Carlo Cafiero : chacun pour tous, tous pour chacun


Texte paru dans le n°3 de la revue papier Ballast (automne 2015)

« Anarchie et com­mu­nisme, loin de hur­ler de se trou­ver ensemble, hur­le­raient de ne pas se trou­ver ensemble », lan­ça Cafiero, cofon­da­teur mécon­nu du com­mu­nisme liber­taire. Il y a deux siècles de cela, cet Italien s’était pris à rêver d’un monde de concorde et de fra­ter­ni­té, en har­mo­nie avec la nature : il s’empara d’un fusil, gar­da des vaches, assis­ta un pho­to­graphe, fut docker, vul­ga­ri­sa Marx, appe­la fina­le­ment à par­ti­ci­per au sys­tème élec­to­ral et mou­rut dans un asile. Portrait. ☰ Par Émile Carme


Paris porte le deuil depuis six ans : la République a sabré la Commune. Certains de ses sur­vi­vants crou­pissent en Nouvelle-Calédonie et Karl Marx, de Londres, com­men­tait : « Après chaque révo­lu­tion, qui marque un pro­grès de la lutte des classes, le carac­tère pure­ment répres­sif du pou­voir d’État appa­raît de façon de plus en plus ouverte1. » La Première Internationale a écla­té sous les coups de bou­toir des gou­ver­ne­ments euro­péens et les dis­sen­sions en son sein. Le mou­ve­ment ouvrier est exsangue. Bakounine est mort il y a peu et Blanqui purge sa peine der­rière les bar­reaux de Clairvaux, dans l’Aube. Le décor, ain­si plan­té, n’augure que peu d’espoirs éman­ci­pa­teurs ; un groupe d’hommes tente pour­tant, ce 8 avril 1877, de contra­rier l’air du temps. Le vil­lage de Letino, situé à cent quatre-vingts kilo­mètres au sud de Rome, compte un peu plus d’un mil­lier d’âmes ; trente révo­lu­tion­naires, envi­ron2, y pénètrent un dimanche matin.

« Non plus la pro­messe d’un Paradis sur terre, tom­bé d’on ne sait quelle grâce dia­lec­tique, mais la mise en œuvre hic et nunc des intui­tions ou des pro­grammes révolutionnaires. »

Carlo Cafiero et Errico Malatesta, moins de soixante ans à eux deux, avaient éla­bo­ré ce pro­jet de concert. La région est connue pour ses sou­lè­ve­ments popu­laires, son bri­gan­dage et son hos­ti­li­té à l’État uni­fi­ca­teur du Padre del­la Patria, le roi Victor-Emmanuel II — un espace clé pour lan­cer un sou­lè­ve­ment révo­lu­tion­naire, d’autant que ses reliefs mon­ta­gneux entra­ve­ront les forces mili­ta­ro-éta­tiques dans la gué­rilla que leur opé­ra­tion ne man­que­ra pas de déclen­cher. Les dis­cours ne suf­fisent plus ; les ana­lyses s’entassent sous les bonnes inten­tions ; les réunions et les livres végètent en vase clos : il faut agir, pensent-ils, incar­ner le socia­lisme, le maté­ria­li­ser par une pra­tique insur­rec­tion­nelle. Non plus la pro­messe d’un Paradis sur terre, tom­bé d’on ne sait quelle grâce dia­lec­tique, mais la mise en œuvre hic et nunc des intui­tions ou des pro­grammes révo­lu­tion­naires. Les révo­lu­tion­naires annoncent aux pay­sans ras­sem­blés qu’ils sont en train de libé­rer leur vil­lage de la tutelle monar­chique : le socia­lisme s’apprête enfin à prendre ses quar­tiers ! « Vive l’Internationale ! Vive la République com­mu­niste de Letino ! » Les habi­tants, dérou­tés mais enthou­siastes, les écoutent par­ler de l’abolition des impôts et de la conscrip­tion. Cafiero s’exprime en dia­lecte et pro­met une nou­velle socié­té, sans mili­taires ni pro­prié­taires, sans esclaves ni maîtres (tous ses autres com­pa­gnons, à l’exception de Malatesta, n’entendent goutte de la langue des locaux). Le com­mu­nisme liber­taire, en somme, auquel Cafiero œuvre depuis sa rup­ture avec les deux auteurs du Manifeste du par­ti com­mu­niste et sa ren­contre avec l’anarchiste russe Bakounine.

On dit Cafiero juché sur une croix (ou, c’est selon, debout à la place de celle-ci, préa­la­ble­ment ôtée), un dra­peau rouge et noir bat­tant à ses côtés. Le registre des taxes et les cadastres partent en fumée sur la place. Le por­trait du roi est décro­ché et décla­ré déchu. « Nous, sous­si­gnés Carlo CAFIERO, Errico MALATESTA, Pietro Cesare CECCARELLI, décla­rons avoir occu­pé la muni­ci­pa­li­té de Letino, à main armée, au nom de la révo­lu­tion sociale », laissent-ils, par écrit, au secré­taire com­mu­nal. Dans son ouvrage Gli Internazionalisti — La Banda del Matese, paru en 1958, le jour­na­liste liber­taire Pier Carlo Masini rap­porte qu’ils his­sèrent le dra­peau bico­lore sur la mai­rie. On dit aus­si qu’une femme est venue deman­der à Cafiero s’ils pou­vaient se char­ger de l’expropriation et de la redis­tri­bu­tion des terres : l’intéressé répon­dit que les pay­sans devaient accom­plir per­son­nel­le­ment cette tâche et qu’il leur fal­lait, quant à eux, pour­suivre leur che­min afin de libé­rer de nou­veaux vil­lages. L’accueil est cha­leu­reux et le prêtre va jusqu’à décla­rer que la parole du Christ est com­pa­tible avec le socia­lisme et que ces hommes s’avèrent, ni plus ni moins, dépo­si­taires de la parole divine. Applaudissements. Sous la cou­ver­ture d’un gent­le­man bri­tan­nique, Cafiero s’était ins­tal­lé quelques jours aupa­ra­vant dans une mai­son de la région, joux­tant un bois, en guise de base arrière (dans l’essai Italian Anarchism, Nunzio Pernicone fait savoir que la loca­tion avait été prise en charge par Malatesta3). Les armes y avaient été sto­ckées et cer­tains volon­taires les avaient rejoints. Durant l’une de ces nuits, ils avaient fait face à quatre cara­bi­nie­ri ; des coups de feu étaient par­tis, deux poli­ciers avaient été bles­sés et l’un était décé­dé des suites de l’infection de sa plaie. Les anar­chistes s’étaient enfuis à la hâte, empor­tant ce qu’ils pou­vaient, char­geant les armes sur trois mulets. Vingt-et-un fusils (des vieux modèles), huit revol­vers et onze baïon­nettes. D’autres cama­rades encore devaient les retrou­ver ; on parle de cent com­bat­tants ini­tia­le­ment pré­vus dans le cadre de l’ensemble de l’opération — tant pis…

[Afro Basaldella]

Ils se rendent le len­de­main à trois ou quatre kilo­mètres de là. Gallo, un petit vil­lage au bord d’un lac du même nom. Reconduisent l’opération. Les titres fon­ciers et un por­trait du Père de la Patrie sont brû­lés. Le feu entend en finir avec le vieux monde : la cendre couve de nou­velles pers­pec­tives. Un second prêtre ras­sure les habi­tants après avoir mon­tré aux révo­lu­tion­naires qu’il est lui aus­si, tout reli­gieux qu’il soit, un exploi­té comme les autres — preuve en est la sale­té de sa tunique. Les sédi­tieux dis­tri­buent l’argent trou­vé dans le bureau des taxes. L’insurrection, assurent Malatesta et Cafiero, est « le moyen de pro­pa­gande le plus effi­cace et le seul qui, sans trom­per ni cor­rompre les masses, puisse péné­trer les niveaux les plus pro­fonds de la socié­té4 ». Seraient-ils enfin en passe de l’emporter ? Le prin­temps manque à ses obli­ga­tions et bride l’enthousiasme : une sou­daine tem­pête de neige s’abat sur Gallo et contraint les insur­gés à résis­ter, plu­sieurs jours durant, au froid comme à la faim. Les troupes gou­ver­ne­men­tales — qui n’ignoraient rien de leur action : leur guide, anar­chiste, fai­sait office d’indicateur — les encerclent. Le ministre de l’Intérieur assu­me­ra sa stra­té­gie : lais­ser les élé­ments sédi­tieux éla­bo­rer, pré­pa­rer, puis lan­cer leur action afin de les stop­per in extre­mis pour asseoir le capi­tal sym­pa­thie du pou­voir — pro­tec­teur, à l’évidence ; effi­cace, assu­ré­ment — auprès de la popu­la­tion. Plus de dix mille hommes face à trente autres. Quelques échanges de tirs. Deux agents sont tou­chés (l’un deux per­dra la vie des suites de sa blessure).

