L’envers des parcs nationaux, l’autoritarisme néolibéral, la société technicienne, une artiste allemande dans la guerre, Ulysse et Faulkner, la minorité chinoise de France, le retour de la révolution sociale, les intellectuels identitaires, la Commune de A à Z et le scandale des déchets nucléaires : nos chroniques du mois d’avril.
☰ Crimes contre la nature — Voleurs, squatteurs et braconniers : l’histoire cachée de la conservation de la nature aux États-Unis, de Karl Jacoby
Après avoir déjà publié Des ombres à l’aube et L’Esclave qui devint millionnaire, les éditions Anacharsis ont eu la bonne idée d’éditer un troisième ouvrage de l’historien Karl Jacoby, dont on retrouve ici l’érudition minutieuse et le grand talent narratif. À la frontière de l’histoire environnementale et des subaltern studies, Crimes contre la nature revient sur l’histoire sociale de la protection de la nature aux États-Unis et sur les exactions auxquelles celle-ci a donné lieu. Car lorsque les parcs nationaux du Yellowstone, du Grand Canyon et des Adirondacks furent créés, leurs territoires respectifs étaient tous habités : par des populations autochtones (les Shoshone et les Havasupai), dans les deux premiers cas, et par des populations blanches pauvres dans le troisième. Tous ces habitants avaient l’habitude d’y chasser, d’y cueillir, d’y pêcher, d’y ramasser du bois ou d’y cultiver des aliments avec une grande liberté : ce leur fut subitement interdit par la loi au moment de la création des parcs, les obligeant par la suite à devenir des « voleurs », des « squatteurs » et des « braconniers » sur leurs propres terres. L’enquête de Jacoby s’ajoute donc aux nombreux travaux récents (par exemple ceux de Guillaume Blanc) qui ont mis en avant les soubassements coloniaux de l’histoire de la conservation. Mais l’historien étasunien ne s’arrête pas là : en choisissant judicieusement de tenir compte des ruraux blancs qui furent eux aussi victimes des premières mesures de protection de la forêt dans l’État de New York, il montre que ces pratiques de dépossession ne sauraient être appréhendées exclusivement au prisme de formes d’exclusion coloniales et raciales, et qu’elles s’inscrivent plus profondément dans la longue histoire des enclosures. Et si les premières d’entre elles furent instaurées en Grande-Bretagne à la fin du XVIe siècle avaient pour but de permettre aux riches propriétaires fonciers de faire paître leurs troupeaux, celles-ci ouvrirent la voie à l’exploitation touristique des territoires concernés. [P.M.]
Anacharsis, 2021
☰ Le Choix de la guerre civile — Une autre histoire du néolibéralisme, de Pierre Dardot, Haud Guéguen, Christian Laval et Pierre Sauvêtre
Quelle fut la place réelle de la dictature chilienne dans l’histoire du néolibéralisme ? Quel lien le libéralisme entretient-il avec l’État, avec le droit, avec le conservatisme ou encore avec l’autoritarisme ? À la faveur de quelles stratégies a‑t-il pu s’imposer à travers le monde ? En quoi des régimes comme ceux de Trump ou de Bolsonaro relèvent-ils eux aussi du néolibéralisme ? Ce livre dense et stimulant apporte un éclairage précieux à toutes ces questions. Et les réponses ne sont pas toujours celles que l’on attendait. Contrairement à une vulgate encore trop répandue, les principaux théoriciens du néolibéralisme n’en ont jamais appelé à un État minimal ; ils ont toujours plaidé pour un État fort capable d’instaurer et de garantir la liberté d’entreprendre et d’échanger sur le marché, par un usage massif du droit mais aussi par la force et la répression la plus brutale lorsque le besoin s’en fait sentir. Foncièrement antidémocratique et « démophobe », le néolibéralisme ne connaît pas aujourd’hui de « dérive autoritaire » — pour la bonne raison qu’il a depuis toujours été intrinsèquement et irréductiblement autoritaire. Par tous les moyens, il a cherché à constitutionnaliser ses principes fondateurs afin de verrouiller le jeu politique et d’annuler toute possibilité de changement substantiel, y compris dans le cadre des régimes parlementaires et électoralistes. Enfin, à l’encontre de théories en vogue selon lesquelles il existerait un lien indissoluble entre le libéralisme économique et le libéralisme culturel, entre les dynamiques d’accumulation du capital et la libéralisation des mœurs ou l’octroi de droits sans cesse plus nombreux aux « minorités », ce livre montre de façon convaincante que le « néolibéralisme constitue un véritable Janus présentant d’un côté une face moderniste et dynamique, de l’autre une face conservatrice conférant une place nodale à la tradition, à la famille, voire à la tradition chrétienne ». [P.M.]
