Cartouches (70)


Le grand sys­tème du vivant, la lutte contre le pro­duc­ti­visme cli­ma­ti­cide, le racisme comme régime de pou­voir, le com­mu­nisme impur, un syn­di­ca­lisme de com­bat, le flan de la méri­to­cra­tie, une ren­contre avec un cro­co­dile, l’Espagne répu­bli­caine, la Révolution fran­çaise et une mai­son d’Alger : nos chro­niques du mois de novembre.


L’Ordre des choses, de Bruno Remaury

Au début, la lumière. Cela, on le sait : voi­ci deux mil­lé­naires que pro­phètes et pré­di­ca­teurs se par­tagent le droit de le rap­pe­ler. Puis on acco­la une majus­cule à ce mot : le XVIIIe siècle s’en vit sou­dai­ne­ment éclai­ré « et toutes choses, roches, bêtes et plantes, qui se tenaient jusque-là dans l’ordre bien­heu­reux de l’inclassé du monde, allaient se trou­ver orga­ni­sées selon le grand sys­tème du vivant ». C’est cet élan d’ordonnancement que Bruno Remaury tente de sai­sir, lui qui s’est d’abord atta­ché à dépeindre les évo­lu­tions de notre rap­port à l’espace et au temps, dans Le Monde hori­zon­tal et Rien pour demain. Mais, contrai­re­ment à son objet, l’auteur ne cherche pas la tota­li­sa­tion : il avance par frag­ments, anec­dotes, por­traits fic­tifs ou dûment docu­men­tés, petits faits et grandes avan­cées. Il y a Monsieur de Saint-Martin qui délaisse les mon­da­ni­tés pour s’enfoncer chaque jour un peu plus dans la pour­suite des bêtes et dans la forêt ; il y a Elizabeth, reine d’Angleterre, qui vio­lente son peuple au nom du pro­grès, du com­merce, de l’aménagement de ses terres ; il y a Martin Wynn, clo­chard à Londres qui se sou­vient de Myrddin le Gallois tan­dis qu’un poli­cier lui demande de des­cendre de son arbre. Dans le sillage de Walter Benjamin, Remaury joue de détours et de col­lages pour décrire les contra­dic­tions propres au capi­ta­lisme nais­sant. On classe et on asser­vit ; on embrasse la rai­son et on gifle les fêtes et les rituels. Alors que Linné des­sine son Systema naturæ et que Defoe affirme l’opposition entre sau­vage et civi­li­sa­tion dans Robinson Crusoé, on brûle des femmes par mil­liers en Allemagne, en France et en Angleterre, on expro­prie les pay­sans dans les cam­pagnes d’Écosse et on les rem­place par autant de mou­tons. L’ordre des choses, ce serait ce qui va de soi ; Remaury nous montre ici que pour ce qui est de la moder­ni­té, il n’en est rien. [R.B.]

