La ruralité ouvrière, la mémoire de la Commune, une utopie post-occidentale, les yeux des États, une vie chinoise, un regard communiste sur le XXe siècle, un manuel antiraciste et féministe, un clochard céleste, l’urgence de la grève et l’histoire des revendications bretonnes : nos chroniques du mois de janvier.
☰ La Scierie, anonyme
« Tout est hostile : la ferraille du ruban, les planches et la sciure gelée — et le bois, toujours là, pas plutôt disparu qu’il est remplacé, le bois inerte, qui ne souffre pas, lui, et qui est le roi du chantier. » Ainsi l’auteur anonyme de ce récit décrit-il, par un matin pluvieux et froid, le lieu de son labeur. Cela fait quelques mois qu’il s’échine, avec d’autres, à « fournir » assez pour suivre le rythme que la concurrence et l’orgueil imposent. Nous sommes au début des années 1950, sur les bords de la Loire, non loin de Blois. L’homme qui écrit vient d’échouer au baccalauréat, ne veut pas s’employer avec des paysans qui le « font chier avec leurs plaintes et leurs gros sous qu’ils cachent comme des salauds », mais se sait assez fort pour travailler avec son corps. Et sur les bords de Loire, non loin de Blois, seules les scieries embauchent alors. L’homme en connaîtra plusieurs, tâtera de toutes les tâches et de chaque outil ; même, il suivra ce Garnier qu’il admire tant mais déteste également pour monter de toute pièce une nouvelle fabrique. Le récit est âpre. Les corps sont décrits avec une fascination qui confine à l’érotisme, dans ce petit monde combien viril — les blessures se trouvent tantôt glorifiées, tantôt rabrouées : perdre un doigt est courant. Des hommes uniquement : une mère et une femme seulement dans ce récit. L’attention au travail serait trop forte pour se soucier d’autre chose : les grumes portées semblent gigantesques et la cadence de découpe intenable. Tous se trouvent abrutis par le labeur. Et, parfois, l’auteur lève ou baisse les yeux, et contemple : « Ce sang sur les copeaux, ça fait beau. » On connaît peu ces vies de la ruralité ouvrière. Si l’auteur n’est resté que deux années à travailler ainsi, il n’en décrit pas moins une trajectoire, la sienne, et informe sur celle de ses camarades. Se dessine une solidarité qui souvent ne se passe pas de coups bas, mais persiste : « Il m’en reste un immense respect pour le travailleur, quel qu’il soit et quoi qu’il fasse. » [R.B.]
Héros-Limite, 2013
☰ La Commune n’est pas morte, d’Éric Fournier
Si le devoir de mémoire s’est imposé dans les collèges et lycées comme une compétence à acquérir pour les écoliers, les objets de cette mémoire et le traitement qui en est fait ne cessent d’interroger. D’autant que l’évolution même des suites d’un événement se doit d’être comprise pour en retenir, au-delà des faits, leurs interprétations enchâssées. Ainsi de la Commune de Paris, délaissée par les programmes scolaires. D’où vient qu’on se souvienne de la mise à bas de la colonne Vendôme, de la danse apocryphe de Lénine passés les 72 jours de la Révolution d’octobre ou que l’on s’écharpe encore sur le nombre de victimes civiles de la répression versaillaise ? Quelle place pour la Commune dans l’imaginaire politique des partis de gauche comme de droite ? Tandis que l’on commémore cette année les 150 ans de l’événement, il est utile de lire l’histoire des devenirs de la Commune qu’a dressée Éric Fournier pour analyser les célébrations actuelles (ou l’absence de ces dernières). Partant du constat qu’il y a une « discordance entre l’histoire et les mémoires de la Commune », l’auteur aborde chronologiquement les manifestations provoquées par cette séquence. Si les années qui font suite à la répression sont celles d’une « mise en forme frénétique de la mémoire des vainqueurs », un équilibre se rétablit peu à peu après l’amnistie puis par le biais des partis politiques qui se constituent alors — socialistes et communistes. Tenants de l’ordre policier et héritiers des communards se livrent alors à une « concurrence des martyrs », qui invite les contemporains à « insister sur la répression plus que sur les réalisations ou les idéaux de la Commune » — en somme, « sur mai plus que sur mars ». La publication récente aux éditions Libertalia de témoignages de l’époque, de femmes notamment, complète une telle approche, approfondissant par le récit individuel les usages collectifs de 1871. Et il ne fait pas de doute que, dans les célébrations de cette année, Fournier trouvera une matière nouvelle à étudier. [E.M.]
