à com­prendre com­ment ren­ver­ser une situa­tion — une ques­tion qui pré­oc­cupe fon­da­men­ta­le­ment les stoï­ciens. Partir d’une situa­tion où l’on est mal pour réus­sir à en extraire du bien, de l’intéressant. Suite à mes lec­tures de Derrida et de Socrate, trans­crit par Platon, j’ai sou­te­nu qu’une telle pos­si­bi­li­té est ce qu’ouvre le phar­ma­kon. La thèse que Deleuze reprend aux stoï­ciens et qu’il appelle la « qua­si-cau­sa­li­té » est aus­si de cet ordre. Ainsi de Marcel Proust concer­nant la mala­die : com­ment son asthme fait de lui l’auteur d’À la recherche du temps per­du. J’ai un enfant ; com­ment vais-je trans­for­mer ses défauts en fai­sant d’eux l’objet tota­le­ment inat­ten­du de mon amour ? C’est ce qui consti­tue la qua­si-cau­sa­li­té dans la situa­tion phar­ma­co­lo­gique. Et le pro­blème du vivant humain en pro­cède tou­jours. Tout ce que nous pra­ti­quons à tra­vers nos tech­niques, du silex taillé — qui requiert déjà une loi, comme le com­prend mal Freud — au smart­phone qui détruit en ce moment la pla­nète par l’intermédiaire des réseaux sociaux et de leurs « effets de réseau » abso­lu­ment cala­mi­teux — en cela que Peter Thiel pré­tend y exploi­ter avec Donald Trump le « désir mimé­tique » conçu par René Girard —, sont des remèdes qui peuvent poten­tiel­le­ment être des poi­sons, et inver­se­ment. L’Homme n’est pas enfer­mé dans des pres­crip­tions géné­tiques qui lui impo­se­raient un mode de vie que l’on appel­le­rait la nature bio­lo­gique de l’Homme. L’Homme n’est pas seule­ment bio­lo­gique, il est tech­no­lo­gique. Il est insuf­fi­sant bio­lo­gi­que­ment, comme inache­vé, et a donc le besoin de se par­ache­ver sur le plan tech­no­lo­gique, s’ajoutant ain­si sans arrêt des organes : l’ordinateur sur lequel vous êtes en train de lire, les lunettes que j’ai sur le nez, les camé­ras qui nous filment ou encore l’endroit dans lequel nous sommes, le Centre Pompidou. Cela pose pro­blème, car la tech­nique évo­lue de plus en plus rapi­de­ment, jusqu’à nous dépas­ser et créer une dys­har­mo­nie. Le pre­mier sys­tème tech­nique qui a exis­té, il y a 3 mil­lions d’années, a duré envi­ron 1 mil­lion d’années, et cela pra­ti­que­ment sans évo­luer : il s’appelle le chop­per. Il va don­ner lieu ensuite au biface, qui est une tech­nique de taille déjà beau­coup plus élaborée.

