Le grand système du vivant, la lutte contre le productivisme climaticide, le racisme comme régime de pouvoir, le communisme impur, un syndicalisme de combat, le flan de la méritocratie, une rencontre avec un crocodile, l’Espagne républicaine, la Révolution française et une maison d’Alger : nos chroniques du mois de novembre.
☰ L’Ordre des choses, de Bruno Remaury
Au début, la lumière. Cela, on le sait : voici deux millénaires que prophètes et prédicateurs se partagent le droit de le rappeler. Puis on accola une majuscule à ce mot : le XVIIIe siècle s’en vit soudainement éclairé « et toutes choses, roches, bêtes et plantes, qui se tenaient jusque-là dans l’ordre bienheureux de l’inclassé du monde, allaient se trouver organisées selon le grand système du vivant ». C’est cet élan d’ordonnancement que Bruno Remaury tente de saisir, lui qui s’est d’abord attaché à dépeindre les évolutions de notre rapport à l’espace et au temps, dans Le Monde horizontal et Rien pour demain. Mais, contrairement à son objet, l’auteur ne cherche pas la totalisation : il avance par fragments, anecdotes, portraits fictifs ou dûment documentés, petits faits et grandes avancées. Il y a Monsieur de Saint-Martin qui délaisse les mondanités pour s’enfoncer chaque jour un peu plus dans la poursuite des bêtes et dans la forêt ; il y a Elizabeth, reine d’Angleterre, qui violente son peuple au nom du progrès, du commerce, de l’aménagement de ses terres ; il y a Martin Wynn, clochard à Londres qui se souvient de Myrddin le Gallois tandis qu’un policier lui demande de descendre de son arbre. Dans le sillage de Walter Benjamin, Remaury joue de détours et de collages pour décrire les contradictions propres au capitalisme naissant. On classe et on asservit ; on embrasse la raison et on gifle les fêtes et les rituels. Alors que Linné dessine son Systema naturæ et que Defoe affirme l’opposition entre sauvage et civilisation dans Robinson Crusoé, on brûle des femmes par milliers en Allemagne, en France et en Angleterre, on exproprie les paysans dans les campagnes d’Écosse et on les remplace par autant de moutons. L’ordre des choses, ce serait ce qui va de soi ; Remaury nous montre ici que pour ce qui est de la modernité, il n’en est rien. [R.B.]
Éditions Corti, 2021
☰ Pour la justice climatique : stratégies en mouvement, d’Attac
Six ans après la COP21, qui a catalysé l’installation du mouvement pour la justice climatique en France, l’association altermondialiste Attac dresse un premier bilan théorique et stratégique. Le point de départ : le « chaos climatique » ne frappe pas indifféremment l’humanité ; il croise les inégalités préexistantes à différentes échelles. Face à ce constat, les contestations se sont multipliées, chacune mobilisant des modes d’action spécifiques : manifestations, blocages, grèves, actions de désobéissance civile, voie juridique, sabotage… Retraçant les glissements stratégiques d’un mouvement morcelé, les auteurs refusent, en faisant appel à l’histoire de l’altermondialisme, tout rejet catégorique et principiel d’un mode d’action. Au contraire, il s’agit de suivre à la fois un principe de solidarité entre militants et une prise en compte circonstanciée des conditions de mobilisation à un instant t, la plupart du temps sous forme d’un « consensus d’action ». La question stratégique se décline également autour des échelles d’action. Si l’altermondialisme s’est largement constitué dans un cadre transnational, les auteurs reconnaissent la nécessité de relocaliser les luttes, de les faire « atterrir ». Ce retour à une dimension territoriale assumée des conflits n’empêche pas leur inclusion dans des revendications plus larges. Ici, le modèle de la campagne, fortement mobilisé par les ONG, est donné en exemple puisqu’il permet de diviser une revendication générale — réduire les émissions de gaz à effet de serre par exemple — en une série d’objectifs concrets : empêcher la construction d’un aéroport ou d’un pipeline, la tenue d’une assemblée générale d’une compagnie pétrolière, etc. Même si elles peuvent paraître dérisoires en comparaison des changements nécessaires, ces « petites » victoires permettent au mouvement de se renforcer. Pour « faire dérailler le train du productivisme climaticide« , point de solution miracle, donc : il faudra faire feu de tout bois. [M.H.]