Libertalia, 2013
☰ AFROPEA — Utopie post-occidentale et post-raciste, de Léonora Miano
« L’identité, peu importe la manière dont elle est comprise et présentée, est aujourd’hui l’ultime ancrage que la société laisse à une partie de la population. » Cette réalité freine la possibilité d’entrer dans une nouvelle ère : c’est que l’État français continue de regarder ce qui vient de son histoire subsaharienne comme un simple « bazar historique » ; il en refuse les conséquences et les « sacrifices ». Pétain a été déboulonné : il devrait donc en être de même pour Colbert. L’ouvrage convie à une « utopie post-occidentale et post-raciste » ; ce pas de côté proposé par l’écrivaine camerounaise Léonora Miano n’est pas seulement courageux : il est nécessaire. En plus de n’être pas fait pour plaire. Nous n’avons en effet pas l’habitude d’être regardés au microscope, africain avec ça. « Nous » ? Les Afrodescendant·es, les personnes qui traversons la vie fortes d’une double conscience, bricolées par les collisions coloniales, rangées dans le tiroir des « minorités » dans un pays ou le « racisme cordial » étouffe et tue. « Nous » ? Les Français et les Françaises aveugles au fait que l’entreprise coloniale les concerne jusque dans chaque geste du quotidien. Léonora Miano vit au Togo et son parcours se conjugue en plusieurs langues : français, anglais, douala. Mais c’est en France qu’elle publie ses ouvrages, et en français qu’elle écrit. Si les enjeux identitaires de l’Hexagone ne la concernent pas directement, c’est à sa fille, citoyenne afropéenne, qu’elle tend ici des clés. Pour l’occasion, Miano se fait entomologue : froide, scientifique et mesurée, elle met à plat l’Histoire et ses conséquences. Expose les limites des mots que nous avons coutume de mobiliser dans les champs théoriques et militants. Pique la rigidité radicale qui nous guette. On retiendra avant tout la lecture qu’elle propose de la notion d’« occidentalité » — qu’elle s’emploie à démembrer : elle n’est pas l’Europe mais le visage ténébreux de « l’Euramérique » ; le Vieux Continent, lui, il convient d’en faire pleinement sa demeure. L’Occident, « son visage de conquête, son esprit de compétition », est le masque de l’Europe impériale qu’il importe de combattre sans relâche. Il a notamment un nom : capitalisme. [M.M.]
Grasset, 2020
☰ L’Œil de l’État — Moderniser, uniformiser, détruire, de James C. Scott
Voici enfin traduit en français le travail monumental mené par l’anthropologue James C. Scott dans les années 1990 — et qui, de l’aveu même de l’auteur, aurait pu l’occuper toute sa vie. La tâche est en effet immense : il s’agit en quelque sorte de dégager les invariants propres aux États modernes, à leur regard souverain et surplombant. De la France absolutiste du XVIIe siècle jusqu’à la Tanzanie postcoloniale de Nyerere, en passant par le « haut-modernisme » de Lénine ou de Le Corbusier, règne un même impératif de « lisibilité » absolue supposée favoriser tant le développement économique que le contrôle étatique. Mais Scott montre que cette prétention à tout voir et savoir se traduit dans les faits par une formidable myopie : c’est que, tant dans la réalité naturelle que sociale, vibrent une infinité de phénomènes et de paramètres qui, par essence, échappent à toute grille de lecture a priori. Cette illusion étatique, au lieu d’aiguiser le regard, conduit dès lors à une simplification théorique outrancière de ce qu’est la vie humaine. Les standards de mesure et projets de planification sociale sont tout simplement incapables de saisir la nature mouvante des choses — à telle enseigne que, même dans les usines tayloristes, la pratique et l’expérience humaines finissent toujours par remédier aux déficiences des prévisions théoriques. La rationalité fantasmée des experts et des dirigeants ne voit pas tous ces gestes qui s’apprennent sur le vif, et qui constituent le cœur de la métis, cet art difficilement descriptible consistant à improviser et créer des moyens de faire face à des situations imprévisibles. L’incroyable réservoir d’exemples, de descriptions et d’analyses dont regorge cette somme ouvrent à des réflexions considérables, tant philosophiques qu’anthropologiques, sur la relation énigmatique entre l’expérience humaine et les formes particulières d’institution de la société. Réflexions déjà amorcées par Scott, tout au long du livre, mais qui ne font qu’ouvrir un chantier. [A.C.]
