Le peuple du Larzac, le socialisme écologique, l’histoire de la vasectomie, la politique de Simone Weil, l’énigme des tyrans, la meute des filles, les migrations au féminin, les causes sociales des pandémies, les ongles rongés et la classe ouvrière : nos chroniques du mois de mai.
☰ Le Peuple du Larzac, de Philippe Artières
« Aimons à penser surtout que personne n’est originaire du Larzac, qu’on y est toujours venu d’ailleurs. » Dès les premières pages de son histoire du peuple du Larzac, l’historien Philippe Artières assume l’idée qui tisse ensemble toutes ses recherches. Le plateau du Larzac, sous-ensemble des Causses, est une terre d’immigration qui a vu se succéder les hommes et les femmes de la préhistoire, les Templiers puis les Hospitaliers, des hordes de brebis, les paysans-fromagers puis les industriels du Roquefort, les gantiers, les tanneurs, les enfants à rééduquer de force, les officiers allemands à dénazifier, les harkis, les parachutistes, les légionnaires, les maoïstes et les néoruraux. L’auteur se propose d’en faire une histoire nouvelle, qui n’a rien du tableau régional de la vieille géographie française ou de l’histoire locale. En proposant de s’intéresser à l’histoire animale — puisqu’en nombre, les brebis y ont été plus nombreuses que les humain·es — ou à l’histoire des femmes — puisque les ouvrières, cabanières et paysannes sont trop longtemps restées « à l’ombre des tracteurs » —, Artières construit une histoire sociale des dominations. Voilà qui le mène, habilement, à faire aussi l’histoire des luttes, lesquelles, toujours, sur ce haut plateau calcaire, ont répondu aux oppressions : « Arpenter le causse c’est prêter attention à ces rapports de forces souvent tus, à cette violence sourde qui écrase les êtres. » C’est que ce petit bout d’Aveyron, dont l’image médiatique a longtemps été celle d’un désert exclu, n’est en fait rien d’autre qu’un « lieu du monde » : le Larzac, par ses combats et ses acteurs, s’est inscrit de force dans l’histoire mondiale. Le projet d’extension du camp militaire de la Cavalerie fait parler de lui dans le monde entier, tout comme le démontage du MacDonald’s de Millau. On y a tenu des réunions populaires pour s’insurger contre l’impérialisme de l’armée française au Sahel, pour refuser la guerre du Vietnam. L’« histoire du Larzac est un fragment du cri du monde
». Le Peuple du Larzac, en plus d’alimenter subtilement le récit des luttes sociales, assume une perspective historiographique singulière, s’intéressant à celles et ceux d’en-bas, à ceux qui n’ont pas de mots mais bêlent, à tous les acteurs de cet espace qui, refusant d’y défendre une identité figée, l’habitent comme une « zone en devenir » qui ne cesse de leur appartenir. [C.M.]
La Découverte, 2021
☰ André Gorz et l’écosocialisme, de Françoise Gollain
Si l’on cherche une théorie de l’écologie politique résolument originale, il convient de se tourner vers André Gorz. Amie de ce dernier avant que celui-ci ne se donne la mort avec sa femme en 2007, la sociologue Françoise Gollain propose une introduction claire et passionnée du parcours et de la pensée du philosophe, mettant en évidence les jalons qui ont rythmé ses écrits. Né en Autriche, formé en Suisse puis arrivé en France pour y vivre l’essentiel de ses jours, Gorz a vu ses idées à propos du travail, de l’individuation et du milieu environnant singulièrement évoluer au fil des lectures et des rencontres. Trois figures tutélaires : Marx, Sartre, Illich. Du premier, il retiendra le fétichisme de la marchandise, la critique de la coupure entre production et consommation ; du deuxième, la capacité de s’individualiser au sein de déterminations sociales pourtant reconnues, et la liberté qui en découle ; du dernier, la critique de l’enfermement dans l’école ou l’usine, et la redéfinition de l’apprentissage et du travail que cela implique. On présente Gorz comme l’une des premières figures de l’écologie politique, au même titre qu’Ellul ou Charbonneau. Pourtant la nature semble loin de ses questionnements. C’est que cette dernière n’est rien si elle est isolée, du moins pour les sociétés humaines qui habitent, construisent, contemplent, s’organisent. Ce qui prime, c’est « la défense du monde vécu », soit « le fait que le résultat des activités correspond aux intentions qui les portent, autrement dit que les individus sociaux y voient, comprennent et maîtrisent l’aboutissement de leurs actes ». L’écologie selon Gorz intègre un mieux-vivre qui ne réside pas dans l’accumulation de richesses, mais dans une « décroissance productive », une limitation consciente des besoins. Ainsi l’environnementalisme paraît sans issue s’il n’est pas accompagné d’une réelle « attaque politique » à l’égard du capitalisme. À défaut, ce dernier « intégrera cette contrainte [écologique] comme il a intégré toutes les autres ». [R.B.]
