Carnet de grève [III] : « Comment ils ont osé ? »


Texte inédit pour Ballast

Le pré­sident a donc par­lé. Après avoir insul­té « la foule« , il a ciblé « les fac­tieux » et assi­mi­lé le peuple indomp­té aux fas­cistes éta­su­niens et bré­si­liens. Sa pres­ta­tion télé­vi­suelle, à exa­mi­ner les der­nières enquêtes, n’a pas convain­cu grand-monde. Mais le gou­ver­ne­ment ne lâche­ra rien ; le pays non plus, semble-t-il. Les mani­fes­tants com­prennent chaque jour un peu plus qu’il est ridi­cule de qué­man­der l’autorisation de mani­fes­ter : dans les rues, c’est désor­mais à la « sau­vage » que ça se passe. Et, à Rennes, un trac­teur charge un canon à eau de la police. Il faut ce qu’il faut, quand le gou­ver­ne­ment van­da­lise les prin­cipes démo­cra­tiques les plus élé­men­taires et envoie ses hommes de main pour matra­quer, gazer, humi­lier, arrê­ter. Comment stop­per ce pou­voir bar­bare ? Notre rédac­tion pour­suit ses notes de mobi­li­sa­tion, çà et là : mani­fes­ta­tions, grèves, can­tines popu­laires et gardes à vue. 


[lire le deuxième volet : « Vous allez ache­ver ma mère, cre­vards de merde »]


7 mars

Toulouse.

6 heures 30. Par petits groupes des gens arrivent, s’observent du coin de l’œil jusqu’à ce que le doute se dis­sipe : tout le monde est là pour le ren­dez-vous lan­cé quelques jours aupa­ra­vant. Après la pause des vacances sco­laires, l’intersyndicale a appe­lé à blo­quer le pays aujourd’hui. Des actions sont orga­ni­sées à dif­fé­rents endroits de la ville afin de mul­ti­plier les points de blo­cage. L’heure tourne, le groupe gros­sit, on ne sait trop que faire : faut-il blo­quer ici, où un gros car­re­four croise une ligne de tram ? Des agents de la régie des trans­ports en com­mun, Tisseo, sont à l’affût. Sur Toulouse, ils ont la fâcheuse habi­tude de col­la­bo­rer avec la police. Finalement, le comi­té de coor­di­na­tion enjoint de le suivre. On remonte un grand bou­le­vard dans une légè­re­té qui contraste avec le plan annon­cé de para­ly­ser la ville. L’objectif est fina­le­ment dévoi­lé : blo­quer trois voies d’un énorme rond-point du centre-ville (jus­te­ment nom­mé le Grand Rond). Des agents Tisseo armés de tal­kies veillent au grain, sans s’interposer. Trois groupes se forment. Des pou­belles sont jetées sur la chaus­sée. La cir­cu­la­tion est encore peu dense. Le bar­rage se met en place sans dif­fi­cul­té, dans la bonne humeur. Il faut main­te­nant tenir. Tout au long des deux heures que l’action dure­ra, les auto­mo­bi­listes se mon­tre­ront plu­tôt com­pré­hen­sifs. La plu­part des réac­tions viru­lentes vien­dront de per­sonnes affi­chant sans ambi­guï­té leur sym­pa­thie pour le gou­ver­ne­ment. Certains menacent d’en venir aux mains, sans pas­ser à l’acte. Un livreur en colère sup­plie qu’on le laisse pas­ser — on aime­rait bien, on com­prend, mais ce n’est plus pos­sible de faire du cas par cas : der­rière lui, d’autres seraient prêts à s’engouffrer dans la brèche. Finalement, à 8 heures, c’est un beau bou­chon qui se forme. L’objectif de ralen­tir la cir­cu­la­tion est atteint. La police arrive une heure plus tard. Peu nom­breux par rap­port aux militant·es, les poli­ciers sont ner­veux, agres­sifs. Ils com­mencent par déga­ger une pre­mière rue, puis font le tour du rond-point. La deuxième bar­ri­cade tombe, puis la troi­sième. Pas d’arrestations : tout le monde repart sur le bou­le­vard. Après une brève concer­ta­tion, une par­tie du groupe s’en va rejoindre un bar­rage fil­trant ins­tal­lé là-même où quelques heures plus tôt nous nous étions retrou­vés. Cette fois, pas l’ombre d’un uni­forme pour ter­nir l’horizon enso­leillé. En fin de mati­née, c’est la dis­per­sion : action réus­sie. [A.]

Grenoble.

À peine j’arrive vers le cor­tège que j’apprends par une boucle WhatsApp que les étudiant·es parti·es du cam­pus de Saint-Martin d’Hères se font gazer. Les manifestant·es sont bloqué·es par la police, quelques per­sonnes sont par­ties en ren­fort pour les sou­te­nir. À Grenoble, la CGT en tête a été claire : la mani­fes­ta­tion ne par­ti­ra pas tant qu’ils ne seront pas là. À l’arrêt du tram­way « Alsace Lorraine », l’ambiance est au beau fixe : des jeunes sont sur le toit de l’abri de tram, agi­tant des dra­peaux CGT, FO ou Solidaires. De l’autre côté, un mani­fes­tant tient une pan­carte : « Crevez bâtards de droite ». Elle fini­ra peu avant la fin devant une agence du Crédit lyon­nais. Un Macron sur une pan­carte bouge les bras grâce à un habile sys­tème méca­nique, fai­sant des doigts d’honneur. Les étudiant·es par­viennent fina­le­ment à nous rejoindre et le cor­tège se met en mou­ve­ment : il y a un monde abso­lu­ment dingue. Alors que j’attends tou­jours des cama­rades, vers l’arrière, l’avant de la manif est à la butte Foch, soit presque 1,5 kilo­mètres de cor­tège. Du jamais vu depuis mes pre­mières manifs dans cette ville, en 2009. [M.]