La Découverte, 2021
☰ Le Tour de Chine en 80 ans, de Jacques Pimpaneau
Né en 1934 et parti étudier en Chine en 1958, le sinologue Jacques Pimpaneau a, sa vie durant — et toujours librement —, parcouru l’histoire, la langue et la pensée chinoises. Il a ainsi contribué à les faire découvrir en France, bien au-delà de l’entre-soi universitaire. En 2017, dans un livre malicieux qui fait retour sur ce parcours de « 80 ans », l’auteur nous engage à le suivre, à écouter ses histoires mêlant anecdotes et érudition. Pimpaneau fut d’abord un étudiant parisien aux sensibilités anarchistes, qui trouva à travailler chez Gallimard, côtoya Robert Antelme et Georges Bataille, et devint ensuite le secrétaire du peintre Jean Dubuffet. Il découvre la Chine au lendemain de la Campagne des Cent Fleurs et sa fréquentation du présent maoïste comme de l’histoire chinoise pluri-séculaire lui a permis de « mieux comprendre la politique, celle-ci non pas au sens des politiciens, mais de la vie dans la société ». La Chine qu’il a côtoyée (physiquement ou en pensée) est tout autant celle des espoirs démesurés et de la folie tragique du maoïsme que celle du confucianisme, du taoïsme ou du répertoire de l’opéra traditionnel. Les réflexions sur la politique s’allient donc ici à une histoire de la pensée chinoise, dans laquelle se produisent parfois des « cataclysmes aussi dangereux et causant plus de morts que l’explosion d’une centrale nucléaire » : ainsi en fut-il par exemple de la doctrine néoconfucianiste, élaborée à partir du XIIe siècle. Mais c’est aussi aux figures de marginaux que s’intéresse Pimpaneau : les « chevaliers redresseurs de torts » de l’Antiquité, les bandits et bouffons, les libertins, les femmes plus ou moins puissantes ou redoutées dans une société violemment patriarcale… Bref, ce petit livre nous invite surtout à adopter en toute circonstance une éthique minimale : face aux doctrines, morales ou idéologies qui nous chatouillent, évitons de ranger notre intelligence au placard ! [L.M.]
L’Insomniaque, 2017
☰ Fragments radiophoniques — 12 entretiens pour interroger le vingtième siècle, de Daniel Bensaïd
Une radio associative parisienne a, en 2007, l’heureuse idée de convier Daniel Bensaïd à revenir sur 12 séquences politiques essentielles du XXe siècle. Le philosophe communiste, qui publiera sous peu son dernier ouvrage, Marx, mode d’emploi, laisse à ses interlocuteurs le choix des événements qu’il lui revient donc de commenter. Il dispose de quelques notes devant lui et, à la lecture de cette retranscription publiée une décennie plus tard par les éditions du Croquant (et préfacée par Michael Löwy), les familiers du penseur-militant ne manqueront pas d’entendre la voix singulière du Toulousain. C’est sans grande surprise que le siècle s’ouvre sur la Révolution russe — pour s’achever avec la chute du mur de Berlin, 72 ans plus tard. Entre : l’écrasement du soulèvement spartakiste, la lutte contre le putsch franquiste, la Libération, l’insurrection indépendantiste algérienne, la victoire des barbudos à Cuba, l’assassinat de Lumumba, mai 68, le dépôt d’une gerbe féministe sur la tombe du soldat inconnu, le coup d’État de Pinochet et l’élection de Mitterrand. Autant de jalons et de symboles. Si Bensaïd, on l’imagine, n’entend pas jeter le bébé révolutionnaire avec l’eau du bain « totalitaire », c’est la « nuance » qu’il convoque pour ce faire : il réhabilite la révolution d’Octobre contre l’historiographie dominante et esquisse un « Lénine très libertaire » tout en rappelant que la bureaucratisation et la professionnalisation du pouvoir existaient avant Staline ; reconnaît le « mauvais côté » de Trotsky sur le terrain du pluralisme politique et regrette s’être, quant à lui, montré sectaire à l’endroit du « réformiste » Allende. On retrouve au fil des pages sa critique du déterminisme, du progressisme et du positivisme : tout est affaire de « bifurcations » ; l’Histoire n’est jamais écrite avant l’heure. Ainsi, qu’en aurait-il été du nazisme si les sociaux-démocrates allemands n’avaient pas broyé le soulèvement de 1919 ? de l’Europe des années 1940 si l’État français avait armé en masse les résistants espagnols ? Une fresque passionnante, autrement dit propice à la discussion — et si l’écologie pèse par son absence tout au long de cette dizaine de tableaux, on appréciera le rattrapage en annexe : un rappel de ce que fut « l’éco-communisme » bensaïdien. [E.B.]
