Le Grand Nord, désobéir en démocratie, la boue de la finance, marcher contre le vent, éloge du sabotage, gagner en puissance collective, Alger révolutionnaire, Pasolini sans espoir, Varlin communard et le testament de Bauman : nos chroniques du mois de mai.
☰ La Folie arctique, de Pierre Deléage
La tombe d’Émile Petitot, en Haute-Brie, ne dit pas grand-chose de celui qui sommeille sous la pierre. La monotonie du paysage alentour contraste avec le Grand Nord vers lequel s’est porté l’homme au début de sa vie. Missionnaire catholique en arrivant en 1862, il repart définitivement en France, une vingtaine d’années plus tard, « juif, indien et prophète ». Dans ce texte singulier, Pierre Deléage ne suit pas les chemins dominants de sa discipline. Pas de recherche d’invariants culturels dans cette œuvre atypique d’anthropologie ; mais un collage donnant lieu à une œuvre inattendue. La Folie Arctique s’affiche comme « la biographie d’un délire ». On imagine l’auteur remettre de l’ordre dans les innombrables feuillets laissés par le missionnaire graphomane. Nulle autre logique que celle de l’accumulation n’a présidé à son travail. Pierre Deléage emprunte à Rimbaud pour en résumer la teneur : « La méthode du missionnaire, sous la bannière de la vérité révélée, s’était peu à peu soldée par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les principes du sens commun. » S’enchâssent dans le récit de l’anthropologue les propres textes d’Émile Petitot, ses traductions de mythes dénés, ce peuple du Nord-Ouest canadien qu’il étudia pendant une vingtaine d’années, ou les lettres de ceux qui l’ont connu. Aux inquiétudes des compagnons d’Émile Petitot se joignent les commentaires de Pierre Deléage. Renouant avec « une fascination ancienne pour l’antipsychiatrie », l’anthropologue analyse une œuvre délirante mais précise, celle d’un « prédécesseur, un précurseur même ». Car la folie n’annule pas les intuitions produites. S’il parvint, d’outre-tombe, à attirer un regard, « c’est parce que sa folie prolifèrera jusqu’à dépasser, et de loin, la simple litanie des persécutions plus ou moins imaginaires, atteignant ainsi une inventivité fascinante et hors norme. » En s’attachant à une vie effacée par le temps, Pierre Deléage donne un angle étrangement nouveau à la pratique de l’anthropologie. [R.B.]
Zones Sensibles, 2017
☰ Le Courage des gouvernés — Michel Foucault et Hannah Arendt, de Thomas Skorucak
Est-il légitime de désobéir en démocratie comme en dictature ? Et si oui, pouvons-nous avoir le courage de mettre en acte cette désobéissance ? C’est à ces questions à la fois simples et complexes que s’évertue de répondre Thomas Skorucak dans ce passionnant ouvrage. Dans une dictature, il va de soi que les gouvernés ont le droit, au sens de la légitimité, de désobéir dans la mesure où le consentement n’existe pas. Dans une démocratie, la question se complique car les gouvernants tiennent leur légitimité de procédures permettant l’expression du peuple souverain. Dans cette perspective, le peuple consent à être gouverné par ses représentants et accepte ses lois. Il arrive cependant que ces lois soient injustes, ou que la violence du gouvernement, comme c’est le cas aujourd’hui avec les gilets jaunes, brise le pacte qui le liait au peuple. Dans ces configurations, les gouvernés peuvent avoir le droit de désobéir. Mieux : ils doivent en avoir le courage. Thomas Skorucak s’attache à deux grands philosophes du XXe siècle pour justifier ce courage des gouvernés : Hannah Arendt et Michel Foucault. La première, dans son analyse du consentement dans les régimes totalitaires, mais aussi dans les démocraties avec le contexte de la guerre du Vietnam et du mouvement des droits civiques américain, insiste sur le fait que la désobéissance civile constitue un contrepoids indispensable au pouvoir. Elle permet de faire valoir le droit lorsque celui-ci est bafoué. Mais c’est Foucault qui pousse la logique de la désobéissance jusqu’au bout : le gouverné est par nature légitimé à désobéir. C’est le pouvoir qui doit prouver sa légitimité. Dès lors, Foucault inverse le rapport de force classique entre gouvernants et obéissants dans leur rapport au droit : « Ce n’est pas au droit de dire comment et dans quelles conditions je peux me défendre, mais c’est le fait que j’ai à me défendre qui donne forme aux lois. » Raisonnement d’une actualité brûlante qui amène une question à laquelle s’est refusé de répondre le philosophe : comment concevoir un droit et un ordre juste une fois que les gouvernés ont refusé toute légitimité à leurs gouvernants ? [E.J.]