« Le ministre de l’Intérieur assu­me­ra sa stra­té­gie : lais­ser les élé­ments sédi­tieux éla­bo­rer, pré­pa­rer puis lan­cer leur action afin de les stop­per in extre­mis pour asseoir le capi­tal sym­pa­thie du pouvoir. »

Le cli­mat a ren­du nombre de leurs armes inuti­li­sables et, dans leur fuite, les insur­gés n’ont pu empor­ter les baguettes néces­saires au rechar­ge­ment des fusils… Épuisés, affai­blis, ils par­viennent néan­moins à se réfu­gier dans une ferme en alti­tude. Un pay­san les dénonce ; les troupes donnent l’assaut ; les révo­lu­tion­naires n’opposent aucune résis­tance, faute d’armes en état de marche. Un capi­taine leur demande quel est l’objet de leur folle entre­prise et les hommes de répondre : « La cause du peuple5 ». Un échec6. Un échec comme trois ans aupa­ra­vant, en août 1874, lorsque Malatesta avait ten­té, avec la com­pli­ci­té de Mikhaïl Bakounine, de déclen­cher une révo­lu­tion sur la base d’un sem­blable sou­lè­ve­ment dans les Pouilles et à Bologne7. Cafiero avait ache­té deux cent cin­quante armes pour l’occasion mais n’avait pu en être : il lui avait fal­lu se rendre en Russie afin d’épouser une femme, Olympia Koutouzof8, qu’il avait ren­con­trée en Suisse dans le cercle d’amis de Bakounine et qui voyait ses mou­ve­ments limi­tés par les auto­ri­tés tsa­ristes — leur mariage allait per­mettre à Koutouzof d’obtenir la natio­na­li­té ita­lienne et de rejoindre son vrai mari. Cafiero avait tou­te­fois rédi­gé un texte afin d’expliciter leur geste : les pay­sans ita­liens allaient, enfin !, pou­voir s’affranchir de la tutelle tyran­nique des maîtres. Leur action serait l’épicentre d’un vaste cham­bar­de­ment régio­nal puis natio­nal. L’étincelle à même d’embraser la botte ita­lienne tout entière ! Le papier joue par­fois de drôles de tours à ceux qui y des­sinent l’avenir : les pay­sans n’entendirent pas être libé­rés de la sorte ; ils livrèrent même leurs sau­veurs aux forces de police.

Malatesta racon­te­ra : « Plusieurs cen­taines de conju­rés avaient pro­mis de se trou­ver à Castel del Monte. J’y arrive : mais là, de tous ceux qui avaient juré d’y être, nous nous trou­vâmes six. Peu importe, on ouvre la caisse d’armes : elle est pleine de vieux fusils à pis­ton ; cela ne fait rien, nous nous armons et décla­rons la guerre à l’armée ita­lienne. Nous bat­tons la cam­pagne pen­dant quelques jours, cher­chant à entraî­ner les pay­sans, mais sans trou­ver d’écho9. » Encerclés, il réus­sit à s’enfuir, avant d’être arrê­té en gare de Pesaro, cité por­tuaire à l’est de l’Italie. Après avoir son­gé au sui­cide, Bakounine s’échappa, gri­mé en prêtre, « appuyé sur une canne, un petit panier avec des œufs10 ». L’anarchiste russe avait soixante ans, de l’asthme, les dents sac­ca­gées et un corps inapte à pareille embar­dée — lui-même l’avait avoué à Cafiero : « L’état de ma san­té, ma pesan­teur, la mala­die de mon cœur et la rai­deur de mes membres et de mes mou­ve­ments qui en sont la consé­quence néces­saire, me ren­daient désor­mais peu apte aux expé­di­tions aven­tu­reuses11… » Il en fut pour­tant, non sans avoir hési­té. Celui qui comp­tait à son actif tant de faits d’armes révo­lu­tion­naires (1848 à Paris puis à Prague ; 1849 à Dresde ; 1870 à Lyon) se dit alors que ce sou­lè­ve­ment serait son der­nier, même s’il ne croyait plus que l’Europe fût prête à accueillir le socia­lisme : il écri­vit au mili­tant liber­taire James Guillaume, à qui l’on doit les pré­cieux tomes de L’Internationale, qu’il n’en revien­drait pas.

[Afro Basaldella]

Mourir sur une bar­ri­cade était l’ultime sou­hait de ce com­bat­tant four­bu et déses­pé­ré. Une vie de luttes dres­sant son bilan : « Je suis réel­le­ment fati­gué et dés­illu­sion­né. Les évé­ne­ments de France [la Commune de Paris] et d’Espagne avaient por­té à toutes nos espé­rances, nos attentes, un coup ter­rible. Nous avions cal­cu­lé sans les masses, qui n’ont pas vou­lu se pas­sion­ner pour leur éman­ci­pa­tion propre, et, faute de cette pas­sion popu­laire, nous avions beau avoir théo­ri­que­ment rai­son, nous étions impuis­sants12. » Une leçon plus qu’un bilan, d’ailleurs : l’histoire des mou­ve­ments avant-gar­distes armés, cham­pions de la mino­ri­té agis­sante, auraient appris de son expé­rience… Un second échec, disions-nous. Cafiero est jugé. Il pas­se­ra, avec Malatesta et leurs cama­rades, seize mois der­rière les bar­reaux. Fort peu, au regard des accu­sa­tions rete­nues contre eux : conspi­ra­tion contre l’État, des­truc­tion de pro­prié­té d’État, sub­ver­sion armée, vol, crime. La mort des uns fait l’affaire des autres : le sacre du nou­veau roi, Humbert Ier, entraîne une amnis­tie : les révo­lu­tion­naires sont libé­rés ; une foule d’environ deux mille per­sonnes les attend pour les accla­mer13. D’autres, socia­listes com­pris, se montrent autre­ment plus sévères : de telles actions sont incon­sé­quentes puisqu’elles ren­forcent l’appareil de répres­sion d’État et jettent le dis­cré­dit sur l’ensemble du mou­ve­ment inter­na­tio­na­liste. Cafiero a trente-deux ans et Malatesta ne tarde pas à prendre les che­mins de l’exil, de l’Égypte à l’Argentine.

Un mouton noir de la noblesse

« Il chif­fon­na sa bonne étoile, choi­sis­sant l’aventure à l’avenir. Parjure à la fata­li­té et traître à sa généalogie. »

Quelques por­traits demeurent. Deux ou trois pho­to­gra­phies, autant de des­sins. La barbe plus ou moins longue en fonc­tion de l’âge qu’il avait lorsque l’image le fixa un jour et pour tou­jours. De beaux yeux fins, déliés et sombres. Paupières bom­bées, sou­li­gnées par l’ombre qui s’y glisse. La lèvre supé­rieure man­gée par la mous­tache, et l’autre, plus volon­taire et char­nue. Le nez est long et les che­veux drus, semble-t-il. Il est dit qu’il mesu­rait un mètre soixante-dix-huit. Cafiero fut de ceux qui firent défaut à leur des­tin. Sa vie se pla­ça sous le sceau du contre­dit : la socié­té aspire, forte de ses lois de repro­duc­tion, à ce qu’un fils de noble ou de bour­geois le demeure pour engen­drer à son tour un noble ou un bour­geois. Cafiero pré­fé­ra sec­tion­ner ses chaînes : géné­tiques et sociales14. Il chif­fon­na sa bonne étoile, choi­sis­sant l’aventure à l’avenir. Parjure à la fata­li­té et traître à sa généa­lo­gie : plu­tôt les ronces à la fine fleur, les fanions rouges et noirs au beau linge d’un monde de déjà-morts. Originaire des Pouilles, dans le sud-est de l’Italie, une région bor­dée des mers Adriatique et Ionienne, le jeune Cafiero n’avait que peu d’attrait pour sa terre natale ; il s’en alla étu­dier le droit à Naples.

Les infor­ma­tions sont rares, en langue fran­çaise. Richard Drake, ensei­gnant à l’Université du Montana, a publié en 2009 l’essai Apostles and Agitators:Italy’s Marxist Revolutionary Tradition : ceux qui fré­quen­taient Cafiero, apprend-on, le décri­vaient comme « riche, élé­gant, beau15 ». Un autre témoi­gnage fait savoir qu’il plai­sait aux femmes16. Ses parents, des pro­prié­taires ter­riens issus de la noblesse (son bio­graphe ita­lien, Pier Carlo Masini, écri­ra dans son ouvrage Cafiero, paru en 1974, que sa famille, certes aisée, était pour­tant moins riche que la légende ne le pré­tend), avaient un temps son­gé à faire de leur pro­gé­ni­ture un prêtre17. Le jeune Carlo fut envoyé en for­ma­tion au sémi­naire de Mofletta, jusqu’à ses dix-huit ans, mais haït cette expé­rience (comme il haï­ra l’Église, véri­table organe de répres­sion à ses yeux). Il n’en res­te­ra pas moins fas­ci­né par la reli­gion, note Drake. Cafiero aban­don­na la diplo­ma­tie, s’intéressa aux langues orien­tales ain­si qu’à la civi­li­sa­tion isla­mique, et fit la connais­sance du peintre Telemaco Signorini, artiste natu­ra­liste dont l’œuvre attes­tait de ses pré­oc­cu­pa­tions sociales. Une ren­contre déci­sive puisqu’elle per­mit au nobliau de prendre le pouls du monde envi­ron­nant, dans cette ville, Florence, de bras­sages cos­mo­po­lites et d’agitation intel­lec­tuelle et politique.

