Carnet du Rojava [2/3]


Texte inédit pour le site de Ballast

Deuxième volet du jour­nal de bord de la mili­tante éco­so­cia­liste et conseillère régio­nale (PG) Corinne Morel Darleux.


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Nous avons dor­mi dans la famille d’un ami et jour­na­liste kurde. Dattes cara­mé­li­sées dans l’huile, cous­sins à même le sol trans­for­més en mate­las, sou­rires en pagaille : mal­gré notre arri­vée tar­dive et inopi­née à cinq, nous avons été accueillis avec cha­leur et sans manières par toute la famille : cou­sin, sœur, mère, beau-frère et enfants. Ce matin, nous repar­tons sur les routes à la décou­verte du fameux vil­lage de femmes, Jinwar. Un vil­lage de, par et pour les femmes, qui a com­men­cé à se tailler une petite répu­ta­tion dans les milieux fémi­nistes. Avant de m’y rendre, j’avoue que je crai­gnais un peu de me trou­ver face à un nou­veau sec­ta­risme inver­sé : des femmes vic­times de la vio­lence patriar­cale qui exclu­raient les hommes de leur vie, ce qui m’aurait sem­blé à l’opposé des valeurs de mixi­té et d’égalité prô­nées par le Rojava. Mais j’étais curieuse d’en savoir plus. Et j’ai bien fait. La réa­li­té du ter­rain a levé mes réti­cences : c’est un vil­lage où seules les femmes peuvent rési­der mais, dans la jour­née, on voit débou­ler des hommes du vil­lage voi­sin venus don­ner un coup de main. Le pro­jet des fon­da­trices de Jinwar n’est pas du tout de vivre recluses ; tout au contraire, les liens avec l’extérieur sont per­ma­nents. Les hommes n’y sont pas inter­dits, sim­ple­ment ils ne siègent pas au comi­té qui orga­nise la vie com­mune. Jinwar est un refuge pour des femmes vic­times de viols, qu’ils soient conju­gaux ou de guerre, un lieu de liber­té pour les divor­cées ou les veuves, pour les­quelles il est encore mal tolé­ré qu’elles vivent seules. Et c’est un lieu, insiste Rumet, une des cofon­da­trices, où les vic­times peuvent deve­nir actrices : ici, elles peuvent se recons­truire, tra­vailler et faire leurs propres choix, même quand ils ne vont pas dans le sens de la socié­té comme c’est le cas du célibat.

« Jinwar est un refuge pour des femmes vic­times de viols, qu’ils soient conju­gaux ou de guerre, un lieu de liber­té pour les divor­cées ou les veuves. »

Dans nos dis­cus­sions, je ne peux m’empêcher de pen­ser aux débats sur les ate­liers non-mixtes qui animent les réseaux mili­tants en France : face aux hor­reurs vécues, mais aus­si à ces visages confiants, je com­mence petit à petit à mieux com­prendre le besoin qu’elles éprouvent de se retrou­ver entre femmes — au moins tem­po­rai­re­ment. Nous sommes accueillies à Jinwar par la figure mytho­lo­gique de Sahmaran, à tête de femme et corps de ser­pent. Nujin, une jeune Allemande de 27 ans qui vit ici depuis un an, et Rumet nous offrent le tchai. Elles nous expliquent que le vil­lage a été lan­cé sym­bo­li­que­ment le 25 novembre 2016, jour­née de lutte inter­na­tio­nale contre les vio­lences faites aux femmes. Les pre­mières briques ont été posées le 28 mars de l’année sui­vante, après l’hiver. Depuis, elles ont plan­té deux jas­mins, des citron­niers, des oran­gers, des pom­miers et des pis­ta­chiers devant les mai­sons. Je les inter­roge sur la pos­si­bi­li­té de plan­ter des euca­lyp­tus, de la lavande, des mimo­sas ; la dis­cus­sion poli­tique devient bota­nique et, assise par terre au soleil, je leur raconte dou­ce­ment mon Diois, dans la Drôme… De fil en aiguille, on se retrouve à échan­ger sur le Pays basque et la Corse ; à leurs demandes de conseils sur la com­mu­ni­ca­tion et la pro­tec­tion de leur lieu, j’évoque la com­mu­nau­té Emmaus Lescar-Pau et la manière dont son fes­ti­val a été pen­sé en par­tie pour la pro­té­ger de l’expulsion. Les pas­se­relles sont impro­bables et réjouis­santes à la fois.