Marseille.

« Je vois mon enfant mais je n’ai pas le droit de lui par­ler. J’assiste à l’audition sur une chaise der­rière l’avocat. »

Grande jour­née de mobi­li­sa­tion : les lycéen·es ont un cor­tège rien qu’à elles et eux. Je les croise le matin, entre les dra­peaux de la CNT et ceux de Solidaires. Quelques heures plus tard, ma fille de 14 ans et deux autres adolescent·es de 14 et 15 ans me télé­phonent : ils et elles sont caché·es dans un labo­ra­toire phar­ma­ceu­tique qui a fer­mé ses rideaux à cause des gazages des forces de l’ordre sur la Canebière. La police veut les attra­per, tous et toutes attendent dehors. J’arrive trop tard : D., M. et T. ont été emmené⋅es au com­mis­sa­riat. Impossible d’y entrer, d’avoir quelques infos, impos­sible de leur par­ler, leurs télé­phones sont cou­pés. Sans cet appel tan­dis qu’ils et elles étaient caché·es, je n’aurais appris leur arres­ta­tion que trois heures plus tard, sur le coup de 21 heures, quand fina­le­ment j’ai reçu un appel pour me signi­fier la garde à vue de ma fille. J’appelle, ins­tinc­ti­ve­ment, une proche ayant fait moult gardes à vue suite à des actions fémi­nistes afin de lui deman­der conseil. La maman de deux enfants attra­pés le même jour arrive après son tra­vail. Elle est déjà épui­sée, phy­si­que­ment, par le métier qu’elle fait ; une très longue nuit l’attend. Les jeu­nesses com­mu­nistes m’appellent. Un pro­fes­seur de Sud Éducation m’explique au télé­phone la marche à suivre, me ras­sure, me pro­met une aide maté­rielle au besoin. Un dépu­té LFI me fait suivre les contacts de tous les avo­cats de la Legal Team mar­seillaise. Des pro­fes­seurs du lycée de ma fille m’écrivent des mes­sages de sou­tien. Le bouche à oreille fait son œuvre. Nous atten­dons. [M.]

8 mars

Marseille.

Les enfants sont dans le com­mis­sa­riat depuis hier 18 heures. C’est à minuit qu’a lieu l’audition de ma fille, pré­pa­rée avec un avo­cat de la Legal Team. J’ai de la chance : les sui­vantes sont à 4 heures du matin. J’observe avec atten­tion la cho­ré­gra­phie de nuit d’un com­mis­sa­riat après une mobi­li­sa­tion. Des avocat·es se suc­cèdent pour les audi­tions. Six mineur·es ont été gardé·es à vue cette nuit-là, sans motif par­ti­cu­lier, autre que de par­ti­ci­per acti­ve­ment au mou­ve­ment social. Ils et elles ont, dira le PV, « par­ti­ci­pé à une mani­fes­ta­tion inter­dite ». Les jeunes étaient venus en nombre devant le com­mis­sa­riat de Noailles pour sou­te­nir l’un de leurs cama­rades, arrê­té le matin. Je vois mon enfant mais je n’ai pas le droit de lui par­ler. J’assiste à l’audition sur une chaise der­rière l’avocat, pen­dant qu’un second poli­cier tapote sur son écran. « Vous êtes-vous jetée sur du mobi­lier urbain ? » ; j’étouffe un rire. « N’avez vous pas enten­du la som­ma­tion de fin de mani­fes­ta­tion ? » À la fin de l’audition, ma fille me ras­sure sur un point : elle n’est pas seule, en cel­lule, mais avec son amie. Sinon, je le sais, ça aurait géné­ré chez elle des crises de panique cer­taines, ain­si cou­pée du monde. Le poli­cier me dit : « Ce n’est pas bien grave, ils ne risquent rien vous savez. Mais au moins, ils s’en rap­pel­le­ront ! »

[Marseille | Cyrille Choupas]

Au petit matin des cen­taines de per­sonnes sont devant le com­mis­sa­riat. Des représentant·es syn­di­caux, des citoyen·nes, des professeur·es, des lycéen·es, des ami·es et la presse régio­nale — là pour mettre la pres­sion devant le com­mis­sa­riat du centre ville de Marseille. « Libérez nos cama­rades ! » scande la foule. Je ne m’y atten­dais pas. Cette expé­rience devient pour les enfants comme pour les autres parents — seule­ment des mères, d’ailleurs — une expé­rience de soli­da­ri­té poli­tique prag­ma­tique. Ma fille est la pre­mière à sor­tir, vers 10 heures, hal­lu­ci­née du comi­té d’accueil. Elle n’a pas été aux toi­lettes les dix-huit der­nières heures : « C’était trop crade. » Le pre­mier mot qu’elle dit, en sor­tant, est « humi­lia­tion ». Les autres enfants suivent, cer­tains pleurent. Ils, elles sont si jeunes. Celui âgé de 17 ans voit sa garde à vue pro­lon­gée, il sera jugé en juin. Sa mère s’évanouit. Comment ont-ils osé leur impo­ser ça ? [M.]