Le Passager clandestin, 2021
☰ Opération vasectomie, d’Élodie Serna
On pourrait être étonné de l’intitulé à la première lecture. Pourtant la « narration d’une histoire sociale de la vasectomie » que propose l’historienne Élodie Serna n’a rien du sujet de niche, mais enjoint à reconsidérer la contraception, masculine en l’occurrence. Ainsi au début du XXe siècle, la vasectomie est « à la fois un outil d’ingénierie sociale et une pratique dissidente pour l’émancipation individuelle et collective » : des militants libertaires œuvrent à l’appropriation par les femmes de leur corps, optant pour « l’adoption d’une nouvelle éthique sexuelle comme stratégie de lutte des classes ». Bien vite néanmoins les courants eugénistes les doublent et s’emparent seuls du discours social sur la stérilisation masculine — l’Allemagne nazie finira d’entériner une mesure dès lors proprement fasciste. La deuxième moitié du siècle voit les politiques de développement international employer la vasectomie « de manière offensive » pour juguler une croissance démographique considérée comme menaçante. Le colonialisme perdure, plus insidieux, et passe par des réseaux d’aide internationale. À un déséquilibre de genre — les femmes restent les plus sujettes à la stérilisation — s’ajoute une coupure géographique : tandis que les pays du Nord privilégient les méthodes temporaires, les formes définitives de contraception ne sont utilisées à large échelle que dans les pays du Sud. Cette histoire débouche sur les revendications actuelles qui oscillent entre engagement individuel et responsabilisation collective pour que la reproduction — ou son refus — soit réellement partagée. Les méthodes contraceptives masculines peinent toutefois à se généraliser. S’il faut les encourager, l’autrice rappelle néanmoins que « La priorisation de la déconstruction individuelle et l’assouplissement du relationnel peuvent être des stratégies de renonciation aux luttes pour la déconstruction des structures de domination. » Ainsi cet ouvrage entend-il mettre à jour les liens entre contraception et capitalisme dans l’histoire récente avec un but, « extraire la reproduction du seul champ du genre pour l’envisager sous l’angle des rapports de classe ». [R.B.]
Libertalia, 2021
☰ Simone Weil et l’expérience de la nécessité, de Geneviève Azam et Françoise Valon
Le présent livre propose une entrée dans la pensée de Simone Weil. Il ne manque pas de la situer à l’intérieur d’une constellation intellectuelle, où se dévoilent des correspondances autant qu’une étonnante singularité. Weil est ainsi rapprochée de penseurs critiques de la société industrielle comme Jacques Ellul ou André Gorz, mais également de philosophes politiques comme Arendt ou Castoriadis. À l’instar de ce dernier et bien avant lui, Simone Weil a partiellement rejeté le marxisme, dont elle a pointé les limites, affirmant que « la complète subordination de l’ouvrier à l’entreprise et à ceux qui la dirigent repose sur la structure de l’usine et non sur le régime de propriété ». Les analyses marxistes s’avèrent à cet égard insuffisantes, notamment pour penser les modalités de la servitude volontaire qui se manifeste en contexte industriel. Se dessine ici une filiation avec La Boétie, dont les thèses sont réinvesties à nouveaux frais : c’est la tension irréductible mais incontournable entre nécessité et liberté dans l’expérience humaine qui constitue le noyau de la pensée et de l’engagement révolutionnaire de Weil. Le problème central de la société industrielle réside donc dans la division du travail, qui produit un déracinement — que l’on pourrait traduire par aliénation et qui possède une composante volontaire. C’est là toute sa perfidie. Or ce n’est guère dans l’exercice de la politique que nous pouvons (re)conquérir la liberté — et Weil fonde toute sa philosophie politique sur le refus du pouvoir —, mais bel et bien dans le travail, nécessité à la fois matérielle et spirituelle. C’est par le travail que l’on peut bâtir un ensemble d’obligations fondées les besoins réels de l’humanité, y compris le besoin de joie et celui de vérité. Si Weil a emprunté la voie mystique, sa philosophie résolument matérialiste nous engage à élaborer des chemins pour envisager un monde auquel nous pourrions nous rendre présent·es, au lieu de l’abîmer en nous y abîmant. [L.M.]
