Texte inédit pour Ballast
Le président a donc parlé. Après avoir insulté « la foule« , il a ciblé « les factieux » et assimilé le peuple indompté aux fascistes étasuniens et brésiliens. Sa prestation télévisuelle, à examiner les dernières enquêtes, n’a pas convaincu grand-monde. Mais le gouvernement ne lâchera rien ; le pays non plus, semble-t-il. Les manifestants comprennent chaque jour un peu plus qu’il est ridicule de quémander l’autorisation de manifester : dans les rues, c’est désormais à la « sauvage » que ça se passe. Et, à Rennes, un tracteur charge un canon à eau de la police. Il faut ce qu’il faut, quand le gouvernement vandalise les principes démocratiques les plus élémentaires et envoie ses hommes de main pour matraquer, gazer, humilier, arrêter. Comment stopper ce pouvoir barbare ? Notre rédaction poursuit ses notes de mobilisation, çà et là : manifestations, grèves, cantines populaires et gardes à vue.
[lire le deuxième volet : « Vous allez achever ma mère, crevards de merde »]
7 mars
Toulouse.
6 heures 30. Par petits groupes des gens arrivent, s’observent du coin de l’œil jusqu’à ce que le doute se dissipe : tout le monde est là pour le rendez-vous lancé quelques jours auparavant. Après la pause des vacances scolaires, l’intersyndicale a appelé à bloquer le pays aujourd’hui. Des actions sont organisées à différents endroits de la ville afin de multiplier les points de blocage. L’heure tourne, le groupe grossit, on ne sait trop que faire : faut-il bloquer ici, où un gros carrefour croise une ligne de tram ? Des agents de la régie des transports en commun, Tisseo, sont à l’affût. Sur Toulouse, ils ont la fâcheuse habitude de collaborer avec la police. Finalement, le comité de coordination enjoint de le suivre. On remonte un grand boulevard dans une légèreté qui contraste avec le plan annoncé de paralyser la ville. L’objectif est finalement dévoilé : bloquer trois voies d’un énorme rond-point du centre-ville (justement nommé le Grand Rond). Des agents Tisseo armés de talkies veillent au grain, sans s’interposer. Trois groupes se forment. Des poubelles sont jetées sur la chaussée. La circulation est encore peu dense. Le barrage se met en place sans difficulté, dans la bonne humeur. Il faut maintenant tenir. Tout au long des deux heures que l’action durera, les automobilistes se montreront plutôt compréhensifs. La plupart des réactions virulentes viendront de personnes affichant sans ambiguïté leur sympathie pour le gouvernement. Certains menacent d’en venir aux mains, sans passer à l’acte. Un livreur en colère supplie qu’on le laisse passer — on aimerait bien, on comprend, mais ce n’est plus possible de faire du cas par cas : derrière lui, d’autres seraient prêts à s’engouffrer dans la brèche. Finalement, à 8 heures, c’est un beau bouchon qui se forme. L’objectif de ralentir la circulation est atteint. La police arrive une heure plus tard. Peu nombreux par rapport aux militant·es, les policiers sont nerveux, agressifs. Ils commencent par dégager une première rue, puis font le tour du rond-point. La deuxième barricade tombe, puis la troisième. Pas d’arrestations : tout le monde repart sur le boulevard. Après une brève concertation, une partie du groupe s’en va rejoindre un barrage filtrant installé là-même où quelques heures plus tôt nous nous étions retrouvés. Cette fois, pas l’ombre d’un uniforme pour ternir l’horizon ensoleillé. En fin de matinée, c’est la dispersion : action réussie. [A.]
Grenoble.
À peine j’arrive vers le cortège que j’apprends par une boucle WhatsApp que les étudiant·es parti·es du campus de Saint-Martin d’Hères se font gazer. Les manifestant·es sont bloqué·es par la police, quelques personnes sont parties en renfort pour les soutenir. À Grenoble, la CGT en tête a été claire : la manifestation ne partira pas tant qu’ils ne seront pas là. À l’arrêt du tramway « Alsace Lorraine », l’ambiance est au beau fixe : des jeunes sont sur le toit de l’abri de tram, agitant des drapeaux CGT, FO ou Solidaires. De l’autre côté, un manifestant tient une pancarte : « Crevez bâtards de droite ». Elle finira peu avant la fin devant une agence du Crédit lyonnais. Un Macron sur une pancarte bouge les bras grâce à un habile système mécanique, faisant des doigts d’honneur. Les étudiant·es parviennent finalement à nous rejoindre et le cortège se met en mouvement : il y a un monde absolument dingue. Alors que j’attends toujours des camarades, vers l’arrière, l’avant de la manif est à la butte Foch, soit presque 1,5 kilomètres de cortège. Du jamais vu depuis mes premières manifs dans cette ville, en 2009. [M.]
