Texte inédit pour Ballast
Récapitulons. Le , première journée de manifestations, a été la plus forte mobilisation de ces trente dernières années. Le 31 du même mois, plus de monde encore : près de 3 millions de manifestants. Petite baisse les 7, 11 et 16 février, vacances obligent. Prochaine date fixée par l’intersyndicale : le 7 mars ; son objectif affiché : « mettre la France à l’arrêt » si le gouvernement continue de piétiner la démocratie. La réponse tombe quelques jours plus tard : « Nous ne voulons pas renoncer, nous ne renoncerons pas à notre réforme des retraites » (c’est Olivier Véran qui parle). « On doit porter ce discours et faire appel à la responsabilité des oppositions » (cette fois, c’est Macron). Le message est clair : le gouvernement va continuer. De quoi se décourager ? En rien. Un conseiller présidentiel a récemment révélé au journal L’Opinion les conditions de leur défaite : « Le seul événement qui pourrait faire bouger le président, c’est un pays à l’arrêt, c’est-à-dire une grève générale reconductible qui produirait un choc économique. » Nous savons donc tous et toutes ce qu’il reste à faire. D’ici là, nous publions la suite de nos notes de grève.
[lire le premier volet : « Il faut bloquer le pays »]
6 février 2023
Grenoble, le soir.
Réunion mensuelle avec les camarades de Solidaires informatique, au local Solidaires Isère. Je touche deux mots du dernier petit livre de Bernard Friot : sans se prononcer sur la stratégie syndicale, il estime qu’on perd depuis trente-cinq ans car les opposant·es aux différentes réformes des retraites se placent sur le terrain de l’adversaire : la retraite serait un salaire différé des cotisations que chacun y a mis. Or, pour Friot, la retraite est un salaire continué et la libre activité des retraités pose les prémices d’un salariat sans subordination. Il met sur la table la revendication d’une pension équivalente à 100 % du salaire net des six meilleurs mois sans condition d’annuité. Ce dernier point est important car les personnes qui sont le plus pénalisées par la condition des annuités (qu’elles soient de 37,5 ou 43 ans) sont les femmes, les travailleurs et travailleuses immigré·es.
On démarre la réunion avec un premier tour de table sur les situations ou les problèmes que chacun⋅e a rencontrés dans son entreprise. A. prend la parole. Toujours en période d’essai, il avait hésité à faire grève le 19 janvier. Le 31 janvier, il s’est laissé emporté par l’énergie du mouvement et a été gréviste. Peu de temps après, sa hiérarchie commence à lui faire des reproches professionnels — alors qu’il n’en a jamais eu en plusieurs mois. Il a un entretien avec les ressources humaines dans deux jours (demain 7 février, il fera aussi grève). Sa crainte : une rupture de sa période d’essai, le calendrier sur les reproches professionnels étant fortement suspect. Il apprendra bientôt qu’il sera effectivement mis à la porte, après six mois et demi dans la boîte — sa période d’essai durait huit mois, le maximum légal1. Je repense après coup à cette ordure de Gérard Collomb, qui avait proposé il y a quelques années une période d’essai de deux à trois ans pour les CDI. Si une telle horreur avait été mise en œuvre, combien de personnes se seraient privées de faire grève en ce moment ? [M.]
7 février
Le Puy-en-Velay.
« C’est la CGT devant et, parmi ses fédérations, la métallurgie d’abord. Toutes les centrales syndicales sont présentes. »
8 heures, dans un café du centre-ville. Un employé du département, chargé de saler et de déneiger les routes, entre dans les lieux, visiblement enthousiaste. Il salue chaque client, harangue sur les retraites, commence un chant puis entame la discussion au comptoir, avec le patron et un habitué. On blague beaucoup. Des fanions indiquent que dans ce bar d’une petite ville du Massif central, on supporte Marseille. À côté des drapeaux bleus et blancs, les photos de clubs de foot locaux. La discussion passe du coq-à-l’âne, c’est-à-dire du dernier match au mouvement social. Un nouvel arrivant. À peine la porte franchie que son ballon de rosé l’attend, rempli à ras, sur le zinc. Un père et son fils commandent des cafés. Ils sont en avance pour manifester. Un homme, debout, lit le journal : on se retrouvera deux heures plus tard — il aura la chasuble rouge de FO sur le dos.