[Afro Basaldella]

Cafiero se ren­dit à Paris puis à Londres, durant près d’un an, de juillet 1870 à mai 1871. Un séjour au cours duquel la France et l’Allemagne guer­royèrent — pré­lude aux deux guerres mon­diales que l’on sait : 139 000 Français et 45 000 Allemands y per­dirent alors la vie. L’Hexagone capi­tu­la, Napoléon III fut cap­tu­ré, Bismarck annexa l’Alsace-Lorraine, le Second Empire s’effondra et la Commune écla­ta dans ses pas — la suite, écrite à même le sang, est connue… Deux témoi­gnages nous éclairent sur la per­son­na­li­té de l’activiste révo­lu­tion­naire qu’il n’est pas encore, signés du peintre Giuseppe De Nittis et du poète Giacinto Stiavelli : Cafiero était « un homme d’une grâce incom­pa­rable, d’une agi­li­té d’esprit incroyable18 » ; il était géné­reux de son argent et don­nait l’impression — fausse — d’une cer­taine non­cha­lance ; il déga­geait « une grande majes­té » et fas­ci­nait ses inter­lo­cu­teurs par ses « manières exquises19 ». Ses textes, par­fois vio­lents, tran­che­ront avec les rares des­crip­tions qu’il existe de lui, homme doux et aimable aux into­na­tions de voix féminines.

« Il fit la connais­sance de Marx et d’Engels, alors en exil. Une com­mo­tion plus qu’une ren­contre : le pre­mier l’éblouit par son intel­li­gence et sa force d’esprit. »

En Angleterre, Carlo Cafiero assis­ta à quelque mee­ting orga­ni­sé par la Première Internationale, à Hyde Park, et vit de ses yeux les tau­dis, les gouges, la pros­ti­tu­tion, la cri­mi­na­li­té, l’alcoolisme, la misère et la crasse des petits, des dam­nés, des sans-grades. Sa déci­sion fut prise : il allait consa­crer son exis­tence à com­battre l’oppression sociale et éco­no­mique. Il fit la connais­sance de Marx et d’Engels, alors en exil. Une com­mo­tion plus qu’une ren­contre. Le pre­mier l’éblouit par son intel­li­gence et sa force d’esprit — il était âgé d’une cin­quan­taine d’années et pos­sé­dait une œuvre colos­sale, déjà tout entière der­rière lui (Le Manifeste du par­ti com­mu­niste avait paru deux décen­nies plus tôt et le pre­mier volume du Capital, sur lequel il avait œuvré durant pas moins de vingt années, trois ans aupa­ra­vant). Le tan­dem alle­mand n’a pas man­qué pas de le char­ger d’une mis­sion : retour­ner en Italie afin de deve­nir leur cor­res­pon­dant et, sur­tout, d’étendre l’influence de la pen­sée « mar­xiste20 » et, par là même, de contrer celle, des plus pré­gnantes dans son pays natal, des mou­ve­ments anar­chistes (for­te­ment ins­pi­rés par Bakounine) et maz­zi­niens (de Giuseppe Mazzini, révo­lu­tion­naire répu­bli­cain ita­lien et déiste). Cafiero quit­ta Londres le 12 mai 1871, bien réso­lu à hono­rer sa tâche de dis­ciple et d’émissaire du socia­lisme maté­ria­liste et scientifique.

La Première Internationale était alors ron­gée par les que­relles intes­tines : prou­dho­niens, com­mu­nistes, mar­xistes, trade-unio­nistes, blan­quistes, bakou­ni­niens et autres anar­chistes s’écharpaient sur des ques­tions émi­nem­ment stra­té­giques et idéo­lo­giques (l’athéisme, l’État, le Parti, la grève, le fédé­ra­lisme, le sous-pro­lé­ta­riat…). Les heurts entre Marx et Bakounine cris­tal­li­saient pour par­tie ces ten­sions : le pre­mier régla la ques­tion en excluant le second de la Première Internationale un an plus tard… Dans son ouvrage L’Émancipation des tra­vailleurs, l’historien Mathieu Léonard résume, en plus des diver­gences doc­tri­nales, le fos­sé psy­cho­lo­gique et idio­syn­cra­sique qui sépa­rait les deux chefs de file : « Tout dis­tingue le pre­mier [Marx], patient scru­ta­teur de la matu­ra­tion du mou­ve­ment pro­lé­ta­rien depuis son obser­va­toire lon­do­nien, du second, l’homme d’action, plus intui­tif qu’intellectuel et en per­pé­tuelle recherche d’énergies révo­lu­tion­naires. Si Bakounine admire les ana­lyses et les capa­ci­tés intel­lec­tuelles de Marx, celui-ci a en hor­reur le révo­lu­tion­na­risme et la dimen­sion baroque de son rival21. » Cafiero s’échina à recons­ti­tuer la sec­tion ita­lienne de l’Internationale (il pas­sa seize jours en pri­son après avoir été inter­pel­lé lors d’une réunion poli­tique) et ne tar­da pas à deve­nir une figure incon­tour­nable de ces milieux. Une cor­res­pon­dance s’engagea entre Engels et lui : introu­vable, sauf par frag­ments, en langue fran­çaise22. Dans une lettre du 28 juin 1871, le jeune épi­gone décri­vit à Engels l’« état de bar­ba­rie » dans lequel se trou­vaient les masses ita­liennes. « Ne connais­sant rien, pen­sant fer­me­ment qu’elles sont nées pour ser­vir et souf­frir sur cette terre », misant seule­ment sur « la misé­ri­corde de Dieu au Paradis23 ».

[Afro Basaldella]

L’idylle ne tar­da pas à tour­ner court. Au grand dam d’Engels, Cafiero ne consen­tait pas à cri­ti­quer Bakounine, ni l’influence qu’il exer­çait au sein des sec­teurs sub­ver­sifs. Il lui écri­vit même qu’il n’était nul­le­ment pen­sable d’imaginer un seul ins­tant, contrai­re­ment aux accu­sa­tions por­tées par les pen­seurs alle­mands, que Bakounine fût à la tête d’une secte ! L’Italien n’en démor­dit pas : il était plus de points com­muns que de diver­gences entre Bakounine et Marx ; Engels insis­ta : il fal­lait œuvrer sans les bakou­ni­niens et trou­ver d’autres points d’appui à Naples — l’anarchiste, ajou­tait-il, incar­nait un grou­pus­cule qui, « seul24 », pro­vo­quait dis­corde et dis­sen­sion au sein de la Première Internationale. Cafiero argua que le mili­tant russe nour­ris­sait pour­tant force res­pect pour Marx25 mais l’alter ego de ce der­nier ne dai­gna l’entendre ain­si. Dans sa cor­res­pon­dance, Engels écri­vit à pro­pos de leur apôtre indo­cile : « Cafiero est un brave gar­çon, un média­teur-né, et comme tel il est natu­rel­le­ment faible ; s’il ne se reprend pas pro­chai­ne­ment, je l’abandonnerai lui aus­si26. »).

« Le Russe avait fait la révo­lu­tion que l’auteur du Capital avait seule­ment pen­sée. L’un avait l’odeur de la poudre sur les mains et l’autre celle de l’encre. L’un avait cou­ru les bar­ri­cades et l’autre les bibliothèques. »

