Un bocage humide, des ours et une vallée, des centres de rétention administrative, la naissance des dieux, une Saint-Barthélémy coloniale, une vieille femme sur une île, le Moscou des années 1930, un antilibéralisme conséquent, les bibliothécaires et les gilets jaunes incarcérés : nos chroniques du mois de juillet.
☰ L’Amitié des abeilles, de Jean-Loup Trassard
Là où écrit Jean-Loup Trassard, « Les arbres sont dépouillés, l’herbe est pourrie », le cidre a « le goût de bois rincé » et des hommes s’enfoncent dans leur solitude paysanne. Dans un livre composé d’autant de portraits qu’il y a de récits, l’auteur explore son très proche territoire par l’intermédiaire de ceux qui l’habitent. Juvigné a quitté « le métier d’écrire » en même temps que la capitale pour mourir parmi les abeilles ; Buttavent, garçon de ferme, « vit à hauteur d’épaule avec les chevaux », « n’a pour logis que l’ombre retenue par sa casquette dans le fourré des sourcils » et supporte « son dos gourd comme un manche de bêche » ; Mieuzais, un taupier qui boit « la sève moussante sur les serpes », vit « dans les galeries que les taupes ont creusées dans sa tête ». L’Amitié des abeilles, premier recueil de nouvelles de l’auteur paru en 1961, donne à voir un pays de bocage où dominent l’humide et la boue, où l’on fait « entrer la pluie dans les lettres » que l’on envoie, où geais, ramiers et sansonnets indiquent les saisons. Le patois, cette « vieille parlure qui [a] pris aux choses leur bruit » selon les mots de Pierre Bergounioux, s’invite dans les textes de Trassard sans qu’on ne s’inquiète de l’origine des mots — ceux qui les entourent sont là pour en donner le sens. Si l’auteur se risque parfois hors des campagnes de l’Ouest (Maud, « petite pierre dure », charme ainsi, à Paris, un étudiant en droit « pas encore revenu à la maison d’enfance qui fut ma racine la plus tendre »), c’est bien dans les flaques et dans les rus qu’il trouve la matrice de ses récits. Se glisser dans ce recueil est comme attendre le sommeil dans la fraîcheur d’un fossé. [E.M.]
Le temps qu’il fait, 2007
☰ Embrasse l’ours et porte-le dans la montagne, de Marc Graciano
Une ourse se tient sur ses pattes arrière, puis s’assoit, et regarde ce qui s’offre à sa vue. Un paysage, dirions-nous ; son territoire, pourrait-elle rétorquer. « Ils l’appelaient la Grand-ourse ou la Dame ». Oui, tous ceux qui pouvaient nommer la nommaient comme cela, mais certains souhaitaient sa mort et celle de son engeance tandis que d’autres se mettaient en quête de la protéger. Ainsi débute ce roman de Marc Graciano : un mammifère en ses lieux propres, que l’on suit d’un œil émerveillé, depuis sa grotte où elle finit par enfanter, jusque dans les bergeries sises en contrebas, dans la vallée. Voici qu’on la pourchasse, et même qu’on la tue. L’histoire se serait arrêtée là si un ancien chasseur, maître dans le piégeage — un « loutier » —, n’avait pas usé de son savoir pour emporter l’un des nouveaux-nés, afin d’en faire don à une troupe de « baladins » qui sont « en parfaite connivence avec le monde animal », pour qu’ils en prennent soin. Après un détour érudit par le quotidien d’une bête qu’on s’en vient déranger, c’est à l’ourson de devenir savant. Aussi faut-il entendre par là une bête de foire, que l’on montre à l’image d’un tour de jonglage ou d’une danse. Mais ces gens-ci et cet ourson-là ne ressemblent en rien aux images qu’on pourrait s’en faire. L’ours se vêt, touille la soupe et s’en repaît. L’ours est paresseux, couard et peureux ; c’est un « ours débonnaire, un ours tendre et respectueux, un ours domestique, une bête intelligente qui voulait imiter les hommes, ou une bête qui se prenait vraiment pour un homme ». Il a été élevé au même sein qu’une humaine enfant, auprès d’une troupe qui « vagabond[ait] au pied de ces farouches et antiques montagnes ensylvées ». Rien ne saurait séparer l’ours de l’enfant, pas même la langue amère d’un évêque qui voit dans la bohème une tare. De nouveau, on sonne la chasse à l’ours — et l’issue de nous surprendre. [R.B.]