Lux, 2021
☰ L’Empire du non-sens, de Jacques Ellul
Gare à celui ou celle qui pénétrera dans ce dédale d’improvisations géniales, d’intuitions pénétrantes, de critiques puissantes, mais aussi d’insultes gratuites, de raccourcis désolants et parfois même d’une mauvaise foi confondante. Car disons-le franchement : ceci n’est pas un livre fait pour convaincre. En revanche, cette prose furieuse puise sa force dans son statut d’ultime récapitulation face au désert croissant du non-sens, dont notre époque rend compte à travers sa diffusion massive de simulacres et le règne, depuis longtemps déploré, du spectaculaire. Tout comme Günther Anders peu avant lui, Ellul pratique avec énergie la méthode de l’exagération : l’art du XXe siècle serait, dans sa quasi-totalité, un reflet du triomphe de la Technique. Révolutionnaires ou réactionnaires, esprits positivistes ou primitivistes, peintres ou musiciens, sculpteurs ou romanciers… Tal Coat ou Boulez, Robbe-Grillet ou Picasso, Stockhausen ou Mondrian, voilà autant de miroirs polis du non-sens technicien. Non-sens qui se manifeste désespérément à travers plusieurs caractéristiques essentielles : la pseudo-subversion et la pseudo-critique, la théorisation à l’excès et qui se substitue à l’œuvre elle-même, une recherche de l’originaire se confondant avec son envers (l’adhésion à la Technique, encore et toujours), ou encore la gratuité du jeu : « Jouez, jouez, de la flûte, de la peinture ou du théâtre, pendant ce temps le béton se poursuit. » Tout cela pourra paraître outrancièrement schématique et systématique, mais il faut reconnaître qu’Ellul met le doigt, en passant, sur des problèmes fondamentaux dont est aujourd’hui affectée la création artistique. Entre l’insignifiance revendiquée de certaines « œuvres », d’ailleurs souvent scandaleusement onéreuses, et la fascination médiatique qu’exerce une certaine esthétique de la provocation — il n’y a qu’à songer à la récente démarche « artistique » d’un Piotr Pavlenski —, l’on peut en effet se demander si le concept d’art n’a pas reçu quelque coup fatal. [A.C.]
L’Échappée, 2021
☰ Mais il faut pourtant que je travaille, de Käthe Kollwitz
D’abord, on apprécie l’objet — le soin apporté par les éditions L’Atelier contemporain à la confection et l’impression. Ensuite, on entre dans le cahier d’illustrations. Les lignes séduisent autant qu’elles troublent : un réalisme sensible, expressionniste. Une marche de tisserands : regards de colère, de peine, hagards ; des ouvriers à l’aquarelle ; des femmes qui dansent à la pointe sèche ; des paysans donnant l’assaut à l’arme blanche ; une femme à l’enfant mort ne faisant plus qu’un même corps meurtri de pierre et d’écorce. Les mains sont noueuses, les corps tortueux, l’autoportrait grave en toute occasion. Et puis, on lit les textes de Käthe Kollwitz, née Schmidt à Königsberg un jour de 1867. L’ouvrage rassemble des « souvenirs » (près de 20 ans), un « journal » (près de 40) et dix textes divers (articles, lettres, discours). Journal en dix cahiers de toile cirée noire que l’éditeur avait déjà publié un an plus tôt, séparément et dans une autre traduction, sous le titre Journal, 1908–1943. Le même soin, un autre objet. Elle a 47 ans quand sa vie s’écroule — « je suis en miettes » : son jeune fils est tombé au front, en Flandres, contre l’armée française. Son humanisme s’aiguise en socialisme ; elle écrit dans la presse militante et, durant deux ans, travaille à une image en hommage à Karl Liebknecht, chef de file communiste et pacifiste assassiné en même temps que Rosa Luxemburg lors de l’écrasement du soulèvement spartakiste au lendemain de la Première Guerre mondiale. « La guerre révèle un abîme de haine, de barbarie, de bêtise et de mensonge », note-t-elle. « Je sentais que je n’avais pas le droit de me soustraire à mon devoir : je dois représenter les souffrances des humains », ajoute-t-elle cinq ans plus tard. La guerre marque son esprit et donc son œuvre ; elle la poursuit jusque dans les années 1930 et 40 : Hitler au pouvoir, la « dictature absolue » et les menaces de la Gestapo ; son petit-fils qui tombe aux abords de Stalingrad. Kollwitz s’éteint deux mois après le bombardement de Dresde. Ces deux livres éclairent, de l’intérieur, une œuvre encore méconnue de ce côté-ci de la frontière — l’édition, alors, a tout d’une main tendue. [C.L.]