10 heures 30. La sono grésille de la voix d’une militante qui tente de mettre de l’ordre dans le cortège avant qu’il ne démarre. C’est la CGT devant et, parmi ses fédérations, la métallurgie d’abord. Toutes les centrales syndicales sont présentes. Il y a aussi les communistes libertaires de l’UCL, étonnamment bien implantés ici. Un homme tient une librairie ambulante et énonce ses titres comme au marché la promotion du jour sur les oranges : « Demandez L’Anarchie ! » Le cortège démarre, marche vite. Deux jeunes tiennent une banderole. À l’autre bout, leurs parents. Ils viennent d’Yssingeaux, une ville d’un peu plus de 7 000 habitant·es, située à 30 kilomètres d’ici, en direction de Saint-Étienne. L’un est au collège, l’autre au lycée, en première. Ils sont en vacances depuis la veille. Leur présence est évidente : « C’est important » expliquent-ils sans prendre la peine d’étayer. Les parents sont engagés depuis longtemps. Ils ont l’habitude de parler de l’actualité politique à la maison.
Plus haut, un drapeau attire l’attention : « CGT-Forêt ». J’imagine pics noirs, blaireaux et sangliers tenir un piquet de grève sous un grand épicéa. C’est Anne-Sophie qui le tient. À ses côtés, Mickaël, encarté au SNUPFEN, le syndicat majoritaire de l’Office national des forêts, dont l’un des porte-paroles nous avait confié un témoignage il y a quelques années. Anne-Sophie a une cinquantaine d’années et Mickaël dix de moins. Tous deux ont la charge de plus de 1 000 hectares de forêt. Un travail physique : il faut arpenter régulièrement chaque parcelle pour veiller sur l’état sanitaire des peuplements, suivre les arbres intéressants pour la biodiversité, choisir ceux qui seront coupés lors du prochain passage des machines, superviser la réfection d’une desserte ou la mise en œuvre d’une éclaircie. En hiver, la neige est épaisse dans certains massifs du département. Les skis et les raquettes aident un peu, oui, mais lorsque les genoux font souffrir, ça reste compliqué. Un arrêt de travail ? Un aménagement de poste ? Pour Anne-Sophie, ça n’est pas envisageable. Si elle le demande, elle ne sera pas remplacée. Sa charge de travail sera reportée sur les autres membres d’une équipe déjà en sous-effectif. Il y a quelques années, la retraite des forestiers et des forestières à été repoussée une première fois. Il était possible alors de partir à 55 ans si on avait exercé le métier d’ouvrier forestier pendant au moins vingt années. Sous couvert d’un changement de catégorie et d’une apparente revalorisation, c’est la traque des « régimes spéciaux » qui se poursuit. [R.]
11 février
Marseille.
