« Un livre peut se détacher d’un rayon de la même manière
qu’une carabine peut se décrocher d’un mur. Chacun de nous vit,
lucidement ou non, sur une poudrière de mots que quelques hommes
ont laissée après eux après l’avoir constituée en eux. »
Marcel Moreau
☰ Le Quai de Wigan, de George Orwell
L’œuvre de George Orwell est vivante. Elle a traversé les frontières et les époques en s’insérant dans la matière politique la plus insaisissable qui soit : le sens commun. « L’écriture romanesque, affirmait l’écrivain anglais en 1939, ne connaît pas de règle et tout œuvre d’art doit avant tout remplir cette unique et seule condition : durer. » La victoire est totale : le nom est devenu commun – il se décline jusqu’en adjectif : orwellien remplaçant totalitaire. Néanmoins, Orwell n’échappe pas au revers de la médaille du succès : l’aseptisation de la marchandise globalisée. Le personnage et l’œuvre s’usent, se vident, s’étiolent au contact d’une postérité tout-terrain. L’intérêt de revenir aux sources de sa pensée politique (à l’heure où une promotion de l’ENA, un Comité loufoque et des journalistes de Causeur en font leur porte-étendard) se fait sentir. En 1936, Orwell est un écrivain inconnu du grand public. Son éditeur, Victor Gollancz, lui demande un reportage sur les conditions de vie des mineurs du nord de l’Angleterre. Il en ressort un hymne magistral au socialisme de l’homme ordinaire, Le Quai de Wigan (The road to Wigan Pier), où l’autobiographie se mêle au journalisme factuel ainsi qu’aux réflexions – d’une actualité qui transpire à chaque ligne – sur l’échec des mouvements socialistes et communistes dans la configuration des années 1930. Pourquoi le socialisme « perd du terrain là où il devrait en gagner » au profit du fascisme ? Pourquoi « tous ceux qui courbent l’échine devant un patron ou frissonnent à l’idée du prochain loyer à payer » ne se rassemblent-ils pas autour d’un seul mot d’ordre : « abattre le capitalisme » ? Orwell, qui combattit le fascisme espagnol dans les rangs du POUM (tout en faisant savoir qu’il aurait préféré, s’il l’avait pu, rallier les anarchistes), pose les premiers jalons d’un socialisme populaire, loin du marxisme d’estrade et de l’intelligentsia assermentée. Un éloge des gens du commun, des traditions populaires et de la « décence ordinaire ». Une boussole politique et stratégique en ces temps moribonds. [A.G.]
Éditions Ivréa, 1982
☰ Fragmentation d’un lieu commun, de Jane Sautière
Le lieu commun, ici, c’est la prison. Lieu commun dans les deux sens de (recherche d’un) « territoire commun » et de « stéréotype, idée générale et rebattue ». « Fragmentation » s’entend aussi comme choix d’une écriture fragmentaire et comme mise en pièces des lieux communs sur la prison. Jane Sautière a été éducatrice pénitentiaire pendant vingt ans. Elle a attendu longtemps avant de pouvoir écrire non pas sur, mais avec l’enfermement, la condition carcérale, l’administration pénitentiaire et, surtout, la parole, précieuse, de celles et ceux qu’elle a rencontrés, entendus : détenus, mais aussi surveillants et collègues. Ce qu’elle ne voulait pas, c’était produire un témoignage, ou une observation sociologique, ou un livre militant supplémentaires. Trop méfiante vis-à-vis d’un discours construit, cohérent, totalisant, qui forcément normalise, discrimine, trahit. Elle a cherché une forme littéraire, libre, en convoquant une collection de souvenirs. Le fragment, petit morceau prélevé dans un tout qu’il désigne allusivement, s’est imposé à elle. Le livre est fait de cent fragments, ni plus ni moins : situations de la vie carcérale, segments de vies détruites, échanges avec les condamnés — d’une telle justesse et confiance réciproque, dans une écriture extrêmement dense, incisive, au couteau, avec des éclats de beauté fulgurants. Quelque chose se passe par induction entre ces fragments, qui laisse résonner dans les blancs du texte les paroles comme autant de coups de poing et fait vibrer la ténuité des choses auxquelles chacun, détenus ou personnel, peut se raccrocher – « Au désert tout est relief. Au silence plat tout est rythme. » La deuxième ligne donne la clause morale et éthique du texte : « Il ne s’agit pas d’écrire une souffrance (la vôtre ou la mienne). Il s’agit d’être là. » Ni au-delà mais là, à cet endroit, à ce moment-là, et de tenir la posture. Tu en parlant des surveillants ou de ses collègues ; vous lorsqu’il s’agit des détenus. Un vous qui n’est pas qu’une marque de respect, mais aussi « l’altérité du nous » et qui renvoie à une « très profonde, très réelle égalité ». Dernières lignes : « Le jour où on se réveille malade comme un chien, c’est qu’on est devenu un chien. Lié à sa meute, aboyant avec les autres, malheureux mais aboyant. Emmurant les mots vifs et sanglants, le corps qui refuse d’y aller. Ne disant plus rien que ce qui doit être dit. » [A.F.]