Ce jour-là, il y a aus­si Siham, mariée, neuf enfants : Siham ne vit pas ici, elle a sa mai­son dans le vil­lage voi­sin avec son mari mais elle vient presque quo­ti­dien­ne­ment. Au début, son époux était réti­cent à ce qu’elle fré­quente Jinwar ; aujourd’hui, il vient aider avec tous leurs enfants et nie dans un sou­rire un peu gêné avoir jamais été oppo­sé au pro­jet. Le plus jeune fils fait du tobog­gan dans la petite aire de jeux. Le plus âgé est char­gé de la pro­tec­tion du coin ; il porte le fou­lard kurde fleu­ri et un fusil en ban­dou­lière. Avec ses frères, ils se sont atte­lés au jar­din : il faut pro­lon­ger les rigoles d’irrigation. De coups de pioches en pel­le­tées, la kalach finit par deve­nir encom­brante. Au bout de vingt minutes, elle gît, aban­don­née sur une butte de terre. Image inouïe et inou­bliable que celle d’un mili­taire bêchant le pota­ger d’un vil­lage de femmes jusqu’à en oublier son arme. Les volon­taires, majo­ri­tai­re­ment des femmes, se par­tagent les tâches : le vil­lage n’est pas fini. Sur les trente mai­sons en pro­jet, toutes ne sont pas édi­fiées, une seule est pour l’instant habi­tée. Il faut encore fabri­quer des briques de terre-paille, qui ser­vi­ront aus­si à construire l’académie, lieu d’alphabétisation, d’éducation et de for­ma­tion des femmes ; plan­ter les herbes médi­ci­nales qui ser­vi­ront aux soins de san­té et à la pré­ven­tion ; s’occuper des poules et des mou­tons, du futur four à pain et du pota­ger commun.

(Par Corinne Morel Darleux)

Alors que nous sommes cour­bées sur de jeunes pousses avec Nujin, une camion­nette arrive avec à son bord une jeune Française, Maria, venue par­ti­ci­per à la révo­lu­tion du Rojava. Avec elles deux, nous aurons des dis­cus­sions ani­mées sur la ques­tion de l’État — par défi­ni­tion cen­tra­li­sé et auto­ri­taire, ou à réoc­cu­per ? —, mais aus­si sur l’écosocialisme, qui semble davan­tage leur plaire : j’ai appor­té quelques exem­plaires du Manifeste des 18 thèses pour l’écosocialisme que je sème comme des graines au Rojava, un ter­reau fer­tile déjà arro­sé par Murray Bookchin. Du moins le pen­sais-je : en réa­li­té — est-ce un hasard ? —, le phi­lo­sophe et éco­lo­giste amé­ri­cain, à qui l’on attri­bue sou­vent l’évolution d’Öcalan, et donc du PKK (mar­xiste-léni­niste et éta­tiste), vers le confé­dé­ra­lisme démo­cra­tique (com­mu­na­liste, fédé­ral et éco­lo­giste), ne m’a pas été cité une seule fois ici. Avec les jeunes jour­na­listes kurdes qui nous ont sui­vies, on dis­cute éga­le­ment jinéo­lo­gie — cette « science des femmes » qui aspire à revi­si­ter de nom­breux domaines théo­ri­sés et construits au fil de l’Histoire par les hommes — mais aus­si auto­no­mie et agroé­co­lo­gie. Les champs sont rela­ti­ve­ment verts, mais nous sommes au tout début du prin­temps ; d’ici quelques semaines, tout sera jaune et brû­lé. La séche­resse a été aggra­vée par le régime syrien qui a orga­ni­sé la défo­res­ta­tion de la région pour en faire son gre­nier à blé. Des mono­cul­tures de col­za et de coton s’y sont ajou­tées. Le régime a inter­dit de plan­ter des arbres frui­tiers et arro­sé le tout de fer­ti­li­sants chi­miques. Cultiver un pota­ger bio relève donc du défi. On mau­dit le géné­ra­teur qui fait un bruit d’enfer mais reste pour l’heure le seul moyen de pom­per l’eau du puits. Le soir, on le bénit de four­nir un peu d’électricité au moment d‘aller se cou­cher, trem­pées mais ravies d’avoir cou­ru sous l’orage pour aller bâcher les briques res­tées à sécher.