Vieux-Port. Ses pavés en auront vu, de l’Histoire ! Ce port est le théâtre antique d’un sacré palimpseste. Par cargo, la vie ouvrière l’a piétiné, la misère y a défilé. Du docker, du marin, du prolétaire et même du lumpen de 1ère classe (tu connais bien tout ça, toi, mon Banjo ?). Mais bref : 2023, tout le monde descend. Dorénavant, sur cette place, c’est pieds de grues et perches à selfies, le débarquement de touristes en barre. Et, aujourd’hui, en ce jour de grève, c’est encore une tout autre scène qui se déroule. Sur la toile de fond de cette anse, on apprête. La peinture qui coule s’étale sur un fond soleil, brûlant de monde. Bleu immaculé, par trop vif — un bleu VHS. Les sourires y éclatent sur des lèvres jaunes Pernot. « Y a de la joie ! » Et il est vrai qu’au milieu de cette marée humaine, cette masse multicolore, Élias, y a de la joie. La joie de la masse et sa puissance en action. Mais, là, déjà, le sombre d’un cumulonimbus critique s’installe dans le fond de ma vieille cataracte. Tous ces rires à l’unisson sonnent un peu flou. Comme ce doux rêve que chantait le Trenet. Sur l’ambigu de cet air, les rétines rêvassent sur les traînes multicolores qui s’étalent sur ce cortège : un nuancier qui se déploie, ballons en chasubles, drapeaux en étiquettes, lettres en chiffres. L’intersyndicale en peinture ! Toutes les teintes réunies pour faire bloc. L’union : la victoire ? Au loin, dans le brouhaha sourd d’un mégaphone une voix vient percer : « Nous sommes réunis en tant que séparés. » Ça déborde, Guy ?
« Aujourd’hui, on a envie d’y croire : que les bases syndicales renverseront la table et reprendront leurs centrales en main pour les faire révolutionnaires ! »
Sous les miroirs du Vieux-Port se dédoublent des tâches d’un bleu encore jamais vu… Du bleu CFTC. Nouvel acronyme ici mais vieille couleur pourtant, plutôt discrète lors des précédentes fresques sociales. Du bleu chrétien. Nuance de nuance. Et puis l’orange CFDT — historiquement le jaune du syndicalisme —, l’ivoire cadre CFE-CGC, le pers clair UNSA (à ne pas confondre avec la CFTC, ni avec le bleu poulet d’Alliance). Et voilà le flamboyant rouge CGT qui s’avance ! Un cramoisi écrasé façon puzzle par la trahison LO — l’histoire d’Irving Brown résonne particulièrement à Marseille2 ! — et, là, déchiré en deux par le noir CNT. Une décomposition syndicale qui s’incarne au sein même du compact cortège. Marseille, oui. Les dockers. Alors Le Havre, aussi. C’était il y a longtemps, un reportage sur les terres du bourgmestre chenu, le bailli Édouard Philippe. Un docker au caractère bien trempé nous avait dit – je cite de mémoire : « Pour gagner, il ne faudrait qu’un seul syndicat. Historiquement, la CGT. On aurait comme ça un vrai rapport de force pour faire plier l’État et le patronat. » Toutes ces lettres sur le port comme l’échec de notre syndicalisme de classe : le spectre de notre division. Dit autrement : ce qui a affaibli la puissance de notre principal outil de transformation sociale, l’outil le plus précieux de la classe des dominés, le syndicat. De l’autre coté de la barricade, chez le patronat, de l’audace, il y a en a eu. Eux qui étaient divisés, aux intérêts souvent antagonistes, ils ont fini par se réunir, s’organiser et devenir cette puissance hégémonique qu’est le MEDEF3. Double mouvement contraire, donc, entre l’histoire du syndicalisme ouvrier et patronal. Le premier se divise et perd de sa puissance, l’autre s’unifie et devient hégémonique.
On accoste le MUCEM — la culture comme un pansement sur l’hémorragie sociale. Le cortège avance, agglutiné en chenille. Sur fond de Jul, la CFDT en force. Qui pour la mener ? Un Berger nous guidant droit dans le mur. Au lieu de mettre le pied dans l’encoignure de la porte, de l’enfoncer à coups de transpalette, il retournera sa veste intérieure jaune aux premières concessions Riester du gouvernement. « Ils ont retiré l’âge pivot : allez, on a gagné ! » Remballez — ou la victoire de la défaite4. Charte d’Amiens, où es-tu ? Augmentations des salaires ? Réappropriation des moyens de production ? Le syndicalisme révolutionnaire ? Oubliez ! Ça sera la victoire de la défaite. Ça sent le réchauffé. On comprend les locaux de la CFDT de Belleville caillassés, les slogans écrits par la base des syndicalistes : « Vous êtes là pour négocier le poids des chaînes ». Le « Front social » avait compris et analysé les raisons « centrales » de la défaite. Un des syndicalistes avait fait cette sortie lors des mobilisations contre la loi Travail : « Avant de vouloir reprendre le pouvoir au gouvernement et aux patrons, il va falloir le reprendre au sein même de nos propres syndicats. Il faut renverser les centrales ! » Aujourd’hui, on a envie d’y croire : que les bases syndicales renverseront la table et reprendront leurs centrales en main pour les faire révolutionnaires !