À tra­vers le temps, on peut voir que la durée des sys­tèmes tech­niques va dimi­nuer au fur et à mesure. 1 mil­lion d’années, 300 000 ans, 100 000, 30 000, 3 000 pour l’Égypte, 300 ans pour Rome, 70 ans pour la machine à vapeur ; aujourd’hui, plus rien n’est stable. Ce qu’on appelle « socié­té », ce sont des règles qui se construisent entre groupes humains — d’abord en tout petits nombres, avec seule­ment quelques dizaines d’individus, puis quelques cen­taines, puis des mil­liers, telles les tri­bus indiennes d’Amérique du Nord. Ces socié­tés avaient des règles magi­co-reli­gieuses qui consti­tuaient l’unité eth­nique, s’exprimant sous une forme de droit archaïque, de règles trans­mises par les mytho­lo­gies et les sys­tèmes sym­bo­liques. André Leroi-Gourhan a mon­tré que le pro­blème d’une com­mu­nau­té a tou­jours été de devoir gérer les entrées et les sor­ties tech­niques, les trans­for­ma­tions qu’elles peuvent engen­drer sur les struc­tures de ces socié­tés. Toutes les règles sont tou­jours là pour conte­nir le phar­ma­kon qu’est la tech­no­lo­gie. Ce que nous vivons aujourd’hui est une incroyable accé­lé­ra­tion de la trans­for­ma­tion de toutes ces règles qui font socié­té. Cette accé­lé­ra­tion change radi­ca­le­ment depuis 250 ans, avec ce que l’on appelle doré­na­vant l’ère Anthropocène. Entre 1780 et 1850, la machine à vapeur passe de quatre che­vaux de puis­sance utile dans les usines à 5 000 che­vaux : cela trans­forme tota­le­ment les condi­tions d’extraction du char­bon et du fer, et donc de pro­duc­tion de l’acier. Cette trans­for­ma­tion tech­nique va créer ce que l’on appelle une boucle de rétro­ac­tion posi­tive, qui a pour consé­quence qu’en l’espace de 70 ans, une socié­té com­plè­te­ment rurale devient une socié­té indus­trielle — telle Manchester, Lille ou Paris. Cette accé­lé­ra­tion va se pour­suivre bien plus vive­ment encore avec le tay­lo­risme et la théo­rie éco­no­mique de Joseph Schumpeter, la des­truc­tion-créa­trice, c’est-à-dire l’articulation entre le tay­lo­risme et les indus­tries cultu­relles, qui sont là pour inci­ter des gens à consom­mer des voi­tures, des mar­chan­dises. Ford, qui avait pro­cla­mé qu’au bout de 10 ans il pro­dui­rait un mil­lion de voi­tures chaque année, y est arri­vé. Mais le pro­blème est deve­nu de réus­sir à les vendre. D’où le déve­lop­pe­ment d’un sys­tème de mar­ke­ting, qui va lui aus­si tout trans­for­mer et détruire dans son sillon les struc­tures pré­cé­dentes, telles que l’Église, le droit poli­tique… Tout va être rem­pla­cé par Hollywood, la radio…

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Jusqu’à créer une nou­velle idéologie ?

Une idéo­lo­gie fonc­tion­nel­le­ment liée au mar­ke­ting : « Je consomme », c’est dire « Je sub­siste ». Mais je n’existe pas — et cela parce que plus rien ne consiste. Tel est le consu­mé­risme, c’est-à-dire le capi­ta­lisme consu­mé­riste. Une nou­velle muta­tion se pro­duit en 1993, lorsque le World Wide Web arrive, rend Internet acces­sible à tout le monde et per­met en moins de 10 ans à pra­ti­que­ment toute la popu­la­tion mon­diale des pays indus­triels de créer et de consul­ter des sites Web. C’est ce qui a déclen­ché le phar­ma­kon numé­rique, c’est-à-dire un pro­ces­sus qui, en pas­sant par le smart­phone et les réseaux sociaux, a tota­le­ment trans­for­mé les rap­ports entre les gens et les pays. J’ai sié­gé au Conseil natio­nal du numé­rique durant trois ans, où je n’ai ces­sé de voir des ministres ou des chefs de ser­vice de la haute fonc­tion publique venir nous poser des ques­tions. Mais lorsque nous y répon­dions, ces ques­tions ne se posaient déjà plus, trois ou quatre mois plus tard, parce que le pro­blème avait été dépla­cé, dépas­sé. Ce phé­no­mène fait par­tie du busi­ness model des dis­rup­teurs. Et un autre pro­blème se posait, plus dis­rup­tif encore que le pré­cé­dent. J’introduis ain­si le thème de la « disruption ».

« Même les gens dans le top mana­ge­ment des entre­prises ne savent plus com­ment tout cela fonc­tionne : eux-mêmes sont prolétarisés. »