Marseille.
« Je vois mon enfant mais je n’ai pas le droit de lui parler. J’assiste à l’audition sur une chaise derrière l’avocat. »
Grande journée de mobilisation : les lycéen·es ont un cortège rien qu’à elles et eux. Je les croise le matin, entre les drapeaux de la CNT et ceux de Solidaires. Quelques heures plus tard, ma fille de 14 ans et deux autres adolescent·es de 14 et 15 ans me téléphonent : ils et elles sont caché·es dans un laboratoire pharmaceutique qui a fermé ses rideaux à cause des gazages des forces de l’ordre sur la Canebière. La police veut les attraper, tous et toutes attendent dehors. J’arrive trop tard : D., M. et T. ont été emmené⋅es au commissariat. Impossible d’y entrer, d’avoir quelques infos, impossible de leur parler, leurs téléphones sont coupés. Sans cet appel tandis qu’ils et elles étaient caché·es, je n’aurais appris leur arrestation que trois heures plus tard, sur le coup de 21 heures, quand finalement j’ai reçu un appel pour me signifier la garde à vue de ma fille. J’appelle, instinctivement, une proche ayant fait moult gardes à vue suite à des actions féministes afin de lui demander conseil. La maman de deux enfants attrapés le même jour arrive après son travail. Elle est déjà épuisée, physiquement, par le métier qu’elle fait ; une très longue nuit l’attend. Les jeunesses communistes m’appellent. Un professeur de Sud Éducation m’explique au téléphone la marche à suivre, me rassure, me promet une aide matérielle au besoin. Un député LFI me fait suivre les contacts de tous les avocats de la Legal Team marseillaise. Des professeurs du lycée de ma fille m’écrivent des messages de soutien. Le bouche à oreille fait son œuvre. Nous attendons. [M.]
8 mars
Marseille.
Les enfants sont dans le commissariat depuis hier 18 heures. C’est à minuit qu’a lieu l’audition de ma fille, préparée avec un avocat de la Legal Team. J’ai de la chance : les suivantes sont à 4 heures du matin. J’observe avec attention la chorégraphie de nuit d’un commissariat après une mobilisation. Des avocat·es se succèdent pour les auditions. Six mineur·es ont été gardé·es à vue cette nuit-là, sans motif particulier, autre que de participer activement au mouvement social. Ils et elles ont, dira le PV, « participé à une manifestation interdite ». Les jeunes étaient venus en nombre devant le commissariat de Noailles pour soutenir l’un de leurs camarades, arrêté le matin. Je vois mon enfant mais je n’ai pas le droit de lui parler. J’assiste à l’audition sur une chaise derrière l’avocat, pendant qu’un second policier tapote sur son écran. « Vous êtes-vous jetée sur du mobilier urbain ? » ; j’étouffe un rire. « N’avez vous pas entendu la sommation de fin de manifestation ? » À la fin de l’audition, ma fille me rassure sur un point : elle n’est pas seule, en cellule, mais avec son amie. Sinon, je le sais, ça aurait généré chez elle des crises de panique certaines, ainsi coupée du monde. Le policier me dit : « Ce n’est pas bien grave, ils ne risquent rien vous savez. Mais au moins, ils s’en rappelleront ! »
Au petit matin des centaines de personnes sont devant le commissariat. Des représentant·es syndicaux, des citoyen·nes, des professeur·es, des lycéen·es, des ami·es et la presse régionale — là pour mettre la pression devant le commissariat du centre ville de Marseille. « Libérez nos camarades ! » scande la foule. Je ne m’y attendais pas. Cette expérience devient pour les enfants comme pour les autres parents — seulement des mères, d’ailleurs — une expérience de solidarité politique pragmatique. Ma fille est la première à sortir, vers 10 heures, hallucinée du comité d’accueil. Elle n’a pas été aux toilettes les dix-huit dernières heures : « C’était trop crade. » Le premier mot qu’elle dit, en sortant, est « humiliation ». Les autres enfants suivent, certains pleurent. Ils, elles sont si jeunes. Celui âgé de 17 ans voit sa garde à vue prolongée, il sera jugé en juin. Sa mère s’évanouit. Comment ont-ils osé leur imposer ça ? [M.]
