La nuit menacée, une enfance autiste dans les Cévennes, une économie de l’entraide, le procès de la société, une petite ville de France, le silence des poissons, le combat des communards, l’abolition de l’être-femme, la poésie des camps, une ferme dans les collines, une Sécurité sociale de l’alimentation et la mémoire de Drancy : nos chroniques du mois de janvier.
☰ Sauver la nuit, de Samuel Challéat
Sortir la nuit, s’éloigner de la ville, des habitations. Puis, dans un lieu éloigné de toute lumière, lever la tête et, face à la trace de la Voie lactée et la multitude d’étoiles qui s’offrent au regard, exprimer son admiration. Quiconque a fait cette simple expérience sensorielle s’en souvient. Mais si celle-ci peut sembler banale à certains, il n’en est rien : deux tiers de l’humanité ne peut voir la Voie lactée et 83 % de la population mondiale vit sous un ciel marqué par la pollution lumineuse. En France, « la quantité de lumière artificielle produite a quasiment doublé » en 20 ans. Pour le géographe Samuel Challéat, il s’agit dès lors de reconquérir une obscurité toujours plus menacée par la pollution lumineuse. Qui éclaire-t-on ? quand ? comment ? Ces questions sont au centre de la controverse sociotechnique popularisée par des astronomes professionnels et amateurs face à la difficulté croissante qu’ils ont rencontrée pour observer les étoiles et autres objets astronomiques. C’est dans cet élan qu’est né le Dark-Sky Movement aux États-Unis : plusieurs associations de par le monde ont contribué à élargir la problématique pour ne plus la cantonner à la seule question de l’observation du ciel. Car la pollution lumineuse a aussi des effets directs et nocifs sur la flore, la faune et les êtres humains. Et puisque le vivant a des besoins d’obscurité, elle est pour l’auteur « une ressource à part entière », qu’il faut donc préserver. Si l’ouvrage ne manque pas de politiser la question, on regrette quelque peu que les principales initiatives actuelles relèvent surtout de la politique institutionnelle et du citoyennisme — rien n’assure que cela soit suffisant pour enrayer la machine. Puisque l’ambition de « sauver la nuit n’est rien de moins qu’affirmer une volonté profonde de redéfinir l’espace de vie nocturne qu’une société accepte de mettre en commun avec le vivant non humain ». [M.B.]
Premier Parallèle, 2019
☰ La Vie de radeau, de Jacques Lin
C’est d’une tentative dont il est question et, à travers elle, de celles et ceux qui l’ont portée ainsi que des lieux qu’elle a convoqués. Pendant plus de 50 ans, Jacques Lin, ancien ouvrier électricien, s’est évertué à maintenir avec d’autres une aire d’accueil d’enfants et d’adultes autistes aux pieds des Cévennes. Certains connaissent de cette aventure les noms de Fernand Deligny, l’un de ses instigateurs à la plume prolixe et précise, et de Janmari, autiste qui fut « sans le savoir la boussole de cette démarche » jusqu’à son décès. Jacques Lin retrace dans ce court texte l’expérience d’une vie aux côtés d’enfants vivant à l’écart du langage et des cadres sociaux établis — donc stigmatisés, souvent, pour cela. C’est une vie hors-champ qui leur a été permise aux alentours du village de Graniès : non pas désordonnée (au contraire, tant ce que Deligny a appelé le « coutumier » a une place importante pour eux) mais distanciée des nécessités civiles et civiques. Née autour de 1968, cette tentative a survécu aux années malgré les difficultés matérielles rencontrées. Le quotidien fut fait de menues tâches répétées mais parfois mises en péril par une visite de la DDASS, un propriétaire récalcitrant ou le froid, tout simplement. Comme le rappelle Thierry Garrel dans sa préface, c’est un « communisme vital » qui s’est instauré en ces lieux pendant un temps. L’auteur nous en conte les imprévus et les habitudes sans laisser poindre son sentiment, si ce n’est, d’un trait discret, à l’endroit de la psychanalyse ou des institutions psychiatriques, chacune bien trop bavarde. C’est un regard alternatif à celui qui s’impose sur l’autisme que l’ouvrage offre. La chronique de ce quotidien révèle combien il est précieux de se garder de tout discours normatif sur ce qui nous excède : le décrire et tenter de vivre avec est un premier pas vers sa compréhension. [R.B.]