L’Italie ne pré­sen­tait pas les carac­té­ris­tiques requises par Marx pour lan­cer une révo­lu­tion : le pays, peuple agri­cole plus que pro­lé­ta­rien (notam­ment dans le sud), n’avait pas encore été bou­le­ver­sé par le mode de pro­duc­tion capi­ta­liste — l’industrie n’y avait que dix ans d’existence. Mais, n’en déplaise aux calen­driers com­mu­nistes, Cafiero esti­mait que la révo­lu­tion pou­vait écla­ter à tout ins­tant. Sans comp­ter qu’il n’appréciait guère les vel­léi­tés cen­tra­li­sa­trices (lon­do­niennes) de Marx : chaque pays, chaque région, obéit à ses rythmes propres (« Le poulpe doit être cui­si­né dans son propre jus27 », rap­pe­lait-il). L’Italien en vint à ren­con­trer le tant craint Bakounine, en Suisse, le 20 mai 1872 : il fut souf­flé par son cha­risme et sa puis­sance. Colosse de près de deux mètres, large d’épaules, éden­té, cer­né, malade du scor­but, vêtu à la hâte, la barbe et le che­veu sau­vages, man­geant comme un bataillon et dor­mant tout habillé — Marx, railleur, le sur­nom­mait « Mahomet sans Coran ». Le Russe avait fait la révo­lu­tion que l’auteur du Capital avait seule­ment pen­sée. L’un avait l’odeur de la poudre sur les mains et l’autre celle de l’encre. L’un avait cou­ru les bar­ri­cades et l’autre les biblio­thèques. Bakounine était un mythe plus qu’un homme de chair et d’os : il avait rom­pu avec les siens — son père, aris­to­crate, pos­sé­dait un domaine où tra­vaillaient cinq cents serfs —, déser­té l’armée russe, dévo­ré les textes d’Hegel, été déchu de ses titres nobi­liaires, par­ti­ci­pé à plu­sieurs sou­lè­ve­ments dans toute l’Europe, pas­sé six années der­rière les bar­reaux, été dépor­té en Sibérie puis en cavale du Japon à New York… Un titan. De retour en Italie, Cafiero, vingt-six ans, n’eut d’autre choix que de l’avouer à Engels : « Après quelques ins­tants de conver­sa­tion, nous avons réa­li­sé que nous étions [avec Bakounine] tous deux en com­plet accord quant aux prin­cipes28. » Puisque Cafiero n’était pas par­ve­nu à récon­ci­lier le com­mu­niste et l’anarchiste, il lui fal­lait choi­sir ; et il choi­sit : « Maintenant, mon cher ami, per­met­tez-moi de vous par­ler avec fran­chise. Votre pro­gramme com­mu­niste est pour moi, dans le meilleur des cas, une grande absur­di­té réac­tion­naire29. » Cafiero avait fait lire cer­taines lettres d’Engels à son entou­rage ; elle ser­virent — avec ou sans l’aval du pre­mier — à la rédac­tion d’un piquant article contre le com­pa­gnon de Marx. L’intéressé s’en offus­qua, à rai­son, et lui repro­cha sa tra­hi­son. Cafiero ne don­na suite. La rup­ture était consommée.

Le grand souffle anarchiste

Adieu Marx, Engels et leur spectre com­mu­niste. Réactionnaire, le Manifeste ? Réactionnaire, le pro­gramme en dix points pro­mu dans ses pages désor­mais célèbres sur la pla­nète entière ? L’expropriation de la pro­prié­té fon­cière, l’impôt pro­gres­sif sur le reve­nu, l’abolition de l’héritage, la cen­tra­li­sa­tion d’une banque mono­po­liste d’État, le défri­che­ment des ter­rains incultes, l’éducation gra­tuite et la fin du tra­vail pour les enfants ? Non point. Bien que Cafiero n’ait pas for­mu­lé les choses ain­si (il écri­vit peu, sa vie durant, avouant lui-même qu’il pré­fé­rait les tra­vailleurs manuels aux fai­seurs de phrases), nous serions ten­té de mettre en évi­dence trois axes de désac­cords majeurs : l’État, la « linéa­ri­té » révo­lu­tion­naire et la pay­san­ne­rie. L’affaire est connue ; rap­pe­lons-la seule­ment à grands traits : Marx et Engels esti­maient qu’il fal­lait viser le dépé­ris­se­ment (ou, selon les textes, l’extinction, l’abolition, la des­truc­tion) de la struc­ture éta­tique, mais qu’il n’était pas pen­sable, contrai­re­ment aux posi­tions défen­dues par les anar­chistes, de s’en débar­ras­ser d’un coup d’un seul30. D’où la néces­si­té d’instituer une période tran­si­toire : la dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat (dans sa cor­res­pon­dance, Marx consi­gna que ladite période condui­rait à « l’abolition de toutes les classes » vers « une socié­té sans classes31 »).

Cafiero, dans les pas de Bakounine, s’est ins­crit en faux : l’État est et res­te­ra le por­teur de bagages des domi­nants. Les tran­si­tions sont ame­nées à durer et le peuple vic­to­rieux aura tôt fait de voir son pou­voir acca­pa­ré dans les mains de ceux qui pro­met­tront d’agir pour son bien. L’idée même d’un État popu­laire ou ouvrier, avan­cée par cer­tains socia­listes, lui sou­le­vait le cœur : un tel pro­jet débou­che­rait iné­luc­ta­ble­ment, écri­vit-il dans l’un de ses articles, sur « le plus par­fait des­po­tisme, car, ne l’oublions pas, le des­po­tisme de l’État actuel aug­men­te­rait du des­po­tisme éco­no­mique de tous les capi­taux qui pas­se­raient aux mains de l’État, et le tout serait mul­ti­plié par toute la cen­tra­li­sa­tion néces­saire à ce nou­vel État32 ». L’URSS, de 1922 à 1991, se char­ge­rait de confir­mer ses dires. « Pas d’intermédiaires, pas de repré­sen­tants qui finissent tou­jours par ne repré­sen­ter qu’eux-mêmes ! », ajou­tait-t-il. Pas d’élus payés pour por­ter des vestes retour­nées mais la démo­cra­tie directe, sans corps para­si­taires. « Point d’entremetteurs, point de cour­tiers et d’obligeants ser­vi­teurs qui finissent tou­jours par deve­nir les vrais maîtres » — d’où sa volon­té, après sa rup­ture avec le com­mu­nisme « mar­xiste », de « com­battre à outrance » ceux qu’il per­ce­vait comme des auto­ri­taires33.

« Les tran­si­tions sont ame­nées à durer et le peuple vic­to­rieux aura tôt fait de voir son pou­voir acca­pa­ré dans les mains de ceux qui pro­met­tront d’agir pour son bien. »

Marx esti­mait que le com­mu­nisme décou­le­rait du capi­ta­lisme. De son œuvre émer­gea une sorte de « théo­rie des stades », fon­dée sur l’analyse his­to­rique des modes de pro­duc­tion suc­ces­sifs, capable d’expliquer l’évolution iné­luc­table de l’humanité : 1) le com­mu­nisme pri­mi­tif (ou mode de pro­duc­tion asia­tique), 2) l’esclavage, 3) le féo­da­lisme, 4) le capi­ta­lisme. La cin­quième (et der­nière ?) étape serait donc le com­mu­nisme, elle-même décou­pée en deux temps : le socia­lisme, comme moment char­nière, puis le com­mu­nisme inté­gral, c’est-à-dire l’abolition défi­ni­tive des classes et de l’exploitation de l’homme par l’homme. Lénine reprit cette gra­da­tion à son compte, des décen­nies plus tard, en la syn­thé­ti­sant dans son ouvrage L’État et la Révolution : « Le com­mu­nisme pro­cède du capi­ta­lisme, se déve­loppe his­to­ri­que­ment à par­tir du capi­ta­lisme, résulte de l’action d’une force sociale engen­drée par le capi­ta­lisme34 » (le lea­der bol­che­vik par­le­ra éga­le­ment de « sub­sti­tuer l’État pro­lé­ta­rien à l’État bour­geois35 » avant de le bri­ser puis de l’anéantir défi­ni­ti­ve­ment). Plus lapi­dai­re­ment encore, Mao écri­ra : « Le capi­ta­lisme mène au socia­lisme, le socia­lisme mène au com­mu­nisme36. » La messe est dite. Ce sché­ma rigide, évo­lu­tion­niste et linéaire — qui méri­te­rait à l’évidence plus ample déve­lop­pe­ment, d’autant que le der­nier Marx, celui de la (brève) cor­res­pon­dance avec Vera Zassoulitch, se mon­tra moins affir­ma­tif37 — fut contes­té du vivant de Marx et conti­nua, bien sûr, de l’être après sa mort, en 1883, au cœur comme à l’extérieur des cou­rants mar­xistes. Conséquence des plus concrètes : les pays qui n’avaient pas atteint le qua­trième stade se voyaient inaptes à la révo­lu­tion sociale : un éloge dia­lec­tique du capi­ta­lisme que l’écosocialiste Paul Ariès nomme la « pre­mière bévue38 » du mar­xisme. Si Bakounine avait été, comme Marx, nour­ri à la pen­sée hégé­lienne, il trou­vait les pro­po­si­tions de son homo­logue prus­sien par trop méca­nistes, fata­listes et déter­mi­nistes. Cafiero n’entendait pas, quant à lui, que l’on pût repous­ser l’émancipation à demain : il n’est nul besoin de « ras­sem­bler les condi­tions » qui, inévi­ta­ble­ment, condui­raient au socia­lisme (Marx évo­qua « l’inéluctabilité d’un pro­ces­sus natu­rel39 » dans le pre­mier volume du Capital).