Éditions Corti, 2021

Pour la jus­tice cli­ma­tique : stra­té­gies en mou­ve­ment, d’Attac

Six ans après la COP21, qui a cata­ly­sé l’installation du mou­ve­ment pour la jus­tice cli­ma­tique en France, l’association alter­mon­dia­liste Attac dresse un pre­mier bilan théo­rique et stra­té­gique. Le point de départ : le « chaos cli­ma­tique » ne frappe pas indif­fé­rem­ment l’humanité ; il croise les inéga­li­tés pré­exis­tantes à dif­fé­rentes échelles. Face à ce constat, les contes­ta­tions se sont mul­ti­pliées, cha­cune mobi­li­sant des modes d’action spé­ci­fiques : mani­fes­ta­tions, blo­cages, grèves, actions de déso­béis­sance civile, voie juri­dique, sabo­tage… Retraçant les glis­se­ments stra­té­giques d’un mou­ve­ment mor­ce­lé, les auteurs refusent, en fai­sant appel à l’histoire de l’altermondialisme, tout rejet caté­go­rique et prin­ci­piel d’un mode d’action. Au contraire, il s’agit de suivre à la fois un prin­cipe de soli­da­ri­té entre mili­tants et une prise en compte cir­cons­tan­ciée des condi­tions de mobi­li­sa­tion à un ins­tant t, la plu­part du temps sous forme d’un « consen­sus d’action ». La ques­tion stra­té­gique se décline éga­le­ment autour des échelles d’action. Si l’altermondialisme s’est lar­ge­ment consti­tué dans un cadre trans­na­tio­nal, les auteurs recon­naissent la néces­si­té de relo­ca­li­ser les luttes, de les faire « atter­rir ». Ce retour à une dimen­sion ter­ri­to­riale assu­mée des conflits n’empêche pas leur inclu­sion dans des reven­di­ca­tions plus larges. Ici, le modèle de la cam­pagne, for­te­ment mobi­li­sé par les ONG, est don­né en exemple puisqu’il per­met de divi­ser une reven­di­ca­tion géné­rale — réduire les émis­sions de gaz à effet de serre par exemple — en une série d’objectifs concrets : empê­cher la construc­tion d’un aéro­port ou d’un pipe­line, la tenue d’une assem­blée géné­rale d’une com­pa­gnie pétro­lière, etc. Même si elles peuvent paraître déri­soires en com­pa­rai­son des chan­ge­ments néces­saires, ces « petites » vic­toires per­mettent au mou­ve­ment de se ren­for­cer. Pour « faire dérailler le train du pro­duc­ti­visme cli­ma­ti­cide« , point de solu­tion miracle, donc : il fau­dra faire feu de tout bois. [M.H.]

Les liens qui libèrent, 2021

Race, de Sarah Mazouz

Lancée en 2019 par les édi­tions Anamosa, la col­lec­tion Le mot est faible s’attache, dans des textes courts et inci­sifs, à ravi­ver le poten­tiel cri­tique de concepts dont le sens a été détour­né ou neu­tra­li­sé par les logiques du pou­voir (démo­cra­tie, école, peuple, his­toire, etc.). C’est à une tâche légè­re­ment dif­fé­rente que s’attelle Sarah Mazouz puisque la notion de « race » a his­to­ri­que­ment d’abord ser­vi la domi­na­tion, avant de voir son sens être réap­pro­prié par les luttes et les ana­lyses cri­tiques. Elle décrit ain­si le para­doxe de la race avec lim­pi­di­té : « la race n’existe pas au sens bio­lo­gique et natu­rel que le raciste lui attri­bue. Mais elle existe socia­le­ment, comme régime de pou­voir ». L’autrice insiste donc sur la dimen­sion heu­ris­tique de la race pour l’analyse de situa­tions concrètes de domi­na­tion et pro­pose à ce titre quelques dis­tinc­tions utiles. « Racialisation » désigne « les logiques de pro­duc­tion des hié­rar­chies raciales dans telle ou telle socié­té don­née » et engage l’étude de celles et ceux qui sont soumis·es à ces hié­rar­chies autant que celle des groupes qui sont ame­nés à en tirer pro­fit. « Racisation », plus spé­ci­fique, qua­li­fie le pro­ces­sus de « pro­duc­tion de l’assignation racia­li­sante » et « raci­sé », « un groupe sou­mis à un rap­port de pou­voir racia­li­sant ». Ce texte, qui vise à répondre à plu­sieurs reproches récur­rents adres­sés aux usages cri­tiques de la race, pro­cède d’un double refus : refus d’un uni­ver­sa­lisme abs­trait qui conduit au « déni des effets sociaux de la race » ; refus d’accorder a prio­ri la pri­mau­té à la classe sociale dans l’analyse des rap­ports de pou­voir. Mais il ne s’agit en aucun cas de sub­sti­tuer une hégé­mo­nie à une autre : la race, en tant qu’outil d’analyse cri­tique, ne pré­tend pas s’appliquer à tous les contextes ni à toutes les époques, pas plus qu’à fonc­tion­ner de manière auto­nome. On conseille­ra à ce titre et en pro­lon­ge­ment de cet essai la lec­ture de Pour l’intersectionnalité, que Sarah Mazouz signe avec Éléonore Lépinard chez le même édi­teur. [B.G.]