L’Atelier contemporain, 2019
☰ Le Style comme expérience, de Pierre Bergounioux
« La littérature est traversée, elle aussi, par la lutte des classes. » Si d’aucuns énoncent pareille assertion pour tout champ social, il convient de la répéter là où le génie, l’inspiration ou la sensibilité l’emportent souvent unanimement sur les conditions de production d’une œuvre. Car avant de faire livre par le biais de caractères serrés sur une page, l’écriture a essentiellement été comptable et son étymologie — pilier, pieux, poinçon — en est le stigmate. Ainsi Pierre Bergounioux, écrivain attentif au façonnement de sa matière, en vient-il à défendre une approche historique du style, là où théoriciens et théoriciennes avaient imposé son autonomie dans les années 1970. Depuis les tablettes d’argile voici 5 000 ans à l’émergence du roman bourgeois, « le fait stylistique semble inséparable de la culture graphique, donc de l’inégalité, de l’oppression et de l’exploitation ». S’ils sont de chair et d’action, les personnages d’épopées, de tragédies ou de romans n’ont pas de voix propre. À travers eux ergotent des narrateurs ou (rarement) des narratrices d’une même classe aristocrate, puis bourgeoise. Si L’Odyssée a tout du mythe, Ulysse n’en est pas moins « un propriétaire foncier qui aime à parler de ses troupeaux de bœufs et de porcs ». Pour Bergounioux, deux moments récents ont infléchi une construction, faite convention, et qui, avec le temps, s’est consolidée au point de se présenter comme naturelle. L’essor d’une bourgeoisie urbaine implique celui d’une certaine littérature : le roman. Puis Proust, Joyce et Kafka, chacun à leur manière, en signalent l’acmé puis la mort. Il faut alors une singulière personne pour donner l’inflexion supplémentaire — Faulkner, « un homme jeune, à l’instruction limitée, [né] dans un hameau du Mississippi ». Avec lui l’auteur ou l’autrice « rétrocède la conduite du récit » aux acteurs de celui-ci, et cesse la division sociale du travail littéraire. Il n’est dès lors plus affaire d’omniscience mais de relation et « c’est l’ensemble de ceux qui sont et font le monde, hommes et bêtes, qui entre dans le récit ». On en revient alors au style : celui-ci est une expérience vécue par les personnages, personnages vécus préalablement par celui ou celle qui écrit. Qu’on repense aux voix paysannes et rurales de l’œuvre de Bergounioux et l’on se convainc de l’acuité avec laquelle ce dernier observe son métier. [R.B.]
L’Olivier, 2009
☰ Une minorité modèle ? — Chinois de France et racisme anti-Asiatiques, de Ya-Han Chuang
Voici un livre qui comble une lacune importante dans la littérature sociologique française, qui s’est étrangement désintéressée de la population chinoise. Cela s’explique, il est vrai, par la barrière de la langue et la réticence de certains immigrés chinois à se livrer. Il fallait, pour parvenir à une étude satisfaisante, non seulement être sinophone mais aussi une connaissance immergée de cette minorité souvent fantasmée comme « modèle ». Mais modèle, il va sans dire, en comparaison avec d’autres minorités : car « le Chinois » est souvent perçu comme travailleur, docile et plus intégré que d’autres minorités « concurrentes » dans l’imaginaire raciste. Grâce à un travail d’enquête et de recherches de plus de dix ans, Chuang Ya-Han nous fournit une vue détaillée de l’une des décennies les plus importantes dans l’histoire de l’immigration chinoise en France (ou plutôt à Paris). Les années 2010 constituent en effet un moment décisif dans la conscience collective franco-chinoise, avec une politisation balbutiante rendue inévitable par certains événements révélant un racisme anti-asiatique, mais aussi une intégration tant espérée par la jeune génération. Le livre ne se limite pourtant pas à cet aspect et retrace aussi le parcours, semé d’embûches, de certains migrants chinois rêvant d’une carrière d’entrepreneur en France. La dimension du travail — des sans-papiers jusqu’aux patrons qui ont « réussi » — est abordée et analysée dans sa dynamique sociologique et ses contradictions. Ainsi voit-on se déployer certaines tensions entre la CGT et les sans-papiers, ou encore les divergences au sein même de la communauté chinoise, entre des revendications sécuritaires d’un côté et le rêve d’une société multiculturelle de l’autre. L’enquête déconstruit ainsi l’image erronée — et en fin de compte raciste — de la minorité « modèle ». [A.C.]