CNRS éditions, 2019
☰ L’Argent, d’Émile Zola
À quelques centaines de mètres des Halles centrales, cœur battant de la capitale, se dresse un autre édifice, plus froid, plus sévère : la Bourse. Ici, point d’étalages débordants, de victuailles foisonnantes, mais un gigantesque hall vide. La marchandise qu’on s’y arrache ne tient pas de place, elle est tout bonnement impalpable : c’est le capital. Le roman de Zola nous introduit dans ce temple de l’économie capitaliste, où la monnaie sonnante et trébuchante est changée en de brumeux titres spéculatifs. Les personnages que l’on y croise, grands banquiers d’affaires ou petits agioteurs ambitieux, partagent la conviction que le marché financier a désormais supplanté le marché alimentaire dans ses fonctions : l’argent auquel ils vouent un culte y est consacré comme « le fumier dans lequel pouss[e] l’humanité », « le ferment de toute végétation sociale ». C’est pénétré de cette idée que le jeune Saccard entreprend de faire fortune en se prêtant lui aussi au jeu dangereux et enfiévré de la spéculation. Son projet démentiel de fonder « La Banque Universelle », finançant des projets coloniaux au Moyen-Orient et déboutant la « finance juive » au profit d’une Chrétienté restaurée, permet à Zola de dépeindre l’idéologie antisémite et orientaliste qui s’annonce sous le Second Empire. Mais un autre personnage, Sigismond, observe la place de la Bourse depuis sa fenêtre : il sait que le terreau fertile de la finance ne vit que de « la boue remuée » et des « victimes écrasées », et il imagine la « société de l’avenir », dans laquelle l’humanité sera « purgée du mal exécrable de l’argent ». Chaque faillite, chaque dévaluation lui fait entrevoir « la fin prochaine d’un monde », et il guette le moment où ce colosse aux pieds d’argiles, enfin, s’effondrera. Mais quand la phtisie emporte Sigismond, les colonnes du palais Brongniart n’ont pas même tremblé. Paris vit désormais au rythme des cours de la Bourse. Les misérables et les utopistes y meurent ; les « complices » de la misère et les adorateurs de « la vie telle qu’elle est » pressent le pas. [L.M.]
Folio, 1980
☰ La Horde du contrevent, d’Alain Damasio
Contrer face au vent. Remonter son flux qui, tel un fleuve capricieux, se déverse sans discontinuer vers l’aval. Voici la 34e horde qui marche dans l’espoir intime d’arriver à un « Extrême-Amont » qui n’est pour eux que fantasme. Jardin où tout le vivant prend source, Valhalla où se reposent les hordes précédentes, fin du monde et début d’un autre, le terme du parcours diffère selon celui ou celle qui l’imagine. Peut-être même n’y-a-t-il rien. Mais encore faut-il le voir pour le savoir, pour comprendre enfin quelle est son origine, et quelle est celle du vent. Et pour cela la Horde avance. Il y a un traceur bourru, des piliers pour faire bloc, une fine spécialiste des formes du vent, un des reliefs, un autre des végétaux ; il y a un scribe attachant, une « feuleuse » maîtresse du feu, un troubadour fantasque. Chacun porte une voix, servie par un style singulier. Alain Damasio n’a pas écrit pour ses personnages ; il a écrit par eux, depuis leur regard propre pour que leur identité imprègne leurs mots. Certains brillent par leur intelligence ou par les liens qu’ils parviennent à maintenir au sein de la Horde. D’autres parlent peu, mais leurs faits sont dépeints avec les mots de leurs camarades. Aventure est un bien faible mot pour décrire ce qu’ils ont à affronter. Le danger a mille visages : celui des mouchards qui les suivent pour mettre en échec cette quête, ou ceux des mystérieux « chrones » que l’on apprend à connaître en même temps que les personnages. Mais de visage, le plus grand des périls n’en a pas. C’est le vent, ce vent qui les entoure et qui les habite : « Nous sommes faits de l’étoffe dont sont tissés les vents », assène Caracole le troubadour à la première page. On n’aura de cesse de vérifier la pertinence de sa proposition par la suite. L’auteur semble avoir appris de la philosophie de Deleuze autant que de la géomorphologie, pour livrer un roman de science-fiction où les deux termes prennent tout leur sens. Dans un monde façonné par le vent, connaître l’un ne va pas sans connaître l’autre ; et quoi de mieux que la marche à pied pour partir à leur découverte ? [R.B.]