Le Passager clandestin, 2020
☰ La Boétie prophète de la liberté, de Miguel Abensour
Que les humains puissent consentir à se soumettre à un seul d’entre eux, ou, mieux, à donner le pouvoir à un seul tyran, cela demeurera à jamais l’une des plus grandes énigmes de l’Histoire. Car en suivant la « scandaleuse hypothèse » laboétienne, ce ne sont plus les intrigues des Grands qui engendreraient la domination et la servitude, mais au contraire les dominés qui « s’auto-tromperaient en quelque sorte pour finir par s’auto-détruire ». Mais contre toutes les lectures voyant — par confort idéologique — dans cette servitude une malédiction fatale, Miguel Abensour défend, à la suite de Clastres et Lefort, un « bon usage » du Discours de la servitude volontaire, c’est-à-dire un usage résolument en faveur de la liberté. Car « l’énigme demande à être élucidée et non à être transformée en destin » : il s’agit de comprendre par quel maléfice politique la liberté peut se pervertir en servitude, et non de poser la servitude comme un penchant inscrit originairement en l’humain, dont une soi-disant « science » politique pourrait s’emparer. Si bien que la pensée laboétienne permet d’engager un dialogue souterrain avec l’ensemble de la philosophie politique moderne, et principalement Hobbes et Hegel, ces « obstacles » massifs dans notre compréhension du phénomène de la servitude volontaire. Le premier a fait de la conservation de soi et la peur de la mort l’origine de la société ; le second la trouve en postulant une rationalité objective de l’État. C’est qu’il faut substituer au fantasme du « tous Un », partagé par les théoriciens de la souveraineté, la « communauté des tous Uns », au sein de laquelle le lien social est assuré et assumé dans la séparation elle-même ; mais c’est aussi à la frontière ténue entre le « tous Un » et le « tous Uns » qu’il faut penser le basculement énigmatique de la liberté en servitude. Car la liberté, fondée sur la pluralité et l’amitié, est fragile et toujours en proie au charme et aux séductions du seul nom d’Un. Pour briser le maléfice, nous enseigne Abensour, il faut savoir avant tout ruser avec le texte laboétien lui-même, et comprendre que c’est notre propre désir de liberté qui y est mis à l’épreuve. [A.C.]
Sens & Tonka, 2018
☰ FéminiSpunk : le monde est notre terrain de jeu, de Christine Aventin
Si l’occupation du terrain et le jeu sont souvent, pour des raisons que l’on connait bien désormais, des apanages masculins, l’essai de Christine Aventin invente mille manières féministes et punks de se ressaisir du monde. L’auteure y mêle des réflexions politiques issues d’un féminisme intersectionnel et radical, des conversations avec ses ami·es, des dialogues issus de Fifi Brindacier — roman jeunesse suédois d’Astrid Lindgren dont l’héroïne éponyme est caractérisée comme la première héroïne FéminiSpunk. À travers ces matériaux divers, l’essai interroge les stéréotypes de genre, l’hétéronormativité, les structures d’oppression patriarcales. Mieux que d’en faire simplement le tour, ce livre invite à trouver des parades : la créativité des discours, la contagion révolutionnaire, la colère collective comme un pied-de-nez de tous les corps dominés aux dominant·es, l’appel à se qualifier comme des « filles » pour ne pas tomber au piège de vouloir être des « femmes ». Car il est vrai : « Du côté punkqueer de la force, ça fait un bail qu’on a compris que le mot femme, chargé de tout ce qu’il contient de colonialité, d’hétéronormativité, de médicalisation des corps, de psychiatrisation des comportements […] ne nous concerne pas. » À l’inverse, se définir comme des filles, indépendamment de notre genre, permet de repolitiser les luttes féministes et la sororité, jusqu’à faire meute. « La meute, c’est la forme la plus jouissive et la plus éclatante de rapport de forces : une politisation de la violence […]. Émeute, c’est étymologiquement être émues en meute ; et là je suis sûre que tu nous vois telles qu’on vit. » À la lecture de ce manifeste, ayons toutes envie de renouer avec la jouissance et la violence, moins comme des modes d’action directe que comme des émotions, des principes, des liants. Là réside le punkqueer : la rupture avec la morale politique, la bienséance artistique, les attentes sociales ; pour redéfinir ensemble, comme des sœurs, sur quels terrains on joue et à quels jeux. Tout en jouissant de se moquer des règles. [C.M.]
