Texte inédit pour Ballast
Pourtant, c’est très simple : ils sont 16 ministres, 15 ministres délégués, 10 secrétaires d’État et 1 président ; nous sommes plusieurs millions à marcher dans les rues d’un pays qui, à 70 %, refuse la réforme des retraites imposée. Pourtant, la minorité au pouvoir s’obstine et nous semblons impuissants. Pire : le président parade dans les colonnes du Monde. « Qu’on n’aille pas m’expliquer que le pays est à l’arrêt. Ce n’est pas vrai ! » Et d’ajouter que « la menace démocratique », ce sont les « forces d’extrême gauche, en particulier » — que l’ONU, le Conseil de l’Europe, Amnesty International et Human Rights Watch dénoncent le déchaînement policier ne paraît pas troubler la minorité retranchée dans ses bureaux. Il va donc falloir monter d’un cran. « Grève ! Blocage ! Sabotage ! », entend-on dans les rues. « Grève générale », espérons : la clé est là. Notre rédaction, à laquelle se sont joints quelques membres de l’interpro d’Aubervilliers, poursuit ses notes de mobilisation, prises à la volée en plusieurs endroits de la France.
[lire le troisième volet : « Comment ils ont osé ? »]
17 mars
Paris.
7 heures 15. Porte de Clignancourt, XVIIIe arrondissement. Le rendez-vous circule discrètement depuis la veille. Après un regroupement express sous un pont, on arrive sur le périphérique à petites foulées. Le blocage se met en place rapidement, une voiture passe, les autres automobilistes s’arrêtent volontiers. On commence à marcher, ça chante, le fond de l’air est aussi joyeux que déterminé. On est une centaine, on marche sur le périph’. « Et on ira, et on ira, et on ira jusqu’au retrait ! » Plusieurs chauffeur·euses qui passent dans le sens opposé klaxonnent, d’autres font des signes de soutien. « Grève ! Blocage ! Sabotage ! » Reprendre les espaces, bloquer, rencontrer le soutien de personnes complètement différentes, voir des initiatives et des actions pousser partout dans le pays… Tout ça fait la force de ce mouvement contre la réforme des retraites. Et malgré des violences qui se multiplient, malgré les pirouettes autoritaires — qui sont surtout la preuve que le gouvernement tremble et pourrait craquer —, on a l’espoir de gagner.
« Et tout, et tout le monde déteste la police ! » C’est vrai, la répression qui s’accentue génère de l’angoisse : peur d’être gravement blessé·e, nassé·e et gazé·e, d’être interpellé·e, agressé·e sexuellement… Face à ce déferlement de violence de la part des forces de l’ordre, on peut y réfléchir à deux fois avant de se mobiliser. Mais on sait aussi qu’on peut s’impliquer de mille manières, suivant les modalités qui nous conviennent le mieux : on peut rester à distance des forces de l’ordre en manif (en se plaçant derrière les services d’ordre des cortèges syndicaux) ou sortir du parcours déposé, on peut participer à des actions coordonnées de blocage comme ce matin, soutenir les piquets de grève, faire des collages ou accrocher des banderoles. L’éventail des façons de lutter est large : l’important est de ne pas lâcher. On n’a pas d’autres choix que de continuer jusqu’au retrait. Si on ne gagne pas là-dessus, le risque est grand de se faire rouler dessus le reste du mandat de Macron. Donc luttons jusqu’au bout ! [N.]
23 mars
Aubervilliers.
« Dans cet élan, on commence à pousser à notre tour les policiers qui sont contraints de reculer. »
Lorsque l’annonce des réquisitions sur les piquets de conducteurs de camions-bennes est tombée jeudi 16 mars, nous avons été plusieurs camarades de la ville à nous rendre au garage d’Aubervilliers pour rencontrer les conducteurs et proposer notre aide sur le piquet. Aux dires des éboueurs, les camions qui sortent du 35 rue du Port sont ceux qui vont ramasser les poubelles des beaux quartiers, et même du ministère de l’Intérieur et de l’Élysée. L’ambiance est très calme. Les conducteurs bloquent sans problème car les réquisitions n’ont pas encore été prononcées sur ce garage. Mais la semaine du 20 mars s’annonce plus mouvementée. Le jour de la grève interprofessionnelle, un appel à converger dès 5 heures 30 vers le garage pour soutenir les conducteurs est lancé. La police est cette fois bien présente. Plusieurs fourgonnettes nous attendent au coin de la rue du Port et de la rue Claude Bernard ; les policiers, une bonne vingtaine, commencent à se préparer. En passant, j’entends : « On met les casques et les boucliers, mais pas les jambières ! » Le ton est donné.