Les cris des étudiants et des lycéens me sortent de mes pensées. Leur énergie me rappelle ma jeunesse, nos manifestations lors du « dégraissement de mammouth » mais surtout cette joie profonde d’une lutte qui se fait fête. De la puissance presque à l’état brut qui déborde, qui éclabousse et qui danse, aveugle à toutes ces couches d’histoires. Souriant, complice et nostalgique face à leur enthousiasme, je finis cette manifestation par de la criée — je distribue une brochure imprimée pour l’occasion. Dans notre canard, un entretien du Réseau Salariat. Il faut s’armer ! Et plutôt que d’être sur la défensive, d’être « contre » : enfin être « pour », à l’offensive. Démocratiser les espaces de production, que les salariés les reprennent eux-mêmes. Rêvons de ZAD mais de Zones-À-Démocratiser. « ZAD partout ! ». Dans l’entreprise : ZAD. Les facultés : ZAD. Les banques, les autoroutes, les transports, l’énergie, l’hôpital… Créer des ZAD, reprendre la main. Je finis de zigzaguer entre la foule et mes pensées, les derniers du cortège disparaissent lentement. Les voitures reprennent peu à peu la rue. La police clôture le bal. Le port est parsemé de touristes qui sirotent leur café. Il ne reste que quelques tracts au sol et des badauds, drapeaux roulés, qui marchent comme si de rien n’était. [D.M.]
Grenoble.
Rendez-vous et parcours différents pour cette manifestation du samedi. La place Victor Hugo est inondée de soleil et de personnes. Une pancarte dépasse la foule : « Vous allez achever ma mère, bande de gros crevards de merde ». On ne saurait mieux dire. On tracte un peu et pose des stickers sur les poteaux le long sur les quais. Juste derrière la banderole syndicale, en tête du cortège CGT, les livreurs à vélo sont encore là. Les fumigènes craquent quand on passe entre Notre-Dame et les Halles. Au niveau de la place Félix Poulat se tient un rassemblement en soutien au peuple iranien et contre les récentes exécutions qu’ont subi les manifestant⋅es. Un cercle se forme autour, pour leur laisser de la visibilité, puis le cortège poursuit et termine au même point que le départ. Le vélo-sono présent à toutes les manifs fait danser un groupe de teufeurs et teufeuses. Avec des ami⋅es, on se retrouve dans un bar bien connu des militant·es politiques et syndicaux. La terrasse, tout comme l’intérieur, est remplie de manifestant·es venu·es se réconforter et se motiver pour la suite à donner. [M.]
Crozon.