Éditions Corti, 2019
☰ CRA, 115 propos d’hommes séquestrés, de Mathieu Gabard
Les « centres de rétention administrative » sont des prisons qui ne disent pas leur nom. Des étrangers se retrouvent parqués dans ces bâtiments placés sous le contrôle de la police, pour une durée pouvant atteindre quatre-vingt-dix jours. L’administration française parle de « rétention », pas d’incarcération. L’objectif est pourtant clair : immobiliser, contraindre et surveiller des individus jugés indésirables, qu’il s’agit de maintenir enfermés le temps d’organiser leur expulsion du territoire. Car ceux et celles que les CRA paralysent ne sont coupables que du fait de vivre en France sans disposer d’une validation administrative : ils et elles sont « sans papiers ». Pas besoin de voler, d’agresser ou de commettre un délit pour vous retrouver dans un CRA. Ce qui vous y mène, c’est la mesquinerie policière — une convocation en préfecture où des agents vous attendent et vous emmènent —, l’acharnement aux frontières, la politique d’État en matière de migration. Alors on vous attrape, on vous retient, puis on vous expulse ou vous déporte ailleurs. C’est de ces trois temps dont rend compte le livre de Mathieu Gabard, un « recueil de paroles » qui relaie des mots issus d’entretiens et qui transforme autant le poème en témoin que les témoins en poètes. Sur chaque page, numérotées 1 à 115, une parole est imprimée — celle d’un « retenu » de CRA. Autour d’elle, toujours concise, fragmentaire et retranscrite dans son oralité, le blanc du papier prend de la place et, bientôt, à la lecture, le vide pèse. On voit, on entend les journées longues, l’esprit embrumé, les corps fatigués. Le vide gagne les têtes, comme les estomacs : pour tenter d’échapper au CRA, les séquestrés s’y affament, avalent des pièces de monnaie ou des piles, se mutilent. Les grèves de la faim sont légion, les humiliations aussi, parfois assorties de coups laissés à la discrétion de caméras éteintes, ou d’isolements au mitard. Au fil des pages on devine et on comprend qu’« ici c’est pire que la prison » : rien à faire, rien à y faire, et c’est à rendre fou. [L.M.]
Éditions des Lisières, 2019
☰ La Naissance des dieux, de Marc Richir
À la croisée de la phénoménologie et de l’anthropologie, cet ouvrage en marge de l’œuvre colossale du philosophe belge Marc Richir s’attaque de front à la question suivante : comment les dieux ont-ils fait leur apparition dans la pensée humaine ? S’agissant du cas de la Grèce antique étudié ici par Richir, la naissance des dieux apparaît comme indissociable de la transformation du matériau mythico-mythologique en corpus mythologique, devant assurer à la société coercitive désormais instituée sa fondation : « il s’agit chaque fois de la fondation théologico-politique de la royauté — donc d’un État ou d’une cité — légitime », en ce que « la légitimation du despote est bien l’origine anthropologique des dieux ». C’est en effet au terme d’un processus extrêmement complexe de « mythologisation » que les héros se muent en dieux, et se dotent dès lors d’un véritable pouvoir. La réflexion de Richir fait donc écho et donne chair aux travaux de Pierre Clastres et de Claude Lévi-Strauss portant sur les sociétés d’avant l’État ou plutôt « contre l’État », lesquelles conjurent l’apparition d’un pouvoir séparé et transcendant, notamment à travers la dispersion indéfinie des mythes qui, contrairement au récit de fondation mythologique, ne traitent jamais de la souveraineté mais seulement de questions locales toujours résolues harmoniquement au terme d’une intrigue symbolique complexe. La relative brièveté de l’ouvrage ne saurait dissimuler sa grande ingéniosité, notamment dans l’analyse « sur le vif » du matériau mythico-mythologique, mais aussi son extrême profondeur, par exemple lorsqu’il met au jour les apories de la fondation platonicienne de la royauté. Nul doute que cet ouvrage constitue, moins dans les réponses qu’il livre que dans son attention incessante aux questions de sens, un modèle pour penser la naissance des dieux dans toutes les sociétés humaines. Il invite en effet à réinterroger la façon dont est perçu et symboliquement expliqué le surgissement de l’État au sein d’autres grandes traditions textuelles. [A.C.]