La pay­san­ne­rie, enfin. Dans son livre Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte, Marx fit savoir les rai­sons pour les­quelles il lui était impos­sible de se consti­tuer en classe40 : le pay­san est conser­va­teur, ou réac­tion­naire, car enra­ci­né dans sa terre — sa séden­ta­ri­té lui vaut d’assentir à l’ordre domi­nant comme aux pesan­teurs du vieux monde. L’attachement pro­fond qu’il porte à son sol l’aliène, comme le pre­mier bour­geois venu, aux vices de la pro­prié­té indi­vi­duelle. « L’influence poli­tique des pay­sans par­cel­laires trouve, par consé­quent, son ultime expres­sion dans la subor­di­na­tion de la socié­té au pou­voir exé­cu­tif41. » S’élance, face au pay­san poten­tiel­le­ment contre-révo­lu­tion­naire, l’ouvrier moderne, celui qui détient les armes qui « met­tront à mort42 » la bour­geoi­sie. À l’instar, plus tard, des liber­taires Emma Goldman ou Erich Mühsam et des popu­listes russes, Cafiero et Bakounine refu­saient de faire de l’ouvrier urba­ni­sé (le pro­lé­taire) le moteur pri­vi­lé­gié de l’émancipation : les sec­teurs agri­coles et le sous-pro­lé­ta­riat des villes ont leur mot à faire dans la grande lutte libé­ra­trice. Ici et main­te­nant, donc. Avec les pay­sans et sans tran­si­tion éta­tique, donc. La pen­sée découle de l’action, pen­sait-il, et non l’inverse. Son article « I tem­pi non sono matu­ri43 ! » (« Les temps ne sont pas mûrs ! ») rap­pe­la que les vrais enne­mis n’étaient pas les des­potes et les obs­cu­ran­tistes, mais les « faux libé­raux » et les « modé­rés » : ceux qui ne cessent de répé­ter qu’il faut attendre, encore, que le peuple n’est pas prêt, pas encore. Cafiero, qui, pour des rai­sons de sécu­ri­té mili­tante, se fai­sait éga­le­ment appe­ler Armando et Gregorio, s’insurgeait : ce dis­cours arrange les immo­biles, les pleutres et les repus. La révo­lu­tion est celle que l’on décide de faire ; ni plus, ni moins44.

[Afro Basaldella]

La pro­pa­gande par le fait (autre­ment dit l’insurrection conti­nue, par tous les moyens extra-légaux pos­sibles : atten­tats, tyran­ni­cides, sabo­tages, sou­lè­ve­ments, etc.) consti­tuait donc, à ses yeux comme à ceux de son entou­rage anar­chiste, le moyen le plus sûr pour sou­le­ver le peuple au regard des échecs des der­nières révo­lu­tions (1830, 1848) et de la répres­sion extrê­me­ment bru­tale de la Commune de Paris (Cafiero salue­rait ain­si, en 1881, l’assassinat du tsar Alexandre II à Saint-Pétersbourg). Il est d’usage, dans les publi­ca­tions uni­ver­si­taires, his­to­riques et mili­tantes, d’attribuer une phrase, deve­nue fameusse, à l’anarchiste russe Kropotkine : « Notre action doit être la révolte per­ma­nente, par la parole, par l’écrit, par le poi­gnard, le fusil, la dyna­mite, et même, par­fois, par le bul­le­tin de vote, lorsqu’il s’agit de voter pour Blanqui et Trinquet quand ils sont inéli­gibles. […] Tout ce qui n’est pas légal est bon, pour nous. » Publiée dans un article du pério­dique Le Révolté, en 1880, et tron­quée plus sou­vent qu’à son tour (le pas­sage sur le bul­le­tin de vote dis­pa­rais­sant curieu­se­ment). Le texte est en réa­li­té de Cafiero. Mais si l’Italien avait pris ses dis­tances avec les schèmes mar­xistes, il n’en éta­lait pas moins quelque pro­gres­sisme naïf et béat, confiant au futur le soin d’apporter le bon­heur aux humains. Il hasar­de­ra ain­si dans l’un de ses textes : « On pour­ra bien lais­ser à cha­cun prendre à volon­té ce dont il aura besoin, puisqu’il y en aura assez pour tous. On n’aura plus besoin de deman­der plus de tra­vail que cha­cun n’en vou­dra don­ner, parce qu’il y aura tou­jours assez de pro­duits pour le len­de­main45. »

« Cafiero vécut quelque temps à la Baronata en ermite, s’occupant des vaches, du bois et du fumier, puis, sans un sou, aban­don­na la Suisse pour assis­ter un pho­to­graphe à Milan. »

L’avenir, sous sa plume, avait des allures de jar­din d’Éden : un jour, « le tra­vail per­dra le carac­tère ignoble de l’asservissement, en lui lais­sant seule­ment le charme d’un besoin moral et phy­sique, comme celui d’étudier, de vivre avec la nature46 » ; un jour, « les hommes pour­ront vivre dans la concorde et la fra­ter­ni­té47 »… Contrairement à cer­tains cou­rants socia­listes tech­no­cri­tiques, Cafiero envi­sa­geait posi­ti­ve­ment le déve­lop­pe­ment des machines (« ces puis­sants auxi­liaires du tra­vail29 »), à condi­tion qu’elles pussent apai­ser les tra­vailleurs dans leur labeur. Il était enfant de son siècle, celui de tous les pos­sibles. Le sui­vant, qu’il ne put connaître, se char­ge­ra, sans doute une fois pour toutes, de faire obs­tacle aux rêve­ries les plus généreuses.

Mesquinerie de l’ordinaire et du pré­sent, pour­tant : une mai­son sema le trouble dans une fou­droyante ami­tié. Cafiero, fort de l’héritage fami­lial, avait dépen­sé sans comp­ter pour la cause et ins­tal­lé Bakounine dans une superbe demeure suisse au bord du Lac Majeur (éga­le­ment conçue pour deve­nir un espace inter­na­tio­nal voué à la Révolution), dont il pre­nait l’intégralité des frais et des tra­vaux à sa charge. James Guillaume fera le récit détaillé et chif­fré de cette décon­fi­ture dans le troi­sième tome de L’Internationale : « Bakounine et Cafiero, qui n’avaient pas la moindre expé­rience en matière de finance, se lan­cèrent dans des acqui­si­tions suc­ces­sives, consé­quences de la pre­mière, firent exé­cu­ter des tra­vaux coû­teux, se lais­sèrent trom­per par des entre­pre­neurs, des inter­mé­diaires et des intri­gants sans scru­pules, jetèrent sans comp­ter l’argent par les fenêtres ; et l’affaire de la Baronata devait finir, au bout d’un an, par la ruine à peu près com­plète de Cafiero et une brouille momen­ta­née entre lui et Bakounine48. »

Cafiero trou­va rapi­de­ment Bakounine trop à ses aises et man­quant, par son confort quo­ti­dien et sa légè­re­té de vivre somme toute assez bour­geois, à ses devoirs révo­lu­tion­naires (l’un des bio­graphes ita­liens de Cafiero esti­me­ra que Bakounine trou­vait, en retour, son ami trop intran­si­geant et trop puriste ; l’historien Max Nettlau rap­por­te­ra quant à lui que Cafiero mani­fes­tait peu de tolé­rance pour qui ne pen­sait pas comme lui). Brouille, donc, et départ de Bakounine — il s’en alla, cha­grin et sui­ci­daire, rejoindre Malatesta pour le fias­co insur­rec­tion­nel ita­lien que l’on sait… Cafiero vécut quelque temps à la Baronata en ermite, s’occupant des vaches, du bois et du fumier, puis, sans un sou, aban­don­na la Suisse pour assis­ter un pho­to­graphe à Milan. Le Russe revint sur leur rup­ture dans son Mémoire jus­ti­fi­ca­tif — il s’agit, bien sûr, de sa « ver­sion des faits » : un récit en clair-obs­cur où l’anarchiste assure ne rien entendre de la décep­tion ou de l’amertume de son ami, tout en admet­tant, il est vrai, qu’il usa de sa for­tune (moins colos­sale, pré­ci­sa-t-il, que l’on a bien vou­lu le dire) pour la bonne rai­son qu’il lui fal­lait prendre soin de sa famille (une femme, trois enfants et un beau-père)… Il jura s’en vou­loir, tout en ajou­tant : « Ai-je besoin de dire que Carlo, dans toutes ces affaires, entre­prises et pro­messes, a été ins­pi­ré du plus pur dévoue­ment fra­ter­nel, et que ce fut pré­ci­sé­ment cette gran­deur d’âme fra­ter­nelle qui me fit accep­ter aveu­glé­ment tout ce qu’il m’avait pro­po­sé ? » Quelques reproches plus per­son­nels émaillent ce docu­ment. Cafiero en serait venu à consi­dé­rer Bakounine « comme un vieux chif­fon abso­lu­ment inutile et bon à jeter à tous les vents » ; il fai­sait preuve d’« abs­trac­tion révo­lu­tion­naire » ; il n’était, du fait de son « obs­ti­na­tion extra­or­di­naire », jamais capable d’entendre une nou­velle idée « au prime abord ». Les deux com­plices se retrou­ve­raient pour­tant, pas­sant outre les ran­cunes et les impairs. Le 10 octobre 1875, Cafiero confie­rait à son ami : « Je t’écrirai, Michel [Mikhaïl, en fran­çais], aus­si­tôt arri­vé là-bas. Je t’embrasse, Michel, je t’embrasse bien for­te­ment, je t’embrasse encore46. »