« Et puis j’ai une pensée pour ma mère, infirmière scolaire, 61 ans, qui a été en arrêt maladie plusieurs semaines au début de cette année. »
C’est le premier rassemblement depuis le début du mouvement. Pour celles et ceux qui ne peuvent pas se déplacer à Brest ou à Quimper, deux villes plus loin qu’on le croirait, mais aussi parce qu’on sent qu’aujourd’hui, après les premières grèves qu’on osait espérer massives, c’est important de se mobiliser ici. On s’étonne du monde, on n’en attendait pas tant : près de 250 personnes sont venues ce matin devant la mairie, répondant à l’appel de plusieurs associations et avec le relais des syndicats. Pas mal de drapeaux de la CGT, quelques partis présents aussi. Ça discute entre amis, entre collègues, les gamins jouent sur le parking. Pour moi qui suis de passage et habitué des manifs parisiennes désertées par les gosses et les familles depuis des années du fait de la répression policière, ça change. Viennent les tours de paroles : un militant de la CGT qu’on sent aguerri, des gens qui racontent leur parcours, les conditions de travail, le scandale qu’il y aurait à continuer deux ans de plus, leur détermination, un tour de chant pour se réchauffer, puis la députée de la circonscription qui explique que ça commence à flipper à l’Assemblée. Ça s’est organisé à la va-vite mais devant l’affluence, rendez-vous est pris : la prochaine fois on s’y prendra plus tôt, la prochaine fois, on défile dans les rues. [B.]
16 février
Grenoble.
Il y a moins de monde et c’était attendu : on est en pleine période de vacances scolaires, et beaucoup sont en attente du 7 mars. Sur l’avenue Alsace-Lorraine, une conductrice essaie de forcer le cortège avec sa voiture. Ce n’est pas la première fois qu’il y a ce genre de soucis : dans la ville, à part les grands axes, beaucoup de routes ne sont pas sécurisées par la police. Ça a contraint les syndicats à organiser des services d’ordre (SO) pour gérer ces situations et éviter que ça ne dégénère. On commence à marcher alors qu’une sono crache La Semaine sanglante : « Ça branle dans le manche, les mauvais jours finiront ». La grève permet de respirer, de casser le rythme imposé par l’emploi. Mais j’ai remarqué qu’un jour de grève et de manif, je suis autant, si ce n’est plus fatigué qu’un jour de travail salarié (car l’investissement militant est aussi du travail, non rémunéré). Il faut dire que mon métier se passe dans un bureau chauffé l’hiver, éventuellement climatisé l’été : très loin d’être éprouvant physiquement — ce qui n’empêche pas deux collègues d’avoir une tendinite à cause de l’utilisation intensive de la souris sur ordinateur. Et puis j’ai une pensée pour ma mère, infirmière scolaire, 61 ans, qui a été en arrêt maladie plusieurs semaines au début de cette année — surmenée par le travail dans son collège et le travail domestique. Au téléphone, elle m’a glissé qu’elle réfléchissait à prendre une retraite plus anticipée que prévue. À quoi bon cotiser quelques trimestres supplémentaires si c’est pour se bousiller la santé ? Quoiqu’il en soit, elle aura une pension misérable. Les causes sont bien connues : une carrière hachée, trois enfants, des temps partiels et un salaire bien peu élevé. En somme, le lot de tant de femmes. C’est aussi pour elle que je suis là dans la rue. [M.]
Toulouse.
Ça y est, on voit enfin apparaître la perspective d’une lutte plus radicale face à un gouvernement plus sourd que jamais. Même la très réformiste CFDT appelle à bloquer le pays le 7 mars. Lieux de production, axes de circulation… La journée devrait s’organiser autour de piquets de grève. Les syndicats de lutte, eux, même au prix de formulations parfois alambiquées, appellent « partout où c’est possible » à poursuivre la mobilisation à l’occasion de la journée internationale des droits des femmes, puis le jeudi 9 mars. Alors que le nombre de grévistes était en baisse, cet appel donne un horizon désirable pour remobiliser des collègues lassé·es des journées saute-mouton, qui préfèrent sacrifier plusieurs journées de salaire en une fois, pour lancer un message fort. En AG syndicale, la grève d’aujourd’hui n’enthousiasme pas. Il est clair que la date a été posée pour ne pas marquer un trop grand écart entre les mobilisations. Mais les discussions collectives permettent de trouver la motivation de la faire malgré tout. Et, finalement, sous un beau soleil, le cortège n’est pas si dégarni que je ne l’aurais pensé. Elles et ils sont toujours des milliers à venir protester contre la « réforme ». Il faut dire aussi que la jeunesse a rejoint la lutte. Des assemblées générales à plusieurs centaines d’étudiant·es ont eu lieu au Mirail. La fac a été bloquée. Les cortèges étudiants et lycéens apportent leur fraîcheur et leur énergie à ceux des syndicats. Ce rebond dans le mouvement laisse présager de belles journées pour mars.