9 mars

Toulouse.

Le sec­teur de l’éducation est en grève recon­duc­tible. Un petit groupe a déci­dé de mettre en œuvre une idée qui som­meillait depuis le début du mou­ve­ment : faire une can­tine popu­laire. La veille, une équipe s’est occu­pée de faire la tour­née des mar­chés et des com­mer­çants afin de récol­ter assez de légumes pour pré­pa­rer une soupe. La récu­pé­ra­tion dépasse les attentes : des cagettes pleines de légumes et de fruits ont été cédées par des com­mer­çants sym­pa­thi­sants, ou ache­tées à bas prix. Un bou­lan­ger a fait don de dizaines de pains au levain encore frais. Et c’est ain­si que vers 9 heures, une équipe plante un bar­num sur la place Belfort, déplie trois tables et com­mence à éplu­cher allè­gre­ment patates, carottes et oignons. L’activité sus­cite la curio­si­té des pas­sants, sou­vent âgés, qui s’arrêtent faire un brin de cau­sette et repartent sur des mots d’encouragement. Des gré­vistes qui n’étaient pas à la réunion de pré­pa­ra­tion de la veille mais ont enten­du par­ler du pro­jet, arrivent et se joignent à la cor­vée d’épluchage. Bientôt, c’est une dou­zaine de per­sonnes qui s’activent. Sur les réchauds au gaz, de grosses gamelles chauffent. La place est équi­pée d’un point d’eau et le res­tau­rant liba­nais du coin à accep­té qu’on tire une ral­longe pour le mixeur. Il nous prête éga­le­ment une cas­se­role sup­plé­men­taire, quand on s’aperçoit que celles à notre dis­po­si­tion ne suf­fi­ront pas. Vers 11 heures, les légumes qui cuisent par­fument la place pen­dant qu’on pré­pare la salade de fruits, qui fera office de des­sert. Aujourd’hui, la lutte sociale sent le poi­reau — ça change de la lacrymo.

« Offrir de par­ta­ger la nour­ri­ture, au prix déci­dé par cha­cun, c’est lut­ter contre la galère individuelle. »

Vers midi, les gré­vistes com­mencent à arri­ver, ain­si que des habi­tants du quar­tier. Les « eco­cups » se rem­plissent de louches de soupe fumante. Un accor­déo­niste joue des airs popu­laires. On dis­cute, on sou­rit. Petit à petit, les trois gamelles se vident. La caisse de grève posée sur un coin de table se rem­plit — aucune obli­ga­tion : donne qui veut. Le repas se ter­mine par une AG, puis la foule se dis­perse pour aller crier des slo­gans contre Macron, sa réforme et son monde. Dans un mou­ve­ment social comme celui que nous vivons, les can­tines popu­laires sont des moments fédé­ra­teurs : à la fois lors de leur pré­pa­ra­tion, mais aus­si par l’occupation de l’espace qu’elles pro­posent et par le fait de rendre col­lec­tif un acte essen­tiel : se nour­rir. Avec l’inflation, pour les gré­vistes, mais aus­si pour tous les pré­caires, ce besoin devient plus com­pli­qué. Offrir de par­ta­ger la nour­ri­ture, au prix déci­dé par cha­cun, c’est lut­ter contre la galère indi­vi­duelle, c’est redon­ner du pou­voir col­lec­tif face à un sys­tème qui nous vou­drait aux abois. L’expérience sera recon­duite la semaine sui­vante, avec un suc­cès gran­dis­sant : davan­tage de per­sonnes s’impliqueront. [A.]

16 mars

Toulouse.