Éditions Verticales, 2003
☰ Abrégé du Capital de Karl Marx, de Carlo Cafiero
Cruel constat partagé par tant de militants : nous vivons cloisonnés dans les milieux de « la gauche radicale », à l’écart de l’ensemble de la population, plus ou moins inaudibles du grand nombre… Comment se rendre accessible sans niveler par le bas ? Comment parler en des termes clairs et concrets sans s’égarer dans le vague et le sentimental ? Il est fort à parier que ce furent ces questions qui conduisirent Carlo Cafiero, révolutionnaire italien communiste libertaire, à rédiger un abrégé du Capital (Livre I) de Karl Marx. Cafiero était convaincu d’une chose : les théories de Marx doivent être connues des travailleurs eux-mêmes… Il n’est d’aucune utilité de raisonner dans l’orgueil et la pédanterie des vases clos, de se gargariser de son savoir entre « penseurs » et de produire des concepts illisibles par ceux qui sont ou devraient en être les acteurs. Une préoccupation salutaire, pour l’époque comme pour aujourd’hui — lire une « revue radicale » suffit souvent à s’en convaincre. Son résumé du Capital est débarrassé de tout l’appareil scientifique qui rend si peu abordable l’œuvre originale. En dépit des divergences politiques réelles, les témoignages de Laura Marx, comme la correspondance entre Karl Marx lui-même et Cafiero, attestent de tout le bien que le coauteur du Manifeste du Parti communiste pensait du travail pédagogique de l’anarchiste. Sociologie, histoire, monnaie, théorie de la plus-value et décryptages du mode de production capitaliste et de ses mécanismes : ce livre n’a pas vocation à remplacer le texte initial mais il s’avère un excellent outil pour se familiariser et se former à la pensée du théoricien communiste allemand. Le Capital, écrivit Cafiero, est à lui seul « toute une guerre ». [W.]
Éditions Le Chien Rouge, 2008
☰ La poésie sauvera le monde, de Jean-Pierre Siméon
Que la poésie, la vraie, celle qui bouleverse totalement le lecteur et un peu le monde, ait quelque chose à voir avec la « vraie vie » en général et avec l’insurrection en particulier, on s’en doutait. Il ne faut pas se fier au titre faussement naïf de cet opuscule joueur : ça faisait longtemps que l’on n’avait pas lu un texte affirmant aussi nettement la puissance intrinsèque de rébellion de la forme poétique. Partant du constat actuel du « déni de la poésie » (qu’il vienne des institutionnels goguenards, des tenants de l’impossibilité de la parole ou des expérimentateurs forcenés convaincus que l’ésotérisme et l’incompréhensibilité sont la clef de l’originalité…), Jean-Pierre Siméon rappelle que l’enjeu de ce déni est avant tout politique. Parce qu’elle subvertit la langue (« la métaphore est un geste libertaire »), mais aussi notre vision du réel ; parce qu’elle ne renonce pas à jouer avec l’utopie, l’inassignable, l’incertitude ; parce qu’elle est une perpétuelle « leçon d’inquiétude » qui vient bousculer les usages établis de la pensée formatée et du bavardage médiatique, elle emporte un pouvoir radical d’objection, fermente dans les marges, loin du divertissement, dans l’étonnement qu’elle suscite et l’insoumission qu’elle provoque. La poésie, ce « rebranchement immédiat de la conscience à vif sur l’intensité de la vie dans la mort », est alors une école du doute, de la nuance et de la polysémie. Mais elle est surtout manière de réapprendre à lire le monde, c’est-à-dire à analyser le réel avec les outils d’une subjectivité rendue à sa liberté, réchappée des camisoles de force de la langue de bois. La formule du lien entre poétique et politique nous saute alors aux yeux avec la force de l’évidence : « La lecture active du poème ouvre et libère la conscience. Or la conscience libre fait le citoyen libre. Donc la poésie est la condition d’une cité libre. » Sauver les mots pour sauver le monde, il n’y a pas plus inactuel, donc pas plus urgent. [A.B.]