La Découverte, 2021
☰ Pour un anarchisme révolutionnaire, du Collectif Mur par Mur
S’opposant à l’idée selon laquelle il existerait « une logique d’ensemble dans le monde social en sorte que les luttes devraient converger vers un point central », le sociologue Geoffroy de Lagasnerie affirmait récemment que ce qui marque au contraire nos sociétés, c’est « l’hétérogénéité du temps politique et des luttes », car « les systèmes de pouvoir sont éclatés et ils ont toujours été éclatés ». Aux yeux du Collectif Mur par Mur, cette position « postmoderne » a désormais envahi la plupart des milieux militants et singulièrement les milieux libertaires (sous la forme du « post-anarchisme ») : « l’État et le Capitalisme ont perdu leur centralité théorico-politique, ils sont jugés trop généraux. […] Le but n’est plus de s’opposer au pouvoir reconnu dans l’exploitation organisée par l’État au service de la classe capitaliste, mais de prendre conscience de tous les pouvoirs et micro-pouvoirs qui s’exercent partout entre nous, et d’essayer de les neutraliser ». Contre cette évolution qu’ils jugent délétère, les auteurs considèrent qu’il est nécessaire d’en revenir pour partie à l’anarchisme classique et à sa visée totalisante, en se donnant pour but de « détruire le capitalisme et l’État par la révolution sociale et la lutte des classes ». Les temps ayant cependant beaucoup changé depuis le XIXe siècle, une grande partie de l’ouvrage est consacrée à libérer les thèses anarchistes classiques de leur scientisme et de leur productivisme, en revendiquant une perspective anti-industrielle radicale et une remise en cause de la « dimension spatiale du capitalisme » : « il faut bien voir qu’un usage modéré de l’industrie est une contradiction dans les termes. […] L’usine est d’emblée un système de machines, mais aussi un système d’usines ». Forts de cette orientation nouvelle et néanmoins fidèle aux grands principes du communalisme et du confédéralisme, les auteurs se demandent enfin à quoi pourrait ressembler dans ses grandes lignes une société anarchiste. [P.M.]
L’Échappée, 2021
☰ Les Empoisonneurs — Antisémitisme, islamophobie, xénophobie, de Sébastien Fontenelle
Alors que le pouvoir macroniste « et de gauche et de droite » est maintenant bien identifié comme le marécage politique d’une droite débridée, poursuivant l’œuvre de décomplexion droitière (vis-à-vis des thèses de l’extrême droite) de Nicolas Sarkozy, il est bon de scruter les racines et relais médiatiques, pseudo-intellectuels, œuvrant à installer cette étouffante chape réactionnaire. L’essayiste et journaliste Sébastien Fontenelle nous aide dans cette démarche avec un opuscule nerveux, précis, concis et d’une redoutable efficacité. La grossièreté des discours tenus par la galerie de personnages qu’il étrille est analysée pour ce qu’elle est : l’exaltation d’une guerre civile sur des bases identitaires et xénophobes. L’auteur relie les points entre Renaud Camus, Alain Finkielkraut, Ivan Rioufol, Éric Zemmour ou les auteurs des attentats de Pittsburgh : tous s’expriment dans des termes brutaux envers les immigrés et l’« islamo-gauchisme » porteur de haine contre les Juifs. Et Fontennelle de mettre au jour, par une lecture transversale et non sans ironie, leur déférence et défense d’auteurs antisémites et/ou liés à la Seconde Guerre mondiale. En plus des éditocrates de plateaux, on croise ainsi l’éditeur Gallimard, fervent célinien, pour qui seule l’immigration maghrébine est coupable de passion antisémite. Fontenelle met aussi en lumière l’équivoque entretenue par Macron au sujet de Pétain et Maurras, qui n’est pas sans rappeler les élucubrations de Finkielkraut, animateur et producteur sur France Culture, visant à défendre coûte que coûte Renaud Camus, promoteur de la théorie du Grand Remplacement, comme auteur « audacieux et courageux » même lorsque ce dernier déplore « une nette surreprésentation des animateurs juifs ». Fontenelle, en exposant cette abjecte tartufferie dans un style limpide, fait œuvre de pédagogie antifasciste bienvenue. [J.C.]