9 mars
Toulouse.
Le secteur de l’éducation est en grève reconductible. Un petit groupe a décidé de mettre en œuvre une idée qui sommeillait depuis le début du mouvement : faire une cantine populaire. La veille, une équipe s’est occupée de faire la tournée des marchés et des commerçants afin de récolter assez de légumes pour préparer une soupe. La récupération dépasse les attentes : des cagettes pleines de légumes et de fruits ont été cédées par des commerçants sympathisants, ou achetées à bas prix. Un boulanger a fait don de dizaines de pains au levain encore frais. Et c’est ainsi que vers 9 heures, une équipe plante un barnum sur la place Belfort, déplie trois tables et commence à éplucher allègrement patates, carottes et oignons. L’activité suscite la curiosité des passants, souvent âgés, qui s’arrêtent faire un brin de causette et repartent sur des mots d’encouragement. Des grévistes qui n’étaient pas à la réunion de préparation de la veille mais ont entendu parler du projet, arrivent et se joignent à la corvée d’épluchage. Bientôt, c’est une douzaine de personnes qui s’activent. Sur les réchauds au gaz, de grosses gamelles chauffent. La place est équipée d’un point d’eau et le restaurant libanais du coin à accepté qu’on tire une rallonge pour le mixeur. Il nous prête également une casserole supplémentaire, quand on s’aperçoit que celles à notre disposition ne suffiront pas. Vers 11 heures, les légumes qui cuisent parfument la place pendant qu’on prépare la salade de fruits, qui fera office de dessert. Aujourd’hui, la lutte sociale sent le poireau — ça change de la lacrymo.
« Offrir de partager la nourriture, au prix décidé par chacun, c’est lutter contre la galère individuelle. »
Vers midi, les grévistes commencent à arriver, ainsi que des habitants du quartier. Les « ecocups » se remplissent de louches de soupe fumante. Un accordéoniste joue des airs populaires. On discute, on sourit. Petit à petit, les trois gamelles se vident. La caisse de grève posée sur un coin de table se remplit — aucune obligation : donne qui veut. Le repas se termine par une AG, puis la foule se disperse pour aller crier des slogans contre Macron, sa réforme et son monde. Dans un mouvement social comme celui que nous vivons, les cantines populaires sont des moments fédérateurs : à la fois lors de leur préparation, mais aussi par l’occupation de l’espace qu’elles proposent et par le fait de rendre collectif un acte essentiel : se nourrir. Avec l’inflation, pour les grévistes, mais aussi pour tous les précaires, ce besoin devient plus compliqué. Offrir de partager la nourriture, au prix décidé par chacun, c’est lutter contre la galère individuelle, c’est redonner du pouvoir collectif face à un système qui nous voudrait aux abois. L’expérience sera reconduite la semaine suivante, avec un succès grandissant : davantage de personnes s’impliqueront. [A.]
16 mars
Toulouse.
Pendant la cantine populaire, la nouvelle est tombée : le gouvernement utilise le 49.3 pour adopter de force la loi sur les retraites, préférant éviter un vote à l’issue incertaine. L’intersyndicale de la Haute-Garonne a déclaré une manif dans l’après-midi. La colère gronde, le sentiment de révolte gonfle. Sur un tract, un rendez-vous circule : 20 heures devant le Capitole, la mairie de Toulouse, la place centrale devenue interdite depuis les manifestations des gilets jaunes. À 19 heures 30, les camions de gendarmes mobiles et leurs gyrophares bleus encerclent la place. Déjà, des manifestants s’y trouvent, silhouettes éparpillées dans la nuit qui tombe. Tout à coup, insolite, un groupe de joggeurs entre sur la place. Ils se mettent en cercle et commencent une série d’étirements sous les quolibets d’une foule qui grossit malgré les barrages de police. Puis retentissent des cris : un cortège est bloqué sur l’un des côtés de la place. Les gendarmes commencent à s’équiper ; on entend : « Laissez-les passer ! » Devant le Capitole, des drapeaux et des banderoles sont apparus. Des slogans contre la réforme des retraites, contre le 49.3 sont repris à pleine gorge. La porte du palais Niel s’orne d’un élégant « ACAB », puis, on ne sait comment, une banderole y est accrochée. À la lumière d’un fumigène crachotant, un groupe parvient à partir en manif sauvage. Des grenades lacrymogènes sont tirées, pluies d’étincelles et fumées dans la nuit. Les gendarmes nassent méthodiquement la place, resserrant lentement leur étau tandis qu’un groupe de policiers fonce dans le tas et matraque à droite et à gauche, de manière désordonnée, semblant provoquer le malaise jusque parmi la maréchaussée. La place est évacuée, les manifestants repoussés. Mais la stratégie tourne court : alors que le gros de la foule est évacué par un côté de la place, elle finit par y entrer de nouveau par l’autre côté, avant de finalement s’éparpiller en se promettant de continuer le combat. Il faut se rappeler qu’en 2006, le Contrat premier embauche (CPE) voulu par Sarkozy et Villepin avait été voté avant d’être retiré quelques semaines plus tard, sous la pression de la rue. Rien n’est donc perdu. Et, à voir les députés Renaissance demander à ce qu’on renforce leur protection policière, le pouvoir semble avoir compris qu’il était en équilibre instable. [A.]