La Volte, 2004
☰ Le Gang de la clef à molette, d’Edward Abbey
Mobilisations lycéennes et étudiantes pour le climat, marches organisées dans le monde entier, actions directes de libération d’animaux destinés aux abattoirs : Edward Abbey a écrit Le Gang de la clef à molette au milieu des années 1970. L’ouvrage résonne pourtant étrangement dans le présent contexte, celui du recul de la biodiversité et de l’urgence climatique. À travers la course folle dans l’Ouest américain de quatre personnages réunis par une inquiétude commune pour la nature, l’auteur pose en profondeur la question d’une mobilisation effective en faveur de la préservation de la planète. Quatre profils extrêmement différents, quatre manières d’envisager la nature et la place de l’Homme en son sein, et pourtant un choix commun : l’action directe. Au cœur d’un territoire largement accaparé par le capitalisme industriel, qu’il prenne la forme agroalimentaire avec les élevages extensifs ou bien minière et pétrolière, le livre raconte l’aventure de ces quatre « écoguerriers » bien décidés à ralentir l’installation de complexes industriels toujours plus gourmands en énergie, et surtout, toujours plus dévastateurs. Avec pour toile de fond l’extrême beauté des canyons accidentés et millénaires — mis en valeur par la plume d’un véritable passionné de ces paysages —, cette épopée aborde non sans ironie les questions centrales du militantisme et de l’engagement : violence, sacrifice, cohérence, articulation des diverses formes de mobilisations et d’actions, dialogue entre les différences idéologiques. Autant de questionnements qui prennent une tournure effective lorsqu’un lecteur assidu de l’œuvre d’Edward Abbey décide de monter une organisation d’action directe inspirée de son livre Earth First ! On la retrouvera, sorte de mise en abîme, dans Le Retour du Gang, suite publiée en 1989, année de la mort de l’auteur. À vos clefs à molette, à vos sachets de sucre pour réservoir d’essence, à vos outils de sabotage ! Rejoignez donc le Gang qui recrute plus que jamais dans le monde entier ! [R.L.]
Gallmeister, 2013
☰ Petit manuel de discussions politiques, de Gaëlle Jeanmart, Cédric Leterme et Thierry Müller
Publié en 2018 par les jeunes Éditions du commun, ce manuel attire l’œil. S’agirait-il d’un mode d’emploi pour traverser les remous des discussions politiques souvent houleuses lors des repas de famille, ou après quelques bières entre amis ? Pas vraiment, quoique l’on y puise de judicieux conseils. Si l’on n’y trouve nulle solution miracle pour apaiser ces tempêtes, l’ouvrage se propose en revanche de nous outiller pour organiser et animer des débats collectifs ancrés dans la démarche de l’éducation populaire. Il est directement issu de l’expérience de terrain de ses auteurs : la première forme à l’animation de discussions philosophiques, les seconds sont membres du collectif politique Riposte-CTE (chômeur·se·s et travailleur·se·s engagé·e·s). Ce manuel résulte de formations organisées par ces deux collectifs dans le but de répondre à l’insatisfaction chronique devant les luttes d’ego, les débats phagocytés par quelques-uns, mais aussi la dispersion récurrente des discussions, source de frustration. L’enjeu est à la fois de garantir une discussion démocratique (chacun·e peut s’exprimer et être écouté·e) et critique (toutes les affirmations peuvent être interrogées), partant de l’idée qu′« il ne sert à rien d’avoir raison si ce savoir partagé ne permet pas de gagner en puissance collective ». On y apprendra très concrètement comment anticiper et préparer, animer, vivre pleinement puis évaluer une discussion. On appréciera la consistance du contenu : les problèmes sont diagnostiqués avec précision, les dispositifs explorés sont restitués avec une analyse des succès, mais aussi des limites (en particulier, les solutions sont adaptées à la nature des groupes et au type de discussion envisagé — réunion décisionnelle, conférence-débat ou discussion philosophique notamment). Une précieuse malle à outils pour garder et donner le goût à « faire (de la) politique ensemble ». [I.L.]