Depuis 1993, c’est-à-dire depuis que le monde entier s’est réti­cu­lé à tra­vers les tech­no­lo­gies algo­rith­miques du cal­cul inten­sif, des ser­vices de « pla­te­formes », des data cen­ter, du cloud com­pu­ting et des smart­phones, s’est impo­sé ce que l’on appelle la data eco­no­my, consti­tuant l’ensemble des pres­crip­tions contrô­lant nos com­por­te­ments et nos rela­tions aux autres et sur lequel nous n’avons plus aucune prise. Pourquoi ? parce que les algo­rithmes se déve­loppent beau­coup plus vite que nous ne sommes capables d’apercevoir. Ils sont cachés, enfer­més dans des « boîtes noires ». C’est cela, la « dis­rup­tion ». Et ce fait impose une pro­lé­ta­ri­sa­tion géné­ra­li­sée. Le pre­mier à par­ler de « pro­lé­ta­ri­sa­tion » est Socrate. Il n’emploie évi­dem­ment pas le mot, mais lorsqu’il dit que l’écriture est un phar­ma­kon et que les lec­teurs répètent comme des imbé­ciles les livres qu’ils ont lus sans com­prendre ce qu’ils disent, croyant pen­ser au moment même où ils s’arrêtent de le faire, il décrit déjà ce que Marx dira de l’ouvrier pro­lé­ta­ri­sé par la machine qui a ren­du son savoir caduc et inef­fi­cient. Comme Internet aujourd’hui, où on répète des absur­di­tés qui, à force d’être mar­te­lées, consti­tuent le temps de la « post-véri­té » qu’est le « désir mimé­tique ». Mais Socrate ne dit pas du tout que l’écriture doit être reje­tée. Il pose que l’écriture est un phar­ma­kon qui peut nous pro­lé­ta­ri­ser, c’est-à-dire court-cir­cui­ter nos pos­si­bi­li­tés de savoir.

Pourquoi ?

Parce que cette tekh­né qui met la mémoire hors de nous peut fina­le­ment nous en dépos­sé­der. Reste que ce n’est que par l’écriture comme nou­vel âge du savoir que l’on peut com­battre les mar­chands de leurre que sont à son époque les sophistes, et à notre époque les pla­te­formes. Tout le monde éprouve ce phé­no­mène aujourd’hui : on ne mémo­rise plus les numé­ros de télé­phone ; les cor­rec­teurs ortho­gra­phiques et les sys­tèmes d’autocomplétion qui finissent les mots et les phrases à notre place sont une rui­neuse exter­na­li­sa­tion du savoir lin­guis­tique. À une échelle autre, celle de la nais­sance de l’économie indus­trielle, Adam Smith décrit dans La Richesse des nations les condi­tions dans les­quelles les ouvriers vont arrê­ter de tra­vailler — c’est-à-dire de trans­for­mer le monde à tra­vers leurs savoir-faire — et ser­vir des machines qui les rendent stu­pides : c’est ce qui pro­voque ce qu’il appelle la tor­por, que décri­ra très bien Simone Weil au XXe siècle durant son pas­sage dans l’usine d’Alsthom [aujourd’hui Alstom, ndrl]. Ce n’est plus du tra­vail, mais de l’emploi — il faut dis­tin­guer pré­ci­sé­ment ces deux termes. Le pro­lé­taire, pour Marx et Engels, est celui qui a per­du son savoir et se voit donc tota­le­ment dépen­dant du mar­ché de l’emploi et des machines où il vend sa labour force, ce labeur n’étant plus un ouvrage, c’est-à-dire a work. Cela explique les mou­ve­ments de révolte des ouvriers bri­sant « leurs » machines, leur « outil de labeur » et non plus de tra­vail, le tra­vailleur deve­nant l’employé. Quand on parle des big data, et qu’on nous dit qu’ils se sub­sti­tuent aux sta­tis­ti­ciens, aux méde­cins, aux juristes et aux urba­nistes, ce sont des algo­rithmes qui court-cir­cuitent les ins­ti­tu­tions sociales en pres­cri­vant des com­por­te­ments anti­so­ciaux — et toxiques au sens où ils accé­lèrent l’implantation de l’ère Anthropocène qui détruit la bio­sphère. Même les gens dans le top mana­ge­ment des entre­prises ne savent plus com­ment tout cela fonc­tionne : eux-mêmes sont prolétarisés.

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On pense à l’affaire Greenspan, cet éco­no­miste amé­ri­cain qui, après avoir été sacré roi des éco­no­mistes, a été accu­sé de n’avoir pas vu venir la crise des sub­primes