Grenoble.
On a beau s’attendre à tout, lorsque je reçois un message indiquant « 49.3 », c’est la rage qui m’envahit. Les salauds. Un énième piétinement d’une « démocratie » parlementaire déjà bien mal en point. Les boucles Signal et WhatsApp s’excitent : le rassemblement prévu à 14 heures place Verdun va se prolonger. J’y arrive en fin d’après-midi. Avec un camarade du syndicat, on partage notre amertume, sans que ça n’ébranle notre détermination. Le rassemblement bloque les rails du tram, une batucada féministe se fait entendre, les gens se regardent, chacun⋅e se disant qu’on ne va pas rester statique bien longtemps. Et puis des personnes s’élancent sur Lesdiguières : on part en manif sauvage. On parcourt les rues piétonnes du centre, une ou deux voitures de police suivent le cortège spontané. Un chauffeur de car énervé tente de forcer le passage, la foule l’invective, ça chauffe un peu, on poursuit. La nuit tombe à mesure que la masse de gens grossit. On descend maintenant le cours Jean Jaurès, reproduisant le parcours d’une manif déclarée. Sur les grands boulevards, des fumigènes rose-rouge craquent sous les chants de « Grenoble, Grenoble, soulève toi ! » ou encore « Siamo tutti antifascisti ! » On est plusieurs centaines, peut-être quelques milliers, probablement dix ou vingt fois moins que lors des manifestations en journée — mais il y a une énergie incroyable. L’impression que pendant cet instant, la rue nous appartient, vraiment. En remontant le boulevard Gambetta, quelques poubelles sont incendiées, des palettes et d’autres poubelles renversées bloquent les rues perpendiculaires. Après avoir arpenté les rues pendant près de deux heures, la soif et la faim nous stoppent aux abords d’un square. Le cortège continuera et la police tirera des lacrymos, avant de nasser quelques personnes. L’opposition à cette réforme dont personne ne veut avait été relativement « sage » jusqu’à présent : ce coup de force antidémocratique donne une nouvelle impulsion au mouvement social.
« Quand t’allumes un feu, ne dis pas C’est la faute aux allumettes
», chante le rappeur Médine. Nous y sommes. [M.]
Paris.
Je retrouve une amie en fin d’après-midi, place de la Concorde. Après avoir fait la manif de la veille, un peu déprimé, nous voyant moins nombreux·ses, sentant arriver la rhétorique médiatique et gouvernementale dégueulasse de l’essoufflement, constatant que dans certains secteurs, pour plein de raisons, ça ne prend pas autant qu’en 2019, qu’autour de moi on peine à mobiliser au-delà des cercles habituels, l’annonce de cette saloperie de 49.3 a au moins le mérite de faire remonter la colère et la rage direct. Beaucoup de monde, certain·es sont arrivé·es depuis plusieurs heures, ça chante, ça craque des fumigènes, ça a de la gueule une manif la nuit ! On discute de la suite, des actions à venir, de comment ça se passe dans nos boulots respectifs, aux niveaux des interpros et des syndicats. On s’énerve contre la date choisie pour la prochaine manif par l’intersyndicale : jeudi, ça nous paraît le bout du monde alors qu’on a envie de tout cramer… On ne s’éternise pas : ma pote participe à une action blocage du périph’ le lendemain matin — donc lever aux aurores. Au moment où on s’en va prendre un métro, déluge de lacrymo sur la place, le canon à eau est de sortie. On prévient les ami·es qui ont prévu de passer à Concorde : faire gaffe, ça commence à se tendre sérieusement. [B.]
