L’exode rural, la défaite du prolétariat allemand, la neige et la désolation, les communistes arabes ignorés, les loups et l’éthique, Barcelone écrasée, les révolutions africaines et « lire et vivre » comme Walter Benjamin : nos chroniques du mois de novembre.
☰ Aubervilliers, de Léon Bonneff
« Dans la banlieue nord de Paris, il y a une ville terrible et charmante. En elle, confluent les déchets, les résidus, les immondices sans nom que produit la vie d’une capitale. C’est Aubervilliers-la-Poudrette et Aubervilliers-la-Fleurie, la ville aux deux figures, l’antique et la moderne, la chaudière de l’Enfer et la corbeille du Printemps. » Voilà le point de départ de ce roman social achevé par Léon Bonneff en 1914. Ce reporter du journal L’Humanité sera emporté par la Grande Guerre quelques mois plus tard. L’ouvrage nous convie dans une ville en pleine transformation : tournée vers la production agricole jusqu’au milieu du XIXe siècle, Aubervilliers devient en quelques années une des villes les plus urbanisées et les plus industrialisées de la région parisienne. Au fil des pages nous découvrons le quotidien de ses habitant·e·s : l’exode rural pour certain·e·s ; les journées de travail harassantes ; la précarité des conditions de vie et la violence d’un système capitaliste en plein essor. Digne héritier de L’Assommoir ou de Germinal, écrits 40 années auparavant, ce roman frappe par la précision des descriptions et la réalité des tranches de vie de ses personnages. L’auteur nous fait arpenter les rues « d’Auber » ; nous pénétrons dans les logements ouvriers, nous respirons la puanteur des abattoirs de la Villette — qui fournissent le Tout-Paris en viande —, nous retenons notre souffle pour ne pas respirer les gaz toxiques des usines d’engrais, nous assistons aux célèbres bals des Quatre-Chemins où se mêlent la fumée de cigarettes, l’alcool et les jeux de cartes. Léon Bonneff réalise là le portrait du prolétariat industriel : plein d’empathie, d’humour et de colère. [B.A.]
Éditions L’Arbre vengeur, 2015
☰ La Révolution allemande 1918–1923, de Chris Harman
Kiel, novembre 1918. Dans une Allemagne à bout de souffle, les marins refusent d’être les victimes inutiles d’un combat désespéré. De là, le drapeau rouge hissé par les mutins va balayer le pays et renverser le Reich et son Kaiser. Divisée entre ses organisations syndicales et politiques, entre social-démocratie et révolution, la classe ouvrière allemande commence son difficile apprentissage. Ce sont cinq années de luttes que cet ouvrage donne à saisir, ponctuées de grèves générales et de manifestations réprimées dans le sang. À l’appui de très nombreuses sources historiques et journalistiques, nous assistons, en témoin privilégié, aux nombreuses désillusions du prolétariat allemand. Chris Harman, écrivain anglais, livre là le récit d’une période décisive quoique méconnue de notre histoire contemporaine — les révolutions manquées se contentent trop souvent de simples notes de bas de page. Un récit chronologique, écrit « par un révolutionnaire pour des révolutionnaires ». L’échec de la révolution allemande permet de comprendre — partiellement — l’arrivée du nazisme au pouvoir 10 années plus tard. Cette défaite du prolétariat marque aussi la fin de l’espoir d’une révolution mondiale, commencé en Russie en 1917. « Sans la révolution allemande nous sommes perdus », disait Lénine en mars 1918. L’URSS, attaquée, isolée, étouffera la classe ouvrière révolutionnaire au profit de sa bureaucratie : une nouvelle forme de domination de classe. Si l’on ne saurait suivre l’auteur dans chacune de ses analyses, on saluera sans hésiter ses qualités synthétiques. [B.A.]