« Dans les zones qui étaient occu­pées par Daech, on aper­çoit encore des tran­chées, témoi­gnages visibles des com­bats. Invisibles quant à elles, les mines conti­nuent néan­moins de frap­per et de mutiler. »

Le len­de­main, après avoir pré­pa­ré le café kurde sur le réchaud de la cui­sine, je ren­contre enfin Nupelda. C’est un vif sou­la­ge­ment pour moi : depuis jeu­di, je jongle avec une orga­ni­sa­tion un peu rock’n roll, sans tra­duc­tion fixe ni pro­gramme calé. Nupelda est une jeune femme kurde issue d’une famille nom­breuse ; elle a gran­di chez sa tante en Turquie, puis étu­dié en Suisse. Elle parle par­fai­te­ment fran­çais, connaît tout le monde, de l’hôpital de Kobane aux YPJ, tra­duit, orga­nise, réserve, modi­fie et répond à toutes mes ques­tions entre deux rires, pleine d’énergie1. Nous par­tons ensuite pour Amuda, où a lieu la com­mé­mo­ra­tion en hom­mage à deux inter­na­tio­na­listes : l’Anglaise Anna Campbell tom­bée à Afrin et l’Argentine Alina Sanchez — res­pec­ti­ve­ment Helina et Legerina, de leurs noms de com­bat­tantes. Sous leurs pho­tos, deux cita­tions, une de Louise Michel et l’autre de Che Guevara. Je salue la mère et le frère de Legerina, venus d’Argentine. La céré­mo­nie se tient en kurde et en anglais, des vidéos retracent le par­cours des deux jeunes femmes. Le public est un mélange sai­sis­sant : des familles et des enfants, des jeunes en treillis, d’autres en robes de prin­cesse au milieu de chèches à damier, un poète kurde et des com­bat­tants. Comme sou­vent lors de dépla­ce­ments dans des pays où les com­bats et la répres­sion frappent dure­ment les mili­tants, de la Tunisie à la Corée du Sud en pas­sant par la Turquie ou le Brésil, je me fais une fois de plus la réflexion que le sens de l’engagement, le sens de ces mots dont on abuse sou­vent, « révo­lu­tion », « dic­ta­ture », « résis­tance », « répres­sion » et « vio­lences », prennent des mesures toutes dif­fé­rentes et rela­tives selon les lieux et le temps… L’ensemble est émou­vant et doit sem­bler tota­le­ment impro­bable à quelqu’un qui découvre l’ambiance révo­lu­tion­naire d’un pays en guerre. Au fond de la salle, par­mi les por­traits de mar­tyrs, celui de Kendal Breizh. Mort le 10 février der­nier, ce Breton, de son nom civil Olivier Le Clainche, com­bat­tait aux côtés des forces kurdes. Je croise d’autres Français enga­gés dans les YPG ou les bataillons inter­na­tio­na­listes : ils sou­haitent res­ter dis­crets. À la fin de la céré­mo­nie, nous nous hâtons de repar­tir pour évi­ter de lon­ger de nuit le mur avec la Turquie. Peine per­due. Mais ce soir, les sol­dats turcs n’ont pas tiré.