[Afro Basaldella]

L’égaliberté communiste libertaire

Cafiero, on l’a dit, sort de pri­son au len­de­main de l’amnistie royale. Nous sommes en 1878 ; il a trente-deux ans, plus de père depuis long­temps, une for­tune entiè­re­ment dila­pi­dée, deux gué­rillas man­quées au comp­teur et un com­pa­gnon-modèle mort en che­min — Bakounine dis­pa­rut deux années aupa­ra­vant, des suites d’une uré­mie. Il avait pro­fi­té de son incar­cé­ra­tion pour lire le Capital de Marx, dans une tra­duc­tion fran­çaise. Le texte, qu’il per­çoit comme por­teur d’une véri­té nou­velle, l’éblouit à ce point qu’il vou­lut aus­si­tôt le faire connaître au public ita­lien. Non point aux let­trés (qui, de toute façon, savaient déjà le lire en alle­mand ou en fran­çais), mais aux tra­vailleurs. Aux gens du com­mun. À ceux qui, les pre­miers, devraient avoir accès à ces textes théo­riques afin d’affermir leur lutte. Le Capital, par trop savant et scien­ti­fique, n’est pas lisible par les Italiens les moins ins­truits : Cafiero rédi­gea en pri­son un abré­gé, une syn­thèse en dix cha­pitres. Il le publia en 1879, un an après sa libé­ra­tion. Un sou­ci péda­go­gique dont il avait déjà fait preuve en com­man­dant un ouvrage didac­tique à son ami James Guillaume, qu’il tra­dui­sit ensuite en ita­lien (le livre paraî­trait en fran­çais sous le titre Idées sur l’organisation sociale). Guillaume — avec, on l’imagine, l’appui de Cafiero — y rap­pe­lait que la révo­lu­tion ne se com­mande pas et qu’elle échappe à tous les modèles et plans éta­blis en amont ; elle doit prendre en compte la pay­san­ne­rie, s’articuler sur la base de com­munes fédé­rées et pro­cé­der, par effet domi­no, de façon inter­na­tio­na­liste. Cafiero ras­semble éga­le­ment, avec d’autres, de l’argent pour les pri­son­niers poli­tiques dépor­tés en Nouvelle-Calédonie.

« Non plus reje­ter le com­mu­nisme — comme le fai­saient Bakounine et Proudhon —, non plus mépri­ser l’anarchisme — comme le fai­saient Marx et Engels —, mais récon­ci­lier les frères ennemis. »

De France, il adresse son livre à Marx, en deux exem­plaires, et joint un cour­rier des plus solen­nels, lui don­nant du « très esti­mé Monsieur » et du « Votre très dévoué49 ». L’intéressé lui répond quelques jours plus tard : il le remer­cie pour la « grande supé­rio­ri­té50 » de son tra­vail et se dit lui aus­si son dévoué — leurs échanges s’arrêtent ici. Est-ce pour Cafiero un retour au mar­xisme, après avoir tué le père en ral­liant son illustre rival ? Un aban­don de l’anarchisme ? Une fusion, plu­tôt. Il publie en 1880 l’article « Anarchie et com­mu­nisme » afin d’exposer son point de vue : il n’est de révo­lu­tion pos­sible sans l’alliance du rouge et du noir (rap­pe­lons que le « com­mu­nisme liber­taire » fut, pour la pre­mière fois, pro­cla­mé comme doc­trine poli­tique et phi­lo­so­phique en 1876, par la Fédération ita­lienne de la Première Internationale, via, notam­ment, Cafiero et Malatesta). Non plus reje­ter le com­mu­nisme — comme le fai­saient Bakounine et Proudhon —, non plus mépri­ser l’anarchisme — comme le fai­saient Marx et Engels —, mais récon­ci­lier les frères enne­mis51 afin de com­bler les carences res­pec­tives tout en démul­ti­pliant les forces des deux cou­rants. Cafiero n’en conti­nue pas moins de croire que la lutte passe, d’abord, par le mou­ve­ment d’une mino­ri­té agis­sante (même dix per­sonnes), capable d’allumer la mèche popu­laire. Aux com­mu­nistes qui affirment que la liber­té découle de l’égalité, Cafiero oppose la vie des com­mu­nau­tés reli­gieuses : chaque indi­vi­du vaut son pro­chain mais nulle liber­té ne cir­cule. Le « des­po­tisme », écrit-il, y règne même en maître. Cafiero parle de « vraie liber­té », qu’il asso­cie expli­ci­te­ment à l’anarchie (sans « isme », note-t-on). Il en exis­te­rait dès lors une « fausse » ? Le texte n’en dit mot mais il n’est pas dif­fi­cile de lire entre les lignes : Cafiero dénonce en creux la liber­té des libé­raux, celle de la jungle, du plus fort, du renard libre d’être ce qu’il est au sein d’un pou­lailler. D’où l’impérieuse néces­si­té de les com­bi­ner ensemble : l’anarchie (la liber­té) et le com­mu­nisme (l’égalité). Cafiero ramasse sa pen­sée en une for­mule aus­si brève qu’efficace : « Nous vou­lons la liber­té, c’est-à-dire l’anarchie, et l’égalité, c’est-à-dire le com­mu­nisme. » Son anar­chie pour­fend trois enne­mis (l’autorité, le pou­voir et l’État) et son com­mu­nisme entend s’emparer des richesses « au nom de l’humanité ».

En lieu et place du mode de pro­duc­tion capi­ta­liste (qu’il résume ain­si : « ta mort est ma vie »), Cafiero pro­pose l’axiome qui suit : « Chacun pour tous et tous pour cha­cun. » Ni l’individu sacri­fié sur l’autel du col­lec­tif, ni l’individu seul maître à bord. « On ne peut pas être anar­chiste sans être com­mu­niste. […] L’anarchie et le com­mu­nisme sont les deux termes néces­saires de la révo­lu­tion. » Cette union lui per­met ain­si de sur­mon­ter le dilemme vieux comme le monde qui n’attend que d’être chan­gé, entre liber­té et éga­li­té. Empruntons ici au phi­lo­sophe Étienne Balibar son terme d’« éga­li­ber­té », sti­pu­lant que « E = L52 », autre­ment dit : il n’est pas de prio­ri­té légi­time, dans une pers­pec­tive éman­ci­pa­trice, entre les deux pro­po­si­tions. Cafiero che­mine sur la crête pour main­te­nir la seule posi­tion valable qui soit : celle du funam­bule — ni l’individualisme, ni l’autoritarisme com­mu­niste. Il pro­pose un dépas­se­ment dia­lo­gique en sur­mon­tant, par un tra­vail de confron­ta­tion posi­tif, deux notions a prio­ri anta­go­nistes, concur­rentes mais, fina­le­ment, complémentaires.

[Afro Basaldella]

Le suicidé de la société

Carlo Cafiero se sépare d’un ancien cama­rade, Andrea Costa, lorsque ce der­nier ral­lie les rangs du suf­frage uni­ver­sel et obtient un poste de dépu­té. Il tonne et tranche : le réfor­misme est une impasse et le capi­ta­lisme demeure, du fait même de sa nature, impos­sible à amen­der — il faut l’abattre, sans autre forme de pro­cès. Nulles rus­tines. Nuls accom­mo­de­ments. Seulement la lutte de fond en comble (dans un texte écrit le 27 juin 1881 et paru dans Il Grido del popo­lo, il évoque ain­si une guerre sans mer­ci contre les oppres­seurs). Il se rend à Marseille, tra­vaille comme docker et cui­si­nier, est expul­sé de France, part en Suisse puis à Londres. « Amis, déclare-t-il aux funé­railles d’un frère de lutte qui a som­bré, il nous faut hâter la révo­lu­tion autant que faire se peut, car, voyez-vous, nos amis se laissent mou­rir, en pri­son, en exil, ou fous de trop de dou­leurs53 ». Mais la révo­lu­tion — qu’il décrit dans son essai inache­vé Rivoluzione comme « la loi inexo­rable de tout pro­grès humain47 » — ne vient pas et Cafiero com­mence à vaciller. Une fièvre féroce, d’abord. Le début d’une des­cente aux enfers. Il refuse de don­ner son adresse à qui­conque de crainte d’être espion­né. Il écrit vou­loir se défaire de l’anarchisme mais non de l’anarchie et décide, en 1882 et à l’effroi ou la sur­prise géné­rale, d’appuyer une cam­pagne élec­to­rale en Italie : le suc­cès du très récent Parti socia­liste révo­lu­tion­naire ita­lien, fon­dé par ce même Costa, et l’essor des for­ma­tions sociales-démo­crates en Allemagne le conduisent subi­te­ment à revoir ses posi­tions. Il ne faut pas s’isoler des masses, estime-t-il : mieux vaut avan­cer d’un seul pas, aux côtés des gens, que de cou­rir iso­lé dans la plus pure abs­trac­tion. Évolution stra­té­gique ou signe de sa folie nais­sante ? Les avis demeurent partagés.