Arrivée devant le garage, je retrouve une centaine de camarades de différents secteurs qui ont répondu présent·es à l’appel, ainsi que cinq ou six observateur·ices de la Ligue des droits de l’Homme (LDH). Une chorale s’improvise, les chants de lutte résonnent dans la petite rue. Assez rapidement, un policier vient nous informer qu’il faut lever le blocage, sans quoi il s’en chargera avec son unité. « On est là ! On est là !… » est entonné, en chœur et en réponse. En à peine deux minutes, le revoilà, casque sur la tête, suivi d’une vingtaine de flics « en tenue » (pas eu le temps de vérifier s’ils avaient finalement mis leurs jambières). Il lance trois sommations en trente secondes. On se met en ligne, déterminé·es à ne pas les laisser nous déloger. Les forces de l’ordre chargent, boucliers en avant. On campe sur nos positions. Ils essaient de nous pousser mais on forme une foule compacte, détère et chantante. Ils n’arrivent pas à nous faire reculer bien que les camarades en première ligne se mangent des coups de pied glissés sous les boucliers. Soudain, les camarades derrière se mettent à sauter pour accompagner le chant « On est là ! », et tout le groupe suit. Dans cet élan, on commence à pousser à notre tour les policiers qui sont contraints de reculer.
À peine cinq minutes plus tard, deuxième charge. On est toujours aussi nombreux·ses, et cette fois on les repousse directement. Une partie des camarades à l’autre bout de la ligne réussit même à les pousser plus vite que de notre côté, alors on crie de garder la ligne pour éviter d’être séparé·es et que certain·es se retrouvent exposé·es. Cette deuxième charge se solde également par un échec des forces de l’ordre. Est-ce la présence de la LDH, qui ne cesse de filmer ? Des ordres moins durs ce jour-là ? Les policiers frappent peu avec leur matraque, aucune lacrymo n’est lancée. Ils reculent définitivement. On est tous·tes content·es d’avoir réussi à repousser les flics. On tient le piquet jusqu’à 10 heures et l’ambiance est beaucoup plus détendue, après ce moment de tension. Des conducteurs escaladent même la grille du garage pour partager avec nous du café et des madeleines. Ce moment n’est qu’un exemple des actions menées en cette période de lutte contre la réforme des retraites, mais il illustre bien sa dimension interprofessionnelle et intersyndicale, la solidarité qui se créée entre les différents secteurs qui se prolonge dans le soutien aux victimes de répression. Plusieurs camarades présent·es sur le piquet étaient ensuite devant les commissariats pour soutenir les personnes arrêtées dans la journée. Tous les jours, on lutte ensemble. Malgré la fatigue, malgré le froid, malgré la répression. « Et on ira jusqu’au retrait ! », car : « Salaires, sécu, retraites, c’est nous qui cotisons alors c’est nous qui décidons ! » [C.]
Toulouse.
6 heures 30. Sur le boulevard périphérique qui mène à la météopole (le site qui regroupes les infrastructures de Météo-France), les voitures sont encore rares. On pousse des caddies remplis de pneus, on porte des palettes, des grilles… Peu à peu, une barricade se construit pour bloquer l’accès au site. Puis une autre voie du rond-point est fermée et deux autres sont réduites pour en faire un barrage filtrant. C’est là que nous nous postons. Gilets roses de Solidaires, drapeaux rouges de la CGT… Les automobilistes ralentissent et s’arrêtent. On se dirige vers la fenêtre côté conducteur, tract en main et sourire aux lèvres : « Bonjour ! Comment ça va aujourd’hui ? » La question désarçonne ; elle permet d’engager la conversation. Celle-ci dure parfois jusqu’à dix minutes. Sur des dizaines de voitures, seuls trois ou quatre conducteurs s’énervent. L’un d’eux est un livreur, inquiet à l’idée de ne pas pouvoir finir sa tournée — le stress le fait parler de manière virulente. Deux autres, des macronistes. L’un d’eux, après avoir copieusement insulté les « gauchos » qui bloquent le pays, finit par bloquer lui-même la route en répondant aux questions qui lui sont posées (avant de se fâcher quand, nous obligeant à parler du « président Macron », l’un d’entre nous répond « Macron le gros con, vous voulez dire ? »). Il accélère et finit bloqué dix mètres plus loin. Ces quelques cas exceptés, le soutien est frappant.
