Une affiche rouge, une histoire des barbares, un éloge de la gratuité, le libéralisme autoritaire, une valise pleine de livres, un maire anarchiste, le système carcéral états-unien, la fabrique des mangakas, les bobos et le chaos pasolinien : nos chroniques du mois de décembre.
☰ Ils étaient juifs, résistants, communistes, d’Annette Wieviorka
Éditions Perrin, 2018
☰ Homo-domesticus — Une histoire profonde des premiers États, de James C. Scott
Éditions La Découverte, 2019
☰ Adresse aux vivants (sur la mort qui les gouverne et l’opportunité de s’en défaire), de Raoul Vaneigem
Éditions Seghers, 1990
☰ La Société ingouvernable — Une généalogie du libéralisme autoritaire, de Grégoire Chamayou
Voici un tour de force littéraire accompli dans les règles de l’art universitaire : en plus d’offrir un appareil de notes particulièrement fourni et de dérouler un raisonnement impeccable au fil de sources des mieux choisies, Chamayou nous offre un régal de lecture, une manière de roman policier du libéralisme autoritaire. La thèse est simple et redoutablement intelligente : c’est au moment où le monde capitaliste se sentait le plus en péril, dans les années 1970, quand la « crise de gouvernabilité » des États et des entreprises menaçait d’ébranler les intérêts particuliers, quand l’autonomie rencontrait l’écologie, quand l’indiscipline libertaire annonçait le resurgissement des prétendues utopies et la possibilité d’un nouveau monde sur le mode fédéraliste, c’est justement dans ce moment de bascule inédit que fut inventée, bâtie de toutes pièces et « marketée » sous les doux noms de « gouvernance » ou de « responsabilité sociétale », de « nouveau management public » et de « régulations sociétales », un nouveau mode de gouverner conçu comme une contre-révolution : la guerre fut déclarée aux syndicats, la politique détrônée par l’idéologie de l’éthique d’entreprise, le libéralisme classique complété par la soumission néolibérale à l’ordre du marché — selon lequel les gouvernants eux-même sont gouvernés par la Bourse. La démonstration relève de l’art généalogique et du polar intellectuel tout à la fois : une mine d’intelligence qui se conclut par un éloge alternatif de l’autogestion. [A.B.]
La Fabrique, 2018
☰ Chants d’utopie, premier cycle, de Brice Bonfanti
L’auteur se définit comme « œuvrier » et il semble bien que son « Grand-œuvre » soit la vie même, emportée dans une valise pleine de livres et promenée à travers le monde (telle la définition du roman selon Stendhal, « ce miroir qui se promène sur une grande route »). Si Bonfanti le stendhalien balade aussi sa glace sans tain, c’est plutôt dans les profondeurs du mythe : avec lui, pas de temps mort pour les amoureux de l’épopée et les érudits curieux. Le beau titre cache un projet ambitieux — neuf aventures de l’émancipation par les lettres et la culture, autant de portraits presque abstraits, ou plutôt de quêtes éperdues, autour de Dante et de Gutenberg, d’Essénine ou encore de Voltairine de Cleyre. Les références sont volontiers anarchistes, la langue volontairement joueuse, tellement d’ailleurs que l’on aimerait parfois toucher terre, reprendre souffle et prendre le temps d’ouvrir un dictionnaire — il y a là matière en tous cas à rêver (de révolution) comme à creuser (les taupinières de la parole) : il ne faut pas s’affoler, admettre plutôt de ne pas tout comprendre, se laisser embarquer par le flot furieux des sonorités, le goût goulu de l’amour version psychédélique. On le lira à petites lampées, chant à chant, le temps de s’en remettre. On pourra l’écouter psalmodier les textes sur son blog qui tire du côté de la poésie sonore. L’une des voies de la poésie contemporaine, indistinctement élitiste et partageuse, pas exactement la moins pentue de toutes, qu’on peut explorer pour s’y forger l’âme (comme on dirait se faire les dents, mais en mieux : et voilà qu’on se trouve contaminé sans même le réaliser par la contagion pataphysique des estourbisseurs de mots !). [A.B.]