« Il ne faut pas s’isoler des masses, estime-t-il : mieux vaut avan­cer d’un seul pas, aux côtés des gens, que de cou­rir iso­lé dans la plus pure abstraction. »

Il se fait arrê­ter (sans le moindre mobile) et, de sa cel­lule, s’ouvre les veines de la main gauche au moyen d’une bou­teille bri­sée. Le sui­cide manque à ses fins. Libéré, il est contraint à l’exil et retourne en Suisse. Il tente de nou­veau de mettre fin à ses jours, en s’ouvrant la gorge avec un verre à dents cas­sé (Nunzio Pernicone écri­ra dans Italian Anarchism : avec le verre de ses lunettes). Phases de vio­lente dépres­sion, crises déli­rantes, perte de poids… Marx meurt et Cafiero se méfie de son entou­rage. Il ne voit presque plus per­sonne. Se met à chu­cho­ter en public. Croit déce­ler par­tout des agents doubles et se per­suade que le pou­voir ita­lien l’écoute via les nou­veaux réseaux télé­pho­niques. Il chasse ses hôtes de chez lui puis s’excuse, à grand ren­fort d’accolades, quelques jours plus tard en leur expli­quant qu’il n’est plus fait pour la socié­té des hommes et qu’il lui faut s’échapper. Partir loin, seul. À Florence, on le retrouve dans une grotte, tran­si de froid ; il erre de ville en ville, maigre corps blême à la dérive — on le croise cou­rant nu dans un champ… Il est inter­né et, en 1886, décla­ré fou, cli­ni­que­ment fou. L’homme se sent per­pé­tuel­le­ment per­sé­cu­té — même s’il connaît aus­si des périodes d’accalmie au cours des­quelles sa folie feint la rai­son jusqu’à explo­ser de nou­veau. Il fume beau­coup, demande à por­ter des habits de cou­leur rouge, tente de rete­nir les rayons du soleil en fer­mant les volets et refuse de man­ger de la viande. Un même motif paraît l’obséder : se trou­ver tout en haut d’une mon­tagne, seul et nu. Il aime­rait être rasé (che­veux, barbe, corps) pour que des plumes puissent pous­ser de son corps et qu’il s’envole ensuite. Un jour, il croise des pay­sans qui s’alimentent de pain ras­sis et s’en va aus­si­tôt à la ren­contre des pro­prié­taires de la mai­son qui les emploient pour hur­ler qu’il est hon­teux qu’ils puissent, eux qui ne fichent rien, jouir du pain blanc et lais­ser les tra­vailleurs man­ger ce dont même les bêtes ne vou­draient pas. Le reste du temps, il est décrit comme silen­cieux, cour­tois et aimable.

À la même période, un cer­tain Nietzsche — dont on a pu dire à tort qu’il était anar­chiste — sombre lui aus­si dans la démence, dans le pays natal de Cafiero. Comment expli­quer pareille déchéance ? Kropotkine y ver­ra les séquelles d’une décep­tion amou­reuse : la fémi­niste com­mu­niste liber­taire russe Anna Kuliscioff, vivant en Italie depuis 1878, l’aurait reje­té. Richard Drake et Pernicone esti­me­ront que les incar­cé­ra­tions répé­tées, la répres­sion poli­cière, les défaites suc­ces­sives et l’amer constat de l’échec des luttes éman­ci­pa­trices en Europe influe­ront sur son psy­chisme. L’historien socia­liste Gianni Bosio écri­ra quant à lui : « Ce fut une folie engen­drée par une socié­té injuste et ingrate, une folie ali­men­tée par la foi dans les hommes et le pro­grès. Ce fut une folie de l’avenir : une folie rouge54. » Carlo Cafiero meurt d’une tuber­cu­lose intes­ti­nale, le 17 juillet 1892, dans les murs de l’asile Nocera Inferiore, quelques jours après l’exécution, à Montbrison, de l’anarchiste Ravachol.

[Afro Basaldella]

Sa vie fut brève : qua­rante-cinq années. Corps de glaces et de par­ti­cules fen­dant le ciel du XIXe, siècle de l’ampoule élec­trique, de la bicy­clette et du code morse, comète dis­pa­rue par­mi les fous, peau bouf­fée par la mala­die. Cafiero fut du temps des révo­lu­tions et de l’abolition de l’esclavage. La révo­lu­tion n’était pas une hypo­thèse, seule­ment un hori­zon. Une unique ques­tion se posait : quand ? Impulsif et exces­sif, tour à tour tran­chant et fort amène, impla­cable et doux, ce soli­taire était han­té par le sort du col­lec­tif humain. Produit de la noblesse qui, comme tant d’autres avant et après lui, redou­bla d’efforts et d’intransigeance pour s’en arra­cher et « sau­ver » les dam­nés qui n’étaient pas issus de sa classe. Carlo Cafiero cœur et tripes nous file par­fois entre les doigts : le je se jouait alors au plu­riel. Plusieurs bio­graphes et com­men­ta­teurs s’interrogeront : Cafiero connut-il une vie intime ? des amours ? Pier Carlo Masini écri­ra que, non­obs­tant le manque cruel d’informations en la matière, son seul grand amour fut la Révolution ; Richard Drake enté­ri­ne­ra : Cafiero réser­vait l’intégralité de sa nature pas­sion­née à la poli­tique. Moine-sol­dat, âme ascète dont le cœur ne bat qu’en brèche. Notre homme est d’abord l’Histoire qu’il vou­lut prendre au cou. L’individu, dans l’intimité qui le tient, s’efface der­rière la scène de son temps.

Des enfants ont été appe­lés Cafiero en mémoire du mar­tyr et son exis­tence écor­chée a ins­pi­ré chan­sons, toiles et son­nets. La revue Critica sociale écri­ra qu’il fut un héros du socia­lisme, une âme sen­sible et bonne comme le furent jadis celles des apôtres ; l’économiste Arturo Labriola dira qu’il fut un Don Quichotte idéa­liste, posi­ti­viste, che­va­lier déchu à la triste figure. Et Riccardo Bacchelli de trans­for­mer Cafiero en héros de roman, en 1927, avec Il dia­vo­lo al Pontelungo. Son ami et cama­rade Errico Malatesta jure­ra, oui, qu’il fut un grand homme — son sens du sacri­fice, sa géné­ro­si­té et sa pro­bi­té devraient l’ériger en « un si splen­dide exemple55 ». Laissons les saints à leurs textes sacrés et les sta­tues à d’autres ; ne man­quons jamais de regar­der les « modèles » droit dans les yeux, étroites car­casses de songes trop grands : Cafiero ne laisse aucun manuel, aucune ligne à suivre, seule­ment quelques éclats liber­taires-éga­li­taires indé­lé­biles, une révolte vis­cé­rale et une dou­leur qui n’ont pas d’âge. Il n’est pas vain de se rap­pe­ler qu’un fil nous tient, fût-il ténu, tête en dehors de leurs eaux glacées.