Lux, 2020
☰ Dictionnaire de la Commune, de Bernard Noël
Poète, essayiste, critique d’art, Bernard Noël a été tout cela sa vie durant. La couverture rouge de son Dictionnaire de la Commune, réédité cette année par les éditions L’Amourier, prend sûrement place parmi d’autres aux couleurs diverses sur des tables dédiées à l’auteur dans de nombreuses librairies. C’est que Bernard Noël est décédé au cours de ce mois. Projeté 150 ans en arrière, il n’aurait ainsi vu de la Commune que son « existence en acte », pour citer Marx, et rien de sa répression sanglante. Existence en acte ou, pour le dire avec ses mots, l’« avoir lieu » d’un fait : voilà justement ce que l’auteur a souhaité saisir lors de la composition de ce livre au début des années 1970. Constatant la linéarité qu’impose tout acte d’écriture en passant par le récit, Noël a opté pour la forme encyclopédique afin de laisser libres lecteurs et lectrices de se faire historien·nes à leur tour. Le dictionnaire serait « un texte sans hiérarchie, sans chronologie et, par nature, pluriel », à même de proposer à celle ou celui qui l’ouvre une somme de parties dont le tout ne peut être que de son fait. Une forme qui est venue dans la prise de note et l’accumulation des documents : c’est en compulsant l’ensemble des journaux de la séquence communarde — 141, rappelle-t-il — que s’est imposée l’idée « que le dictionnaire pouvait changer la lecture de l’histoire ». Alors de A à Z, bien sûr, de la vie d’un briquetier du nom de « Aab » à la poésie de la « Zone ». Entre ces deux extrémités, des entrées sur les journaux cités, mais aussi les femmes et les hommes de la Commune, les idées discutées, la répression ou l’armée, la vie quotidienne et intellectuelle, les groupes sociaux et les événements qui ont marqué la postérité ou qui ont été oubliés. Si les détails biographiques ou factuels dominent les notices, on devine les sensibilités de l’auteur en maint endroit. Ainsi de « Littérature » : « La littérature de la Commune, ce sont ses journaux, qui la pensent et la vivent au jour le jour. » Définition qu’on peut aisément décliner pour le présent ouvrage. Sa réédition affirme la nécessité de cette parole dont on se saisira à l’envi, au hasard de la succession alphabétique. [E.M.]
L’Amourier, 2021
☰ Cent mille ans — Bure ou le scandale enfoui des déchets nucléaires, de Gaspard d’Allens, Pierre Bonneau et Cécile Guillard
Une bande dessinée qui s’attaque au sujet du nucléaire, voilà qui nous permet de saisir ce qui se joue pour de vrai, au-delà du vacarme des rhétoriques adverses. Il était une fois : Cigéo, un géant de béton sous-terrain qui devait contenir ce que la société industrielle a produit de plus dangereux. C’est dans la petite commune de Bure, en Meuse, que s’abat depuis plus de 20 ans la folie d’un technicisme démesuré : il est question d’y construire un immense site destiné à l’enfouissement des déchets « ultimes » de la filière nucléaire française, déchets dont la durée de toxicité est estimée à plus de 100 000 ans. Sur place, la lutte se joue à deux niveaux. Sous terre, des ingénieurs et techniciens s’affairent à creuser des kilomètres de galerie — les travaux dureront 130 ans. À la surface, l’industrie nucléaire et son fer de lance l’Andra (maître d’œuvre du projet Cigéo), porte allégrement la main au portefeuille pour brosser les élus locaux dans le sens du poil ou pour élaborer des campagnes de communication forcenée auprès des enfants meusiens (on découvre les aventures de « Tom l’atome » à l’occasion de quelque sortie scolaire). Des habitants, associations et militants tentent alors de résister à la destruction de leurs forêts, de leurs sols, au saccage d’un territoire déjà abîmé. Ces dernières années, ils se sont heurtés à une répression insensée : une cellule de la police judiciaire de Nancy est spécialement dédiée à leur surveillance ! On comprend vite dès lors que le nucléaire, au-delà d’être une énergie, « est un ordre social » aujourd’hui imposé. Et à l’échelle de dizaines voire centaines de milliers d’années, l’enfouissement des déchets nucléaires (et donc la question de la production même de ces déchets) implique un véritable « projet de civilisation ». Pouvons-nous — voulons-nous — vraiment répondre de ces choix industriels qui engagent une humanité future si lointaine que nous ne pouvons pas même l’imaginer ? [L.M.]
Seuil, 2020
Photographie de bannière : Ismo Hölttö
REBONDS
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