« On pousse des caddies remplis de pneus, on porte des palettes, des grilles… Peu à peu, une barricade se construit pour bloquer l’accès au site. »
Malgré parfois une heure d’attente dans le blocage, les automobilistes baissent leur vitre pour discuter. Ils assurent comprendre les raisons de l’action, même s’ils ajoutent parfois qu’il faudrait plutôt bloquer les lieux de pouvoir. La discussion entre inconnus libère la parole. Beaucoup se lâchent, parfois s’épanchent. Ainsi ce livreur, 69 ans, retraité, qui doit compléter une pension trop maigre. Cette jeune mère, qui n’arrive plus à joindre les deux bouts avec l’inflation. Ce formateur en fin de carrière, qui dit être tellement en colère qu’il préfère s’isoler de peur d’exploser. Plus surprenant, dans ce secteur où sont installées de nombreuses entreprises de pointe, beaucoup de travailleurs de l’informatique, voire de cadres, ont pour nous des mots de soutien. Parmi cette population plutôt encline à soutenir Macron, le recours au 49.3, puis son discours de la veille, ont choqué. Ils ne comprennent pas pourquoi jeter ainsi de l’huile sur le feu. Chez les artisans, le qualificatif de « monarque » revient souvent dans les bouches. L’un d’eux a mis sa compagne sur haut-parleur tandis que nous discutons : dans l’enceinte crachotante, la jeune femme nous remercie pour ce que nous faisons. Elle aussi dit ne pas pouvoir faire grève en raison de fin de mois difficiles, mais elle affirme être lassée d’un pouvoir qui « ne nous écoute pas, nous les petits », qui « n’en a rien à faire de nous ». Elle et son mari ont défilé avec les gilets jaunes.
La file de voiture s’allonge, jusqu’au rond-point précédent. Soudain une portière claque, un homme remonte à pied. Nous le regardons, souriants mais sur nos gardes. L’homme a la trentaine, il est bien vêtu, il semble désemparé. Au bord des larmes, agitant les bras, il balbutie : « Mais pourquoi vous faites-ça ? Je vous comprends, vraiment, mais faut pas faire comme ça. » Un peu interloqués, nous ne savons que répondre. Une camarade lui propose d’aller boire un café à la table qui a été installée plus loin, derrière la barricade principale. À notre grande surprise, il accepte. Il extirpe sa voiture de la file et vient se garer. Finalement, il restera près d’une heure à dialoguer avec les uns et les autres puis repartira, visiblement satisfait, serrant les mains des personnes présentes. Pour ces automobilistes, le blocage a été la rupture d’une routine quotidienne. Le simple fait de parler, d’être écouté, semble être devenu à ce point exceptionnel que les gens se retrouvent, l’espace de quelques minutes, à exposer des pans intimes de leur vie à de parfaits inconnus. Sans doute que l’impact économique de notre action est resté modéré — mais rien que pour ces échanges, ce blocage a montré toute sa pertinence.