Après trois jours et mal­gré la sol­li­ci­tude des jour­na­listes qui me suivent, je me sens libé­rée au moment de débran­cher le petit micro-HF et de lais­ser les camé­ras der­rière moi. Je pars ce matin tôt, en solo. Je ne pou­vais pas repar­tir sans m’être ren­due à Kobane. À peine par­tis, on croise un camion ren­ver­sé. Les routes sont dan­ge­reuses, pas for­cé­ment pour les rai­sons qu’on croit : si j’ai de nou­veau une kalach­ni­kov dans la por­tière, je n’ai, en revanche, pas de cein­ture de sécu­ri­té. Le tra­jet est long jusqu’à Kobane ; il n’en reste pas moins inté­res­sant sitôt qu’on arrive à résis­ter au som­meil et qu’on laisse son regard filer. Dans les zones qui étaient occu­pées par Daech, on aper­çoit encore des tran­chées, témoi­gnages visibles des com­bats. Invisibles quant à elles, les mines conti­nuent néan­moins de frap­per et de muti­ler. Peu à peu, on quitte les champs de blé pour se retrou­ver dans le désert ; j’aperçois des tour­billons de sable et même quelques dro­ma­daires. Des files de camions empruntent la seule route capable de les accueillir cor­rec­te­ment. Puis, après quelques heures, la nature rede­vient verte ; on croise des ruis­seaux, des champs d’oliviers. Et enfin, ce sym­bole désor­mais ins­crit dans notre ima­gi­naire : le pan­neau de bien­ve­nue à Kobane. C’est ici, en 2014, que le monde a décou­vert la résis­tance des femmes kurdes. J’étais à Istanbul pour une confé­rence médi­ter­ra­néenne en février de l’année sui­vante, juste après la libé­ra­tion de la ville. Je me sou­viens que nous y avions accueilli une délé­ga­tion de com­bat­tantes, accla­mées : face à Daech, des femmes avaient pris les armes, com­bat­tu et infli­gé une défaite cui­sante aux dji­ha­distes — le monde en avait été stupéfait.

(Par Corinne Morel Darleux)

La pre­mière chose qui frappe le visi­teur en arri­vant à Kobane, c’est le nombre de chan­tiers de recons­truc­tion : la ville est déjà rele­vée dans de très nom­breux quar­tiers et les tra­vaux ont réus­si à contour­ner l’embargo grâce aux car­rières et aux cimen­te­ries proches. J’y suis accueillie dans le joli jar­din de l’antenne locale du Kongra Star ; des femmes reviennent avec leur ban­de­role d’une mani­fes­ta­tion de sou­tien à Afrin, l’atmosphère est douce et pai­sible, fleu­rie, tel­le­ment loin de l’enfer et des com­bats qui y ont réson­né. Un seul coin de la ville est res­té en l’état, un mémo­rial à ciel ouvert pour que cha­cun se sou­vienne de ce qu’était Kobane à l’issue de la guerre. Des immeubles éven­trés, des murs souf­flés, des voi­tures cal­ci­nées. Chaque rue a été bap­ti­sée du nom de mar­tyrs tom­bés. Au milieu des ruines, on croise aujourd’hui un graf­fi­ti plein de mots d’amour, une oie et ses petits, un trou­peau de bre­bis, des gens dis­cu­tant assis, des enfants jouant à la guerre en se dis­pu­tant pour savoir qui fera les YPG et qui fera Daech. Comment diable vont gran­dir ces enfants de la guerre ?

« Alors est venu le temps de construire les assem­blées, les com­munes, de construire le peuple. On a com­men­cé dans douze rues, avec des femmes qui n’étaient jamais sor­ties de leur mai­son. On a uti­li­sé les bâti­ments de l’État pour tenir les pre­mières assem­blées. »