Depuis le début du mouvement, la question des caisses de grève est régulièrement lancée en AG. Le sujet est complexe. Si, d’un côté, elles sont essentielles pour permettre aux plus précaires de participer à la mobilisation, d’un autre côté, comme l’écrivait Christian Mahieux lors de la mobilisation de décembre 2019, les caisses de grève « c’est bien avant le mouvement, dans la durée, que ça se prépare et se construit ». Car les remplir demande une énergie importante — et les autres tâches ne manquent pas. Une commission travaille sur le sujet, en lien avec la commission « Fête » qui a déjà récolté une belle somme. Décision est prise que tout personnel précaire qui le demandera se fera défrayer d’un montant fixe par jour de grève. Aucun justificatif n’est exigé, c’est la confiance qui prime. Des lycéen·nes venu·es assister à l’AG viennent alors remettre une enveloppe de quelques centaines d’euros qu’elles et ils ont récolté en vendant des sandwichs — les voilà chaudement applaudi·es. [A.]
25 février
Quelque part dans le Massif central.
« Le lien organique qui unit patriarcat et capitalisme mille fois illustré. Il y avait une détermination folle dans cette organisation. »
Par mails interposés, je lis les compte-rendu de l’AG féministe de Lyon, j’observe de loin la fourmilière se mettre en branle. La machine lancée en 2019 reprend forme et vie : les femmes, étudiantes et retraitées, travailleuses ou non, s’organisent. De nouvelles commissions sont créées, et confiées aux volontaires : caisse de grève, organisation des présences en manif, appel à la chorale des Branl’heur·euse·s pour animer le cortège en mixité choisie (sans hommes cisgenres), organisation de la garderie, qui doit permettre à toutes de se mettre en grève et de participer aux AG et aux manifestations — même lorsque le travail domestique incombe — rédaction de tracts et de documents d’information à l’usage des travailleuses isolées, etc. Le souvenir de la naissance de ce groupe est encore net dans ma mémoire : en décembre 2019, à la suite de la manifestation du 5 qui avait rassemblé plus de 30 000 personnes à Lyon contre le projet de la retraite à points, plus d’une centaine de femmes s’étaient retrouvées à la Bourse du travail, place Guichard, pour s’emparer des revendications et s’auto-organiser. Pendant plusieurs semaines, les appels à manifester se succédaient, les mardi et jeudi. Ces journées-là se terminaient par de longues heures de témoignages sur les conditions de travail, les parcours de vie et les effets réels d’un grand mot, « précariat ». Le lien organique qui unit patriarcat et capitalisme mille fois illustré. Il y avait une détermination folle dans cette organisation. Aujourd’hui, à distance, je la vois souffler à nouveau sur les braises du mouvement social. Grèves et joie pure, écrit Simone Weil. Peut-être ; grève et rage pure, c’est certain.
À 220 kilomètres de Lyon et quelque 2 heures 30 de route par une nationale qui taille sud-ouest, il n’y a plus d’AG féministe. Pas les mêmes capacités d’organisation. Il y a toujours des femmes qui triment, dans d’autres secteurs. Ici, elles sont en majorité conjointes d’exploitants agricoles, aides à domicile ou secrétaires dans des petites administrations. Pour les premières comme les secondes, la grève est rarement une option. Sans rejouer les dichotomies fantasmées entre villes et campagnes, il faut bien le voir : si la contestation est sans doute la même — les métiers ici sont pénibles, précaires, tous et toutes subissent les effets de l’augmentation des prix de l’essence et de l’inflation, dans un territoire très peu dense, où la voiture est un outil de tous les jours, pour aller travailler, se nourrir, récupérer les enfants à l’école —, la contestation est silencieuse. C’est un murmure de café : personne ne veut continuer ainsi jusqu’à 64 ans. Les images convoquées sont d’Épinal : « Là, on creuse notre tombe. On attendra peut-être pas 64 ans pour se jeter dedans », j’entends un jour au marché. La commerçante et le client rient, jaune. Ils se souhaitent une bonne journée.