Au nord de Toulouse, des camarades ont eu moins de chance. Coursés par la BAC dans une zone industrielle, dix-sept personnes sont arrêtées et placées en garde-à-vue. Le mot tourne et, deux heures après, des dizaines de personnes sont rassemblées en solidarité devant le commissariat central. Le mégaphone des étudiants de la CGT tonitrue. La répression a pour but d’effrayer et de décourager ; elle a aussi comme effet de monopoliser une partie des énergies militantes. Mais la solidarité ne se discute pas : quand des camarades sont en garde-à-vue, il faut être devant le lieu de leur détention, même à dix. Et il faut crier, fort, car la plupart du temps celles et ceux qui sont enfermé·es nous entendent. Ce soutien est précieux quand on a perdu sa liberté d’agir, quand on est privé de repères temporels (pensez à crier l’heure qu’il est, de temps en temps !) et qu’on ne sait pas ce qu’il va advenir de nous. Parmi les personnes arrêtées, plusieurs font le choix de ne pas donner leurs empreintes et certaines ne déclinent pas leur identité. Après une trentaine d’heures, toutes seront relâchées, a priori sans poursuites pour la majorité. Jusqu’aux fonctionnaires de police, on sait très bien que ces arrestations sont politiques. Il faut faire du chiffre, il faut casser la mobilisation. Peu importe la légalité de ces rafles. Dehors, les soutiens se relaient, s’organisent pour manger, pour occuper les heures qui s’égrènent. Pour les proches sans nouvelles, l’attente est longue ; elle use les nerfs. Les moyens d’avoir des nouvelles des personnes détenues sont rares. Le droit à une communication téléphonique n’est pas toujours respecté. Parfois, c’est l’officier de police judiciaire (OPJ) qui parle. François Piquemal, député LFI, use par deux fois de son droit de parlementaire à visiter les lieux de privation de liberté. S’il ne peut communiquer d’information individuelle, il rassure sur les conditions de détention. Les nouvelles des avocates sont également attendues avec impatience. Jusqu’au dernier moment, on est dans le flou total. Et c’est finalement le lendemain, en fin de matinée, que les libérations commencent à s’égrainer. Le visage souvent fatigué, mais souriant à la vue du groupe qui les applaudit, les camarades sont accueilli·es à grands renforts d’embrassades. Quand l’État s’attaque à l’un de nous, c’est à toutes et tous qu’il s’attaque. Loin de nous diviser, il renforce nos liens. [A.]
Le Puy-en-Velay.
28 mars
Lyon.
« L’idée est de se mettre en grève contre la réforme des retraites pour des raisons spécifiquement féministes. »
Le soleil réchauffe déjà la ville quand j’ouvre les volets à 8 heures 30. La fenêtre entrebâillée laisse pénétrer dans l’appartement autant de lumière que de cris joyeusement énervés : « Lycéens et travailleurs, même combat ! » C’est de l’annexe du lycée Ampère, qui regroupe des élèves de Seconde et de Première, que parviennent les échos. Je descends les voir, curieuse et impressionnée par leur nombre : le lycée est bloqué. Il y a beaucoup de filles dans les rangs, juchées sur des poubelles entravant les accès au bâtiment. Elles lancent des slogans, rient et discutent devant des tags antifas, antimacronistes et féministes. L’une d’elles m’explique : « Certaines sont arrivées ici à partir de 6 heures 30, nous on est venues à 8 heures 30. On s’est organisées sur Instagram, en se passant le mot. C’est la première fois que notre lycée est bloqué depuis le début du mouvement. Certains Terminales sont venus mais on est surtout des Secondes et des Premières. Il y a aussi des profs qui sont restés avec nous dehors. » Quand je leur demande quel est leur état d’esprit, on me répond : « On est motivés ! Ici il y a une vraie âme de gauche ! » Après les événements de Sainte-Soline, ce week-end, et la répression sanglante qui s’abat sur nos mouvements ces derniers jours, leur énergie et leur joie combative me donnent une grande force.
Je quitte Saxe-Gambetta pour rejoindre à 10 heures la Bourse du Travail, où se réunit l’AG féministe 69 en mixité choisie : elle s’organise régulièrement depuis plusieurs semaines. L’idée est de se mettre en grève contre la réforme des retraites pour des raisons spécifiquement féministes, en s’inscrivant dans une histoire féministe internationale. L’initiative se présente en ces termes : « La grève féministe est l’occasion de cesser nos tâches salariées mais aussi non salariées afin de porter nos propres revendications. En effet, ce sont majoritairement les femmes qui portent la charge du travail reproductif (souvent en plus d’un travail salarié) : entretien du domicile, conception et éducation des enfants, bénévolat dans des associations, travail de care, etc. Ce travail ne produisant pas directement de richesses pour le capitalisme, il est très peu reconnu et est légitimé comme un rôle naturel pour les femmes. Pourtant il est essentiel au maintien de la société car il permet de générer et d’entretenir une force de travail essentielle aux capitalistes. […] Grâce à cette grève nous montrerons qui si nous nous arrêtons, le monde s’arrête. » L’objectif est de penser et de mettre en place ensemble des actions de lutte. Pour ça, trois pratiques sont centrales : la constitution d’un cortège féministe au sein des manifestations, la mise en place de caisses de grèves pour soutenir les travailleurs et les travailleuses ayant besoin d’une aide financière (cette caisse ne se limite pas aux salariées ni au travail déclaré, les travailleuses du sexe et les précaires peuvent aussi en bénéficier), et la mise en place d’une garderie pour permettre à des personnes de se rendre en manifestation sans leurs enfants. Les échanges se multiplient et des soutiens se tissent : on vient apporter une belle somme récoltée pour la caisse de grève féministe, on évoque la manifestation de l’après-midi et l’AG interpro qui se tient dans une heure et demi près de la gare.