Pendant la can­tine popu­laire, la nou­velle est tom­bée : le gou­ver­ne­ment uti­lise le 49.3 pour adop­ter de force la loi sur les retraites, pré­fé­rant évi­ter un vote à l’issue incer­taine. L’intersyndicale de la Haute-Garonne a décla­ré une manif dans l’après-midi. La colère gronde, le sen­ti­ment de révolte gonfle. Sur un tract, un ren­dez-vous cir­cule : 20 heures devant le Capitole, la mai­rie de Toulouse, la place cen­trale deve­nue inter­dite depuis les mani­fes­ta­tions des gilets jaunes. À 19 heures 30, les camions de gen­darmes mobiles et leurs gyro­phares bleus encerclent la place. Déjà, des mani­fes­tants s’y trouvent, sil­houettes épar­pillées dans la nuit qui tombe. Tout à coup, inso­lite, un groupe de jog­geurs entre sur la place. Ils se mettent en cercle et com­mencent une série d’étirements sous les quo­li­bets d’une foule qui gros­sit mal­gré les bar­rages de police. Puis reten­tissent des cris : un cor­tège est blo­qué sur l’un des côtés de la place. Les gen­darmes com­mencent à s’équiper ; on entend : « Laissez-les pas­ser ! » Devant le Capitole, des dra­peaux et des ban­de­roles sont appa­rus. Des slo­gans contre la réforme des retraites, contre le 49.3 sont repris à pleine gorge. La porte du palais Niel s’orne d’un élé­gant « ACAB », puis, on ne sait com­ment, une ban­de­role y est accro­chée. À la lumière d’un fumi­gène cra­cho­tant, un groupe par­vient à par­tir en manif sau­vage. Des gre­nades lacry­mo­gènes sont tirées, pluies d’étincelles et fumées dans la nuit. Les gen­darmes nassent métho­di­que­ment la place, res­ser­rant len­te­ment leur étau tan­dis qu’un groupe de poli­ciers fonce dans le tas et matraque à droite et à gauche, de manière désor­don­née, sem­blant pro­vo­quer le malaise jusque par­mi la maré­chaus­sée. La place est éva­cuée, les mani­fes­tants repous­sés. Mais la stra­té­gie tourne court : alors que le gros de la foule est éva­cué par un côté de la place, elle finit par y entrer de nou­veau par l’autre côté, avant de fina­le­ment s’éparpiller en se pro­met­tant de conti­nuer le com­bat. Il faut se rap­pe­ler qu’en 2006, le Contrat pre­mier embauche (CPE) vou­lu par Sarkozy et Villepin avait été voté avant d’être reti­ré quelques semaines plus tard, sous la pres­sion de la rue. Rien n’est donc per­du. Et, à voir les dépu­tés Renaissance deman­der à ce qu’on ren­force leur pro­tec­tion poli­cière, le pou­voir semble avoir com­pris qu’il était en équi­libre instable. [A.]

[Manifestation 16 mars, Paris | Stéphane Burlot]

Grenoble.

On a beau s’attendre à tout, lorsque je reçois un mes­sage indi­quant « 49.3 », c’est la rage qui m’envahit. Les salauds. Un énième pié­ti­ne­ment d’une « démo­cra­tie » par­le­men­taire déjà bien mal en point. Les boucles Signal et WhatsApp s’excitent : le ras­sem­ble­ment pré­vu à 14 heures place Verdun va se pro­lon­ger. J’y arrive en fin d’après-midi. Avec un cama­rade du syn­di­cat, on par­tage notre amer­tume, sans que ça n’ébranle notre déter­mi­na­tion. Le ras­sem­ble­ment bloque les rails du tram, une batu­ca­da fémi­niste se fait entendre, les gens se regardent, chacun⋅e se disant qu’on ne va pas res­ter sta­tique bien long­temps. Et puis des per­sonnes s’élancent sur Lesdiguières : on part en manif sau­vage. On par­court les rues pié­tonnes du centre, une ou deux voi­tures de police suivent le cor­tège spon­ta­né. Un chauf­feur de car éner­vé tente de for­cer le pas­sage, la foule l’invective, ça chauffe un peu, on pour­suit. La nuit tombe à mesure que la masse de gens gros­sit. On des­cend main­te­nant le cours Jean Jaurès, repro­dui­sant le par­cours d’une manif décla­rée. Sur les grands bou­le­vards, des fumi­gènes rose-rouge craquent sous les chants de « Grenoble, Grenoble, sou­lève toi ! » ou encore « Siamo tut­ti anti­fas­cis­ti ! » On est plu­sieurs cen­taines, peut-être quelques mil­liers, pro­ba­ble­ment dix ou vingt fois moins que lors des mani­fes­ta­tions en jour­née — mais il y a une éner­gie incroyable. L’impression que pen­dant cet ins­tant, la rue nous appar­tient, vrai­ment. En remon­tant le bou­le­vard Gambetta, quelques pou­belles sont incen­diées, des palettes et d’autres pou­belles ren­ver­sées bloquent les rues per­pen­di­cu­laires. Après avoir arpen­té les rues pen­dant près de deux heures, la soif et la faim nous stoppent aux abords d’un square. Le cor­tège conti­nue­ra et la police tire­ra des lacry­mos, avant de nas­ser quelques per­sonnes. L’opposition à cette réforme dont per­sonne ne veut avait été rela­ti­ve­ment « sage » jusqu’à pré­sent : ce coup de force anti­dé­mo­cra­tique donne une nou­velle impul­sion au mou­ve­ment social.

« Quand t’allumes un feu, ne dis pas C’est la faute aux allu­mettes », chante le rap­peur Médine. Nous y sommes. [M.]

Paris.