Éditions du Croquant, 2020
☰ Petit manuel antiraciste et féministe, de Djamila Ribeiro
D’emblée, le titre l’indique : l’ouvrage se veut didactique. Chroniqueuse pour le grand quotidien Folha de S. Paolo, chercheuse en philosophie et figure des mouvements féministes et antiracistes au Brésil, Djamila Ribeiro cherche, au moyen d’une écriture accessible et d’un texte court, à donner des clés pour initier « une révision critique profonde de notre perception de nous même et du monde ». L’enjeu ? Comprendre que « lorsque l’on parle de racisme [il] s’agit surtout d’un débat structurel », « d’un système d’oppression qui nie des droits et non pas la simple de volonté d’un individu ». D’où l’urgence d’une pratique antiraciste, jusque « dans les attitudes les plus quotidiennes ». « Ce petit manuel expose des stratégies pour combattre le racisme contre les personnes noires. […] Son objectif est de présenter quelques pistes de réflexion. […] Il est destiné à ceux qui souhaitent approfondir leur perception des discriminations structurelles, et assumer leur responsabilité pour la transformation de notre société. » Si certains des points abordés sont spécifiques à la société brésilienne, une bonne partie des analyses structurelles du racisme et des pistes de réflexion offertes par l’autrice s’appliquent à la France, faisant de ce livre un outil de formation efficace pour les allié⋅es des luttes antiracistes. Il répond à des questions souvent posées — sur l’intersectionnalité ou « le privilège de la blanchité », par exemple. S’autoformer sur la question de l’antiracisme (ou sur d’autres luttes contre des oppressions structurelles) constitue également un premier pas dans la lutte antiraciste : cela contribue en effet à alléger la charge mentale des premièr⋅es concerné⋅es de la tâche consistant à devoir sans cesse réexpliquer les mécanismes de domination. Et le texte de renvoyer vers la lecture de nombreux·ses intellectuel⋅les noir⋅es, et a été complété par l’ajout d’une bibliographie d’ouvrages en français, contribuant à lutter contre l’invisibilisation de leurs auteur⋅es. [L.]
Anacaona, 2020
☰ Gary Snyder — Biographie poétique, de Kenneth White
Jack Kerouac, l’un des plus fameux représentants de la Beat Generation, disait des origines de cette expression que « c’est le battement à tenir, c’est le battement de cœur, c’est être battu et abattu aux yeux du monde et comme le bout de la nuit autrefois et comme dans les civilisations antiques les esclaves enchaînés au battement des rames des galères ». Tout est dit : la poésie, l’errance, la curiosité pour des systèmes de pensée non occidentaux. Et Gary Snyder, dont le poète Kenneth White livre une singulière biographie, est de ceux qui se sont reconnus dans ces mots. Pour Kerouac, de nouveau, Snyder était en effet « le clochard céleste numéro un » ; pour Allen Ginsberg, qui se référa constamment à lui lors de ses performances et interventions, c’était rien de moins qu’un « anthropologue anarchiste bouddhiste zen ». Kenneth White reprend chacun de ces termes et les déploie en une poignée de pages. Selon lui, Snyder est un « mélange d’érudition, de radicalisme social et de goût pour la vie dans les bois, tout cela entre-tissé de poésie ». Aussi le biographe revient-il sur les mythes et pensées qui influencèrent la poésie vécue de Snyder, au premier desquels son « chamanisme américano-asiatique » tout personnel, informé tant par son frayage avec des communautés amérindiennes que par sa vaste connaissance des textes fondateurs du taoïsme et du bouddhisme. Des ermites chinois, Snyder garde une poésie dénudée, ouverte au monde : « moins d’artefacts, économie de mots / peu à peu la vie qui sourd / un don pour le détachement ». Mais il n’est pas question de s’abstraire du dehors. S’il se fait nomade dans les montagnes étasuniennes, c’est pour reprendre pied dans un territoire parcouru depuis des millénaires plutôt que pour se perdre dans la wilderness. « Poète orienté vers la communauté » selon White, proche de l’Industrial Workers of the World (IWW), l’influent syndicat internationaliste, Snyder s’est distingué de ses camarades littéraires par une conscience sociale aiguë, teintée de tout ce qu’il a connu durant sa vie. Ainsi, communistes, poètes et yogis se croisent-ils dans une pensée à laquelle il convient de se frotter. [R.B.]