Les liens qui libèrent, 2021
☰ Race, de Sarah Mazouz
Lancée en 2019 par les éditions Anamosa, la collection Le mot est faible s’attache, dans des textes courts et incisifs, à raviver le potentiel critique de concepts dont le sens a été détourné ou neutralisé par les logiques du pouvoir (démocratie, école, peuple, histoire, etc.). C’est à une tâche légèrement différente que s’attelle Sarah Mazouz puisque la notion de « race » a historiquement d’abord servi la domination, avant de voir son sens être réapproprié par les luttes et les analyses critiques. Elle décrit ainsi le paradoxe de la race avec limpidité : « la race n’existe pas au sens biologique et naturel que le raciste lui attribue. Mais elle existe socialement, comme régime de pouvoir ». L’autrice insiste donc sur la dimension heuristique de la race pour l’analyse de situations concrètes de domination et propose à ce titre quelques distinctions utiles. « Racialisation » désigne « les logiques de production des hiérarchies raciales dans telle ou telle société donnée » et engage l’étude de celles et ceux qui sont soumis·es à ces hiérarchies autant que celle des groupes qui sont amenés à en tirer profit. « Racisation », plus spécifique, qualifie le processus de « production de l’assignation racialisante » et « racisé », « un groupe soumis à un rapport de pouvoir racialisant ». Ce texte, qui vise à répondre à plusieurs reproches récurrents adressés aux usages critiques de la race, procède d’un double refus : refus d’un universalisme abstrait qui conduit au « déni des effets sociaux de la race » ; refus d’accorder a priori la primauté à la classe sociale dans l’analyse des rapports de pouvoir. Mais il ne s’agit en aucun cas de substituer une hégémonie à une autre : la race, en tant qu’outil d’analyse critique, ne prétend pas s’appliquer à tous les contextes ni à toutes les époques, pas plus qu’à fonctionner de manière autonome. On conseillera à ce titre et en prolongement de cet essai la lecture de Pour l’intersectionnalité, que Sarah Mazouz signe avec Éléonore Lépinard chez le même éditeur. [B.G.]
Anamosa, 2020
☰ Autonomie ! — Italie, les années 1970, de Marcello Tarì
Les années 1960 ont été marquées, en Italie, par de longs et mémorables conflits sociaux. Les lieux de leur déploiement sont bien connus : les usines automobiles du nord du pays. Au même moment naît un courant, l’opéraïsme, qui entend donner des assises théoriques à ces luttes ouvrières massives. Sur les braises encore rougeoyantes du marxisme-léninisme, en marge du Parti communiste, on disserte sur l’ouvrier comme unique sujet révolutionnaire. Les années 1970 font voler en éclats ce carcan que d’aucuns considèrent trop rigide. Alors — et peut-être pour la seule fois, sous cette forme, dans l’histoire de l’autonomie ouvrière —, « le refus du travail, l’extranéité hostile à l’institution, la violence diffuse, l’ingouvernabilité des services publics » deviennent « la ligne de conduite de masse ». Un faisceau d’éléments qui marque le passage de « l’autonomie des ouvriers » comme revendication et ensemble de pratiques, à « l’autonomie diffuse », soit « l’organisation autonome de la vie à partir des besoins les plus élémentaires ». Il s’en est fallu de peu, nous rappelait Frédéric Lordon, pour que la mémoire de cette séquence ne se perde pas ; Marcello Tarì fait ainsi œuvre d’archivage, geste utile qui n’en reste pas à la seule fabrique de l’Histoire. Faire en sorte que l’Autonomie soit enfin « lisible », c’est, dit-il, rendre « prêt à l’usage » son héritage. L’auteur plaide dès lors pour un retour de l’idéal communiste, position singulièrement retravaillée en Italie durant ces années. « Le communisme esquissé par l’Autonomie est impur, il réunit Marx et l’antipsychiatrie, la Commune de Paris et la contre-culture américaine, le dadaïsme et l’insurrectionnalisme, l’opéraïsme et le féminisme, il télescope Lénine et Frank Zappa ». L’Autonomie a instauré, dix années durant, une véritable « césure révolutionnaire » qui a fait passer le terrain de lutte du lieu de travail aux lieux de vie, des moyens de production aux moyens de subsistance. [E.M.]