Je retrouve une amie en fin d’après-midi, place de la Concorde. Après avoir fait la manif de la veille, un peu dépri­mé, nous voyant moins nombreux·ses, sen­tant arri­ver la rhé­to­rique média­tique et gou­ver­ne­men­tale dégueu­lasse de l’essoufflement, consta­tant que dans cer­tains sec­teurs, pour plein de rai­sons, ça ne prend pas autant qu’en 2019, qu’autour de moi on peine à mobi­li­ser au-delà des cercles habi­tuels, l’annonce de cette salo­pe­rie de 49.3 a au moins le mérite de faire remon­ter la colère et la rage direct. Beaucoup de monde, certain·es sont arrivé·es depuis plu­sieurs heures, ça chante, ça craque des fumi­gènes, ça a de la gueule une manif la nuit ! On dis­cute de la suite, des actions à venir, de com­ment ça se passe dans nos bou­lots res­pec­tifs, aux niveaux des inter­pros et des syn­di­cats. On s’énerve contre la date choi­sie pour la pro­chaine manif par l’intersyndicale : jeu­di, ça nous paraît le bout du monde alors qu’on a envie de tout cra­mer… On ne s’éternise pas : ma pote par­ti­cipe à une action blo­cage du périph’ le len­de­main matin — donc lever aux aurores. Au moment où on s’en va prendre un métro, déluge de lacry­mo sur la place, le canon à eau est de sor­tie. On pré­vient les ami·es qui ont pré­vu de pas­ser à Concorde : faire gaffe, ça com­mence à se tendre sérieu­se­ment. [B.]

Paris.

« C’est la rage qui m’envahit. Les salauds. Un énième pié­ti­ne­ment d’une démo­cra­tie par­le­men­taire déjà bien mal en point. »

On entend son­ner le clai­ron du 49.3. Comme si on ne s’y atten­dait pas. C’est le tin­te­ment de trop, qui perce les tym­pans et vou­drait pres­ser les cer­veaux jusqu’à leur extir­per un « oui » — par­don : une sou­mis­sion. Ça se veut fan­fare du pou­voir, clô­ture auto­ri­taire — c’est plu­tôt l’hallali d’une repré­sen­ta­tion scé­lé­rate, gémis­sant déjà de sen­tir sa décom­po­si­tion enta­mée. Ça ne pas­se­ra pas. Dès qu’on peut, on met les chaus­sures, on met les man­teaux et on part la colère au corps pour cap­tu­rer des images, envoyer du déci­bel vocal, sen­tir la force col­lec­tive et lui don­ner un peu de soi. Place de la Concorde à 20 heures 30, c’est un cré­pus­cule étrange. Des tam­bours qui battent, du gaz lacry­mo­gène par­tout, une trom­pette obs­ti­née qui, vaille que vaille, nous envoie des refrains fédé­ra­teurs. On entre dans une nuit chaude, on se prend la main, se regarde, se perd et se retrouve au gré des mou­ve­ments de foule, dans la cho­ré­gra­phie orches­trée à coups de charges par les CRS. Ils sont nom­breux, les CRS : cas­qués, parés, en ordre de bataille, en pleine course, en repli, en sta­tion, anti­dé­mo­cra­tiques comme il se doit. Le chan­tier autour de l’obélisque est pour celles et ceux de notre camp une manne oppor­tune : des planches à brû­ler, une pel­le­teuse à cra­mer, des bar­rières à faire voler, des pavés à la pelle. C’est beau et violent comme une colère popu­laire. Des badauds absur­de­ment bour­geois passent sur la place, à vélo, pas même ahu­ris : ils ont la même dégaine que le gou­ver­ne­ment qui n’entend ni ne voit rien de ce qui est vrai­ment, ou plu­tôt fait comme si rien ne se pas­sait. C’est beau mais ça fait mal. Coups de matraques, chutes de cama­rades jeté·es au sol, les yeux qui pleurent et la voix qui déraille. Il y a conjonc­tion de peur et de désir, tout ce qu’il faut pour accou­cher de courage.

La mani­fes­ta­tion sau­vage s’engouffre dans les rues adja­centes à la place. La foule que nous for­mons se den­si­fie, les slo­gans tapent aux fenêtres des riches demeures du quar­tier autre­fois royal, aujourd’hui bou­di­né de capi­tal, attei­gnant peut-être le confort des vies gon­flées de pri­vi­lèges, d’argent et d’héritages, de l’autre côté des vitres. Peu importe. Les rues s’embrasent, les courses-pour­suites s’enchaînent. Tantôt la foule se dis­perse tan­tôt elle s’épaissit. C’est un grand tis­su qu’on forme et qu’on agite jusqu’à remuer le gou­dron, les fon­da­tions de la ville. On croise par­mi d’autres le cama­rade gilet jaune Jérôme Rodrigues, en live sur les réseaux sociaux et qui lance à ses abonné·es « Souvenez-vous du 16 mars ! ». On ne compte plus les bra­siers ni les pavés envo­lés pour extir­per les esprits de cette léthar­gie mor­ti­fère : celle que nous imposent les paroles creuses et les men­songes d’un État poli­cier et d’un gou­ver­ne­ment inique, qui ont ce soir lan­cé les grands moyens. Il faut dire que c’est la ker­messe aux cognes. Les CRS, la BAC, la BRAV-M, qui pensent res­tau­rer la jus­tice en étei­gnant des feux de pou­belles. Et les gen­darmes mobiles. Tout ce beau monde à la botte sans doute de direc­tives venues d’en haut, là où l’intelligence de la situa­tion est inver­se­ment pro­por­tion­nelle à la masse de sbires en action.