Éditions du commun, 2018
☰ Alger, capitale de la révolution, d’Elaine Mokhtefi
Il est des personnages historiques qui ne trouvent leur place que dans l’ombre. Pourtant, sans eux, bien des choses ne seraient pas advenues. C’est le cas d’Elaine Mokhtefi. Jeune américaine d’origine juive et prolétarienne, elle débarque en Europe à l’âge de 23 ans, en 1951 — d’abord à Paris, où elle découvre la situation des Algériens de la métropole, parqués et mis au banc même des manifestations des forces de la gauche française. Elle décidera de tout faire pour apporter sa pierre à l’édifice de l’indépendance algérienne. Depuis les bureaux d’une organisation de l’ONU, elle transmet aux sympathisants occidentaux les nouvelles et les besoins de la lutte contre un empire colonial français qui s’essouffle — et collabore notamment avec Frantz Fanon. Après l’indépendance, elle viendra vivre et travailler à Alger où, un jour de juin 1969, Eldrige Cleaver, ministre de l’information du Black Panters Party, frappe à sa porte. Elle deviendra l’interprète et la guide des Panthères à Alger, où se constituera la section internationale du parti. Ces mémoires nous font vivre de l’intérieur le quotidien de la cellule des Black Panters en Afrique du nord : dissensions internes, problèmes personnels, réunions de planification des actions. Mais Mokhtefi tente aussi de mettre fin à certains mensonges colportés sur (et parfois par) les Panthères d’Alger, tout en témoignant de leur courage, de leurs convictions et de son admiration à leur égard. Ce qui affleure dans ces pages, c’est le passage progressif d’un espoir à une désillusion : de l’indépendance et ses promesses à l’exclusion de l’auteure 12 ans plus tard pour avoir refusé d’être l’informatrice des services secrets de Boumediene. Voyant son pays prendre le chemin d’une nouvelle dictature, son mari, ancien membre du FLN, choisira de rejoindre sa femme en exil en France puis au États-Unis. Un document unique qui décale le regard, et souligne la continuité des luttes à travers le temps et les frontières. [M.A.]
La Fabrique, 2019
☰ Entretiens (1945–1975), de Pier Paolo Pasolini
Heureuse initiative que celle-ci : donner à lire aux francophones une quarantaine d’entretiens du poète, romancier et cinéaste italien. Quel mépris faut-il des créateurs pour imaginer que l’on puisse, selon la formule consacrée, distinguer l’œuvre de l’artiste ! Tout n’est qu’un, bien sûr. Seuls les publicitaires ont les moyens de « faire la part des choses » entre l’image, le texte et leur personne rémunérée. Les entretiens, s’ils ne sauraient épuiser l’être sous le texte, n’en disent pas moins beaucoup. Et peuvent offrir à saisir l’œuvre autrement — affaire d’angles, d’éclairages. De politique et d’art, il est évidement question dans ce recueil. On retrouve quelques-unes des cibles de l’auteur des Écrits corsaires (la télévision, la modernité néocapitaliste, la bourgeoisie, l’automatisation de l’espèce humaine), quelques motifs aussi (l’idéalisation du monde paysan, le « bon sauvage » rousseauiste) ; on s’attarde sur la polémique qui lui vaut encore — à tort — de passer pour un allié des forces de l’ordre ; on revient sur son désir de penser l’irrationnel en athée ; on apprend qu’il lisait près d’un livre de poésie par jour à la fin des années 1950 (poésie qu’il définit comme « la pensée et le sentiment »), ou qu’il n’aimait pas Staline, ni le théâtre, ni le pouvoir. Le « marxiste hérétique » qu’il se dit être loue le socialisme comme « unique méthode de connaissance » et critique le marxisme dominant pour son mépris de la psychanalyse. Celui qui s’avance comme « ennemi de De Gaulle » apporte son franc soutien au « Manifeste des 121 », et fait savoir qu’il est « de tout [s]on cœur pour les Algériens » et qu’il serait « prêt à prendre n’importe quelle responsabilité en leur faveur ». Pessimiste, sans conteste, mais non « réactionnaire » ; l’avenir est muré : « Qu’elles [les classes dominantes] fassent éclater les bombes atomiques ou arrivent à l’industrialisation complète du monde, le résultat sera le même : une guerre dans laquelle l’homme sera vaincu et peut-être perdu pour toujours. » Communiste et misanthrope, aussi : « Mon jugement est négatif sur toute l’humanité, jeunes et vieux. » Vitaliste et désespéré, en somme. [E.C.]