Anamosa, 2020

 Autonomie ! — Italie, les années 1970, de Marcello Tarì

Les années 1960 ont été mar­quées, en Italie, par de longs et mémo­rables conflits sociaux. Les lieux de leur déploie­ment sont bien connus : les usines auto­mo­biles du nord du pays. Au même moment naît un cou­rant, l’opéraïsme, qui entend don­ner des assises théo­riques à ces luttes ouvrières mas­sives. Sur les braises encore rou­geoyantes du mar­xisme-léni­nisme, en marge du Parti com­mu­niste, on dis­serte sur l’ouvrier comme unique sujet révo­lu­tion­naire. Les années 1970 font voler en éclats ce car­can que d’aucuns consi­dèrent trop rigide. Alors — et peut-être pour la seule fois, sous cette forme, dans l’histoire de l’autonomie ouvrière —, « le refus du tra­vail, l’extranéité hos­tile à l’institution, la vio­lence dif­fuse, l’ingouvernabilité des ser­vices publics » deviennent « la ligne de conduite de masse ». Un fais­ceau d’éléments qui marque le pas­sage de « l’autonomie des ouvriers » comme reven­di­ca­tion et ensemble de pra­tiques, à « l’autonomie dif­fuse », soit « l’organisation auto­nome de la vie à par­tir des besoins les plus élé­men­taires ». Il s’en est fal­lu de peu, nous rap­pe­lait Frédéric Lordon, pour que la mémoire de cette séquence ne se perde pas ; Marcello Tarì fait ain­si œuvre d’archivage, geste utile qui n’en reste pas à la seule fabrique de l’Histoire. Faire en sorte que l’Autonomie soit enfin « lisible », c’est, dit-il, rendre « prêt à l’usage » son héri­tage. L’auteur plaide dès lors pour un retour de l’idéal com­mu­niste, posi­tion sin­gu­liè­re­ment retra­vaillée en Italie durant ces années. « Le com­mu­nisme esquis­sé par l’Autonomie est impur, il réunit Marx et l’antipsychiatrie, la Commune de Paris et la contre-culture amé­ri­caine, le dadaïsme et l’insurrectionnalisme, l’opéraïsme et le fémi­nisme, il téles­cope Lénine et Frank Zappa ». L’Autonomie a ins­tau­ré, dix années durant, une véri­table « césure révo­lu­tion­naire » qui a fait pas­ser le ter­rain de lutte du lieu de tra­vail aux lieux de vie, des moyens de pro­duc­tion aux moyens de sub­sis­tance. [E.M.]