Oui. Greenspan expli­quait en 2008, audi­tion­né par une com­mis­sion séna­to­riale, qu’il ne pou­vait être mis en cause en tant que res­pon­sable de la crise puisque per­sonne ne savait plus com­ment ce sys­tème éco­no­mique fonc­tion­nait. Quand il dit cela, il explique qu’il est un pro­lé­taire tel que le défi­nis­saient Marx et Engels dès 1848. Nous ne maî­tri­sons plus cette tech­no­lo­gie : elle nous a dépassés. La pro­lé­ta­ri­sa­tion géné­ra­li­sée touche tous les domaines : c’est abso­lu­ment catas­tro­phique. Toutes les per­sonnes qui ont des enfants entre 5 et 15 ans en font l’expérience. Par la péné­tra­tion du smart­phone ou du jeu vidéo, nous ne contrô­lons plus rien de nos propres enfants : c’est le mar­ke­ting qui les pilote et gère leur atten­tion. On éprouve alors la pro­lé­ta­ri­sa­tion dans la vie quo­ti­dienne. Dans tous les pans de la vie. Les chauf­feurs de taxi, tous « GPSisés », ne sont plus des chauf­feurs mais des auto­mates pilo­tés par leur GPS, qu’Uber peut doré­na­vant rem­pla­cer par des robots. Cette immense trans­for­ma­tion est en train de réa­li­ser le dis­cours de Marx, éla­bo­ré dans son Introduction géné­rale à la cri­tique de l’économie poli­tique, et plus par­ti­cu­liè­re­ment dans le « Fragment sur les machines » des Grundrisse : en 1857, il y fait l’hypothèse que le capi­ta­lisme, en toute logique, conduit à une auto­ma­ti­sa­tion généralisée.

La cri­tique de Marx ciblait avant tout la ques­tion de la pro­lé­ta­ri­sa­tion du tra­vail, non ?

« Ce n’est plus sim­ple­ment le corps du tra­vailleur deve­nu pro­lé­taire qui four­nit sa force de tra­vail à la machine, c’est le corps du consom­ma­teur qui s’auto-consomme. »

Marx ne pou­vait pas ima­gi­ner ce que serait une socié­té consu­mé­riste. Il vivait à une époque où les pro­lé­taires de Manchester crou­pis­saient dans la misère abso­lue. Difficile pour lui d’entrevoir ces mêmes ouvriers au volant d’une voi­ture avec cli­ma­ti­sa­tion, GPS et smart­phone à la main ! Ou d’imaginer qu’une voi­ture qui sort des chaînes amé­ri­caines de General Motors puisse pos­sé­der plus de 500 cap­teurs à même de ren­sei­gner des algo­rithmes. Ni pré­voir que de nou­velles tech­no­lo­gies mises au point par l’entreprise Generali puissent mettre en place un contrat d’assurance deman­dant votre accord pour que les data de votre voi­ture leur soient trans­mises, afin de vous pres­crire par la suite com­ment la conduire. C’est en cours au niveau des assu­rances ; c’est déjà le cas pour les assu­rances sociales. Vous allez vous enga­ger à trans­mettre vos don­nées et on va vous dire de man­ger moins de graisses, moins de sucre… Et vous allez devoir le res­pec­ter, sinon vous allez payer des primes. On est dans ce monde-là. C’est une réa­li­té inima­gi­nable pour Marx. Et pour­tant, c’est la consé­quence de ce qu’il écrit en 1857.

Serions-nous en train de deve­nir les acteurs pas­sifs d’une socié­té de contrôle entiè­re­ment régie par la tech­no­lo­gie, un pan­op­tique immense et total ?

C’est ce que j’appelle les socié­tés d’hypercontrôle — qui confirment ce que Deleuze décrit en 1990, mais en l’accentuant incom­men­su­ra­ble­ment. Dans les années 1990, Toni Negri l’avait inter­viewé pour la revue Futur Antérieur : il avait énon­cé qu’il fal­lait aller un peu plus loin que la notion de socié­té dis­ci­pli­naire au sens de Foucault, par­lant de socié­té de contrôle à pro­pos des médias de masse à l’ère des rea­li­ty shows. On inté­rio­rise aujourd’hui l’hypercontrôle dans le corps, on réamé­nage celui-ci : il devient une sorte d’interface ser­vant des réseaux — et Virilio voyait venir cela. Ce n’est plus sim­ple­ment le corps du tra­vailleur deve­nu pro­lé­taire qui four­nit sa force de tra­vail à la machine, c’est le corps du consom­ma­teur qui s’auto-consomme. Nous en avons avec Ars Industrialis une vision phar­ma­co­lo­gique, selon laquelle il faut tou­jours retour­ner le néga­tif, non pas sim­ple­ment en posi­tif — c’est la posi­tion hégé­lienne — mais en affir­ma­tif, et au sens où il faut en deve­nir les qua­si-causes, ce qui est plus nietz­schéen. Si on lit sérieu­se­ment les textes de Marx, en les ana­ly­sant terme à terme, on en arrive à la conclu­sion qu’il faut dépas­ser le point de vue mar­xiste clas­sique, à savoir que c’est le pro­lé­ta­riat qui, comme force révo­lu­tion­naire, va ren­ver­ser le capi­tal. Force est de consta­ter au regard de l’Histoire que c’était une erreur. Si nous vou­lons avan­cer, il faut en faire notre deuil une fois pour toutes : ce n’est pas le pro­lé­ta­riat qui chan­ge­ra quelque chose.