Éditions le Passeur, 2015
☰ Dette : 5 000 ans d’histoire, de David Graeber
Connu comme étant l’un des initiateurs du mouvement Occupy Wall Street, David Graeber, économiste et anthropologue à la London School of Economics, a rédigé cet essai comme un roman. Aucune connaissance particulière dans les disciplines abordées n’est nécessaire pour le comprendre — et s’il traite de la dette, cela s’effectue par tous les angles possibles : histoire, économie, théologie, anthropologie… Graeber commence par détruire le postulat sur lequel repose toute la théorie de la science économique : le troc, comme moyen d’échange, était si peu pratique qu’il aurait amené à la nécessaire création d’une monnaie physique — faux, assure-t-il : le troc n’a tout simplement jamais existé. La première monnaie à avoir jamais existé, et ce depuis au moins 5 000 ans, est une monnaie virtuelle : la dette. Et celle-ci, démontre-t-il, a toujours eu un rôle majeur dans la création du lien social. À travers une histoire chronologique du concept de dette, David Graeber nous révèle que l’Histoire entière est pavée d’annulation des créances pour des raisons de paix sociale (certains peuples pratiquaient même, à intervalles réguliers et rituellement, l’annulation de toutes les dettes). Pour l’anthropologue, il semble clair que, non, il ne faut pas nécessairement « toujours payer ses dettes ». Nous apprenons du reste que l’étrange histoire de la monnaie est intimement liée à celle des guerres et découvrons comment son utilisation s’est répandue avec le capitalisme, qui a réussi le coup de force de monétiser tous les échanges et donc de les déshumaniser en les rendant comptables. Un livre des plus passionnants, surtout dans une époque où l’Union européenne se déchire à propos des dettes souveraines et impose une austérité meurtrière… « parce qu’il faut bien rembourser ses dettes ». [S.K.]
Éditions Les Liens qui Libèrent, 2013
☰ Benoît Misère, de Léo Ferré
La littérature est musique, rythmes et affaire d’ongles — les mots doivent continuer à vivre sous ces derniers, petits morceaux de sang et de peaux griffées. Les étals des librairies aiment à confondre rédaction et écriture : un sujet, un verbe et un complément formeraient, à les lire, une phrase. Sinistre sottise. Une « histoire » n’est rien, disait Céline : il suffit de patienter dans un café pour en ramasser à la pelle. Les parutions se passent le mot pour n’en dire aucun : langue falote, verbe anémié, même fil de flotte blême et sans odeur — on croirait lire le journal. Les stylistes se comptent sur les doigts des deux mains dont ne cessent pourtant d’user ceux qui applaudissent tant de livres non écrits — suite de caractères typographiques imprimés sans chant ni corps. Chacun connaît le Ferré chanteur ; beaucoup savent le poète ; peu pratiquent l’écrivain. Il faut admettre qu’il ne composa qu’un seul roman (fortement autobiographique) ; coup d’épée sans retour mais non point dans l’eau. Si l’ouvrage, composé sur une période de quatorze ans, n’est pas égal d’un chapitre à l’autre, si l’on sent la plume se chercher, ici, pour mieux se trouver, là, et repartir ailleurs entre les deux adverbes, il n’en demeure pas moins l’une des plus singulières et soufflantes écritures du récit contemporain. La bande des copains de la Main Noire, les robes sales des prêtres (ces « bergers qui allaient me tondre pendant huit ans quelques pelotes de désolation »), les premiers foutres adolescents et les poèmes lus en douce, « Attila jouant aux machines à sous » et la solitude apprise contrainte et forcée : ses souvenirs, souvent amers, sont un prélude à l’anarchie qu’il fera sienne, plus tard, lorsqu’il aura ôté « les fers » de cette jeunesse. « Il me semble que l’on naît aux environs de la quarantaine, le cheveu avare, la dent creuse, le sexe oblitéré. Jusque-là, les personnages de l’enfance, de l’adolescence et des premiers balbutiements de la pensée nous tiennent par le bras, empêchent nos exaltations, nos mirages. […] Les ombres du passé n’ont pas besoin de soleil pour s’exhiber : elles s’accrochent à nos bribes et nous mangent la lumière. » D’aucuns aiment à faire savoir qu’ils relisent des livres qu’ils n’ont, et c’est heureux, jamais lus : Benoît Misère se relit pour de bon. C’est une cave ou un grenier. On sait qu’on y trouvera toujours quelque chose, bris de verre ou bout de bois, pour croire encore un peu à la beauté. [E.C.]