Sens & Tonka, 2014
☰ Ici on noya les Algériens, de Fabrice Riceputi
Le 17 octobre 1961, pas moins de dix mille officiers de police, sous les ordres du préfet Maurice Papon, s’avancent vers trente mille manifestant·es qualifié·es par le pouvoir en place de « Français musulmans d’Algérie », discriminé·es pour cette raison. Ces dernier·es protestent, pacifiquement, contre le couvre-feu les concernant — eux et personne d’autre — ainsi que la violence qui s’abat au hasard depuis des mois. Entre deux et trois cents mourront, battu·es, ou noyé·es dans la Seine. Des dizaines de milliers passeront des jours parqué·es dans des « centres d’identification ». Le récit de cette journée est sidérant. Pourtant, le 17 octobre 1961, « une Saint-Barthélémy coloniale », selon les mots d’Edwy Plenel, est longtemps resté « un événement sans historien » — et d’aucuns ont souhaité que ça le reste. Historien, Jean-Luc Einaudi n’en a pas eu la formation et a peiné à être considéré comme tel. Mais c’est lui qui a fait la lumière sur ce massacre, ce qui, plus largement, a concouru à « une rupture des digues mémorielles, mais aussi historiographiques » sur la guerre d’Algérie. Car son travail, celui de toute une vie, a débouché tant sur des ouvrages que sur la mise en accusation du principal tenant de ce massacre. Maurice Papon, par ailleurs responsable de la déportation de Juifs français pendant l’Occupation, a, « dès sa nomination en mars 1958, progressivement importé à Paris les méthodes de répression coloniale qu’il avait lui-même mises en œuvre en Algérie […] : rafles, torture, déportations, disparitions
, sans oublier la dissimulation de ces exactions devant l’opinion publique ». Il faudra attendre la fin du siècle et deux procès pour que de telles exactions soient reconnues et condamnées, cela en grande partie grâce à l’abnégation d’Einaudi. Les obstacles étaient alors pourtant nombreux : pas d’historiens pour cet événement, donc, et peu d’archives disponibles — secret d’État oblige. De cette soirée meurtrière, « les seules pièces sont les récits des témoins » — autant de paroles qu’il a fallu collecter. On doit à Fabrice Riceputi d’avoir exhumé le parcours et le combat d’un confrère, dans le militantisme comme dans la rigueur scientifique. Un travail des plus importants, réédité avec une utile mise à jour de l’auteur. [R.B.]
Le passager clandestin, 2021
☰ L’Anse des coquelicots, de Océane Madelaine
Vita est vieille et vit sur l’île de Favitas, parmi ses chèvres, les pierres et l’eau de la mer. Une robe de lin, des paniers à tresser, des fromages à saler et surtout une septième vie à entamer : voilà de quoi sont faits les jours de cette « Vita des Ombres ». La vieille femme est forte, sauvage et tenace, mais elle est surtout alourdie des ombres de nombreux disparus de l’île. Elle les porte sur son dos, les observe se rappeler à elle, en même temps qu’elle laisse monter à son esprit des souvenirs plus ou moins lumineux qui tissent, mêlés aux descriptions sensuelles de son corps tantôt relâché, tantôt à l’effort, la trame de la narration. Plus exactement, de la moitié de la narration, car un autre personnage, furieux de souffle et de vitesse (un athlète qui dévore les kilomètres) se trouve sur l’île : le « fils de Yann », qui scande la prose du roman par sa course effrénée, par ses questions, ses souvenirs et ombres à lui. Ce sont donc leurs deux voix qui créent, en balancement, l’équilibre et la force dynamique du livre, qui en sculptent la puissance suggestive : par elles on voit, on sent, on écoute et on touche. Les personnages s’entrechoquent comme les souvenirs qui leurs reviennent, souvenirs d’amours incandescentes ou de pertes ravageuses. Car au-delà de l’île, dans le Pays au trois Noms, la lutte sourd. On comprend que l’Histoire et la guerre sont là, non loin, tragiques et dévorantes, qu’elles ont englouti des hommes comme Yann (qui combattait pour l’extrême droite) et qu’elles continuent d’en consumer. C’est un gamin blessé, exilé et ravagé par la mer qui mènera Vita à rencontrer un nouveau mort — un mort comme nos mers en Europe en comptent aujourd’hui des milliers. Le gamin, la vieille femme, le fou de course formeront alors un ballet obstiné autour de cet être disparu, non pas pour dire que la vie gagne ou que la mort n’est rien, mais peut-être pour dire que les morts aussi ont droit à la parole. [L.M.]