C’est jus­te­ment un orphe­li­nat que je visite en arri­vant : dans moins d’un mois il accueille­ra 200 enfants venus d’un peu par­tout, de Raqqa à Afrin. L’équipe est très fière et émue de me faire visi­ter chaque étage, chaque dor­toir, chaque salle. Dehors, des jeux attendent sage­ment d’être enva­his par les rires et les piaille­ments. Je laisse invo­lon­tai­re­ment mon empreinte à Kobane en mar­chant stu­pi­de­ment dans un sol encore tout frais de ciment. Sur le toit ter­rasse, une équipe de cinq jeunes femmes jour­na­listes nous accom­pagne et filme, « parce qu’Erdoğan dit qu’il n’y a que des ter­ro­ristes à Kobane ; nous, on veut mon­trer que ce n’est pas le cas ». Nous pro­fi­tons de la vue pano­ra­mique pour éva­luer l’étendue et l’état de la ville, jusqu’à cette petite col­line de Machtanour qui a vu arri­ver Daech il y a quatre ans. C’est Sara, 40 ans, qui m’en fait le récit détaillé. Sara ne connais­sait pas les armes ; alors, pen­dant la bataille, elle a soi­gné et cui­si­né pour celles et ceux qui se bat­taient : « Au moins ils n’auront pas faim, c’est ce que je me disais. » Elle m’explique à quel point, dans le Kobane d’avant la Révolution, les femmes vivaient sous la domi­na­tion d’un sys­tème cla­nique, patriar­cal et féo­dal. Encore plus qu’ailleurs, pré­cise-t-elle. « C’est la résis­tance des femmes dans la mon­tagne [à Qandil, en Irak] qui a ouvert les yeux — et le cer­veau — des femmes de Kobane. On s’est dit que c’était pos­sible, et tout a com­men­cé. » C’était avant le début de la révo­lu­tion de 2011 en Syrie, mais déjà la résis­tance se pré­pa­rait : « Sous le régime syrien, on ne pou­vait rien faire. Ni en tant que kurde, ni en tant que femme — à part s’occuper des enfants et de la mai­son. On a com­men­cé à cas­ser cette vision de la femme, jusqu’à faire la guerre nous aus­si. Kobane a été la pre­mière à sor­tir du régime, puis Afrin et Cezire. On était pré­pa­rées, nos armes et nos dra­peaux étaient cachés mais prêts. Le jour J [le 19 juillet 2012], à midi, on les a sor­tis. Le régime, déjà affai­bli par les autres fronts, est par­ti. Alors est venu le temps de construire les assem­blées, les com­munes, de construire le peuple. On a com­men­cé dans douze rues, avec des femmes qui n’étaient jamais sor­ties de leur mai­son. On a uti­li­sé les bâti­ments de l’État pour tenir les pre­mières assem­blées. Et ça a été comme quand on enlève un caillou de l’herbe : elle se redresse ! »

Les mots de Sara coulent en un flot pré­cis. Elle pointe les lieux du doigt tout en me racon­tant ; Nupelda tra­duit : « Et puis il y a eu Daech, et la bataille de Kobane, jusqu’au 27 jan­vier 2015. On avait à peine retrou­vé la liber­té et quelque chose de pire que le régime est arri­vé. Mais, entre-temps, on avait appris et élar­gi le mou­ve­ment : on a pu com­battre plus effi­ca­ce­ment. » Alors que Daech était aux portes de Kobane, et qu’une par­tie de la popu­la­tion avait fui vers la Turquie toute proche, Sara fit pro­mettre à son mari de ne pas lui deman­der de par­tir. Mais quand la col­line de Machtanour fut prise à son tour, il l’exhorta à fuir. Elle par­tit avec ses quatre enfants. Elle ne res­ta à Suruç qu’une semaine. Il y avait trop de morts, trop d’amis ; elle se sen­tait hon­teuse d’être par­tie et revint soi­gner les bles­sés, rafis­to­ler les chaus­sures, pré­pa­rer les repas de celles et ceux qui étaient en pre­mière ligne. Elle orga­ni­sa des assem­blées dans les camps de réfu­giés de la zone tam­pon entre Kobane et la Turquie. « Les Turcs ne nous lais­saient pas ins­tal­ler de tentes pour l’hiver : les gens dor­maient sous des remorques, il y avait des mines turques, on était tout proche de la fron­tière. Je me sou­viens d’une famille : elle était arabe, lui kurde, ils dor­maient avec leurs cinq enfants dans un camion. Il est mort, d’une bombe de Daech. » Aux côtés de Sara, sa fille Zilan, en tee-shirt Mickey. Elle n’a pas vou­lu quit­ter sa mère quand celle-ci est ren­trée et a vécu tous les évé­ne­ments de Kobane. Et comme pour nous rap­pe­ler que le sort n’en finit pas de s’acharner, la visite conti­nue avec l’hôpital mili­taire des YPG, ouvert en 2012.