Le mot et le reste, 2019
☰ Pierre Kropotkine et l’économie par l’entraide, de Renaud Garcia
C’est au sein d’une collection sur les « précurseurs de la décroissance », aux côtés d’un hétéroclite bataillon, que prend place le géographe anarchiste Pierre Kropotkine. Renaud Garcia, philosophe et spécialiste de l’œuvre du théoricien russe, déploie dans une langue aussi claire qu’informée la pensée économique de ce dernier. Là où certains saluent sa notion d’entraide en en oubliant l’origine libertaire, l’auteur s’attache à réintégrer le politique à la théorie. Les éléments biographiques sont succincts, mais suffisants pour comprendre les sources de l’engagement anarchiste de Pierre Kropotkine : « l’œuvre et l’homme se trouvent donc étroitement chevillés ». Si le Russe n’abandonne en rien le prisme spatial qui a marqué ses premiers pas dans l’écriture, il ne s’en tient pas à la géographie académique et coordonne avec son expérience de terrain des lectures tenant tant des sciences économiques que des sciences naturelles. Ainsi Garcia présente-t-il la théorie évolutionniste de l’entraide comme un contre-pied à celle proposée par Darwin au même siècle. S’il salue le biologiste anglais, Kropotkine ne manque pas de s’attaquer à ses continuateurs réactionnaires, appliquant les thèses darwiniennes au monde social : « Kropotkine relève le défi de contrer le darwinisme social au nom de Darwin lui-même ». Le philosophe libertaire s’attache à présenter les limites de son aîné, mais n’en soutient pas moins que son approche économique n’a rien perdu de son acuité pour le mouvement décroissant actuel. En proposant de repenser l’économie depuis les besoins et la consommation plutôt que l’offre et la production, Kropotkine plaide pour un rapport révolutionnaire au travail, à ses divisions internes ainsi qu’à l’organisation politique et géographique du social. Les extraits des principales œuvres du révolutionnaire reprennent avec cohérence le parcours exposé par Garcia, et ne peuvent qu’inviter à lire les textes in extenso. [R.B.]
Le passager clandestin, 2019
☰ Claude Gueux, de Victor Hugo
Il aura fallu attendre 1981 pour que la France, sous la présidence d’un homme d’État travaillé par ses démons algériens, abolisse la peine de mort. Près de 150 ans plus tôt, Victor Hugo plaidait pourtant déjà contre elle, avec la force qu’on lui connaît et le talent qu’on lui envie à mesure que l’on progresse entre les lignes alertes de ce bien bref roman. Roman plus ou moins vrai, à croire les archives carcérales, mais là n’est sans doute pas l’essentiel. Si l’homme Gueux a existé, fils d’un voleur à son tour condamné pour vols puis assassinat d’un gardien de prison dans les années 1830, son état civil et le détail de la vie qui s’y lie importe moins que la cause qu’il incarne aux yeux de l’auteur : instruire le procès d’une société inégalitaire qui fabrique le crime puis punit les crimminels en les tenant pour seuls et uniques responsables de leurs actes. Hugo défend « les damnés de la loi humaine » pour mieux attaquer cette vision du monde où le libre arbitre dicterait à lui seul la conduite d’individus hors-sol. Ce sont les institutions qu’Hugo met sur le banc des accusés, quelques années après son roman, tout autant plaidoyer, Le Dernier jour d’un condamné : « Cette tête de l’homme du peuple, cultivez-la, défrichez-la, arrosez-la, fécondez-la, éclairez-la, moralisez-la, utilisez-la ; vous n’aurez pas besoin de la couper. » Le remède évangélique proposé par l’auteur ne résiste toutefois pas au temps : Dieu fait partie du problème et le socialisme, qui émerge en France l’année de parution de Claude Gueux, s’imposera comme l’unique solution aux écarts de richesses décriés par Hugo. Le récit est linéaire, presque une chronique. Mais la langue hugolienne de transformer la chronique en littérature, donc en art : les mots font mieux qu’informer, ils frémissent ; les phrases ont plus d’ambition que la bonne entente entre locuteurs, elles ont quelque chose d’une lueur sur le papier blanc. [L.T.]