[Manifestation du 16 mars, Paris | Stéphane Burlot]

Les emmerdes arrivent quand on se retrouve rue des Capucines. Il y a un bra­sier tous les dix mètres, peut-être aus­si une voi­ture en flammes, les motards de la BRAV-M roulent sur les trot­toirs, matraques levées, nous frôlent. Les CRS arrivent des deux côtés de la rue et com­mencent à nous com­pres­ser, nar­quois, conju­guant béa­te­ment force et pou­voir. Dès 22 heures, la nasse est en place — par­don : le « sas de tem­po­ri­sa­tion ». Au moins 150 per­sonnes sont indis­tinc­te­ment immo­bi­li­sées, prises en étau mais tou­jours remon­tées. On crie. On blague. On prend des pho­tos. Vient un moment où un homme sort de nulle part, en cos­tard, AirPods vis­sés aux oreilles, mal­lette à la main, un air de famille avec Stéphane Bern. Il veut entrer dans une cour d’immeuble — sûre­ment chez lui — par une porte sur laquelle cinq ou six per­sonnes sont ados­sées. On lui demande s’il veut bien nous faire entrer, pour nous aider ou au moins nous faire visi­ter : « Certainement pas », dit-il, la gueule défor­mée de dédain. Et la porte s’ouvre en nous lais­sant entre­voir une immense cour pavée, cer­née de grandes fenêtres, elles-mêmes ornées de beaux rideaux, eux-mêmes sou­te­nus par des tringles qu’on ima­gine cui­vrées et reflé­tant la brillance des pla­fon­niers — bref, la bour­geoi­sie et ses arrières, ça n’est pas pour nous. Au cas où on se serait pris à rêver le contraire, les CRS sont là pour nous le rap­pe­ler. Quand deux per­sonnes miment d’empêcher la fer­me­ture de la lourde porte en bois, ils chargent vio­lem­ment en envoyant val­ser un vélo et aboient des ordres indistincts.

Au bout d’une demi-heure, on com­prend que ça craint pour nous. Une paire de gants de latex gît à nos pieds, éjec­tée d’une pou­belle ren­ver­sée, comme des mains inani­mées prises dans l’ombre d’une ligne de jambes ser­ties de pro­tec­tions en dur et parées de bou­cliers sales, qui reflètent nos propres visages. Sur le bitume dansent les ombres de loin­tains fumi­gènes qui se dis­sipent. Quelque chose en nous s’immobilise, atten­tif. Bientôt la ligne que forment les CRS se troue d’une embra­sure dont on ne sai­sit pas tout de suite la teneur. On ima­gine que les nassé·es à l’allure la plus inno­cente seront exfiltré·es pour réduire les effec­tifs. Pensez-vous ! À peine le pre­mier gars sor­ti de là, des gen­darmes pos­tés trois mètres plus loin s’amènent et inter­pellent les manifestant·es un à un, une à une, au compte-goutte. Contrôle d’identité, fouille des sacs, fouille au corps, notre flegme contre leur auto­ri­té. On se regarde, on échange quelques mots dans une langue qu’on connaît pour se rap­pe­ler qu’on peut gar­der le silence. Les gen­darmes nous empêchent : « Ici on est en France, on parle fran­çais. C’est quoi comme langue ça ? » Tocards. Ils ont ensuite du mal à qua­li­fier, tous autant qu’ils sont, le motif de nos inter­pel­la­tions : « Gégé ! c’est grou­pe­ment ou regrou­pe­ment ? Hein ? Y a un et ? Y a un re ou pas ? Hein ? Bon de toute façon on suit les ordre les gars, allez on met regrou­pe­ment ! » Au total, on pas­se­ra trois heures sur le trot­toir, aligné·es comme des rats, sans eau, alors même que nos sacs et nos poches sont vides. Pas même un mar­queur ou une bombe de pein­ture pour la forme. Les femmes d’un côté, les hommes de l’autre. L’ambiance est mor­bide, ça sent l’arbitraire d’une répres­sion déci­dée dans des bureaux. Heureusement, on uti­lise dis­crè­te­ment nos télé­phones : échanges d’informations et conseils juri­diques, sou­tien d’ami·es qui nous envoient des forces, par­tage de numé­ros dont celui de la Legal Team, expo­si­tion des étapes d’une garde à vue, etc. On se prête les sty­los pour écrire sur nos bras les numé­ros de télé­phones et noms de juristes. On se dit nos pré­noms, que ça va aller. Une fille de notre âge raconte qu’au moment d’être exfil­trée de la nasse, un CRS la pous­sait en pres­sant une matraque contre ses fesses. Il lui a lan­cé : « Estime-toi heu­reuse de pas te prendre un coup de trique. » On pour­rait croire que le petit pou­voir cris­pé que ces tau­liers de l’ordre exercent sur le tout-venant tient d’une inep­tie indi­vi­duelle for­tui­te­ment endé­mique. Mais c’est plus grave. Lorsqu’ils se mettent en branle et com­mencent à se sai­sir de cer­tains d’entre nous, quelqu’un élève la voix pour deman­der : « On va où ? » Alors un uni­forme balance : « À Auschwitz. »