À 11 heures 30, nous sommes plusieurs à gagner les abords de la gare. Des dizaines de grévistes et militant·es sont réuni·es ici à l’initiative des cheminot·es en grève. Plusieurs secteurs et groupes sont représentés : enseignant·es, étudiant·es, employé·es du privé, fonctionnaires, comités de mobilisation réunissant salarié·es, précaires et chômeur·euses… Le soleil enveloppe les voix qui s’élèvent les unes après les autres, au micro. Toutes s’expriment depuis une situation singulière, mais les constats et les urgences sont partagés : « Aujourd’hui, on est dans une séquence où le but, la stratégie du gouvernement est de faire peur. La réforme des retraites est plus politique qu’économique, en témoigne la violente répression en cours. Cette violence qu’on reçoit est politique, elle vise à ce qu’il y ait moins de monde dans les manifs. Mais on doit au contraire souhaiter qu’il y en ait de plus en plus ! », affirment tour à tour une enseignante, un cheminot et une bibliothécaire. Et l’un d’eux de poursuivre : « Dans mon secteur, beaucoup de collègues se mettent en grève mais peu osent venir manifester. » Un autre affirme que, pour ses collègues, au contraire, la participation aux manifestations est mise au premier plan. « Depuis le 49.3 et encore plus depuis Sainte-Soline, l’état d’esprit est en train de changer. C’est fini les petites manifs tranquilles, il faut être solidaire, il faut être en nombre, il faut se rencontrer et mettre en place des techniques d’autodéfense pour se protéger. Il n’y a qu’à voir en Grèce ou ailleurs : quand on n’a plus rien, on ne peut que se révolter ! » Partout, on constate que la mobilisation ne faiblit pas — en dépit d’un discours médiatique qui voudrait la noyer dans l’illusion de son « essoufflement ».
C’est sans compter sur les jeunes qui entrent dans la danse de plus en plus intensément, depuis leurs lycées et leurs campus. « Ça fait un peu moins d’un mois que des AG ont lieu sur le campus de Lyon 3 et elles grossissent de plus en plus. Ce matin, la fac a été bloquée. Des gens commencent à se motiver maintenant, il y a une relève ! », annonce une étudiante (elle ne manque pas de rappeler combien le blocage de l’université Lyon 3 est « symbolique » : après « Assas la rouge », à Paris, voilà que Lyon 3 s’enfièvre !). Il y a de quoi affoler les néofascistes de la cité des Gones : tout le monde s’en réjouit. Ce week-end, la Coordination étudiante s’est aussi rassemblée pour la troisième fois à Grenoble, réunissant de nombreuses délégations de groupes en lutte. Une grosse journée de mobilisation étudiante et lycéenne est prévue pour ce jeudi, l’idée étant de créer des liens entre les jeunes et de s’apporter du soutien entre écoles en lutte : les Beaux-Arts, Lyon 2, Lyon 3, l’ENS, les lycées…
« Si on lâche l’affaire, si on ne gagne pas, c’est le fascisme qui arrivera. »
Outre la jeunesse, certaines professions s’investissent en axant leur action sur le partage d’informations. C’est le cas des mobilisé·es de la DDETS du Rhône (Direction Générale de l’Emploi, du Travail et des Solidarités), qui forment des cortèges d’une quarantaine de personnes lors des manifestations et ont voté hier une grève reconductible pour aujourd’hui, demain et après-demain. En tant que représentant·es des politiques publiques de l’emploi et inspecteurs du travail, ces militant·es ont des choses à partager et préparent différentes actions pour informer sur le droit de grève, sur la pénibilité comme catégorie juridique, sur les accidents du travail et les maladies professionnelles. À cela s’ajoutent, dans d’autres secteurs, d’autres dynamiques de mobilisation. Une enseignante explique : « Les liens qu’on avait créés dans l’Éducation nationale avant le Covid sont difficiles à réactiver. Beaucoup de profs ont peur. Mais après l’interview de Macron à la télé, j’ai vu un collègue revenir en manif avec ses enfants. Je lui ai demandé pourquoi il était là et il m’a tout simplement répondu que Macron l’avait trop soûlé et que ça l’avait fait redescendre dans la rue ! » Un camarade postier explique ensuite qu’il est au contraire le seul à se mobiliser sur son lieu de travail et que ses collègues « continuent de travailler sans se poser de questions ». Mais il ne désespère pas d’un possible sursaut.