Éditions Delga, 2019
☰ Eugène Varlin — Aux origines du mouvement ouvrier, de Jacques Rougerie
« Oubli ». Le mot apparaît dès la première page, et les suivantes s’échinent à le combler. L’auteur, historien et spécialiste de la Commune, dresse en 200 pages le portrait de cet ouvrier relieur. Soucieux de situer l’homme dans son époque et aux côtés de ses contemporains, l’ouvrage regorge de références et d’extraits commentés : disons plus compendieusement que l’homme en question, organisateur de grèves et secrétaire au sein de l’Internationale, aspirait à l’égalité salariale entre les sexes et à la séparation de l’Église et de l’État ; se définissait comme « communiste non autoritaire » ; s’opposait aux libéraux et appelait à la République sociale, celle du « gouvernement direct par le peuple ». Sous la Commune, il opéra à la commission des Finances : peu exaltant, commente Rougerie, mais essentiel. Il supervisa la confiscation de l’argenterie et la délivrance de bordereaux aux caissiers-facteurs, puis, passé à la commission des Subsistances, encadra la vente d’écuries et les réquisitions militaires en matière d’habits et d’armes. On sait de la Commune sa fin effroyable ; on omet souvent de conter son administration au jour le jour : ces pages esquissent ce labeur difficile, ingrat, pas à pas mené. Mais de cette fin, il est bien sûr question : Varlin sur les barricades de deux arrondissements, Varlin reconnu puis lynché (un « suicide », suppute l’auteur), Varlin fusillé par la troupe versaillaise. La Passion d’un révolutionnaire. Celui dont Jules Vallès, son aîné, avança qu’il fut « la personnalité la plus remarquable de la Commune ». [M.L.]
Éditions du détour, 2019
☰ Retrotopia, de Zygmunt Bauman
Le sociologue et philosophe binational — britannique et polonais — est mort en 2017 à l’âge de 91 ans. Ce livre est son dernier ; tenons-le dès lors pour testament. Ce qu’il lègue à ses lecteurs se place sous le signe d’un dilemme de taille : une question « de vie ou de mort ». Le passé, « unanimement encensé », est au goût du jour ; la nostalgie est la seule utopie qu’il nous reste : c’est là le point de départ de l’ouvrage, puis son fil rouge. Le récit progressiste n’a plus prise, broyé par le si brutal XXe siècle ; le futur n’est plus perçu comme un espoir, une promesse ou un horizon rassurant, mais comme un cauchemar. Dans ce monde qui n’est qu’un (l’information là-bas nous arrive ici ; le sang éclabousse tout un chacun), un monde où la politique et la puissance ont divorcé, un monde de migrations massives (que rien n’entravera, lit-on), Bauman isole quatre traits, comme autant de régressions et de pièges mortels : le retour à la guerre de tous contre tous ; le retour au tribalisme (« nous » contre « eux ») ; le retour aux inégalités (la mondialisation néolibérale en lieu et place de la parenthèse réformiste des Trente Glorieuses et de l’État dit « providence ») ; le retour à l’utérus (soi, le « bien-être », la privatisation de l’espoir). Puisqu’il n’est plus de grand projet collectif émancipateur, écrit le penseur de la « liquidité » formé sur les bancs du marxisme, chacun se rétracte sur la sécurité solide du révolu : la mémoire mythifiée, le clan homogène, l’identité sourde, les civilisations vouées à s’entre-choquer. Face à ce constat — difficile à contester —, le sociologue met sur la table, bientôt funéraire, quelques propositions dans les pas étonnants d’un certain pape François : certaines palpables (le revenu universel, la politique non-professionnelle par la base quotidienne), d’autres dont on se demande bien comment les rendre telles (forger une « conscience cosmopolitique », œuvrer à « l’intégration humaine au niveau de l’humanité dans son ensemble »). Dilemme, disions-nous ; le livre se ferme comme on élève une guillotine : ou « la coopération à l’échelle de la planète, ou les fosses communes ». [L.T.]
Premier Parallèle, 2019
Photographie de bannière : Paul Iché
REBONDS
☰ Cartouches 42, avril 2019
☰ Cartouches 41, mars 2019
☰ Cartouches 40, février 2019
☰ Cartouches 39, janvier 2019
☰ Cartouches 38, décembre 2018