Éditions des Busclats, 2020
☰ Le Maître et Marguerite, de Mikhaïl Boulgakov
Imaginons que le diable arrive dans le Moscou des années 1930. Accompagné de trois acolytes et d’un chat malicieux, il provoque troubles et scandales, exhibe la vie terne des Moscovites et vient en aide à un écrivain en disgrâce interné, le maître, et à Marguerite, sa bien-aimée. Voici en quelques mots l’intrigue du Maître et Marguerite, le chef‑d’œuvre de Boulgakov dont Markowicz et Morvan proposent une nouvelle traduction. Ce roman-monde, dont l’ambition n’empêche jamais le plaisir de lecture, annonce les grands romans du XXe siècle associés au réalisme magique, de García Marquez à Rushdie, qui associent toujours une réflexion politique au récit fantastique. Le Maître et Marguerite fascine par les variations qu’il propose entre les styles et les registres : si la satire de Moscou — et notamment du Moscou littéraire de l’époque — est souvent féroce, esquissant une critique déguisée du stalinisme, le lyrisme domine dans les bouleversants chapitres consacrés au couple séparé. L’onirisme et le baroque viennent constamment contrebalancer la tonalité grinçante qui reste toujours en filigrane. Boulgakov propose également une énigmatique mise en abyme en donnant à lire des extraits du livre du maître qui réécrit l’Évangile, et notamment le face-à-face entre Ponce Pilate et le Christ, ce texte orchestrant les différents arcs narratifs du roman. Le travail des deux traducteurs est impressionnant : ils rendent au texte sa vivacité et ses différentes tonalités et réussissent la prouesse de traduire les noms de famille ridicules inventés par l’auteur (Krapulnikov, Fofrerovski). C’est ainsi qu’en traduisant le nom de plume du poète raté qui ouvre et ferme le roman, Sans-Logis, ils éclairent cette question du foyer, de la maison, qui hantent quasiment tous les personnages du livres. C’est cet espace privé que Pouchkine, explique Markowicz, opposait à l’histoire, à l’espace public, que le stalinisme tente d’annihiler. Ainsi, le repos enfin offert au maître et à Marguerite, la transcendance énigmatique à laquelle se confrontent Pilate et la ville de Moscou sont autant de formes d’une littérature résistante, émanant de celui qui se disait « le seul et unique loup littéraire » d’URSS, traqué et haï. [L.M.]
Éditions Inculte, 2020
☰ Les Dépossédés, de Daniel Bensaïd
1842. Le jeune Marx vient de couper les ponts avec la philosophie idéaliste allemande. Au sein d’une revue d’opposition rhénane, il commet une série d’articles sur les évolutions du droit à l’égard des usages coutumiers de la forêt. Premier essai à propos des problèmes matériels des plus démunis ; premier pas vers le socialisme et l’économie politique. Pour Marx, c’est là « le point de départ d’une critique radicale de la propriété privée des moyens de production et d’échange », qui sera centrale dans le futur Manifeste du Parti communiste. À cent cinquante années de distance, cette série de textes est pour Bensaïd l’occasion de reprendre la conception marxienne de la propriété et d’investir le dialogue engagé avec Proudhon sur la question. Comme le titre l’indique, il est question d’une dépossession : celle des pauvres, défaits des droits coutumiers qui leur avaient jusqu’alors été concédés. Si Bensaïd rappelle, avec Marx, que la tradition est percluse de rapports de domination, il s’étend néanmoins sur les droits qui sont attribués aux plus démunis : droit à l’existence, droit de subsistance, que les biens communs contribuent à maintenir. Parmi ceux-là, la forêt, la vigne, la terre : un « type de propriété [au] caractère indécis qui ne déterminait pas si, en dernière instance, cette propriété était privée ou commune ». De cette indécision, Bensaïd fait la base d’une distinction entre possession et propriété, ainsi qu’entre propriété privée et propriété individuelle. Le contexte contemporain d’extension de la privatisation à tout bien marchand, matériel ou non, reprend ces débats à nouveau frais : que faire de la propriété intellectuelle à l’heure où tout se brevette ? des biens inappropriables, tels l’eau ou l’air, en un temps où leur qualité se dégrade ? À partir d’un litige ancien sur l’usage du bois, Bensaïd invite à remobiliser les notions de bien public et de bien commun, pour défendre « un antilibéralisme conséquent », qui ne ferait pas l’économie de l’épreuve de force. En guise de conclusion, un mot d’ordre : « Debout, les dépossédés du monde ! » [E.M.]