(Par Corinne Morel Darleux)

L’équipe est kurde, arabe, turk­mène. L’orthopédiste a fait ses études en Espagne et en Roumanie. Ce sont pour la plu­part d’anciens bles­sés de guerre qui ne peuvent plus com­battre, pas­sés des armes aux soins. Dans la salle de repos des méde­cins, ils plai­santent de bon cœur et par­tagent un tchai. Puis ils m’emmènent ren­con­trer les com­bat­tants bles­sés, ampu­tés, brû­lés, muti­lés au com­bat. Un jar­din bai­gné de soleil et de roses plan­tées un 4 avril, « le jour de l’anniversaire d’Apo2 ». Parmi les bles­sés, cer­tains semblent à peine sor­tis de l’adolescence. Ferhat, 22 ans, a été tou­ché au bras à Manbij. Mohammed, 21 ans, a la jambe bro­chée suite à un tir à Tabqa. Ibrahim, 25 ans, n’a plus de jambe droite en des­sous du genou : une mine à Raqqa. J’ai beau ne pas décou­vrir que la guerre fait des vic­times, c’est une toute autre appré­hen­sion de la réa­li­té de ser­rer la main de ces bles­sés. J’échange avec l’équipe soi­gnante qui me confie à quel point ils sont tou­chés de ma pré­sence, comme cette marque d’attention leur donne de l’énergie — ils me disent ça avec une sin­cé­ri­té et une sim­pli­ci­té désar­mante. La situa­tion est absurde à en hur­ler : je n’ai fait que prendre un bateau ; eux tentent de répa­rer les pires atro­ci­tés toute l’année. Je repars dans trois jours, eux vont res­ter. Plus tard, dans la voi­ture, Evin du Kongra Star me dit la mine sou­cieuse : « Nous, à Qamishle, on n’a pas été frap­pés comme Kobane par Daech, ou Afrin par la Turquie. Si ça nous arrive, est-ce qu’on aura leur cou­rage ? »

Je crois qu’une des choses qui fas­cine au Rojava, c’est peut-être avant tout ça : quelque chose qu’on a per­du, que nos géné­ra­tions n’ont jamais connu et qu’on ne com­prend pas : être prêt à mou­rir pour des idées, ser­vir son peuple, y trou­ver du bon­heur et de la dignité.


Lire le troi­sième volet



REBONDS

☰ Lire notre article « L’émancipation kurde face aux pou­voirs syriens », Raphaël Lebrujah, mai 2018
☰ Lire notre entre­tien avec Olivier Grojean : « Le PKK n’est pas une ins­ti­tu­tion mono­li­thique », décembre 2017
☰ Lire notre ren­contre avec la Représentation du Rojava, juillet 2017
☰ Lire notre tra­duc­tion « La démo­cra­tie radi­cale contre Daech », Dilar Dirik, mai 2017
☰ Lire notre tra­duc­tion « Rojava : des révo­lu­tion­naires ou des pions de l’Empire ? », Marcel Cartier, mai 2017
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☰ Lire notre tra­duc­tion « Quelle révo­lu­tion au Rojava ? », avril 2017
☰ Lire notre tra­duc­tion « De retour de la révo­lu­tion du Rojava », mars 2017
☰ Lire notre article « Une coopé­ra­tive de femmes au Rojava », Hawzhin Azeez, jan­vier 2017

  1. Note de l’auteure : qu’elle reçoive ici un immense mer­ci.[]
  2. Surnom d’Abdullah Öcalan, théo­ri­cien du confé­dé­ra­lisme démo­cra­tique, empri­son­né en Turquie depuis 1999.[]

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Corinne Morel Darleux

En charge du développement à l'international de l'écosocialisme pour le Parti de Gauche, Corinne Morel Darleux est également conseillère régionale en Auvergne Rhône Alpes et chroniqueuse pour Reporterre et Là-bas si j'y suis... Elle vit à Die, dans le Vercors. Son blog : www.lespetitspoissontrouges.org

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