Gallimard, 2015
☰ Fief, de David Lopez
C’est l’histoire d’une recherche territoriale constamment contrariée par les entre-deux : confusion des espaces et des relations, difficulté de vouloir appartenir et appartenance réelle. Le lieu est labile : ni une cité de banlieue, ni un village de la France « rurale ». Cette indéfinition identitaire et spatiale pèse. David Lopez, sociologue et primo-romancier, dépeint le quotidien flottant d’un groupe de jeunes adultes d’une petite ville périphérique, où tout est défini par cette position décentrée. On y boxe pour se donner l’impression de se confronter aux multiples combats des jours qui passent ; on y fume des joints pour oublier que ces combats sont vains. Sans misérabilisme, sans jugement, en laissant la place nécessaire au silence, David Lopez s’attache à décrire ce qui peut faire fief au quotidien, c’est-à-dire constituer des remparts, des barrières, des frontières, moins pour séparer que pour rassembler en leur sein ceux qui les expérimentent. Après tout, si l’extérieur renvoie constamment à l’exclusion, peut-être peut-on s’en affranchir en construisant des intérieurs plus confortables ? Confortables, certes, mais peut-être aussi peu émancipateurs. Fief est un roman sur la difficulté à se saisir des formes d’empowerment et sur toutes les parades, plus ou moins victorieuses, à l’ennui, à l’abattement et à la désagréable sensation d’être en dehors des choses. Si le temps semble s’être arrêté, lui aussi lassé par l’immobilisme, le rythme est donné par l’écriture : le parler devient un écrit sincère, authentique et radical. Sans compromission, sans omission. L’entre-deux se confirme dans le style de ce roman qui happe le lecteur : narration, dialogues, monologues intérieurs se confondent dans un flot de mots, lesquels semblent seuls à même de redonner de l’élan à ce qui reste, comme le nuage de fumée, en suspension au-dessus de têtes, et pèse plus sur elles qu’il ne les élève. [C.M.]
Seuil, 2017
☰ Tainaron, de Leena Krohn
Un dédale de rues qui, sans cesse, se recompose ; des habitations aussi diverses que le sont leurs habitants ; de vastes jardins aux fleurs sans pareil : assurément, la ville de Tainaron n’a rien de banal. Sise par-delà un vaste océan, elle nous est décrite par un narrateur sans nom, conteur d’un autre temps correspondant avec un amour ancien qui jamais ne lui répond. Ce sont les lettres qu’il lui envoie que nous lisons. Ainsi la ville se donne à voir sous un angle nouveau à chacune d’elle. Mené par un insecte tour à tour enthousiaste et taciturne, le narrateur se familiarise avec un lieu et des habitants qu’il peine souvent à appréhender : « Je les comprends aussi mal que je comprends les cris des oiseaux, le silence des poissons. » Seul son guide, le Capricorne, fait parfois figure d’ami. Il renseigne sur les coutumes de la ville, si difficiles à formaliser, et ne tarde pas à prévenir l’invité : « Tainaron n’est pas un lieu, comme tu pourrais le penser. C’est un événement que personne ne mesure. » Merveilleuse et terrifiante, étrangère autant qu’étrange, Tainaron, peu à peu, se dévoile dans ses paradoxes : des marges auprès des dunes, où la misère produit la gêne, cohabitent avec le faste de palais colorés. Traduite du finnois, l’œuvre de Leena Krohn est peu connue en France malgré une production prolifique dans sa langue natale. C’est avec un ouvrage original qu’on la découvre : un roman épistolaire qui n’est qu’un prétexte à la narration. Les lettres ne s’échangent guère mais se lisent comme une chronique voyageuse d’un lieu pour nous inconnu. Le lointain et le prochain s’inversent ; c’est l’Ailleurs qui devient familier. Rappelant, mais de manière fantasque, l’étrange pays dans lequel nous plonge Épépé du Hongrois Ferenc Karynthy, Tainaron invite à la description des phénomènes qui nous échappent pour, sinon les comprendre, du moins ne pas les dédaigner. [R.B.]