La Fabrique, 2007
☰ La Mission du bibliothécaire, de José Ortega Y Gasset
Les livres prolifèrent et les maisons d’édition accumulent les profits — il faut le reconnaître, le livre comme marchandise ne s’est jamais aussi bien porté qu’aujourd’hui, y compris dans les courants de pensée situés à « gauche ». À tel point qu’il est devenu rigoureusement impossible au lecteur, même averti, voire professionnel, de suivre le rythme quotidien des parutions. Mais savons-nous mieux, pour autant, ce qu’est un livre ? Est-ce en lisant beaucoup que nous pouvons prétendre acquérir une connaissance plus approfondie de la vie humaine ? Telles sont les questions que Ortega Y Gasset posait déjà en 1935, dans cette conférence prononcée devant une assemblée de bibliothécaires. Si le philosophe espagnol s’adresse avant tout à ces professionnels du livre, l’essentiel de son propos réside en réalité dans l’ébauche d’une théorie de la lecture, renouant ainsi avec l’ancestral questionnement platonicien sur la nature du discours écrit — qu’est-ce qui fait la vie d’un texte, son épaisseur humaine sans laquelle aucun sens n’est possible ? Cette brève méditation de Ortega Y Gasset n’est pas non plus sans faire écho au grand penseur de l’Antiquité chinoise, Zhuangzi, qui qualifiait les écrits canoniques récités sottement par les hommes de son temps de « déjections des anciens ». Le risque est grand d’oublier que les mots ne sont en effet rien sans les hommes qui les prononcent et les lisent, que les discours sont toujours traversés de blancs, de lacunes et d’indétermination. Face au constat d’une surproduction de livres, Ortega Y Gasset veut assigner au bibliothécaire une nouvelle mission qui serait, précisément, de « réguler la production des livres », car, dit-il, « l’heure est venue d’organiser collectivement la production de livres. C’est, pour le livre lui-même, comme expression humaine, une question de vie et de mort ». Tout l’enjeu, dès lors, est de savoir « qui » pourra décider du caractère superflu ou non d’un livre : entre sens et censure, réside un écart voué à être sans cesse redéfini. [A.C.]
Allia, 2021
☰ Je ne pensais pas prendre du ferme — des Gilets jaunes face à la justice
Et puis un jour, l’explosion démocratique. Les invisibles ont pris la rue, vêtus d’un gilet jaune, et le régime macroniste a tremblé. Les forces de police ont permis à l’occupant de l’Élysée de conserver sa place ; on se souvient à quel prix : des yeux crevés, des membres arrachés, des vies brisées. Ainsi que de nombreuses incarcérations. Le mouvement de masse, écrasé, a progressivement disparu — certains de ses partisans réapparaissent aujourd’hui, à la faveur de la mise en place du « Pass sanitaire » et de la lutte contre l’institution, par ce même régime, d’un statut de sous-citoyenneté. Cet ouvrage rassemble onze témoignages d’anciens détenus. Une parole rare. Romain, plombier, confie qu’il n’était pas engagé politiquement. « On a beau crier notre ras-le-bol, personne ne nous entend. » Alors il s’est joint aux émeutes populaires. Libéré, il ne regrette rien ; sa colère est intacte. « Je suis sorti encore plus déterminé : ils m’ont encore plus mis la haine, encore plus ouvert les yeux. » Jean se définit, lui, comme un « esclave du système » : lorsqu’il a vu que le soulèvement des gilets jaunes s’orientait vers une critique du capitalisme, il l’a rejoint. Le mouvement provenait « du plus profond des entrailles du peuple », voilà qui l’a séduit. Et Romain n’a pas manqué de constater que de la révolte spontanée au basculement révolutionnaire, il s’en est fallu de peu. « C’était vraiment impressionnant. » En prison — dans « l’enfer de la prison » —, les gilets jaunes sont perçus comme des résistants et des révolutionnaires : le « respect », raconte-t-il, que les détenus de droit commun témoignent à l’endroit des détenus politiques est certain. Ce qu’Abdelaziz et Bruno confirment. « D., avant, il votait FN et il était pour la police, mais maintenant c’est fini : il a mangé et il a compris », se souvient le premier, précisant que, pour la première fois, les travailleurs blancs découvraient la violence que l’État déployait ordinairement dans les quartiers populaires sur les héritiers de l’immigration. Mike tient pour sa part à rappeler que les gilets jaunes sont « toujours là ». « Combattre pour vivre », tel était, dit-il, le mot d’ordre de cette insurrection inédite. Un ouvrage en manière d’hommage, voulu pour que les vainqueurs ne soient plus les seuls à écrire l’Histoire. [L.T.]
Les éditions du bout de la ville, 2021
Photographie de bannière : Johannes Pääsuke
REBONDS
☰ Cartouches 66, juin 2021
☰ Cartouches 65, mai 2021
☰ Cartouches 64, avril 2021
☰ Cartouches 63, mars 2021
☰ Cartouches 62, février 2021