Éditions Sens & Tonka, 2017
☰ Les Rois d’Islande, d’Einar Mar Gudmundsson
Éditions Zulma, 2018
☰ La Prison est-elle obsolète ?, d’Angela Davis
Éditions Au diable vauvert, 2014
☰ Un zoo en hiver, de Jirô Taniguchi
Œuvre tardive de l’auteur japonais, Un zoo en hiver retrace l’apprentissage éreintant de ces futurs mangakas, assistants auprès des grands pendant quelques mois ou pour toute une vie. Inspiré de son propre parcours à Tôkyô au début des années 1970, Taniguchi s’attarde sur la machine que peut être la création d’un manga à succès, ses contraintes, imposées par la parution en feuilleton, et les tensions qui naissent au sein de l’atelier où il se construit. Hamaguchi, le protagoniste, a fui Kyôto l’espace d’un jour pour respirer un peu l’air de Tôkyô qui l’attire tant. On recherche un assistant pour Kondô, l’un des auteurs les plus en vu du moment ; à peine entre-t-il dans l’atelier de celui-ci qu’il s’y trouve happé : par l’ambiance, par le travail, par le dessin. Sa carrière commence. Les journées sans sommeil sont suivies de congés à ne rien faire, à griffonner dans la ville, là où il devrait s’atteler à ses propres travaux. Le temps s’échappe, semble s’écouler à travers les pages. Hamaguchi ne parvient pas à trouver la consistance et la constance qu’il recherche, celles qui lui permettraient de s’adonner, enfin, à son œuvre. Les contraintes familiales semblent loin de ces jeunes Japonais réfugiés dans la mégalopole ; comme dans Voyage à Tôkyô, d’Ozu, les enfants sont pris dans les tourments de leur vie urbaine et en oublient leurs parents ; la famille reste bien abstraite. « Quelle chance… Faire ce qu’on aime… », lui répète seulement son frère, de passage dans l’atelier. Les rencontres seules peuvent dès lors changer le destin évanescent d’Hamaguchi : ses collègues, des artistes, ou la sœur d’une amie, dont le souffle fragile lui ouvre pourtant un voie immense… Les dessins clairs de l’auteur et leur noir et blanc souligne la mélancolie du personnage. On se plonge sans peine dans les méandres de son quotidien, et on apprend, avec lui, ce qui se joue au seuil d’une vie. [R.B.]
Éditions Casterman, 2009
☰ Les Bobos n’existent pas, sous la direction de Jean-Yves Authier, Anaïs Collet, Collin Giraud, Jean Rivière et Sylvie Tissot
« Bobos » : voilà un mot particulièrement répandu dans les médias, les discours politiques et le langage ordinaire. Mais quelle réalité sociologique recouvre cette expression ? Pas grand-chose, comme l’annonce le titre en clin d’œil au Bourdieu de « L’opinion publique n’existe pas ». Si le terme naît de la contraction de « bourgeois bohème », c’est à la suite du livre du journaliste David Brooks, Bobos in Paradise, publié aux États-Unis en 2000, que le mot reviendra en France et sera popularisé, pour l’essentiel, par le truchement de la presse française. En se focalisant sur les comportements qu’ils prêtent aux « bobos », « les journalistes français récusent ainsi implicitement la pertinence des classes sociales, qui seraient désormais périmées ». Si ce vocable est initialement mobilisé avec autodérision, il deviendra, fort d’une droite soucieuse de s’« offrir un supposé ancrage populaire », une connotation péjorative. Problème : ce qu’il désigne change au cours du temps. La catégorie qu’il est censé décrire et circonscrire n’a pas de contenu stable ni de définition précise. L’ouvrage compte plusieurs enquêtes : comment les populations « déjà là » d’un quartier perçoivent-ils les « gentrifieurs », groupe étroitement lié aux « bobos » dans l’imaginaire collectif ? Que révèle la confrontation de la catégorie à l’analyse sociologique des classes moyennes dans la métropole parisienne ? Il ressort que ce mot valise sert le plus souvent à faire écran à « l’identification des vrais dominants, qui restent les bourgeois ». Parler de « bobos », n’est-ce pas là une manière d’« imposer la représentation d’une société […] débarrassée de ses clivages sociaux » ? [M.B.]
Éditions des Presses universitaire de Lyon, 2018
☰ Le Chaos, de Pier Paolo Pasolini
« Comme toujours, l’orthodoxie est la mort. » Ces articles, publiés par Pasolini entre août 1968 et janvier 1970 dans l’hebdomadaire Tempo, n’étaient pas accessibles à qui ne connaissait l’italien ; l’injustice est enfin réparée pour les francophones. La forme que cela prend ? Hétéroclite, bouillonnante, décousue avec soin. Des réflexions politiques et culturelles nationales et internationales, des carnets de bord (New York ou Beyrouth), des poèmes (dont une ode, assez inattendue, à Hô Chi Minh mourant), des lettres ouvertes et des réponses à ses lecteurs plus ou moins bienveillants. Le fond ? Le poète s’en explique dès son premier papier : il s’agit pour lui de « désobéir à Bouddha » et de contrarier sa nature propre ; dit autrement : de refuser le détachement et le désengagement ; bref : d’attaquer « le mal bourgeois » — à ceci près : « J’ai autant d’adversaires chez les communistes que chez les bourgeois », ne manque pas de prévenir ce communiste travaillé par l’inconfort, la solitude et la provocation. On lit ce recueil comme on ramasse des cailloux, les poches bientôt lestées de phrases dont on ignore, pour l’heure, si celles-ci nous resteront à l’esprit ou prendront la poussière. Ainsi : l’opinion publique ? « repaire du terrorisme, siège élu de la résignation » ; « Sans victoire la lutte dessèche » ; l’URSS ? « un État petit-bourgeois qui pense à la Lune » ; « le pouvoir n’a pas de frontières nationales ; tout le pouvoir est partout le même, et tous ceux qui le détiennent sont liés les uns aux autres, fraternellement » ; le futur ? voilà qu’il se trouve « du côté […] [d]es poètes noirs d’Amérique, des colonies ». Et le réalisateur de nous laisser avec cet ultimatum : « Mais il s’agit d’être utopistes ou de disparaître. » [L.M.]
Éditions R & N
Photographie de bannière : Ryan McGuire
REBONDS
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