Zones, 2021
☰ Les Damnées de la mer, de Camille Schmoll
Comment restituer les expériences migratoires des femmes qui traversent la Méditerranée ? La géographe Camille Schmoll a mené l’enquête entre Malte et l’Italie, pour saisir l’histoire de ces migrations au féminin. L’ouvrage s’ouvre sur le récit de Julienne, Camerounaise, au parcours à la fois singulier (chacune ayant sa propre trajectoire) et « ordinaire » (sorte de banalité à laquelle on s’est trop accoutumés). Penser les migrations, c’est penser la frontière : loin d’être « une simple ligne de démarcation », celle-ci ne cesse de se reconfigurer, de se mouvoir et de se prolonger sur le continent européen, jusqu’à s’incarner dans les corps. Car après un long périple, l’arrivée en Europe est synonyme de mise en centres dans des lieux « d’accueil », qui se révèlent surtout être des centres de tri et d’enfermement. Les femmes se trouvent alors dans des « archipels de la contrainte » où leur mobilité est entravée, leur immobilisation forcée. Sans aucune intimité, la routine devient violence, l’incertitude et l’attente y sont des pratiques politiques à part entière. Les initiatives d’autonomie des migrantes se déploient parfois à l’échelle micro ou infrapolitique, tentatives de regagner un peu de pouvoir sur leurs situations. À travers ce livre, l’autrice a souhaité « féminiser le regard » sur les migrations. Cela ne consiste aucunement à « adhérer au scénario myope et anhistorique d’une féminisation des flux » mais bien plutôt à « défendre une perspective qui nous éloigne de certains discours victimisants et surplombants sur la migration féminine ». Une approche dialectique, en somme, puisque les motivations des migrantes ne sont pas figées, les situations multiples, et puisque les nombreuses violences subies côtoient aussi les résistances développées à différents niveaux. « L’obsession des frontières renforce leur arraisonnement, y compris en termes de genre. » [M.B.]
La Découverte, 2020
☰ Pandémie — Traquer les épidémies, du choléra au coronavirus, de Sonia Shah
« Écrire sur les maladies infectieuses, c’est presque écrire sur quelque chose qui appartient à l’histoire », affirmait le virologue Frank Macfarlane Burnet en 1962. L’histoire de la seconde moitié du XXe siècle n’a eu cesse de contredire cette prédiction : le VIH, le SRAS, Ebola et les grippes aviaires sont autant de virus qui ont fait le grand saut des espèces. Dans cet essai initialement publié en 2016, la journaliste scientifique étasunienne Sonia Shah emmène le lecteur dans les bidonvilles de Mumbai, à Port-au-Prince, sur les marchés exotiques chinois et dans l’intimité du combat de son fils touché par le SARM. Elle propose de suivre le fil du choléra pour comprendre la dynamique d’un virus : le saut d’une espèce animale à à l’humain, la traversée des continents par les flux de transports, sa diffusion exponentielle jusqu’à la découverte de remèdes. Mais la force de ce minutieux travail d’enquête et de vulgarisation tient de l’analyse des ressorts écologiques et sociaux d’une pandémie : la destruction de la biodiversité, la mondialisation des échanges, l’entassement urbain et l’extrême pauvreté au cœur des mégalopoles, la collusion d’intérêts entre élites politiques et laboratoires pharmaceutiques ou encore la recherche constante d’un bouc émissaire — la haine antichinoise de 2020 faisant écho à celle contre les Juifs russes soupçonnés d’être responsable de l’épidémie de choléra à New York en 1892. « À l’époque, comme aujourd’hui, nous imaginons les pandémies comme des perturbations aussi inattendues que des éclairs par beau temps. Nous les voyions comme des actes d’agression étrangère. Nous n’avons pas examiné notre complicité dans leur propagation. Nous ne leur avons pas fait de place dans notre mémoire historique […]. Nous sommes devenus leurs alliés involontaires et elles sont revenues, encore et encore », pose-t-elle en introduction. Aussi s’agit-il de déplier la chaîne des causalités pour éviter que l’histoire ne se répète « encore et encore ». [A.G.]