La Fabrique, 2011

On fabrique, on vend, on se paie  Lip 1973, de Charles Piaget

La lutte menée par les Lip au cours de l’année 1973 est bien connue. L’autogestion de l’usine de montres bison­tine, mise en œuvre par les ouvriers et les ouvrières pour faire front contre les licen­cie­ments mas­sifs, a été lar­ge­ment docu­men­tée. Mais l’ambition de ce petit livre, écrit par le lea­der his­to­rique de cette lutte, ne vise ni la syn­thèse exhaus­tive, ni le témoi­gnage exclu­sif. Rédigé dans un style sobre et ramas­sé, il s’agit de mettre en lumière la figure qui en a été le prin­ci­pal pro­ta­go­niste : le « grand col­lec­tif de salarié·es ». En repre­nant le récit bien en amont du coup d’éclat de 1973, Piaget montre que cette ultime vic­toire n’a été pos­sible que grâce à un tra­vail syn­di­cal de longue haleine, qui pen­dant près de deux décen­nies a trans­for­mé la « peur » et la « honte » éprou­vées par les salarié·es en une « force » reven­di­ca­tive qui sur­pren­dra Fred Lip lui-même. Au fond, c’est toute la culture syn­di­cale tra­di­tion­nelle que l’on voit ques­tion­née et réin­ven­tée pour faire naître ce « syn­di­ca­lisme de com­bat » : lais­ser gran­dir le Comité d’action plu­tôt que suivre les direc­tives des cen­trales ou ren­for­cer les pou­voirs des délé­gués ; pri­vi­lé­gier les assem­blées et les occu­pa­tions vivantes de l’usine plu­tôt que les blo­cages et les piquets de grève ; consa­crer son temps, son éner­gie et son intel­li­gence à la construc­tion de ce « grand col­lec­tif » plu­tôt qu’aux négo­cia­tions et aux tâches admi­nis­tra­tives. Alors que « le sys­tème hié­rar­chique de l’entreprise déve­loppe le côté manuel et étouffe la dimen­sion intel­lec­tuelle des salarié.es », le syn­di­cat a ici été mis au ser­vice de leur auto­no­mie. Apprendre à lut­ter autant avec « sa tête » qu’avec « ses pieds (manifs) », en somme. Finalement, Piaget brosse ici le por­trait sti­mu­lant d’une usine trans­for­mée en « une sorte d’école de la reven­di­ca­tion concrète », déli­vrant une for­ma­tion mili­tante solide à celles et ceux qui en consti­tuent la « base » et qui allaient grâce à elle faire l’expérience de la puis­sance du « grand col­lec­tif ». [L.M.]

Syllepse, 2021

HéritocratieLes élites, les grandes écoles et les mésa­ven­tures du mérite (1870-2020), de Paul Pasquali

Par ce néo­lo­gisme heu­reux, le socio­logue Paul Pasquali entend mettre en lumière deux dyna­miques au long cours. D’une part le fait que la rhé­to­rique méri­to­cra­tique, loin de rem­plir ses pro­messes affi­chées de démo­cra­ti­sa­tion de l’accès aux études supé­rieures, per­met aux élites de jus­ti­fier la per­pé­tua­tion de leur main­mise sur les filières les plus pres­ti­gieuses et les car­rières aux­quelles elles donnent accès. Par un tour de passe-passe, des par­cours indi­vi­duels lar­ge­ment déter­mi­nés par l’héritage de dif­fé­rents capi­taux (éco­no­mique, cultu­rel, social) se voient trans­for­més en odys­sées per­son­nelles où seuls le mérite, le talent ou la volon­té pri­me­raient — un dis­cours qui jus­ti­fie, en creux, l’absence des classes popu­laires dans les grandes écoles par des man­que­ments per­son­nels plu­tôt que par les inéga­li­tés sociales. Héritocratie désigne éga­le­ment les stra­té­gies et les méca­nismes par les­quels les grandes écoles ont su, mal­gré de nom­breuses remises en ques­tion depuis la fin du XIXe siècle, main­te­nir leur cohé­sion, leur posi­tion domi­nante et leur homo­gé­néi­té sociale. Retracer l’histoire des poli­tiques d’ouverture s’avère à ce titre éclai­rant. Pasquali en montre l’indéniable échec, mais insiste sur­tout sur le fait qu’elles ont ser­vi avant tout à entre­te­nir pour elles-mêmes et aux yeux de la socié­té la fable méri­to­cra­tique — tout en neu­tra­li­sant les réformes plus radi­cales qui auraient pu remettre en cause l’ordre inéga­li­taire du mérite. La figure du bour­sier occupe ici une place cen­trale, jus­ti­fiant par l’exemplarité de quelques-uns l’exclusion de tous les autres. « Restituer l’historicité du mérite en l’envisageant comme un enjeu de luttes » per­met néan­moins de don­ner toute leur place aux cri­tiques et aux contes­ta­tions : la per­pé­tua­tion du pou­voir des grandes écoles ne s’est pas faite sans heurts. Mais force est de consta­ter que la remise en cause du dua­lisme de l’enseignement supé­rieur a dis­pa­ru des reven­di­ca­tions à gauche et que le pres­tige et le pou­voir des filières d’élite n’ont fait que s’accroître au cours des der­nières décen­nies au détri­ment des uni­ver­si­tés. [B.G.]