La Fabrique, 2011
☰ On fabrique, on vend, on se paie — Lip 1973, de Charles Piaget
La lutte menée par les Lip au cours de l’année 1973 est bien connue. L’autogestion de l’usine de montres bisontine, mise en œuvre par les ouvriers et les ouvrières pour faire front contre les licenciements massifs, a été largement documentée. Mais l’ambition de ce petit livre, écrit par le leader historique de cette lutte, ne vise ni la synthèse exhaustive, ni le témoignage exclusif. Rédigé dans un style sobre et ramassé, il s’agit de mettre en lumière la figure qui en a été le principal protagoniste : le « grand collectif de salarié·es ». En reprenant le récit bien en amont du coup d’éclat de 1973, Piaget montre que cette ultime victoire n’a été possible que grâce à un travail syndical de longue haleine, qui pendant près de deux décennies a transformé la « peur » et la « honte » éprouvées par les salarié·es en une « force » revendicative qui surprendra Fred Lip lui-même. Au fond, c’est toute la culture syndicale traditionnelle que l’on voit questionnée et réinventée pour faire naître ce « syndicalisme de combat » : laisser grandir le Comité d’action plutôt que suivre les directives des centrales ou renforcer les pouvoirs des délégués ; privilégier les assemblées et les occupations vivantes de l’usine plutôt que les blocages et les piquets de grève ; consacrer son temps, son énergie et son intelligence à la construction de ce « grand collectif » plutôt qu’aux négociations et aux tâches administratives. Alors que « le système hiérarchique de l’entreprise développe le côté manuel et étouffe la dimension intellectuelle des salarié.es », le syndicat a ici été mis au service de leur autonomie. Apprendre à lutter autant avec « sa tête » qu’avec « ses pieds (manifs) », en somme. Finalement, Piaget brosse ici le portrait stimulant d’une usine transformée en « une sorte d’école de la revendication concrète », délivrant une formation militante solide à celles et ceux qui en constituent la « base » et qui allaient grâce à elle faire l’expérience de la puissance du « grand collectif ». [L.M.]
Syllepse, 2021
☰ Héritocratie — Les élites, les grandes écoles et les mésaventures du mérite (1870-2020), de Paul Pasquali
Par ce néologisme heureux, le sociologue Paul Pasquali entend mettre en lumière deux dynamiques au long cours. D’une part le fait que la rhétorique méritocratique, loin de remplir ses promesses affichées de démocratisation de l’accès aux études supérieures, permet aux élites de justifier la perpétuation de leur mainmise sur les filières les plus prestigieuses et les carrières auxquelles elles donnent accès. Par un tour de passe-passe, des parcours individuels largement déterminés par l’héritage de différents capitaux (économique, culturel, social) se voient transformés en odyssées personnelles où seuls le mérite, le talent ou la volonté primeraient — un discours qui justifie, en creux, l’absence des classes populaires dans les grandes écoles par des manquements personnels plutôt que par les inégalités sociales. Héritocratie désigne également les stratégies et les mécanismes par lesquels les grandes écoles ont su, malgré de nombreuses remises en question depuis la fin du XIXe siècle, maintenir leur cohésion, leur position dominante et leur homogénéité sociale. Retracer l’histoire des politiques d’ouverture s’avère à ce titre éclairant. Pasquali en montre l’indéniable échec, mais insiste surtout sur le fait qu’elles ont servi avant tout à entretenir pour elles-mêmes et aux yeux de la société la fable méritocratique — tout en neutralisant les réformes plus radicales qui auraient pu remettre en cause l’ordre inégalitaire du mérite. La figure du boursier occupe ici une place centrale, justifiant par l’exemplarité de quelques-uns l’exclusion de tous les autres. « Restituer l’historicité du mérite en l’envisageant comme un enjeu de luttes » permet néanmoins de donner toute leur place aux critiques et aux contestations : la perpétuation du pouvoir des grandes écoles ne s’est pas faite sans heurts. Mais force est de constater que la remise en cause du dualisme de l’enseignement supérieur a disparu des revendications à gauche et que le prestige et le pouvoir des filières d’élite n’ont fait que s’accroître au cours des dernières décennies au détriment des universités. [B.G.]