1 000 personnes se sont rassemblées ici le 11 et le 16 février, me dit-on. Je n’y étais pas. Il faut imaginer un tiers de la population sous les petites halles d’un bourg. Je me prends à rêver qu’on y bloque les camions. Qu’on fait descendre les chauffeurs — français ou polonais — de leur cabine, qu’on les invite à boire un café au PMU, qu’on leur propose de ne pas continuer leur route. De prendre une pause, un repas, une douche — routier, voilà un autre métier usant — et un moment pour discuter de cette réforme. Bien sûr, les travailleurs étrangers de ce secteur n’auront pas droit à la retraite dont on parle tant, et peut-être qu’en comparaison ce qui les attend dans leur pays est pire encore. Mais quitte à être loin de chez soi, pour empocher des miettes péage après péage, peut-être que la perspective de s’arrêter quelques heures les séduirait ? Et ça ferait une file immense de camions, jusqu’à Saint-Étienne ou jusqu’à Lyon. Un blocage massif s’enracinerait devant le bistrot minuscule d’un bourg toujours traversé, jamais carrefour de rien. Pourquoi pas ?
Dans ce département, l’un des moins peuplés de France, il y a des secteurs stratégiques déjà trop précarisés, trop broyés par les réformes successives, pour que les travailleurs et les travailleuses aient les moyens de se soulever : c’est le lot des agriculteurs et agricultrices, des éleveurs et des éleveuses, des routiers venus d’ailleurs, des aides à domicile en milieu rural. La gestion désastreuse du Covid avait reconnu leur importance vitale — rien de plus néanmoins. Le département a le taux de chômage le plus bas de France métropolitaine — 10 % d’emplois agricoles, 42 % d’emplois médico-sociaux, le reste dans le tourisme « vert » —, une population plus âgée qu’ailleurs et un revenu médian annuel disponible par ménage 1 100 euros en-dessous de la moyenne nationale. On y travaille donc beaucoup, longtemps, et pour des salaires moindres. Une condition commune aux femmes salariées et au monde rural. Je repense à l’AG féministe de Lyon, au blocage rêvé des poids lourds à l’entrée du bourg… Ici comme partout, il nous faut chercher des alliances, des solidarités, des ponts qui ne sont pas des routes. [C.M.]
[lire le troisième volet : « Comment ils ont osé ? »]
Photographies de vignette et de bannière : Cyrille Choupas | Ballast
- Pour les ingénieurs ou cadres, la période d’essai maximale était auparavant de quatre mois renouvelable deux mois, elle est maintenant de quatre mois renouvelable quatre mois, soit un total de huit mois.[↩]
- À écouter : « Marseille 1949, les dockers contre l’Indo ».[↩]
- À écouter : « Les patrons syndiqués : aux origines du MEDEF ».[↩]
- À lire : « Ordonnances SNCF : l’occasion », Frédéric Lordon, 20 mars 2018.[↩]
REBONDS
☰ Lire les bonnes feuilles « Les retraites : un enjeu féministe », Christiane Marty, mars 2023
☰ Lire les bonnes feuilles « C’est la grève ! », Jean-Pierre Levaray, février 2023
☰ Lire notre article « Carnet de grève [I] : “Il faut bloquer le pays” », février 2023
☰ Lire notre article « Le mythe des “42 régimes spéciaux” », Gaston Sardon, décembre 2019
☰ Lire notre article « Gilets jaunes, carnet d’un soulèvement », décembre 2018