La Découverte, 2021

Dans l’œil du cro­co­dile — L’humanité comme proie, de Val Plumwood

Un jour de février 1985, au nord de l’Australie, dans « un ter­ri­toire de pierres aux formes colos­sales et fan­tas­tiques, sculp­tées par le ciel, le vent et l’eau », la phi­lo­sophe Val Plumwood pagaie sur les eaux en crue d’une rivière. La sai­son des pluies débute, temps pro­pice à la remon­tée des cro­co­diles marins jusque dans les terres. C’est un tel ani­mal que croise ce jour-là Plumwood ; son corps et sa pen­sée en res­te­ront mar­qués pour le reste de sa vie. Car à trois reprises l’animal referme sa gueule sur elle ; à trois reprises la proie se débat, s’échappe, res­pire ; à trois reprises Val Plumwood manque de mou­rir. Elle s’en sor­ti­ra et ce récit est là pour le prou­ver. Mais, plus que la matière d’un simple témoi­gnage, l’autrice fait de cette ren­contre un levier pour une nou­velle approche de la condi­tion humaine — une condi­tion éco­lo­gique, réso­lu­ment ani­male. Prise par le cro­co­dile, elle recon­naît sa sur­prise : « j’avais négli­gé ma propre vul­né­ra­bi­li­té en tant qu’animal comes­tible ». Partant de ce constat, elle s’attache à déplier, dans une série d’articles pour la pre­mière fois tra­duits en fran­çais, un ensemble de consi­dé­ra­tions éthiques pour l’espèce humaine et ses rela­tions au reste du vivant. Plumwood oppose ain­si un « ani­ma­lisme éco­lo­gique » à un « véga­nisme onto­lo­gique », « sub­ti­le­ment anthro­po­cen­trique » par ses vel­léi­tés uni­ver­selles. Tout en pre­nant acte que « les ani­maux sont des indi­vi­dus qui se connaissent les uns les autres et accordent une valeur à leur vie », l’autrice entend faire une place aux rela­tions qui inter­viennent quo­ti­dien­ne­ment dans les milieux natu­rels et y réin­sé­rer l’être humain. Son geste invite à « appré­hen­der la vie humaine en termes éco­lo­giques tout en appré­hen­dant la vie non humaine en termes éthiques », à pri­vi­lé­gier la soli­da­ri­té avec le vivant plu­tôt que la seule com­pas­sion à son égard. Un dépla­ce­ment qui pour­rait faire sou­rire d’autres théoricien·nes, jugeant peu tan­gibles ses impli­ca­tions concrètes. Reste que la phi­lo­sophe apporte ain­si une pierre impor­tante à cet édi­fice en per­pé­tuelle construc­tion qu’est l’éthique ani­male. [R.B.]