  1. Karl Marx, La Commune de Paris, Le Temps des cerises, 2013, p. 42.[]
  2. Selon les sources, on compte vingt-six, vingt-sept ou trente per­sonnes. Certaines se montrent plus approxi­ma­tives — à l’instar de Daniel Guérin qui, dans Ni Dieu ni Maître, parle d’environ trente per­sonnes. Dans La Fédération juras­sienne (Canevas édi­teur, p. 186.), Marianne Enckell évoque une « petite bande armée ».[]
  3. Nunzio Pernicone, Italian Anarchism, 1864-1892, Princeton University Press, 2014, p. 122.[]
  4. Traduit de l’italien par l’auteur — extrait du congrès « Di Berna dell’ Internazionale anti­au­to­ri­ta­ria », 1876.[]
  5. Pier Carlo Masini, Cafiero, Milano, 1974, p. 208.[]
  6. L’historien com­mu­niste Emilio Sereni dira, dans les pages de Il capi­ta­lis­mo nelle cam­pagne, que leur action tenait de l’infantilisme : l’anarchisme n’était influent que dans cer­taines villes (contrai­re­ment à l’Espagne).[]
  7. Malatesta : « Au prin­temps de 1874, une très vive agi­ta­tion s’était pro­duite sur dif­fé­rents points de l’Italie par suite de la baisse des salaires et du ren­ché­ris­se­ment exor­bi­tant des objets de consom­ma­tion. Dans un grand nombre de loca­li­tés, les maga­sins furent pris d’assaut et mis au pillage. » Cité par James Guillaume dans le tome III de son Internationale, docu­ments et sou­ve­nirs, Société nou­velle de librai­rie et d’édition, P.-V. Stock, 1909, p. 189.[]
  8. Variante ortho­gra­phique : Olimpia Kutusov.[]
  9. Cité par James Guillaume, L’Internationale, docu­ments et sou­ve­nirs (1864-1878), tome III, cha­pitre VIII, op. cit.[]
  10. Hanns-Erich Kaminski, Michel Bakounine, la vie d’un révo­lu­tion­naire, Aubier, p. 331.[]
  11. Cité par James Guillaume, L’Internationale, docu­ments et sou­ve­nirs (1864-1878), op. cit.[]
  12. Extrait du Mémoire jus­ti­fi­ca­tif de Bakounine, cité par James Guillaume, L’Internationale, docu­ments et sou­ve­nirs (1864-1878), op. cit.[]
  13. Chiffre indi­qué par R. Brosio dans son article « La ban­da del Matese — La guer­ri­glia insur­re­zio­nale come “pro­pa­gan­da del fat­to” nell’Italia del seco­lo scor­so ».[]
  14. Dans son essai Rivoluzione (1881), il écri­ra, peut-être en lien avec son par­cours propre, que la famille est « la pre­mière expres­sion » de toute une série de pou­voirs alié­nants.[]
  15. Richard Drake, Apostles and Agitators : Italy’s Marxist Revolutionary Tradition, Harvard University Press, 2009, p. 29.[]
  16. « Carlo Cafiero », Giampiero Galzerano, 1992.[]
  17. Pier Carlo Masini esti­me­ra, dans son Cafiero, qu’il est tou­te­fois pos­sible d’imaginer que le jeune Cafiero se fût por­té volon­taire.[]
  18. Cité par Pier Carlo Masini, Cafiero, op.cit. p. 20.[]
  19. Ibid., pp. 20-21.[]
  20. La chose est fameuse : Marx refu­sait lui-même ce qua­li­fi­ca­tif.[]
  21. Mathieu Léonard, L’Émancipation des tra­vailleurs — Une his­toire de la Première Internationale, La Fabrique, 2011, pp.177-178.[]
  22. L’ouvrage La cor­ris­pon­den­za di Marx e Engels con ita­lia­ni, paru en 1964, s’est char­gé de les ras­sem­bler.[]
  23. Richard Drake, op. cit., p. 30.[]
  24. Ibid., p. 32.[]
  25. Dans Étatisme et anar­chie, Bakounine a dres­sé un por­trait contras­té de Marx : « Nerveux, cer­tains disent jusqu’à la couar­dise, il est extrê­me­ment vani­teux et ambi­tieux, que­rel­leur, into­lé­rant et abso­lu comme Jéhovah, le Dieu de ses ancêtres, et comme lui vin­di­ca­tif jusqu’à la démence. Il n’est pas de men­songe ou de calom­nie qu’il ne soit capable d’inventer et de répandre contre ceux qui ont eu le mal­heur de sus­ci­ter sa jalou­sie ou, ce qui revient au même, son ani­mo­si­té. […] Sous ce rap­port, il est tout à fait l’homme poli­tique. Telles sont ses qua­li­tés néga­tives. Mais il en a beau­coup de posi­tives. Il est très intel­li­gent et pos­sède une culture extrê­me­ment vaste. […] Il est rare de trou­ver un homme ayant tant de connais­sances et lu autant, et aus­si intel­li­gem­ment, que M. Marx. » Tops / H. Trinquier, 2009, pp. 316-317.[]
  26. Cité par Mathieu Léonard, L’Émancipation des tra­vailleurs — Une his­toire de la Première Internationale, op. cit., p. 289.[]
  27. Cité par Mathieu Léonard dans l’avant-propos à Abrégé du Capital de Karl Marx, Le Chien rouge, 2013, p. 15.[]
  28. Lettre du 12 juin 1872, Richard Drake, op. cit., p. 33.[]
  29. Ibid.[][]
  30. Voir, notam­ment, les ana­lyses d’Engels dans l’Anti-Dühring.[]
  31. Lettre à Jospeh Weydemeyer, 1852, tome IV des Œuvres com­plètes de Marx à la Pléiade, p. 1680.[]
  32. Carlo Cafiero, « Anarchie et com­mu­nisme », Le Révolté, 1880.[]
  33. Mikhaïl Bakounine esti­mait pour sa part : « Le pseu­do-État popu­laire ne sera rien d’autre que le gou­ver­ne­ment des­po­tique des masses pro­lé­taires par une nou­velle et très res­treinte aris­to­cra­tie de vrais ou de pré­ten­dus savants. Le peuple n’étant pas savant, il sera entiè­re­ment affran­chi des sou­cis gou­ver­ne­men­taux et tout entier inté­gré dans le trou­peau des gou­ver­nés. Bel affran­chis­se­ment ! » Étatisme et anar­chie, Tops / H. Trinquier, 2009, p. 347.[]
  34. Lénine, L’État et la révo­lu­tion, Gonthier, 1964, p. 96.[]
  35. Ibid., p. 26.[]
  36. Extrait de son dis­cours de Chengdu, 20 mars 1958.[]
  37. Löwy met ain­si en évi­dence la notion de zeit­wi­drig (« contre­temps ») chez Marx, qui entra­ve­rait cette rigi­di­té déter­mi­niste (voir « Marx, l’aventure conti­nue », Rouge, n° 1671, 8 février 1996). De même, Balibar estime que Marx n’avait pas « en vue » un tel évo­lu­tion­nisme, en dépit du « sché­ma de cau­sa­li­té » qu’il a mis en place — ses der­nières obser­va­tions à pro­pos de la situa­tion russe (contra­dic­toires, au regard d’anciens textes) per­mettent, estime-t-il, de remettre en ques­tion cette « ligne unique de déve­lop­pe­ment de l’histoire uni­ver­selle » (voir La Philosophie de Marx).[]
  38. Paul Ariès, La Simplicité volon­taire contre le mythe de l’abondance, La Découverte, 2011, p. 82.[]
  39. Karl Marx, Le Capital, cha­pitre XXIV, « Le Procès d’accumulation du capi­tal », Quadrige/PUF, 1993, p. 856.[]
  40. « Les pay­sans par­cel­laires consti­tuent une masse énorme dont les membres vivent tous dans la même situa­tion, mais sans être unis les uns aux autres par des rap­ports variés. Leur mode de pro­duc­tion les isole les uns des autres, au lieu de les ame­ner à des rela­tions réci­proques. » Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, GF Flammarion, 2007, p. 190.[]
  41. K. Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, GF Flammarion, 2007, p. 191.[]
  42. K. Marx & F. Engels, Manifeste du par­ti com­mu­niste, Librio, 2007, p. 34.[]
  43. Carlo Cafiero, La Plebe, Milano, 26-27 novembre 1875.[]
  44. « Les temps sont mûrs lorsque l’injustice domine, lorsque le mal triomphe, lorsque la mesure est comble, lorsque la voix de l’humanité outra­gée se lève, ter­rible, en fai­sant geler le sang des traîtres et des para­sites. Les temps sont mûrs parce qu’on entend dans l’air un bruit qui est comme la voix des mil­liers et mil­liers de cris de dou­leur et de rage, parce que l’écho se réper­cute, reten­tis­sant depuis les chaînes de mon­tagnes d’Irlande jusqu’à celles de la Sicile ; parce qu’une grande pen­sée rap­proche les ouvriers de toute la pla­nète ; parce que tous les esclaves doivent être unis. Oui, le pol­len est mûr et il est en train de tom­ber, c’est pour­quoi l’ovaire se détend, impa­tiente, en implo­rant le bai­ser fécon­da­teur. Préparons le ter­rain qu’on veut culti­ver. Nous devons récu­pé­rer la plus grande par­tie de l’humanité, qui dépé­rit dépour­vue d’une pen­sée, de la digni­té, de la vie. » Carlo Cafiero, « I tem­pi non sono matu­ri ! », La Plebe, Milano, 26-27 novembre 1875 (tra­duc­tion de Luis Dapelo, pour le pré­sent article).[]
  45. Carlo Cafiero, « Anarchie et com­mu­nisme », op. cit.[]
  46. Ibid.[][]
  47. Carlo Cafiero, Rivoluzione, essai inache­vé.[][]
  48. James Guillaume, L’Internationale, docu­ments et sou­ve­nirs (1864-1878), op. cit.,p. 97.[]
  49. Carlo Cafiero, lettre publiée dans Abrégé du Capital de Karl Marx, op.cit., p. 152.[]
  50. Ibid., p. 155.[]
  51. Nous emprun­tons ici la for­mule de Daniel Guérin, qui œuvra, à par­tir de la fin des années 1960, à une récon­ci­lia­tion défi­ni­tive de l’anarchisme et du com­mu­nisme mar­xiste.[]
  52. Étienne Balibar, La Proposition de l’égaliberté, PUF, 2012, p. 70.[]
  53. Cité par Pier Carlo Masini, Cafiero, op.cit, p. 189.[]
  54. Cité par Domenico Tarizzo, L’Anarchie : his­toire des mou­ve­ments liber­taires dans le monde, Seghers, 1978, p. 66.[]
  55. Cité par Pier Carlo Masini, Cafiero, op. cit., p. 370.[]

REBONDS

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