La Découverte, 2021
☰ Dans l’œil du crocodile — L’humanité comme proie, de Val Plumwood
Un jour de février 1985, au nord de l’Australie, dans « un territoire de pierres aux formes colossales et fantastiques, sculptées par le ciel, le vent et l’eau », la philosophe Val Plumwood pagaie sur les eaux en crue d’une rivière. La saison des pluies débute, temps propice à la remontée des crocodiles marins jusque dans les terres. C’est un tel animal que croise ce jour-là Plumwood ; son corps et sa pensée en resteront marqués pour le reste de sa vie. Car à trois reprises l’animal referme sa gueule sur elle ; à trois reprises la proie se débat, s’échappe, respire ; à trois reprises Val Plumwood manque de mourir. Elle s’en sortira et ce récit est là pour le prouver. Mais, plus que la matière d’un simple témoignage, l’autrice fait de cette rencontre un levier pour une nouvelle approche de la condition humaine — une condition écologique, résolument animale. Prise par le crocodile, elle reconnaît sa surprise : « j’avais négligé ma propre vulnérabilité en tant qu’animal comestible ». Partant de ce constat, elle s’attache à déplier, dans une série d’articles pour la première fois traduits en français, un ensemble de considérations éthiques pour l’espèce humaine et ses relations au reste du vivant. Plumwood oppose ainsi un « animalisme écologique » à un « véganisme ontologique », « subtilement anthropocentrique » par ses velléités universelles. Tout en prenant acte que « les animaux sont des individus qui se connaissent les uns les autres et accordent une valeur à leur vie », l’autrice entend faire une place aux relations qui interviennent quotidiennement dans les milieux naturels et y réinsérer l’être humain. Son geste invite à « appréhender la vie humaine en termes écologiques tout en appréhendant la vie non humaine en termes éthiques », à privilégier la solidarité avec le vivant plutôt que la seule compassion à son égard. Un déplacement qui pourrait faire sourire d’autres théoricien·nes, jugeant peu tangibles ses implications concrètes. Reste que la philosophe apporte ainsi une pierre importante à cet édifice en perpétuelle construction qu’est l’éthique animale. [R.B.]
Wildproject, 2021
☰ Le Trésor de la guerre d’Espagne, de Serge Pey
Un livre, deux recueils de récits : Le Trésor de la guerre d’Espagne et La Boîte aux lettres du cimetière, qui restituent la mémoire de républicains et anarchistes espagnols autant que les souvenirs d’un enfant qui arpente déjà tous les langages. Si l’on connaît surtout Serge Pey pour sa poésie d’action, c’est ici dans l’art du récit que le poète exerce son métier. Les dizaines d’histoires ici réunies sont peuplées d’hommes et de femmes qu’on appelle Chien ou Hirondelle, de vrais chiens dont on se met à parler la langue, d’arbres qui portent des noms de résistants, de prisonniers joueurs d’échecs, de bourreaux qui sont parfois des flics et parfois des enfants, de messages à transmettre, de langages à saisir. L’ancienne porcherie familiale fait office d’école et d’université populaire ; on s’y dit que le marxisme est un art et pas une science ; on y apprend l’équilibre et on y médite l’espérance. Surtout, on y comprend vite que les mots et les noms ont la même densité que les choses, que la magie n’est jamais loin lorsqu’il s’agit de combattre ou de venger, que la résistance et la mort sont, l’une et l’autre, aussi drôles que tragiques. Mais au-delà de la grande Histoire qui se trame dans ces récits, le quotidien est lui aussi l’objet des plus belles inventions : la télévision des pauvres qui consiste à observer, par jeu d’optique, le ciel sur la table ; les fleurs dans le jardin d’une tante qui sont autant de sculptures ; la découverte d’une bibliothèque où la place de chaque livre se doit d’être mémorisée ; les séances de cinéma auxquelles on assiste clandestinement et qui obligent à lire les sous-titres à l’envers ; la leçon de poésie d’un anarchiste qui conduit les enfants à s’enterrer dans le sable ; un timbre placé à l’envers sur une enveloppe qui est une « façon symbolique de renverser l’État »… On est à la lecture déconcerté·e, ému·e, ragaillardi·e ou invité·e à rêver, sans cesser de constater qu’en définitive, « l’Histoire est une drôle d’histoire ». [L.M.]