Éditions Corti, 2019
☰ Louise Michel, la Vierge Rouge, de Mary M. Talbot et Bryan Talbot
Janvier 1905 : Louise Michel s’éteint. Des milliers de personnes assistent à ses funérailles. Elles sont le point d’ancrage d’un album qui nous guide sur les pas de celle que ses camarades appelaient « la Grande citoyenne » (plus volontiers, d’ailleurs, que « la Vierge rouge ») : on la suit des barricades de la Commune à la Nouvelle-Calédonie — où elle met à profit son exil forcé pour soutenir le peuple kanak malgré l’hostilité de certains communards déportés à ses côtés —, jusqu’à son retour en métropole. On côtoie sa lutte pour la justice sociale et l’autorité de tous puisque « l’autorité d’un seul, c’est un crime » ; son combat pour l’instruction, qu’elle cherche à mettre en œuvre pour tous et toutes, partout où elle passe (pour vaincre l’oppression, il ne faut laisser la connaissance ni aux seuls riches ni aux seuls hommes) ; sa croyance en un progrès technique et scientifique qui ne devait pas manquer d’émanciper le peuple en le libérant du joug religieux ; et sa plume alerte qui, des cales du Virginie aux cellules de prison qu’elle fréquenta régulièrement, n’a cessé de noircir des pages de rimes et de réflexions politiques. Dans un noir et blanc parsemé de rouge, comme le sang des communard·e·s sur les pavés de Montmartre ou les « rouges œillets en fleur » qu’elle adresse en poème à un camarade condamné à mort, les auteur·e·s mettent en dessins les mots de l’institutrice devenue anarchiste et de ses contemporain·e·s, glanés au fil des archives. L’album est riche, documenté — en témoignent les notes rassemblées en fin d’ouvrage dans lesquelles on se plonge non sans gourmandise. Difficile cependant, en une centaine de planches, d’approfondir tous les ressorts et bifurcations d’une vie de luttes : l’album n’en donne pas moins l’envie de courir se procurer essai ou poésie de Louise Michel, militante des utopies que l’on raconte et que l’on pratique. [C.G.]
Vuibert, 2016
☰ La Pensée straight, de Monique Wittig
Peu de phrases ont été reprises, prolongées et détournées comme l’a été celle de Beauvoir, « On ne naît pas femme, on le devient », depuis sa publication, en 1949. La version qu’en a donnée Monique Wittig 30 ans après a tout particulièrement marqué le mouvement et la théorie féministes : « On ne naît pas femme. » « On ne naît pas femme », tout court, parce que certaines ne le deviennent jamais ; c’est le cas des lesbiennes. Le recueil d’articles (parus entre 1978 et 1994) rassemblés ici tend à expliciter cette affirmation. Attachée à la tradition marxiste et au féminisme matérialiste qui s’en est inspiré, Wittig partage avec Beauvoir l’idée fondatrice selon laquelle, si « on ne naît pas femme », c’est parce qu’il n’y a pas d’« être-femme » naturel, biologique, et que la situation des femmes ne peut être ressaisie qu’à partir d’un système social et politique donné. En déclarant néanmoins que « Les lesbiennes ne sont pas des femmes » — et que, partant, elles ne le « deviennent » pas —, elle entend pointer non seulement un impensé du féminisme hétérosexuel des années 1970, mais encore ce qui constitue peut-être son levier de transformation le plus radical. Car pour Wittig, les féministes s’enfoncent dans une impasse si elles sont dupes de « la pensée straight », cette pensée de la différence des sexes élevée en dogme philosophique et en ordre politique, dont le fonctionnement binaire empêche de concevoir la « femme » autrement qu’en relation à son « Autre », l’homme. Or, écrit-elle, « Lesbienne
est le seul concept que je connaisse qui soit au-delà des catégories de sexe (femme et homme) ». En arrachant le féminisme à son hétérocentrisme constitutif, la pensée de Wittig lui a donné un nouveau souffle. Et loin de confiner à un particularisme indépassable, elle a entrepris d’édifier, à partir de cette case vide que représentent les lesbiennes du point de vue de la « pensée straight », une nouvelle revendication universelle pour « la lutte des classes entre hommes et femmes » : une société sans classes de sexes. [L.M.]