La Fabrique, 2015
☰ Neige, d’Orhan Pamuk
« Comme tous les intellectuels occidentalisés, sans vous apercevoir de rien, c’est en notre État que vous avez tout compte fait le plus confiance. » La neige recouvre la petite ville de Kars et la coupe du monde. Le poète Ka, mais aussi l’acteur itinérant Sunay et sa troupe, les militaires, les agents des renseignements, les Kurdes, les islamistes, les intellectuels laïcs et les journalistes sont tous rassemblés dans ce grand huis-clos, où se joue une tragédie antique. Dans le froid et la neige omniprésents, Ka déambule et parle. Partie prenante de cette pièce grandeur nature où chaque personnage est un archétype social, Ka incarne l’exilé, à cheval entre une Allemagne qui lui est étrangère et un pays qu’il ne vit qu’au travers de la nostalgie et des souvenirs. Le putsch militaire qui secoue l’équilibre de Kars rebat les cartes, sur fond de tension entre modernité et tradition, où tout un chacun doit se positionner entre état autoritaire et résistance. Qu’est-ce qui meut Ka ? Son amour pour la belle İpek ? Sa fascination pour le terroriste Lazuli ? L’amour de Dieu de l’étudiant Necip ? Ou la joie opportuniste de l’inspiration retrouvée après tant d’années sans écrire ? N’est-il porté que par la recherche d’un bonheur personnel qui lui est encore caché ? Les personnages de Pamuk se débattent et tentent de prouver à eux-mêmes et aux autres qu’ils sont les auteurs de leur vie, et leur héroïsme réside dans leur aveuglement face aux forces impersonnelles qui les animent. Le roman nous fait parcourir l’histoire de la gauche turque, de l’opposition islamiste au régime, des coups d’État militaires et de la répression. Perdue dans les confins orientaux, Kars symbolise cette symbiose contradictoire, faite d’architecture arménienne puis soviétique, entre la construction d’un État modernisateur violent et une alternative islamiste qui fleurit sur l’effondrement de la gauche. L’écriture envoûtante d’Orhan Pamuk nous absorbe, le temps de deux représentations théâtrales, dans son univers de montagne, de raki, de neige et de désolation. [J.G.]
Éditions Gallimard, 2007
☰ Communistes dans le monde arabe, de Karim Mroué et Samir Amin
Le communisme au Moyen-Orient a une histoire longue. Comme souvent dans les espaces non-centraux du capitalisme, les PC sont parmi les plus anciens partis politiques, et ont à ce titre un héritage conséquent de scissions, d’autocritiques, de lutte et de répression. Leur quasi-disparition dans les années 1980 et 1990 occulte ce qu’ont pu être les partis irakien, soudanais ou yéménite, véritables organisations de masses. Ce petit livre, qui rassemble des textes et un entretien de Karim Mroué (membre historique du Parti communiste libanais [PCL] jusqu’en 2002) ainsi qu’un article de l’économiste égyptien Samir Amin, est l’occasion de se pencher sur ce pan un peu oublié de l’histoire mondiale du mouvement social. Mroué revient longuement sur les rapports avec l’Union soviétique, et les formulations tiers-mondistes ou euro-communistes, pour tirer les leçons de l’effondrement du bloc de l’Est et des conséquences pour les partis se réclamant des expériences de « socialisme réel ». Analysant rétrospectivement l’action du PCL, il souligne son incapacité à rénover ses cadres d’analyses face à la confessionnalisation de l’État libanais, expliquant son actuelle faiblesse. Samir Amin propose une lecture du communisme égyptien forcément marquée par l’expérience du nassérisme (1956–1970). Comment comprendre et qualifier l’expérience nationaliste, le panarabisme, la relation de Nasser avec l’islamisme politique et leurs répercussions actuelles ? Tout en nous donnant un aperçu historique rapide de la période, des années 1950 à l’assassinat de Sadate en 1981, Amin théorise l’impasse qu’est le choix entre un État autocratique et l’islamisme : « L’islam politique et son frère jumeau au pouvoir dans les pays de la région ne permettent rien d’autre qu’une intégration en position subalterne dans la mondialisation capitaliste. » Plus intéressant pour sa valeur historique que pour ses apports théoriques, ce livre offre une introduction à l’histoire du communisme arabe, largement ignoré en France. [J.G.]