Éditions La Memoire et la Mer, 2001
☰ Le Maître ignorant — Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle, de Jacques Rancière
Et si, à la racine des inégalités dans l’ordre social, se trouvait l’inégalité des intelligences ? Non pas l’inégalité réelle des intelligences, mais l’inégalité telle que les individus se la représentent. L’inégalité tout entière contenue dans le principe structurant de l’explication, dans la division du monde qu’elle introduit entre expliquant et expliqués, entre êtres sachants et êtres ignorants. L’être humain cherche à s’assurer un peu d’ancrage : il se place comme le supérieur d’un autre — mais il se fait par là-même l’inférieur d’un troisième, se soumettant par son geste à l’ordre de l’inégalité des intelligences. Ainsi va un monde qui déraisonne, un monde où les êtres pensants se subordonnent les uns aux autres, où chacun est si occupé à freiner les élans de son esprit qu’il reste dans son rang, qu’il reste à sa place. Choisissons de remettre le monde à l’endroit. Rien ne vient démontrer l’inégalité des intelligences. L’artisan et l’écrivain produisent tous deux un discours dans lequel la même intelligence est à l’œuvre. Par ses effets, l’égalité des intelligences s’observe ; elle fonde l’égalité entre les êtres humains. Il suffit de le vérifier. Il suffit de l’annoncer. Chacun est poète, chacun peut œuvrer à la traduction de ses expériences intérieures à l’attention de l’autre, du semblable. En tournant sur sa propre orbite, tout être humain peut entamer un « voyage au pays des signes » et « accrocher son étoile dans le ciel ». Le Maître ignorant de Jacques Rancière est un livre-étoile, à l’origine de révolutions authentiques, de révolutions intérieures. [J.C.]
Éditions Fayard, 1987
☰ Littoral, de Wajdi Mouawad
Que se passe t‑il quand le quotidien est tranché ? La question est posée dès la première page de ce livre, qui porte la spontanéité et l’honnêteté éclatante des premières œuvres : c’est-à-dire sans encore tout à fait la conscience du regard des lecteurs et spectateurs. L’énergie qui se dégage de cette tragédie, jouée pour la première fois au Québec, en 1998, sera le premier élan d’un quatuor de pièces (Littoral, Incendies, Forêt, Ciel) où Mouawad sculptera encore davantage son langage d’ébranlé. « Il faut que l’ébranlement se transmette de l’écriture aux acteurs, des acteurs au spectateur », disait-il dans une conférence. En ouvrant Littoral, il faut avoir le courage de se faire spectateur. Car, sans le savoir, on entre dans un théâtre qui vient trancher en deux le réalisme. Les émotions sont hurlées, mises à nu. Un homme, Wilfrid, trente ans, jouissant de son époque (le livre s’ouvre sur un orgasme), qui, d’une seconde l’autre, devient un marcheur portant sur son dos le cadavre de son père qui vient de mourir. L’homme, urbain, reflet d’un état d’esprit qui nous est proche, se scinde alors en une myriade de personnages à la seconde où il apprend la mort de ce patriarche qu’il n’aura su vraiment connaître — personnages réels ou imaginés par Wilfrid qui, à la manière d’une procession, le suivront dans sa longue marche. Chrétien maronite, Wajdi Mouawad a fui, avec sa famille, le Liban en guerre lorsqu’il était enfant. Écriture d’exilé. Langage qui porte constamment son regard sur deux faces. L’auteur l’avoue lui-même : écrire ces pièces fut comme dresser et apprivoiser le sentiment de détestation de l’autre que toute guerre enfonce dans le crâne. « Il s’agit de ne pas trahir la solidarité des ébranlés. Car celui qui trahit la solidarité des ébranlés bâtit sa gloire sur le sang des autres. » Que reste-t-il quand le soufflet de la guerre retombe ? Quand la politique ne cherche plus à améliorer le sort des hommes ? Quand la poésie meurt dans le ventre des peuples ? Quand la musique cesse ? Il reste l’humain, seul, et son chant. [M.M.]