« — On va où ? Un uni­forme balance : À Auschwitz.« 

Après des heures d’attente assis·es par terre, dans le jus de pou­belle et à hau­teur de bou­cliers, arrive enfin un bus de flics. Il va fal­loir se pas­ser les fiches MAD1 entre gen­darmes et flics. C’est labo­rieux. Personne, en uni­forme, ne semble pou­voir se blai­rer ni com­prendre la nature de l’opération. On finit par mon­ter dans un grand bus, panier à salade ver­sion colo­nie de vacances, avec une tren­taine de per­sonnes. Parmi elles, un groupe de cinq ou six gilets jaunes qui mettent l’ambiance et nous détaillent la qua­li­té de cel­lule de chaque comi­co pari­sien — ils ont de la bou­teille. Un inter­pel­lé d’une qua­ran­taine d’années, assis sage­ment avec sa femme sur les sièges du bus, leur sug­gère d’éditer un guide Michelin des GAV de Paris. Le bus plé­bis­cite l’initiative et on démarre en trombe, escorté·es par des motards sirènes hur­lantes et des radées de gyro­phares. Il y a là-dedans tout un beau monde hété­ro­clite. Des soixan­te­naires hasar­deux, des jeunes qui ne connaissent même pas le prin­cipe du 49.3, des mili­tantes che­vron­nées et géné­reuses en conseils, des bandes de potes remon­tés, des som­no­lents, des gueu­lards, des malines et des tai­seuses. Le début du tra­jet est far­cesque : on hurle, on chante à coups de « On est là », de « Macron nous fait la guerre » et de « Chauffeur si t’es cham­pion ». Certains cabriolent, d’autres font un petit somme. Les « Ça va aller, on est tous ensemble, ils ont rien contre nous » répondent à l’inquiétude dans les regards.

Puis de la farce, on passe au théâtre de l’absurde. Ça fait bien­tôt une heure et demi qu’on roule dans Paris et qu’on sillonne le périph, dans notre auréole de bleu criard : toutes les geôles de la capi­tale sont pleines ! Hors de ques­tion pour­tant de nous lais­ser filer — « C’est la pro­cé­dure, mes­sieurs-dames. » Après déjà six heures de pri­va­tion de liber­té, tout le monde a soif et très envie de pis­ser. On nous dit que ce n’est pas pos­sible pen­dant le trans­port, que les agents ici pré­sents ont pour mis­sion de nous trans­por­ter, rien d’autre ! Les joues rou­gissent de colère et les poings tam­bou­rinent contre les vitres. Bon gré, mal gré, on est envoyé·es par petites grappes dans dif­fé­rents com­mis­sa­riats. Les couples peuvent res­ter ensemble. Enfin, s’ils n’ont pas déjà été sépa­rés : il y a un couple de femmes dont une seule a été mise à bord, non sans avoir signa­lé que sa conjointe était aus­si inter­pel­lée. « Difficile de leur faire com­prendre qu’on était en couple sans avoir de pénis !« , lance-t-elle, un sou­rire amère sur son visage fatigué.

[Manifestation du 21 mars, Paris | Stéphane Burlot]

Les télé­phones sont inter­dits mais, comme des ados envoyés en colo, tout se monde déso­béit à cœur joie : à qui de fil­mer, de faire des sel­fies, de géo­lo­ca­li­ser en direct notre posi­tion, d’envoyer aux ami·es les adresses des com­mis­sa­riats où nous fai­sons étape, jusqu’à ce que notre four­née — une quin­zaine de per­sonnes — arrive à des­ti­na­tion à 4 heures du matin. Les ves­sies sont sur le point de cra­quer et une femme est presque en pleurs d’avoir mal au ventre, mais une flic décide qu’on ne pis­se­ra pas tant qu’on n’aura pas for­mé une belle file indienne. Dix minutes plus tard, ce cirque de petits tyran­neaux prend fin et on accède enfin à des toi­lettes, avant d’entrer en cel­lule à 5 heures après une énième fouille. C’est une geôle de trois mètres car­rés avec des chiottes qui comp­te­raient presque pour une com­pagne vu leur pré­sence aro­male, et qu’on par­tage avec une cama­rade de cir­cons­tance, attra­pée elle aus­si rue des Capucines. Au bout de trente minutes, on est copines. Puis on tente de gagner quelques quarts d’heure de som­meil mal­gré les bruits d’écrous, les néons blancs et les visages de flics qui nous défilent dans la tête, en nous cachant sous les cou­ver­tures syn­thé­tiques qu’on nous a refi­lées. On comate ain­si dans un espace-temps indis­tinct, satu­ré de lumière blême, de noms gueu­lés et de pas­sages d’uniformes, sans savoir com­ment ni pour­quoi s’écoule le flux des choses. Le dehors n’existe plus tant les murs sales autour de nous oppressent les sens. 