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Comme annon­cé par l’OCDE ain­si que par l’Observatoire de l’emploi, il y a une baisse de l’emploi à pré­voir, soit 10 % de chô­mage en plus dans les 10 années qui arrivent. Si on prend à la lettre ce que dit le MIT dans une étude réa­li­sée il y a quelques années, c’est 47 % des emplois qui tendent à dis­pa­raître en Amérique du Nord (plus exac­te­ment : 47 % des emplois amé­ri­cains sont auto­ma­ti­sables). Oxford dit que cela concerne 50 % des emplois en France. Tous ne vont pas être auto­ma­ti­sés, mais si on consi­dère les stra­té­gies d’Amazon sur ses maga­sins sans employés, si on regarde cette banque qui met en ser­vice un sys­tème d’intelligence arti­fi­cielle pour conseiller ses clients, ce sont des mil­lions d’emplois qui vont dis­pa­raître dans tous les domaines. Et que cela soit 10, 20 ou 30 %, dans tous les cas, l’emploi est en train de bais­ser. Nos éco­no­mies sont fon­dées sur la spé­cu­la­tion ; nous nous sommes struc­tu­rel­le­ment impo­sés un endet­te­ment par­fai­te­ment insol­vable. À un moment don­né, il fau­dra payer la note, et cela va faire très mal — ce qui va pro­ba­ble­ment nous tom­ber des­sus dans les pro­chaines années. Ici, les res­pon­sables ne sont pas les États, et encore moins les consom­ma­teurs, mais les fonds spé­cu­la­tifs. Étant déjà aujourd’hui aux limites du sup­por­table, 10 % de chô­mage sup­plé­men­taire devien­dront tota­le­ment insou­te­nable ; ne par­lons même pas de 20 ou 30 %… À par­tir de là, il y a une négo­cia­tion à enga­ger avec le capi­ta­lisme entre­pre­neu­rial. Il va fal­loir qu’il redis­tri­bue les gains de pro­duc­ti­vi­té. C’est indis­pen­sable pour lui, parce qu’il a besoin de gens qui achètent des mar­chan­dises pour conti­nuer à vivre. Tous les capi­ta­listes des grandes entre­prises qui réflé­chissent un peu le savent.

À qui pensez-vous ?

« Tous ne vont pas être auto­ma­ti­sés, mais ce sont des mil­lions d’emplois qui vont dis­pa­raître dans tous les domaines. »

Warren Buffet, par exemple. Cette redis­tri­bu­tion doit se faire intel­li­gem­ment, afin de créer de nou­veaux types de valeurs qui per­met­tront à l’Europe de sor­tir du modèle pré­da­teur qui est en train de la détruire. Sans rien défendre de la Commission euro­péenne et de l’Union euro­péenne telles qu’elles l’ont impo­sé à tra­vers le trai­té de Maastricht, il faut faire de l’Europe un pro­jet nou­veau : cette civi­li­sa­tion qui paraît épui­sée a encore d’innombrables res­sources, et demeure le mar­ché le plus sol­vable du monde en ce qui concerne ses fon­da­men­taux : édu­ca­tion, san­té, infra­struc­tures, centres de recherche, etc. Dans la mesure où il s’agit désor­mais, toutes affaires ces­santes, de sor­tir la pla­nète de l’impasse où elle se trouve — impasse qui fait dire au GIEC que si dans 50 ans nous n’avons pas tout chan­gé, tout est per­du… —, l’enjeu est d’engager un pro­ces­sus de dépro­lé­ta­ri­sa­tion. Si les robots per­mettent de gagner du temps, que fait-on de ce temps ? Il faut le consa­crer à la recons­truc­tion des savoirs. On n’a plus de savoirs, on ne sait plus écrire ni comp­ter, ni même éle­ver ses enfants, on ne sait plus enter­rer ses parents : on ne sait plus rien faire, en fait… « Apprenez l’orthographe en deux jours », pro­posent des spams : ça coûte 1 600 euros et c’est fait pour les cadres supé­rieurs qui ne savent plus écrire, parce que les cor­rec­teurs ortho­gra­phiques désac­tivent leurs connexions synap­tiques. Ils désap­prennent tout, comme vous et moi. La future voi­ture auto­nome va nous désap­prendre à conduire.