Éditions Actes Sud, 1997
☰ La Sécurité sociale — Une institution de la démocratie, de Colette Bec
Les débats sur les finances de la Sécurité sociale, sur sa « viabilité », sa « réforme » ou son administration, sont, depuis plus de trente ans, autant de moyens de nous détourner d’un débat politique à son propos. Avec les plaidoyers toujours plus « techniques » d’experts de l’austérité, nous avons fini par perdre de vue l’objectif premier de cette institution centrale de l’après-guerre. La Sécurité sociale, écrit Colette Bec, n’est pas une institution de nature technique, visant à nous offrir une simple « assurance ». Elle est, particulièrement après la Libération, un réel projet collectif visant à instituer une nouvelle forme d’organisation des rapports sociaux. Comme le démontre très bien cet ouvrage, l’ambition universaliste et d’égalité de la Sécurité sociale est au cœur du projet de ses fondateurs. Elle visait dès lors, initialement, à s’étendre sur tout le corps social et à protéger chacun d’entre nous de toute forme d’insécurité sociale et économique, afin de garantir à tous un certain niveau de vie, à l’abri des incertitudes du libre marché et de la concurrence de tous contre tous. Cette ambition émancipatrice est pourtant mise à mal depuis les années 1980. La fragmentation des politiques sociales (de plus en plus sélectives, territorialisées ou ciblées sur des « publics à risque ») a progressivement transformé l’ambition d’une lutte démocratique contre les inégalités au profit d’une lutte très modérée contre « la pauvreté » et les « exclus ». À l’ambition de limiter les effets du marché pour protéger des collectifs s’est aujourd’hui substituée l’idée de maximiser les « chances » individuelles de chacun sur celui-ci. En ce sens, l’ouvrage de Colette Bec est un excellent remède aux messages aseptisés qui touchent cet énorme acquis social ; il nous permet également de comprendre l’héritage radical qu’il nous lègue et que nous devons défendre (et approfondir). L’utopie n’est pas uniquement un au-delà, mais, aussi, un déjà-là. [D.Z.]
Éditions Gallimard, 2014
☰ Ébauche d’un autoportrait, de Louis Calaferte
Il ne faut pas s’y tromper : Calaferte ne livre pas un récit authentiquement autobiographique. L’intérêt n’est pas pour cet écrivain déjà confirmé de raconter scrupuleusement les moments de sa vie passée, mais plutôt d’en dessiner les traits, de dépeindre la couleur — souvent terne — de sa personnalité à travers plusieurs courts textes hétéroclites qui, assemblés, rendent compte de la complexité d’un être en quête d’unité. Plusieurs années déjà se sont écoulées depuis les premiers ouvrages à succès de l’auteur. La renommée est passée et le chef-d’œuvre Septentrion, bien qu’encore interdit au commerce, lui a conféré la réputation sulfureuse qu’il traîne désormais comme un fardeau. Ici, point d’embardées lyriques, mais une écriture sobre et spontanée ; la mélancolie règne sur les pages. Pas plus que l’écrivain ne cherche à romancer sa vie, il ne tient à l’embellir. Il consent à la plate banalité, voire à la morosité, d’une existence dont chaque texte, volontiers métaphorique, décrit les angoisses et les obsessions de l’écrivain, mais aussi la pesanteur du quotidien et des contraintes qu’imposent les relations familiales ou professionnelles. Un livre traversé par la réclusion, le doute, la répulsion envers la communauté humaine, la piété et l’humour noir. Un récit profond, tendu par la poésie de son auteur, d’une honnêteté déconcertante. Le brillant se niche aussi où l’on ne l’attend pas. [J.D.]
Éditions Denoël, 1983
☰ Justice globale — Plaidoyers pour un autre socialisme, de Che Guevara
Lire les écrits théoriques d’Ernesto Che Guevara contenus dans cet ouvrage, à cinquante ans de leur publication, nous prouve la persistance et la vitalité de ses idées. Après un demi-siècle d’extrêmes bouleversements mondiaux, voyant certains mécanismes de domination et d’exploitation se renforcer (la pensée unique néolibérale impose à présent ses euphémismes pour asseoir son ordre), la vision de Guevara a l’ampleur, peut-être, de ces grands visionnaires qui ont connu et fait l’Histoire. Que signifie, aujourd’hui, lire Guevara ? C’est recueillir l’essence d’une vision du monde critique, forte, anticonformiste et sincèrement rebelle, qui se caractérise par son humanisme et son éthique révolutionnaires, par le dynamisme d’une pensée qui n’a pas perdu son actualité — n’en déplaise au négationnisme à la petite semaine de l’hégémonie conservatrice. Lire Guevara, aujourd’hui, c’est se l’approprier pour mieux l’actualiser ; c’est ne pas oublier ni omettre, en dépit de tous ces marchands-maîtres de l’aliénation, les grandes idées qui peuvent nous aider à aboutir à la libération des peuples, tous autant qu’ils sont, et à la lutte globale pour l’émancipation. « À nos yeux, il n’y a pas d’autre définition valable du socialisme que l’abolition de l’exploitation de l’homme par l’homme. Tant que celle-ci ne se produit pas, nous n’en sommes qu’à la période de construction de la société socialiste. Si cette abolition n’a pas lieu, si, à la place, l’éradication de l’exploitation stagne ou même recule, il est exclu d’évoquer la construction du socialisme. » [L.D.]
Éditions Flammarion, 2010