Éditions Amsterdam, 2018
☰ Choix de poèmes, Paul Celan
En cette période de commémoration de la « libération » (plus symbolique qu’historique) du camp d’Auschwitz-Birkenau par les troupes soviétiques, une question s’impose dans le débat public : celle de la communication. Quelle place donner à la froide et nécessaire analyse politique pour les interventions compassionnelles ? Que penser du registre journalistique, factuel et émotif lorsqu’il se voit parasité par certaines instrumentalisations politiciennes ? Dès lors : comment parler, comment penser les camps ? D’autres voies sont possibles entre l’hypermnésie et le relativisme. Notamment celle de la poésie. Paul Celan — de son vrai nom Ancel —, poète et traducteur allemand, juif, d’origine roumaine, n’aura pas connu Auschwitz, mais un camp de travail forcé en Moldavie, à 23 ans — son « Auschwitz ». Sa famille fut assassinée ou dispersée. Sa prose est dure, énigmatique, insondable, opaque ; d’aucuns diront hermétique : « l’heure de naissance du poème est dans l’obscurité », dira-t-il quant à lui. Le recueil, bilingue, propose des notes explicatives, mais peut-être ne font-elles qu’épaissir encore le propos. Primo Levi, rationaliste, rejette la posture poétique de Celan : il argue qu’il faut communiquer clairement. Mais la prose du poète est celle d’un survivant écrivant en allemand : le conflit avec la langue est inévitable. Il ne témoigne pas de l’innommable, comme Adorno le soutenait, mais d’une expérience, et n’annule pas les contributions de Levi. Sa poésie n’est pas « Après Auschwitz » mais « d’après Auschwitz ». Celan forge une langue en perpétuelle recherche d’elle même, avec souci de la précision — puisant chez les mystiques, la kabbale, la géologie et la biologie —, et invite le lecteur à un travail réflexif. Il aura tenté d’habiter poétiquement le monde, mais cette vie menée dans la proximité de l’annihilation aura eu raison de lui. Il se suicide du pont Mirabeau, en 1970. [J.C.]
Gallimard, 1998
☰ Une bête au paradis, de Cécile Coulon
Entre deux mares et le relief enveloppant des collines alentours, au bout d’un chemin de terre gras et peu amène, il y a le Paradis — le lieu-dit qui accueille la ferme de la famille Émard. Ou ce qu’il en reste après le décès des parents de Blanche et Gabriel. L’éducation des deux enfants incombe à la grand-mère, et le trio tient à bout de bras ledit Paradis : des terres agricoles juste assez fertiles pour se nourrir, et la vente du surplus au marché. Il y a Louis, aussi, le garçon de ferme épris de Blanche, condamné à taire son amour et à jouer ce rôle pénible entre père, frère et possible amant. Tout bascule pour toujours au Paradis avec l’arrivée d’Alexandre. Venu de la ville, il incarne à tous niveaux la confrontation des environnements, des lieux, des mentalités. Il y a une violence singulière dans cet affrontement des modes de vie : violence symbolique, mais aussi physique, matérielle et affective. C’est un roman de la construction, mais aussi de la destruction, rythmé par des chapitres sous forme d’injonctions — impression laissée par cette succession numérotée de verbes à l’infinitif. Cécile Coulon fait exister dans la chair de ses personnages une campagne humide, brumeuse, qui forge les corps et les esprits, quelquefois malgré eux, mais souvent en connivence avec eux. Pas de déterminisme donc, plutôt une création commune : humains et non-humains se diluent les uns dans les autres, au point que les cochons, les araignées et les étangs deviennent des personnages centraux dans la vie de la famille. Le Paradis a tout d’un anti-paradis sans pourtant faire figure d’Enfer : l’autonomie vivrière, l’émancipation des cadres et des esprits cohabitent avec l’enfermement. La situation topographique et géographique du lieu ne paraît pas laissée au hasard : au bout du chemin, les personnages semblent à la fois à un pas du début de tout et systématiquement dans l’impasse. [C.M.]