Éditions Le Temps des Cerises, 2006
☰ Les Diplomates, de Baptiste Morizot
Philosophe ouvert aux sciences naturelles, pisteur souhaitant communiquer avec les loups, Baptiste Morizot multiplie les associations pour produire un ensemble théorique et pratique renouvelant les rapports des humains aux animaux dits sauvages. Une mise en perspective historique s’impose : « avant la domestication il n’y avait pas de sauvage ». S’opposant aux tenants d’un « contrat pastoral » qui postulerait un travail commun entre les animaux et les éleveurs, l’auteur affirme la nécessité de négocier avec les non-humains pour établir une véritable « diplomatie animale ». S’appuyant sur les travaux d’éthologues ainsi que sur sa propre expérience sur les traces des prédateurs, il démonte le grand récit de l’opposition des brebis et des loups — récit qui aurait pu apparaître dans les Mythologies de Roland Barthes, comme témoin de la construction de la peur du « sauvage ». Si l’éthologie sert dans la compréhension des animaux, elle peut être aussi mobilisée dans la communication avec ces derniers. Sont déclinés un ensemble d’actions en faveur d’un partage de l’espace entre ces deux apex prédateurs que sont les humains et les loups, nos égaux « du point de vue écologique. » Reconnaître l’intelligence de ces derniers permet alors de saisir ce qu’ils ont de commun avec nous ; reste à mobiliser ce commun pour gérer une situation tenant de la géopolitique interspécifique. Si les prescriptions de l’auteur déçoivent par rapport à l’ensemble de la démonstration, on peut néanmoins retenir celles des « diplomates garous » dont les portraits sont dressés au fil des pages : hétéroclites, ils sont la preuve qu’une « éthique relationnelle » est possible, loin, bien loin du rapport à sens unique actuel. [R.B.]
Éditions Wildproject, 2016
☰ Les Yeux fardés, de Lluís Llach
Germinal Massagué, 87 ans, se confie à un jeune réalisateur catalan : il raconte l’histoire de sa vie à travers 26 séances d’enregistrement, dont chacune constitue un chapitre du livre. Nous voilà immergés dans la Barcelone des années 1920 et 1930, où grandit l’inséparable bande des quatre : Germinal, David, Joana et Mireira. Si les conditions de vie n’ont rien d’aisées, les liens amicaux et la chaleur du quartier leurs permettent d’être heureux. L’École de la Mer — école populaire dont la devise est « Apprendre à penser, ressentir, aimer » —, la taverne de Dora et la librairie « Le Crépuscule du Capitalisme » sont autant de lieux qui les construisent et animent leur enfance. Mais Germinal est troublé lorsqu’il découvre que les sentiments qu’il éprouve envers David dépassent ceux de la seule amitié. Ce dernier devient pour lui « l’Ami aimé » : « Cette expression définissait de manière inattendue la confuse pelote de sentiments et de sensations énigmatiques que je ressentais pour mon camarade. » Très vite, la situation politique les rattrape, lorsque le coup d’État fasciste s’en va mettre un terme à la victoire inespérée de la gauche aux élections. Josep, le père de Germinal, part combattre sur le front d’Aragon. Une extrême pénurie s’instaure — « La seule chose qui augmentait sans arrêt était l’éventail des actions de solidarité », qui se traduisent notamment par l’accueil des nombreux réfugiés auquel ne cessent de s’employer Germinal et David. L’arrivée de la guerre à Barcelone marque un tournant, entraînant son lot d’affrontements, de défaites, de brisures et d’exils… Une empoignante plongée dans l’Espagne et la Barcelone libertaires, dramatiquement écrasées par le fascisme ; demeure l’humanité, à l’image de Marí, la mère de Germinal : « Elle faisait partie de ces gens qui avaient tout vécu : la guerre, la faim, les privations, la répression, mais qui étaient encore debout, le regard digne. Elle était encore capable de sourire. » [M.B.]