Zulma, 2011
☰ Robespierre, derniers temps, de Jean-Philippe Domecq
Nom terrible que celui de Robespierre : le visage à lui seul de la Terreur. « Le psychopathe légaliste« , titrait Historia en 2011 ; « itinéraire d’un fanatique« , écrivait L’Histoire sept ans plus tôt. Quant à la ville de Paris, elle a refusé, par la voix majoritaire de son Conseil, de lui attribuer une quelconque rue. Ce livre a paru au milieu des années 1980, et ça n’a rien d’un détail : Reagan régnait, Mitterrand avait subitement tourné le dos au socialisme, un mur coupait Berlin et l’URSS faisait encore trembler le « monde libre ». L’historien libéral François Furet donnait alors le la : la Révolution française est terminée et c’est heureux — elle fut rien moins que la matrice du totalitarisme stalinien. Jean-Philippe Domecq, trente-cinq ans, publiait ici son premier ouvrage. Hybride dans sa forme (on ne sait comment le qualifier, ses pages empruntant à la littérature, l’essai, la biographie et la poésie) ; entrelacé sur le fond. Ce portrait de l’un des plus fameux républicains du Club des Jacobins s’avance par petites touches. L’ange et le monstre ? Introuvables. Reste un homme, certes singulier. « Robespierre incarne une dimension spécifique à la culture française et que celle-ci précisément veut occulter« , écrit Domecq. Et l’écrivain de fouiller l’ombre et de s’avouer « hant[é] par lui« . S’il confie admirer la rigueur de l’historien, il ne craint pas de faire état de ses « doutes« . « Envions ceux qui ont trouvé réponse à la violence dans l’histoire. » Il retrace la répression à l’endroit des ennemis et, surtout, des amis ; admet la difficulté à appréhender la Terreur « sans s’abriter derrière bons sentiments et théories structurées« . La fin approche ; le martyre se dessine ; on devine l’écrivain saisi par son héros. Il n’en dit pas moins la « grave erreur » de la loi du 22 prairial, la « fuite en avant dans le moralisme verbeux » de Robespierre, le compagnon fidèle qu’il noya au nom du bien commun. Puis s’adresse directement à lui : « Dans ce monde où le temple est aux marchands, on ne sacrifie à l’idéal que le temps de le sacrifier, on aime l’idéal beau et bête, et les révolutionnaires impolitiques et perdants. Or toi, tu n’as pas perdu pendant cinq ans : cinq ans de révolution pour les privilégiés valent des siècles d’empire pour les opprimés. Les privilégiés ne sont pas prêts d’oublier le petit épouvantail à perruque empoussiéré d’histoire, Robespierre de papier. » [L.T.]
Folio, 2011 [Seuil, 1984]
☰ La Maison indigène, de Claro
Claro aime à visiter les spectres, les fantômes, les esprits qui hantent l’Histoire comme les gens qui l’ont peuplée. Mais dans La Maison indigène, point d’ectoplasme à l’horizon : c’est d’êtres de chair et d’os dont il s’agit, des êtres passés par une même demeure, construite à Alger au seuil des années 1930. Cette maison, qu’on a appelée tout à la fois « mauresque », « du Centenaire » ou, enfin, « Indigène » a « l’âge de mon père et le regard de mon grand-père, puisque le premier est né dans son ombre et que l’autre l’a planté en plein soleil ». À Alger, au seuil des années 1930, Léon Claro a en effet été chargé d’édifier la reproduction d’une villa à l’image de celles qui s’élevaient l’année où la France s’est piquée d’envahir la ville, puis le pays entier. Célébrations ou folklore obligent, il convient de reconstruire ce qui a été détruit, l’authenticité comme mot d’ordre. L’auteur enquête ainsi sur un bâtiment autant que sur une famille qu’il a longtemps rejeté à la lisière de sa prose. Cette famille est pied-noir, originaire de l’île de Minorque, dans les Baléares, avant que d’arriver en Algérie. Il y a Léon Claro, l’architecte, et Henri, le père, le poète défait. Autour d’eux, à Alger, Paris ou ailleurs, d’autres figures surgissent : Camus, que ses jeunes années ont mené dans les couloirs de la Maison ; Sénac, l’ami d’Henri, la colocataire parfois, celui dont « la main a aspiré le soleil comme un crachat ravalé ». La lecture avance au gré des lettres retrouvées, des passages en bibliothèques ou dans les archives, des rencontres. « Tout écrivain, digne ou indigne de ce nom possiblement postiche, aime à s’appuyer au tronc d’un texte. » Ici, on trouve plusieurs arbres desquels profiter : il y a Noces et Le Premier homme, de Camus, ainsi qu’Ébauche du père, de Sénac ; il y a, aussi, le souvenir d’Artaud ou de Guyotat, formant la matrice littéraire de l’écrivain ; il y a, enfin, la poésie du père, héritage familial devant lequel « il vaut mieux parfois rester démuni ». « Mesure et floraison » : voici ce dont rêve Claro, dans ces pages, pour définir l’ouvrage en cours ; à son terme, on se dit qu’il a su tenir la ligne. [E.M.]
Actes Sud, 2020
Photographie de bannière : Ursula Schulz-Dornburg
REBONDS
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