Écosociété, 2020
☰ Rage, de Regina José Galindo
« Célébrons le fait d’être nés / dans la nation la plus mauvaise du monde », dit une bouche torve. Cette bouche est celle de l’artiste et poète Regina José Galindo, dont les vers racontent « notre triste Guatemala / notre Guatemala malade, malade ». « Je suis femme / la plus ordinaire / qui soit », lit-on — mais femme en un lieu où viol et meurtre sont choses communes. Comme ailleurs oserait-on objecter ; plus encore se verrait-on répondre. Et les mots de Galindo pour tresser les images de cela. Le titre du recueil est un indice : la poésie est un combat et un langage pour se battre lorsque les corps sont contraints, souillés, mutilés, dépecés. « Le monde m’a mordu le cœur / et m’a transmis sa rage », écrit ainsi l’autrice. Rage envers ce violeur qui se cache, « ne montre que sa bite / jamais son visage », rage d’une mère comme toutes les autres, de celles « qui se rongent les ongles / et les accumulent dans le ventre avec la peur », rage qui refuse enfin que ce pays soit celui des hommes et de leur violence. Car malgré la crasse qui trouve partout son logis, Galindo persiste et le répète, « personne ne me fait taire ». Une femme ordinaire a‑t-elle dit, « Ni truie / ni vache / ni chienne. / Seulement humaine / pâle / flasque / réelle ». Une femme qui va jusqu’à s’imaginer morte et qui sait ce que l’on dira d’elle alors : « ils fouilleront ma vie minutieusement / et diront que / peut-être / je le mérite ». Mais elle espère que ses sœurs pourront se souvenir : « Elles diront que c’est un mensonge / que Regina […] / n’était ni une pute / ni une folle / ni une feignante / ni une racaille » — et la litanie de continuer toute une page. Il ne sert à rien de chercher en ces vers un lyrisme enlevé ou une contemplation dépouillée. C’est d’une poésie aussi violente que ce qui est subi qu’a besoin Galindo pour parler de sa vie, du destin de ses sœurs, de la froide crudité de son pays. [R.B.]
Éditions des Lisières, 2020
☰ Deux ou trois choses dont je suis sûre, de Dorothy Allison
C’est l’histoire d’une femme, d’une famille et de la Caroline du Sud. D’une classe sociale dominée et des femmes dominées au sein de cette classe. « Des culs-terreux, voilà ce qu’on est et ce qu’on a toujours été. On nous appelle les rangs inférieurs, les éternelles mal lavées, la classe ouvrière, les pauvres, le prolétariat, la racaille, les petites frappes et la vermine. » Cette histoire, jure Dorothy Allison, née un jour d’avril de l’année 1949 puis écrivaine quatre décennies plus tard, est tout à la fois belle et triste. C’est qu’il y a, autour d’elle, depuis toujours, les femmes qui jamais ne pourront plus faire confiance aux hommes mais qui l’aimeraient tant ; les oncles qui vont en prison comme d’autres à l’école ; les femmes « porteuses d’enfants, de fardeaux et de mépris », ces « machines à bébé solides et stoïques aux hanches larges » ; les dents sombres, puis plus de dents du tout, de sa tante Dot. Il y a aussi l’histoire de la beauté de celles pour qui l’on écrit des poèmes et la laideur des autres, « quelconques, vertueuses si humbles et travailleuses ». Il y a encore l’histoire « du corps féminin à qui l’on a appris à se haïr ». Ponctué de photographies familiales en noir et blanc et de sentences en italique, qui, pareilles à un refrain qui ne se répéterait jamais vraiment, ce récit, bref, alerte et trempé dans un même bain d’acide et de tendresse, conte également l’évasion de son auteure. « Je suis la femme qui s’est perdue mais qui est maintenant retrouvée, la lesbienne, affranchie de la loi de l’Église et de l’homme, celle qui n’a le choix qu’entre s’aimer ou mourir. » Il a fallu fuir un beau-père agresseur sexuel et violent puis refuser de porter la tunique que le monde avait fabriquée pour elle — quelque part sur cette route, il y eut sa découverte du féminisme et l’amour qu’elle porte aux femmes. « Je veux pouvoir écrire avec une telle force que je briserais le cœur de ce monde et que je pourrais ensuite le soulager ; je veux écrire de façon à refaire le monde », dit-elle, ailleurs. Ce livre à coup sûr s’y emploie. [E.B.]
Cambourakis, 2021
Photographie de bannière : Miyako Ishiuchi
REBONDS
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