Paris.
« C’est la rage qui m’envahit. Les salauds. Un énième piétinement d’une
démocratieparlementaire déjà bien mal en point. »
On entend sonner le clairon du 49.3. Comme si on ne s’y attendait pas. C’est le tintement de trop, qui perce les tympans et voudrait presser les cerveaux jusqu’à leur extirper un « oui » — pardon : une soumission. Ça se veut fanfare du pouvoir, clôture autoritaire — c’est plutôt l’hallali d’une représentation scélérate, gémissant déjà de sentir sa décomposition entamée. Ça ne passera pas. Dès qu’on peut, on met les chaussures, on met les manteaux et on part la colère au corps pour capturer des images, envoyer du décibel vocal, sentir la force collective et lui donner un peu de soi. Place de la Concorde à 20 heures 30, c’est un crépuscule étrange. Des tambours qui battent, du gaz lacrymogène partout, une trompette obstinée qui, vaille que vaille, nous envoie des refrains fédérateurs. On entre dans une nuit chaude, on se prend la main, se regarde, se perd et se retrouve au gré des mouvements de foule, dans la chorégraphie orchestrée à coups de charges par les CRS. Ils sont nombreux, les CRS : casqués, parés, en ordre de bataille, en pleine course, en repli, en station, antidémocratiques comme il se doit. Le chantier autour de l’obélisque est pour celles et ceux de notre camp une manne opportune : des planches à brûler, une pelleteuse à cramer, des barrières à faire voler, des pavés à la pelle. C’est beau et violent comme une colère populaire. Des badauds absurdement bourgeois passent sur la place, à vélo, pas même ahuris : ils ont la même dégaine que le gouvernement qui n’entend ni ne voit rien de ce qui est vraiment, ou plutôt fait comme si rien ne se passait. C’est beau mais ça fait mal. Coups de matraques, chutes de camarades jeté·es au sol, les yeux qui pleurent et la voix qui déraille. Il y a conjonction de peur et de désir, tout ce qu’il faut pour accoucher de courage.
La manifestation sauvage s’engouffre dans les rues adjacentes à la place. La foule que nous formons se densifie, les slogans tapent aux fenêtres des riches demeures du quartier autrefois royal, aujourd’hui boudiné de capital, atteignant peut-être le confort des vies gonflées de privilèges, d’argent et d’héritages, de l’autre côté des vitres. Peu importe. Les rues s’embrasent, les courses-poursuites s’enchaînent. Tantôt la foule se disperse tantôt elle s’épaissit. C’est un grand tissu qu’on forme et qu’on agite jusqu’à remuer le goudron, les fondations de la ville. On croise parmi d’autres le camarade gilet jaune Jérôme Rodrigues, en live sur les réseaux sociaux et qui lance à ses abonné·es « Souvenez-vous du 16 mars ! ». On ne compte plus les brasiers ni les pavés envolés pour extirper les esprits de cette léthargie mortifère : celle que nous imposent les paroles creuses et les mensonges d’un État policier et d’un gouvernement inique, qui ont ce soir lancé les grands moyens. Il faut dire que c’est la kermesse aux cognes. Les CRS, la BAC, la BRAV-M, qui pensent restaurer la justice en éteignant des feux de poubelles. Et les gendarmes mobiles. Tout ce beau monde à la botte sans doute de directives venues d’en haut, là où l’intelligence de la situation est inversement proportionnelle à la masse de sbires en action.