Wildproject, 2021

Le Trésor de la guerre d’Espagne, de Serge Pey

Un livre, deux recueils de récits : Le Trésor de la guerre d’Espagne et La Boîte aux lettres du cime­tière, qui res­ti­tuent la mémoire de répu­bli­cains et anar­chistes espa­gnols autant que les sou­ve­nirs d’un enfant qui arpente déjà tous les lan­gages. Si l’on connaît sur­tout Serge Pey pour sa poé­sie d’action, c’est ici dans l’art du récit que le poète exerce son métier. Les dizaines d’histoires ici réunies sont peu­plées d’hommes et de femmes qu’on appelle Chien ou Hirondelle, de vrais chiens dont on se met à par­ler la langue, d’arbres qui portent des noms de résis­tants, de pri­son­niers joueurs d’échecs, de bour­reaux qui sont par­fois des flics et par­fois des enfants, de mes­sages à trans­mettre, de lan­gages à sai­sir. L’ancienne por­che­rie fami­liale fait office d’école et d’université popu­laire ; on s’y dit que le mar­xisme est un art et pas une science ; on y apprend l’équilibre et on y médite l’espérance. Surtout, on y com­prend vite que les mots et les noms ont la même den­si­té que les choses, que la magie n’est jamais loin lorsqu’il s’agit de com­battre ou de ven­ger, que la résis­tance et la mort sont, l’une et l’autre, aus­si drôles que tra­giques. Mais au-delà de la grande Histoire qui se trame dans ces récits, le quo­ti­dien est lui aus­si l’objet des plus belles inven­tions : la télé­vi­sion des pauvres qui consiste à obser­ver, par jeu d’optique, le ciel sur la table ; les fleurs dans le jar­din d’une tante qui sont autant de sculp­tures ; la décou­verte d’une biblio­thèque où la place de chaque livre se doit d’être mémo­ri­sée ; les séances de ciné­ma aux­quelles on assiste clan­des­ti­ne­ment et qui obligent à lire les sous-titres à l’envers ; la leçon de poé­sie d’un anar­chiste qui conduit les enfants à s’enterrer dans le sable ; un timbre pla­cé à l’envers sur une enve­loppe qui est une « façon sym­bo­lique de ren­ver­ser l’État »… On est à la lec­ture déconcerté·e, ému·e, ragaillardi·e ou invité·e à rêver, sans ces­ser de consta­ter qu’en défi­ni­tive, « l’Histoire est une drôle d’histoire ». [L.M.]

Zulma, 2011

Robespierre, der­niers temps, de Jean-Philippe Domecq

Nom ter­rible que celui de Robespierre : le visage à lui seul de la Terreur. « Le psy­cho­pathe léga­liste« , titrait Historia en 2011 ; « iti­né­raire d’un fana­tique« , écri­vait L’Histoire sept ans plus tôt. Quant à la ville de Paris, elle a refu­sé, par la voix majo­ri­taire de son Conseil, de lui attri­buer une quel­conque rue. Ce livre a paru au milieu des années 1980, et ça n’a rien d’un détail : Reagan régnait, Mitterrand avait subi­te­ment tour­né le dos au socia­lisme, un mur cou­pait Berlin et l’URSS fai­sait encore trem­bler le « monde libre ». L’historien libé­ral François Furet don­nait alors le la : la Révolution fran­çaise est ter­mi­née et c’est heu­reux — elle fut rien moins que la matrice du tota­li­ta­risme sta­li­nien. Jean-Philippe Domecq, trente-cinq ans, publiait ici son pre­mier ouvrage. Hybride dans sa forme (on ne sait com­ment le qua­li­fier, ses pages emprun­tant à la lit­té­ra­ture, l’essai, la bio­gra­phie et la poé­sie) ; entre­la­cé sur le fond. Ce por­trait de l’un des plus fameux répu­bli­cains du Club des Jacobins s’avance par petites touches. L’ange et le monstre ? Introuvables. Reste un homme, certes sin­gu­lier. « Robespierre incarne une dimen­sion spé­ci­fique à la culture fran­çaise et que celle-ci pré­ci­sé­ment veut occul­ter« , écrit Domecq. Et l’écrivain de fouiller l’ombre et de s’avouer « hant[é] par lui« . S’il confie admi­rer la rigueur de l’historien, il ne craint pas de faire état de ses « doutes« . « Envions ceux qui ont trou­vé réponse à la vio­lence dans l’histoire. » Il retrace la répres­sion à l’endroit des enne­mis et, sur­tout, des amis ; admet la dif­fi­cul­té à appré­hen­der la Terreur « sans s’abriter der­rière bons sen­ti­ments et théo­ries struc­tu­rées« . La fin approche ; le mar­tyre se des­sine ; on devine l’écrivain sai­si par son héros. Il n’en dit pas moins la « grave erreur » de la loi du 22 prai­rial, la « fuite en avant dans le mora­lisme ver­beux » de Robespierre, le com­pa­gnon fidèle qu’il noya au nom du bien com­mun. Puis s’adresse direc­te­ment à lui : « Dans ce monde où le temple est aux mar­chands, on ne sacri­fie à l’idéal que le temps de le sacri­fier, on aime l’idéal beau et bête, et les révo­lu­tion­naires impo­li­tiques et per­dants. Or toi, tu n’as pas per­du pen­dant cinq ans : cinq ans de révo­lu­tion pour les pri­vi­lé­giés valent des siècles d’empire pour les oppri­més. Les pri­vi­lé­giés ne sont pas prêts d’oublier le petit épou­van­tail à per­ruque empous­sié­ré d’histoire, Robespierre de papier. » [L.T.]