Wildproject, 2021
☰ Du cap aux grèves — Récit d’une mobilisation 17 novembre 2018-17 mars 2020, de Barbara Stiegler
Ce récit, ou plutôt ce journal de bord d’une universitaire jetée dans la mêlée des mobilisations récentes (les gilets jaunes, d’abord, puis la lutte contre la réforme des retraites), pourrait également faire office de manuel théorico-pratique pour nous autres lecteurs. Barbara Stiegler nous raconte quelles ont été les étapes de sa réflexion et de son engagement militant, en même temps qu’elle fait une proposition forte, adossée à un ensemble d’analyses et réflexions théoriques : pour contrer l’ordre néolibéral et le cap imposé (celui d’une « adaptation progressive à la division mondialisée du travail »), il nous faut « miniaturiser nos luttes ». Car si l’auteure a d’abord endossé discrètement son gilet jaune les samedi après-midi, sans soutenir ouvertement le mouvement dans les médias, elle a fini par entrer pleinement dans l’arène de la lutte. Or se mobiliser implique certes d’identifier et de comprendre l’ennemi (ce néolibéralisme qui prend forme dans les années 1930 et va depuis en s’affirmant), mais il faut surtout savoir le débusquer ici et maintenant. Car cet ennemi, qui nous mène vers un « monde où nous voudrons nous-mêmes travailler jusqu’à la mort », n’est pas hors de portée : il s’immisce au creux de nos rapports, d’où la nécessité de défendre sans attendre « une autre vision des rythmes de la vie ». Ce livre se propose donc à la fois de « diagnostiquer nos faiblesses » et d’avancer diverses hypothèses stratégiques, tirant parti des grandes leçons de Marx ou de Dewey. À l’échelle de la philosophie politique, il nous reste encore à nous détacher d’un fantasme eschatologique récalcitrant. À l’échelle de nos vies, « l’idée est de bloquer une partie de ce qui nous arrive, sans nous bloquer nous-mêmes, et pour débloquer tout le reste, à commencer par notre imaginaire ». L’essentiel est d’« en finir avec l’ailleurs et aussi avec le plus tard » : face aux assauts répétés des gouvernements néolibéraux, la grève est nécessaire, multiple, inventive et en tout lieu reconductible. [L.M.]
Verdier, 2020
☰ Histoire de la revendication bretonne, de Michel Nicolas
Le concept d’État-nation — oppressif par nature, selon la tradition libertaire — est, du Chiapas au Rojava, remis en cause par des peuples en recherche d’une alternative politique. Avec cet ouvrage, le professeur émérite et spécialiste de l’autonomie bretonne Michel Nicolas questionne plus près de nous la construction d’un État français jacobin centraliste et interroge la revendication des identités dites « minoritaires ». « Le processus de réalisation de la nation française […] découle d’une politique visant à anéantir [toutes les minorités et tous les minorisés] », indique-t-il ainsi en préambule. Le mouvement breton, regroupé sous l’appellation Emsav (« soulèvement »), n’est pas une unité clairement définie mais plutôt « un mouvement social de résistance à l’assimilation dont la Bretagne fait l’objet dans l’espace français ». Il n’a pas « le monopole du particularisme breton » et « ne se réduit pas à un régionalisme ». L’auteur se garde des constructions mythologiques proposées par le mouvement lui-même et situe ses origines à la fin du XIXe siècle, quand l’aristocratie voit ses privilèges menacés par le développement de l’économie libérale. Écrire l’histoire de l’Emsav n’est pas chose simple : elle est source de tensions, notamment du fait de la collaboration d’une partie des intellectuels du mouvement avec l’occupant nazi pendant la Seconde Guerre mondiale. Plutôt que le découper en période, Michel Nicolas prend le parti de faire apparaître, jusqu’aux années 1980, les invariants de l’Emsav — qu’il s’agisse de son mode de fonctionnement ou de la production de ses discours. Alors qu’on assiste au renouveau d’une gauche indépendantiste bretonne qui lutte pour une autonomie qui n’a rien de folklorique, la lecture du présent ouvrage donne des clés de compréhension d’une histoire souvent méconnue, et ignorée. [L.]
Coop Breizh, 2007
Photographie de bannière : Chris Killip
REBONDS
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