17 mars

La quin­zaine de cama­rades que nous sommes est répar­tie dans trois ou quatre cel­lules. À cha­cune sa dyna­mique et ses stra­té­gies pour trom­per l’ennui et don­ner forme à nos colères. Ici il y a per­cus­sions cor­po­relles, là dégui­se­ments avec les cou­ver­tures, là-bas on demande à pis­ser toutes les demi-heures. Dans le temps arrê­té de la garde à vue, il y a des éclats de beau­té soli­daire. Quand R., la copine de cel­lule, revient de son audi­tion, elle s’effondre en larmes. On se serre l’une contre l’autre et on se raconte nos vies. Quand on nous envoie toutes les deux don­ner nos empreintes et poser pour les pho­tos régle­men­taires de tau­lards, on a un fou rire ner­veux qui oblige les flics à attendre qu’on se calme. Quand il est 17 heures et que la pré­fec­ture n’a tou­jours pas don­né de nou­velles — le pro­cu­reur cesse de tra­vailler à 19 heures et l’ombre d’une pro­lon­ga­tion de 24 heures de nos GAV plane —, des chants s’élèvent sur des airs bien connus, qui deviennent des canons en poly­pho­nie repris dans tout le cou­loir. Un type arri­vé dans la jour­née pour une his­toire de stu­pé­fiants se met même à rap­per par-des­sus : les voix s’étranglent de rire de chaque côté des murs. 

« Quand R., la copine de cel­lule, revient de son audi­tion, elle s’effondre en larmes. On se serre l’une contre l’autre et on se raconte nos vies. »

Les audi­tions s’enchaînent au rythme de l’arrivée et de la dis­po­ni­bi­li­té des avocat·es. La Legal Team a été très sol­li­ci­tée en ces 16 et 17 mars, ce qui a conduit cer­tain·es d’entre nous à opter pour des com­mis d’office pour flui­di­fier nos pas­sages. Mais des flics nous embrouillent : « Si vous accep­tez d’être auditionné·e sans avocat·e, vous sor­ti­rez plus vite » ; « Les juristes de la Legal Team vont vous fac­tu­rer 1 000 euros, les com­mis d’office sont gra­tuits ! » On savait qu’ils nous enfu­me­raient. Chacun·e a pu faire un choix éclai­ré en fonc­tion des infor­ma­tions gla­nées entre nous dans la nasse. L’avocat com­mis d’office qu’on avise n’a pas l’allure d’un gau­chiste ; il affirme pour­tant, au début de l’entretien de trente minutes en tête-à-tête que la loi nous auto­rise : « Groupement en vue de com­mettre des dégra­da­tions et des vio­lences, c’est un chef d’accusation de merde. Ils n’ont rien contre vous mais je vais vous expli­quer ce que vous ris­quez tout de même, et com­ment vous défendre. » On l’écoute racon­ter qu’il a accom­pa­gné des manifestant·es récem­ment et que les pour­suites enga­gées ne dépendent pas de ce qu’on a réel­le­ment fait, mais de ce qu’on nous reproche d’avoir sup­po­sé­ment fait, sur la base de déduc­tions dou­teuses. En audi­tion, mieux vaut donc en dire le moins pos­sible si on décide de par­ler, tout en réfu­tant les accu­sa­tions fal­la­cieuses : « Je sais que les avocat·es de la Legal Team vous diraient de gar­der le silence. Vu votre situa­tion et le fait que le dos­sier est vide, je vous conseille de par­ler si vous le sou­hai­tez. Faites des réponses courtes. Répondez oui ou non aux ques­tions fer­mées. Ne vous per­dez pas en détails super­fi­ciels pour prou­ver votre inno­cence — inno­cente, vous l’êtes. En dire le moins pos­sible pro­té­ge­ra les autres. »

En fin de jour­née, tout le monde redoute la pro­lon­ga­tion et per­sonne n’a la cer­ti­tude de sor­tir ce soir. Avec R., on se lance dans des cha­rades pour mémo­ri­ser nos numé­ros de télé­phone res­pec­tifs. Les corps tiennent sur les nerfs, les maux de tête gonflent et l’épuisement rend chaque mou­ve­ment un peu triste. Mais per­sonne ne déco­lère. On vit le pre­mier acte d’une répres­sion décom­plexée, arri­vée comme le cer­bère d’une poli­tique auto­ri­taire, mépri­sante du peuple et du désir majo­ri­taire. Après 24 heures aux mains des flics, on nous laisse enfin sor­tir, libres de toute accu­sa­tion, les casiers judi­ciaires vierges, les corps endo­lo­ris mais les yeux rieurs de s’enlacer dehors sous la pluie. Au moins trente per­sonnes sont là, qui nous attendent et nous applau­dissent un à un, une à une, quand on passe les portes du com­mis­sa­riat. C’est beau ! Tout le monde le sait : on conti­nue­ra de se battre contre l’âpre dédain d’un règne sans par­tage, contre l’abstraction des cal­culs, la vision courte du macro­nisme et son œil sans dehors, contre la tyran­nie qu’il porte en ombre, contre l’outrance des armes et du pas­sage en force. On lut­te­ra pour l’invention, pour les saines contra­dic­tions, pour le désir de jus­tice et son irisation. 

Sur 292 inter­pel­la­tions à Paris, ce 16 mars, seules 9 ont don­né lieu à des pour­suites. Comme si tout ça n’avait été qu’une grande répé­ti­tion géné­rale. L’avant-goût des semaines à venir. Des flics et des flammes. [L.]


[lire le qua­trième volet : « On est à un point de bascule »]


Photographies de ban­nière et de vignette : Stéphane Burlot


  1. Fiches de mises à dis­po­si­tion qui per­mettent de faire tra­vailler des gen­darmes pour une opé­ra­tion de police, et inver­se­ment.[]

REBONDS

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