Les emmerdes arrivent quand on se retrouve rue des Capucines. Il y a un brasier tous les dix mètres, peut-être aussi une voiture en flammes, les motards de la BRAV-M roulent sur les trottoirs, matraques levées, nous frôlent. Les CRS arrivent des deux côtés de la rue et commencent à nous compresser, narquois, conjuguant béatement force et pouvoir. Dès 22 heures, la nasse est en place — pardon : le « sas de temporisation ». Au moins 150 personnes sont indistinctement immobilisées, prises en étau mais toujours remontées. On crie. On blague. On prend des photos. Vient un moment où un homme sort de nulle part, en costard, AirPods vissés aux oreilles, mallette à la main, un air de famille avec Stéphane Bern. Il veut entrer dans une cour d’immeuble — sûrement chez lui — par une porte sur laquelle cinq ou six personnes sont adossées. On lui demande s’il veut bien nous faire entrer, pour nous aider ou au moins nous faire visiter : « Certainement pas », dit-il, la gueule déformée de dédain. Et la porte s’ouvre en nous laissant entrevoir une immense cour pavée, cernée de grandes fenêtres, elles-mêmes ornées de beaux rideaux, eux-mêmes soutenus par des tringles qu’on imagine cuivrées et reflétant la brillance des plafonniers — bref, la bourgeoisie et ses arrières, ça n’est pas pour nous. Au cas où on se serait pris à rêver le contraire, les CRS sont là pour nous le rappeler. Quand deux personnes miment d’empêcher la fermeture de la lourde porte en bois, ils chargent violemment en envoyant valser un vélo et aboient des ordres indistincts.
Au bout d’une demi-heure, on comprend que ça craint pour nous. Une paire de gants de latex gît à nos pieds, éjectée d’une poubelle renversée, comme des mains inanimées prises dans l’ombre d’une ligne de jambes serties de protections en dur et parées de boucliers sales, qui reflètent nos propres visages. Sur le bitume dansent les ombres de lointains fumigènes qui se dissipent. Quelque chose en nous s’immobilise, attentif. Bientôt la ligne que forment les CRS se troue d’une embrasure dont on ne saisit pas tout de suite la teneur. On imagine que les nassé·es à l’allure la plus innocente seront exfiltré·es pour réduire les effectifs. Pensez-vous ! À peine le premier gars sorti de là, des gendarmes postés trois mètres plus loin s’amènent et interpellent les manifestant·es un à un, une à une, au compte-goutte. Contrôle d’identité, fouille des sacs, fouille au corps, notre flegme contre leur autorité. On se regarde, on échange quelques mots dans une langue qu’on connaît pour se rappeler qu’on peut garder le silence. Les gendarmes nous empêchent : « Ici on est en France, on parle français. C’est quoi comme langue ça ? » Tocards. Ils ont ensuite du mal à qualifier, tous autant qu’ils sont, le motif de nos interpellations : « Gégé ! c’est groupement
ou regroupement
? Hein ? Y a un et
? Y a un re
ou pas ? Hein ? Bon de toute façon on suit les ordre les gars, allez on met regroupement
! » Au total, on passera trois heures sur le trottoir, aligné·es comme des rats, sans eau, alors même que nos sacs et nos poches sont vides. Pas même un marqueur ou une bombe de peinture pour la forme. Les femmes d’un côté, les hommes de l’autre. L’ambiance est morbide, ça sent l’arbitraire d’une répression décidée dans des bureaux. Heureusement, on utilise discrètement nos téléphones : échanges d’informations et conseils juridiques, soutien d’ami·es qui nous envoient des forces, partage de numéros dont celui de la Legal Team, exposition des étapes d’une garde à vue, etc. On se prête les stylos pour écrire sur nos bras les numéros de téléphones et noms de juristes. On se dit nos prénoms, que ça va aller. Une fille de notre âge raconte qu’au moment d’être exfiltrée de la nasse, un CRS la poussait en pressant une matraque contre ses fesses. Il lui a lancé : « Estime-toi heureuse de pas te prendre un coup de trique. » On pourrait croire que le petit pouvoir crispé que ces tauliers de l’ordre exercent sur le tout-venant tient d’une ineptie individuelle fortuitement endémique. Mais c’est plus grave. Lorsqu’ils se mettent en branle et commencent à se saisir de certains d’entre nous, quelqu’un élève la voix pour demander : « On va où ? » Alors un uniforme balance : « À Auschwitz. »
« — On va où ? Un uniforme balance : — À Auschwitz.«
Après des heures d’attente assis·es par terre, dans le jus de poubelle et à hauteur de boucliers, arrive enfin un bus de flics. Il va falloir se passer les fiches MAD1 entre gendarmes et flics. C’est laborieux. Personne, en uniforme, ne semble pouvoir se blairer ni comprendre la nature de l’opération. On finit par monter dans un grand bus, panier à salade version colonie de vacances, avec une trentaine de personnes. Parmi elles, un groupe de cinq ou six gilets jaunes qui mettent l’ambiance et nous détaillent la qualité de cellule de chaque comico parisien — ils ont de la bouteille. Un interpellé d’une quarantaine d’années, assis sagement avec sa femme sur les sièges du bus, leur suggère d’éditer un guide Michelin des GAV de Paris. Le bus plébiscite l’initiative et on démarre en trombe, escorté·es par des motards sirènes hurlantes et des radées de gyrophares. Il y a là-dedans tout un beau monde hétéroclite. Des soixantenaires hasardeux, des jeunes qui ne connaissent même pas le principe du 49.3, des militantes chevronnées et généreuses en conseils, des bandes de potes remontés, des somnolents, des gueulards, des malines et des taiseuses. Le début du trajet est farcesque : on hurle, on chante à coups de « On est là », de « Macron nous fait la guerre » et de « Chauffeur si t’es champion ». Certains cabriolent, d’autres font un petit somme. Les « Ça va aller, on est tous ensemble, ils ont rien contre nous » répondent à l’inquiétude dans les regards.