L’Iconoclaste, 2019
☰ Abolir la dette — Travailler sans crédit, de Bernard Friot et Denis Baba
L’économiste et sociologue communiste Bernard Friot est connu pour avoir élaboré cette proposition que Frédéric Lordon tient pour « proprement révolutionnaire » : le salaire à la qualification personnelle, plus couramment désigné sous la formulation « salaire à vie ». Qu’est-ce à dire ? Il s’agit de reconnaître tout un chacun comme producteur de valeur économique et d’abolir le marché de l’emploi, grâce, notamment, à l’instauration d’une échelle des salaires pouvant aller de un à quatre. Ce petit livre, construit autour de 49 paragraphes illustrés, se concentre sur la question du crédit en tant qu’institution, « clef de voûte de la domination économique et sociale présente ». À rebours d’une théorie critique qu’il estime trop souvent déplorative et catastrophiste, Friot creuse son sillon en suivant celui que les générations précédentes ont à ses yeux entamé : la Sécurité sociale et le salariat entendu comme conquête de la classe révolutionnaire. Sur fond de péril écologique, l’agriculture fait ici office de fil rouge : la mise en place d’une Sécurité sociale de l’alimentation, entièrement paysanne et biologique, est ainsi décrite, budgets à l’appui. Elle s’instituerait face aux enseignes et circuits capitalistes, qu’il conviendrait d’assécher avec le concours des consommateurs, dotés d’un bon d’achat mensuel de 100 euros à utiliser au sein des réseaux alimentaires pris en charge par cette nouvelle institution. La dette agricole irait reculant, jusqu’à disparaître. Et Friot d’avancer qu’il est possible d’imaginer la généralisation d’un tel régime collectivement contrôlé à l’ensemble des secteurs de production : la « civilisation » capitaliste s’effondrerait, et avec elle le productivisme industriel. Pareil processus « sera long », assure Friot, mais il permettrait de stopper « immédiatement » la progression du désastre écologique en cours. [L.M.]
Atelier de création libertaire, 2019
☰ Cité de la Muette, de Jean-Patrick Lebel
« Il y a la parole et le regard des témoins. Ils font la force du film et le structurent », résume la directrice du musée de la Libération de Paris. Lorsque le réalisateur Jean-Patrick Lebel et son équipe sortent leur caméra en 1982, à Drancy, c’est pour raconter l’Histoire blessée. C’est que, le 21 août 1941, la cité de la Muette se transforma en camp d’internement pour les victimes des rafles qui se multipliaient alors en région parisienne. Les tours HBM (aujourd’hui HLM) étaient neuves ; très vite, la cité devint le principal centre d’internement des juifs français et étrangers, avant leur extermination en Europe de l’Est. Mais comment le raconter, cela ? Dans Cité de la Muette, les témoignages se succèdent. Des bouts de vie dont on ignorait tout jusqu’alors. Les paroles des survivants, intimes, n’ont pas été coupées au montage : « Même à Drancy, je crois que certaines personnes sont mortes de désespoir », raconte l’un d’eux. « Nous avions peur de l’avenir », insiste-t-il, avant de raconter la dernière nuit à Drancy, la plus « moche », elle qui n’avait rien d’une « une nuit muette ». « Si jusqu’ici on s’appartenait encore, à partir de demain, on appartient à quelque chose d’inconnu. » Paulette Sarcey, résistante au sein d’un groupe de jeunes communistes de la MOI, rescapée de deux ans de camps de concentration, se livra pour la première fois face à la caméra. Arrêtée le 23 mars 1943, elle venait d’avoir 19 ans : elle est déportée de Auschwitz à Drancy en 1943 et ne sera libérée qu’en 1945. Quatre décennies plus tard, le réalisateur Jean-Patrick Lebel s’est donc entretenu avec elle près de trois heures durant ; Ciné-Archives et Périphérie s’associent et éditent en 2020, pour la toute première fois, le témoignage de Paulette Sarcey. « Il est des paroles qu’aucun monument de remplacera », nous rappelle Luc Alavoine, l’assistant-réalisateur. [M.S.-F.]
Ciné-Archives et Périphérie, 2020
Photographie de la bannière : Ragnar Axelsson, « Faces of the North », https://rax.is
REBONDS
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