Éditions Actes Sud, 2017
☰ Figures de la révolution africaine — De Kenyatta à Sankara, de Saïd Bouamama
Le continent africain est porteur d’une histoire révolutionnaire bien plus riche qu’il n’est généralement admis. Si le silence qui la recouvre n’est pas surprenant, l’émotion et la surprise restent au rendez-vous de qui découvre son ampleur. Dans ce brillant ouvrage, Saïd Bouamama offre des clés de connaissance et de lecture aussi accessibles que précieuses au travers de portraits de certains des leaders africains les plus marquants de leur époque : on y trouve, et parfois découvre, Césaire, Fanon, Lumumba, Cabral et Sankara, Nyobè, Nkrumah ou encore Ben Barka. C’est non sans finesse que le sociologue et militant met en évidence les traits saillants de ces vies en lutte et les coordonnées politiques et idéologiques dans lesquelles elles se déploient : guerres de libération nationale, débats sur l’indépendance, dangers du néocolonialisme, guerre froide, Tricontinentale… Il faut regarder là où le doigt ne pointe pas : sans amnésie ni idéalisation, l’histoire du continent africain est centrale. Si la colonisation vise l’exploitation économique par la domination politique, à l’heure des territoires ségrégués de France et de la montée des discours xénophobes, la lutte — antiraciste comme anticapitaliste — ne saurait s’amputer de ce pan de sa mémoire. [C.G.]
Éditions La Découverte, 2014
☰ Manifeste incertain, de Frédéric Pajak
À l’aube des premières pages, l’auteur annonce : « Évocation de l’Histoire effacée et de la guerre du temps, tel est, exprimé de façon désarticulée, le propos du Manifeste, qui s’ouvre par ce premier volume. D’autres suivront, au gré de l’incertitude. » D’autres ont suivi, en effet. Si l’ordre importe peu dans la lecture, le premier tome se justifie par sa teneur autobiographique. Se croisent l’auteur à tout âge, Beckett, un peu, Walter Benjamin, beaucoup. C’est à ce dernier que cet ouvrage est consacré. Pourtant, la biographie n’est pas le terme approprié pour le décrire. Les dessins, faits de noir et de blanc, surplombent un texte qui reprend à l’intellectuel allemand l’esthétique du fragment. Des souvenirs de l’auteur sur son enfance — « Je n’ai pas de soleil dans la tête : juste un ciel mouillé » —, l’on passe aux pensées de Benjamin tandis que le nazisme monte dans son pays, montée qu’il observe d’Italie, de France et d’Espagne. Puis de nouveau c’est l’auteur que l’on contemple, lit, écoute. La passage de l’un à l’autre se fait de plus en plus imperceptible à mesure que la lecture avance. « Lire et vivre. Dire un peu ce que je lis, ce que je vis, pourquoi, comment. » Par la porte qu’entrouvre Frédéric Pajak sur sa vie, on peut voir un voyage en Sicile, des images, des paroles glanées çà et là. Puis tout se referme sur Benjamin, et c’est de ses départs, à lui, dont il est question. Dans ce va-et-vient continu il faut oser se perdre, s’arrêter au milieu d’une phrase, attiré par ce qui la surmonte, pour se faire rattraper par les mots que pourtant elle n’illustre pas. Car ici, texte et images sont habités par deux langages indépendants. Si les dessins tirent leur source dans les mots, ils ne les résument pas, ne les épuisent pas. Décrivant à la marge des vies marginales, ce premier Manifeste incertain s’attache, sous l’œil bienveillant d’un philosophe allemand, à réfléchir à l’Histoire et aux histoires inaperçues qui la peuplent. Celles de Frédéric Pajak, parmi les autres. [R.B.]
Éditions Noir sur Blanc, 2016
Photographie de bannière : révolution espagnole (1936–1939)
REBONDS
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