Tout le monde le sent, ici, sur cette place ensoleillée : partager les récits de nos actions, tisser la trame de solidarités est une nécessité brûlante. Parce qu’aujourd’hui, « c’est une guerre de l’information qui nous est menée. Il n’y a qu’à voir comment les informations sur Saint-Soline nous arrivent. On parle d’ultra-gauche ou d’extrême gauche à tour de bras, mais qui parle de l’extrême droite ? Qui parle de Le Pen alors que Dussopt a déclaré la considérer comme plus républicaine
que LFI ? Il ne faut pas oublier que derrière la politique de Macron, c’est l’extrême droite qui nous guette. Si on lâche l’affaire, si on ne gagne pas, c’est le fascisme qui arrivera. » Un syndicaliste de la CGT conclut : « On est à un point de bascule, là. La résignation, c’est fini. » [Y.]
Toulouse.
Depuis trois jours, un membre de l’organisation Camarade est entre la vie et la mort. Une grenade explosive tirée à Sainte-Soline l’a plongé dans le coma. Pour défendre un trou dans le sol, symbole de l’accaparement des ressources aquifères par l’agriculture extensive, l’État a déployé une violence démesurée, utilisant des armes de guerre contre des militant·es civil·es. La colère gronde à Toulouse. On s’attend à une manifestation difficile. Et, de fait, au milieu du parcours, les gendarmes mobiles coupent la manif entre les syndicats et une tête de cortège hétéroclite et revendicative. Pluie de grenades lacrymogènes, feux de poubelles. Le cortège syndical avance un peu, reflue, avance encore avant que les grosses centrales ne prennent finalement la décision de s’en aller. Les drapeaux colorés de l’Union syndicale Solidaires flottent au vent derrière une banderole, qui indique : « 60 ans max ! » Marre de se faire confisquer nos manifs par les forces de l’ordre. Marre de s’incliner face à la répression. Alors on gare la camionnette, la batucada range ses instruments et on continue, groupé·es derrière la banderole, avec nos voix pour gueuler des slogans. Les containers de poubelles enflammés finissent de se consumer : flaques de plastique sur le bitume. Très vite, le parfum de la lacrymo vient se mêler à l’air printanier. Des masques sont enfilés — les FPP2 protègent plutôt bien les voies respiratoires — et ceux qui en ont préparent les lunettes pour les yeux. On continue à avancer. À l’arrière, le cortège s’étiole peu à peu. Devant, ça se densifie.
« Et la retraite, elle est à nous ! On s’est battu pour la gagner, on se battra pour la garder ! » La foule piétine, indécise. Avisant nos camarades de Sud-Rail, on se dirige vers elles, vers eux. À l’avant de la manif, ils ont été en contact direct avec les gaz. On décide d’avancer encore : hors du parcours officiel, cette fois, vers la gare. On remonte l’allée Jean-Jaurès. Et c’est bientôt une foule qui nous suit. Sur le trottoir de gauche, un cortège étudiant se reforme. On chante, on gueule, une voiture brûle dans une rue adjacente. Un signe de tête, des doigts tendus. La BAC arrive. Les flics remontent en courant, nous prennent de vitesse. On voulait tourner sur la gauche pour aller vers le parvis de la gare, mais ils forment un cordon, prêts à en découdre. En manif sauvage, les décisions se prennent au fur et à mesure. Alors, après quelques hésitations, on avance droit vers la médiathèque. Puis on décroche. D’autres continuent. Derrière nous ça tire des gaz pour couper la foule. La colère est plus forte que la peur. Ce pouvoir qui nous maltraite, il faudra bien le faire tomber. [A.]
Photographie de bannière : Stéphane Burlot
Photographie de vignette : Cyrille Choupas
REBONDS
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