Puis de la farce, on passe au théâtre de l’absurde. Ça fait bientôt une heure et demi qu’on roule dans Paris et qu’on sillonne le périph, dans notre auréole de bleu criard : toutes les geôles de la capitale sont pleines ! Hors de question pourtant de nous laisser filer — « C’est la procédure, messieurs-dames. » Après déjà six heures de privation de liberté, tout le monde a soif et très envie de pisser. On nous dit que ce n’est pas possible pendant le transport, que les agents ici présents ont pour mission de nous transporter, rien d’autre ! Les joues rougissent de colère et les poings tambourinent contre les vitres. Bon gré, mal gré, on est envoyé·es par petites grappes dans différents commissariats. Les couples peuvent rester ensemble. Enfin, s’ils n’ont pas déjà été séparés : il y a un couple de femmes dont une seule a été mise à bord, non sans avoir signalé que sa conjointe était aussi interpellée. « Difficile de leur faire comprendre qu’on était en couple sans avoir de pénis !« , lance-t-elle, un sourire amère sur son visage fatigué.
Les téléphones sont interdits mais, comme des ados envoyés en colo, tout se monde désobéit à cœur joie : à qui de filmer, de faire des selfies, de géolocaliser en direct notre position, d’envoyer aux ami·es les adresses des commissariats où nous faisons étape, jusqu’à ce que notre fournée — une quinzaine de personnes — arrive à destination à 4 heures du matin. Les vessies sont sur le point de craquer et une femme est presque en pleurs d’avoir mal au ventre, mais une flic décide qu’on ne pissera pas tant qu’on n’aura pas formé une belle file indienne. Dix minutes plus tard, ce cirque de petits tyranneaux prend fin et on accède enfin à des toilettes, avant d’entrer en cellule à 5 heures après une énième fouille. C’est une geôle de trois mètres carrés avec des chiottes qui compteraient presque pour une compagne vu leur présence aromale, et qu’on partage avec une camarade de circonstance, attrapée elle aussi rue des Capucines. Au bout de trente minutes, on est copines. Puis on tente de gagner quelques quarts d’heure de sommeil malgré les bruits d’écrous, les néons blancs et les visages de flics qui nous défilent dans la tête, en nous cachant sous les couvertures synthétiques qu’on nous a refilées. On comate ainsi dans un espace-temps indistinct, saturé de lumière blême, de noms gueulés et de passages d’uniformes, sans savoir comment ni pourquoi s’écoule le flux des choses. Le dehors n’existe plus tant les murs sales autour de nous oppressent les sens.
17 mars
La quinzaine de camarades que nous sommes est répartie dans trois ou quatre cellules. À chacune sa dynamique et ses stratégies pour tromper l’ennui et donner forme à nos colères. Ici il y a percussions corporelles, là déguisements avec les couvertures, là-bas on demande à pisser toutes les demi-heures. Dans le temps arrêté de la garde à vue, il y a des éclats de beauté solidaire. Quand R., la copine de cellule, revient de son audition, elle s’effondre en larmes. On se serre l’une contre l’autre et on se raconte nos vies. Quand on nous envoie toutes les deux donner nos empreintes et poser pour les photos réglementaires de taulards, on a un fou rire nerveux qui oblige les flics à attendre qu’on se calme. Quand il est 17 heures et que la préfecture n’a toujours pas donné de nouvelles — le procureur cesse de travailler à 19 heures et l’ombre d’une prolongation de 24 heures de nos GAV plane —, des chants s’élèvent sur des airs bien connus, qui deviennent des canons en polyphonie repris dans tout le couloir. Un type arrivé dans la journée pour une histoire de stupéfiants se met même à rapper par-dessus : les voix s’étranglent de rire de chaque côté des murs.