Folio, 2011 [Seuil, 1984]

La Maison indi­gène, de Claro

Claro aime à visi­ter les spectres, les fan­tômes, les esprits qui hantent l’Histoire comme les gens qui l’ont peu­plée. Mais dans La Maison indi­gène, point d’ecto­plasme à l’horizon : c’est d’êtres de chair et d’os dont il s’agit, des êtres pas­sés par une même demeure, construite à Alger au seuil des années 1930. Cette mai­son, qu’on a appe­lée tout à la fois « mau­resque », « du Centenaire » ou, enfin, « Indigène » a « l’âge de mon père et le regard de mon grand-père, puisque le pre­mier est né dans son ombre et que l’autre l’a plan­té en plein soleil ». À Alger, au seuil des années 1930, Léon Claro a en effet été char­gé d’édifier la repro­duc­tion d’une vil­la à l’image de celles qui s’élevaient l’année où la France s’est piquée d’envahir la ville, puis le pays entier. Célébrations ou folk­lore obligent, il convient de recons­truire ce qui a été détruit, l’authenticité comme mot d’ordre. L’auteur enquête ain­si sur un bâti­ment autant que sur une famille qu’il a long­temps reje­té à la lisière de sa prose. Cette famille est pied-noir, ori­gi­naire de l’île de Minorque, dans les Baléares, avant que d’arriver en Algérie. Il y a Léon Claro, l’architecte, et Henri, le père, le poète défait. Autour d’eux, à Alger, Paris ou ailleurs, d’autres figures sur­gissent : Camus, que ses jeunes années ont mené dans les cou­loirs de la Maison ; Sénac, l’ami d’Henri, la colo­ca­taire par­fois, celui dont « la main a aspi­ré le soleil comme un cra­chat rava­lé ». La lec­ture avance au gré des lettres retrou­vées, des pas­sages en biblio­thèques ou dans les archives, des ren­contres. « Tout écri­vain, digne ou indigne de ce nom pos­si­ble­ment pos­tiche, aime à s’appuyer au tronc d’un texte. » Ici, on trouve plu­sieurs arbres des­quels pro­fi­ter : il y a Noces et Le Premier homme, de Camus, ain­si qu’Ébauche du père, de Sénac ; il y a, aus­si, le sou­ve­nir d’Artaud ou de Guyotat, for­mant la matrice lit­té­raire de l’écrivain ; il y a, enfin, la poé­sie du père, héri­tage fami­lial devant lequel « il vaut mieux par­fois res­ter dému­ni ». « Mesure et flo­rai­son » : voi­ci ce dont rêve Claro, dans ces pages, pour défi­nir l’ouvrage en cours ; à son terme, on se dit qu’il a su tenir la ligne. [E.M.]

Actes Sud, 2020


Photographie de ban­nière : Ursula Schulz-Dornburg


REBONDS

Cartouches 69, octobre 2021
Cartouches 68, sep­tembre 2021
Cartouches 67, juillet 2021
Cartouches 66, juin 2021
Cartouches 65, mai 2021

Ballast

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