Mais tout le monde n’est pas aus­si pes­si­miste que vous ! D’aucuns vous diront : par l’externalisation, le cer­veau se décharge de tâches « subal­ternes » pour se concen­trer sur d’autres choses, voire passe à une couche « supé­rieure » de réflexion. Tout comme l’écriture a per­mis de déchar­ger une par­tie de l’espace de notre mémoire dis­po­nible pour se concen­trer sur d’autres pans, tout aus­si essen­tiels.

Ce serait vrai si l’on com­pre­nait que la tech­no­lo­gie est un phar­ma­kon et que, sans pres­crip­tions thé­ra­peu­tiques for­mées par des ins­ti­tu­tions de savoirs nou­velles, le phar­ma­kon est néces­sai­re­ment empoi­son­nant. Mais pour pro­duire ces nou­velles pres­crip­tions, il faut les mettre au cœur d’une nou­velle façon de pro­duire de la richesse éco­no­mique lut­tant contre l’ère Anthropocène, et pour pro­duire l’ère Néguanthropocène, laquelle sup­pose une nou­velle macro-éco­no­mie valo­ri­sant ce que nous appe­lons l’économie contri­bu­tive. Si la tech­no­lo­gie redonne du temps, la ques­tion est de savoir à quoi est consa­cré ce temps. Ce temps doit deve­nir celui de la dépro­lé­ta­ri­sa­tion et de la for­ma­tion et l’acquisition de savoirs nou­veaux — ce que sen­taient André Gorz et Oscar Negt. Mais déchar­ger la mémoire pour suivre Trump, c’est ce à quoi conduisent les sot­tises de Michel Serres et de sa « petite pou­cette ». Marianne Wolf, une neu­ros­cien­ti­fique spé­cia­liste de l’apprentissage de la lec­ture et de l’écriture, montre qu’il y a deux pos­si­bi­li­tés : soit vous êtes en rap­port avec une tech­nique dont vous igno­rez tout du fonc­tion­ne­ment et vous y êtes asser­vi, c’est-à-dire « adap­té », soit vous adop­tez qua­si cau­sa­le­ment cette tech­no­lo­gie en en pres­cri­vant aus­si bien les carac­té­ris­tiques fonc­tion­nelles que les pra­tiques sociales. Nous, nous disons qu’il faut recons­truire un rap­port savant aux tech­no­lo­gies lar­ge­ment dis­tri­bué et en repre­nant une part des ana­lyses de Gilbert Simondon. Bientôt, on nous dira que cela ne sert plus à rien de lire ni d’écrire : avec les sys­tèmes de recon­nais­sance vocale — Siri ou autres —, pour­quoi inves­tir tant d’argent dans l’éducation ? Mais, dans le même temps, les enfants des grands patrons de la Silicon Valley vont dans des écoles où il n’y a ni télé­vi­seurs, ni aucun écran, pas de smart­phones ni d’ordinateur. Laissons plu­tôt cela aux pauvres gens — et cré­ti­ni­sons-les en masse. Je ne dis pas que c’est cal­cu­lé ni déli­bé­ré. En revanche, je sou­tiens que ce modèle, qui est insou­te­nable et insol­vable, pro­duit aus­si les élec­teurs de Trump, de Salvini et de tant d’autres à venir.


Photographie de vignette : Cyrille Choupas


  1. Du 8 juillet au 5 août 1974, 89 mou­ve­ments col­lec­tifs de révoltes se déclenchent, dont 9 muti­ne­ries. 11 éta­blis­se­ments péni­ten­tiaires sont dévas­tés et 7 morts sont dénom­brés.[]

REBONDS

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