« Quand R., la copine de cellule, revient de son audition, elle s’effondre en larmes. On se serre l’une contre l’autre et on se raconte nos vies. »
Les auditions s’enchaînent au rythme de l’arrivée et de la disponibilité des avocat·es. La Legal Team a été très sollicitée en ces 16 et 17 mars, ce qui a conduit certain·es d’entre nous à opter pour des commis d’office pour fluidifier nos passages. Mais des flics nous embrouillent : « Si vous acceptez d’être auditionné·e sans avocat·e, vous sortirez plus vite » ; « Les juristes de la Legal Team vont vous facturer 1 000 euros, les commis d’office sont gratuits ! » On savait qu’ils nous enfumeraient. Chacun·e a pu faire un choix éclairé en fonction des informations glanées entre nous dans la nasse. L’avocat commis d’office qu’on avise n’a pas l’allure d’un gauchiste ; il affirme pourtant, au début de l’entretien de trente minutes en tête-à-tête que la loi nous autorise : « Groupement en vue de commettre des dégradations et des violences
, c’est un chef d’accusation de merde. Ils n’ont rien contre vous mais je vais vous expliquer ce que vous risquez tout de même, et comment vous défendre. » On l’écoute raconter qu’il a accompagné des manifestant·es récemment et que les poursuites engagées ne dépendent pas de ce qu’on a réellement fait, mais de ce qu’on nous reproche d’avoir supposément fait, sur la base de déductions douteuses. En audition, mieux vaut donc en dire le moins possible si on décide de parler, tout en réfutant les accusations fallacieuses : « Je sais que les avocat·es de la Legal Team vous diraient de garder le silence. Vu votre situation et le fait que le dossier est vide, je vous conseille de parler si vous le souhaitez. Faites des réponses courtes. Répondez oui
ou non
aux questions fermées. Ne vous perdez pas en détails superficiels pour prouver votre innocence — innocente, vous l’êtes. En dire le moins possible protégera les autres. »
En fin de journée, tout le monde redoute la prolongation et personne n’a la certitude de sortir ce soir. Avec R., on se lance dans des charades pour mémoriser nos numéros de téléphone respectifs. Les corps tiennent sur les nerfs, les maux de tête gonflent et l’épuisement rend chaque mouvement un peu triste. Mais personne ne décolère. On vit le premier acte d’une répression décomplexée, arrivée comme le cerbère d’une politique autoritaire, méprisante du peuple et du désir majoritaire. Après 24 heures aux mains des flics, on nous laisse enfin sortir, libres de toute accusation, les casiers judiciaires vierges, les corps endoloris mais les yeux rieurs de s’enlacer dehors sous la pluie. Au moins trente personnes sont là, qui nous attendent et nous applaudissent un à un, une à une, quand on passe les portes du commissariat. C’est beau ! Tout le monde le sait : on continuera de se battre contre l’âpre dédain d’un règne sans partage, contre l’abstraction des calculs, la vision courte du macronisme et son œil sans dehors, contre la tyrannie qu’il porte en ombre, contre l’outrance des armes et du passage en force. On luttera pour l’invention, pour les saines contradictions, pour le désir de justice et son irisation.
Sur 292 interpellations à Paris, ce 16 mars, seules 9 ont donné lieu à des poursuites. Comme si tout ça n’avait été qu’une grande répétition générale. L’avant-goût des semaines à venir. Des flics et des flammes. [L.]
[lire le quatrième volet : « On est à un point de bascule »]
Photographies de bannière et de vignette : Stéphane Burlot
- Fiches de mises à disposition qui permettent de faire travailler des gendarmes pour une opération de police, et inversement.[↩]
REBONDS
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☰ Lire les bonnes feuilles « C’est la grève ! », Jean-Pierre Levaray, février 2023
☰ Lire notre article « Carnet de grève [I] : “Il faut bloquer le pays” », février 2023
☰ Lire notre article « Le mythe des “42 régimes spéciaux” », Gaston Sardon, décembre 2019