Un nouvel imaginaire à créer, des paysages faits de peu, un médecin anglais, le feu et les transmissions féministes, un artisan de la photographie, le désir à tout prix, la vie de la cité, la question du pouvoir, des ronces comme des fleurs et la vie paysanne : nos chroniques du mois d’avril.
☰ Révolution — Une histoire culturelle, d’Enzo Traverso
Dans les pas de Marx et de Walter Benjamin, Enzo Traverso poursuit son examen de l’histoire moderne de la gauche en se penchant sur « la révolution comme une interruption soudaine — presque toujours violente — du continuum historique, comme une rupture de l’ordre social et politique ». Loin de l’historicisme que Benjamin considérait comme une forme de positivisme envisageant le passé ainsi qu’« un continent fermé et un procès bel et bien révolu, […] une accumulation d’éléments sans vie prêts à être ordonnés chronologiquement, archivés et déposés dans un musée », le penseur allemand opposait « une vision différente de l’histoire, pensée comme une temporalité ouverte ». Selon Benjamin toujours, « le passé est à la fois sans cesse menacé et jamais complètement perdu ; il hante le présent et peut être réactivé ». Pour Traverso, il est donc nécessaire de « réhabiliter le concept de révolution comme clef d’interprétation de l’histoire moderne » et de faire le bilan des expériences révolutionnaires afin de dépasser la « conscience partagée de la défaite historique des révolutions du XXe siècle » engendrée par la chute de l’URSS. « La gauche du XXIe siècle se voit contrainte de se réinventer, en prenant ses distances avec les anciens repères. Elle doit créer de nouveaux modèles, de nouvelles idées et un nouvel imaginaire utopique. » Faisant dialoguer une riche iconographie avec les parcours d’individus, les événements historiques et leur étude, il met en avant la part émotionnelle des révolutions qui ne peut être séparée des analyses politiques ou structurelles. S’intéressant tour à tour aux corps révolutionnaires, aux lieux de mémoire, à la figure de l’intellectuel révolutionnaire, l’étude nous amène jusqu’à ce qui semble en être la finalité profonde : l’examen lucide et critique de la révolution communiste, de ses accomplissements comme de ses échecs et de ses dérives. [L.]
La Découverte, 2022
☰ Journal d’Aran et d’autres lieux, de Nicolas Bouvier
« Je me suis une fois de plus laissé enfermer dehors. » À lire ces mots, on pourrait croire à un accès de contrariété, à une lassitude renouvelée. Sachant le parcours de leur auteur, on devine le sourire avec lequel ils ont été écrits. Dehors, voilà un lieu aimé de Nicolas Bouvier, comme la moitié d’une vie de voyageur, photographe, journaliste — l’autre, sans surprise, s’est passé dedans, c’est-à-dire à la table de travail, comme écrivain ou iconographe. Les « autres lieux » annoncés en sous-titre sont aussi des lieux autres, ou abordés autrement que de coutume. Ce sont autant de « paysages faits de peu » rencontrés en Irlande, en Corée, en Chine. Parmi eux se trouve Aran, ce chapelet d’îles jetées dans l’Atlantique au large de Galway que gagne Bouvier en plein hiver, au grand dam d’hôtes qui ne peuvent lui servir la soupe touristique habituelle. Après quelques jours d’apprivoisement mutuel, le décor prend du relief : un vieil homme raconte les sempiternelles mêmes histoires, des chevaux se cachent dans la brume et les habitant·es de l’île arborent peu à peu « cette distinction de vieux bois flotté qu’on trouve souvent dans les pays de vent ». De l’autre côté de la grande plaque eurasiatique, se tient l’île volcanique de Jeju où s’élève le mont Halla et le temple bouddhiste qu’il abrite. Si Bouvier passe pour un fin connaisseur du Japon — ses Chroniques japonaises en témoignent —, la Corée lui est étrangère. Au seuil des années 1970, la péninsule n’a rien de ce qu’on sait d’elle aujourd’hui. Dans un « effarement distrait », l’auteur y croise des « bâtiments neufs décrépis avant d’être achevés » et des bonzes avinés. Enfin, c’est la ville très ancienne de Xian qui clôt ce recueil. Et, plutôt que les attractions du lieu, c’est « une Chine bruegelienne » que donne à voir succinctement Bouvier à la suite d’un guide lettré et mystérieux. Pas de leçon ni de morale dans ces relations, seulement la curiosité des visages et des formes. Et l’auteur de conclure : « Si on ne laisse pas à un voyage le droit de nous détruire un peu, autant rester chez soi. » [R.B.]
Payot, 2015 (1990)
☰ Un métier idéal — Histoire d’un médecin de campagne, de John Berger et Jean Mohr
« Ça n’est pas un livre de photographies, mais un document archéologique. » Ces mots ne se trouvent pas dans Un métier idéal ; ce sont ceux du libraire ayant tendu ce livre à l’un de ses lecteurs. On n’aurait pu être plus juste. Archéologique en effet serait cette profession de médecin de campagne qu’ont guettée l’écrivain britannique John Berger et le photographe suisse Jean Mohr, deux mois durant en Angleterre, dans les années 1960. Des praticiens comme John Sassall, on n’en ferait plus — et, se permettrait-on d’ajouter, des volontaires se déclareraient-ils que la demande de rendement dans le secteur de la santé les en dégoûterait. Mais ça n’est pas tout. La composition même de ce livre paraît archaïque à qui le lit cinquante-cinq ans après sa parution. Une vie simple, décrite simplement, illustrée par une soixantaine de photos. Illustrer n’est pas le verbe adéquat ; disons que deux récits se juxtaposent. Là où Berger collectionne les anecdotes, donne vie à une inflexion de voix, à un regard vers un mur, à un changement de décision de la part du médecin avant de proposer des considérations générales sur l’évolution de la médecine, Mohr, lui, avance en cercles concentriques, du plus large au plus étroit. Ce sont d’abord les paysages d’ormes, de chênes, de ruisseaux et de villages qu’il donne à voir. Puis c’est à John Sassall d’apparaître dans ses occupations, fermant une porte au moment de quitter un patient ou bien les mains sur le cou, le bras, le ventre d’un ou d’une autre. Enfin, c’est son visage qui attire l’objectif du photographe, le sien et celui des habitants de ce morceau de campagne anglaise. Deux récits, donc, dans lesquels il convient de plonger d’un même élan. S’élaborent ainsi des figures qui composent un même grand corps humain, ausculté par un médecin qui finira par se donner la mort — mort à laquelle réagira Berger, ce dernier avouant alors « [reconsidérer] avec une tendresse accrue ce qu’il a entrepris de faire et ce qu’il a offert aux autres aussi longtemps qu’il a pu le supporter ». [E.M.]
Éditions de l’Olivier, 2009 (1967)
☰ Pompières et pyromanes, de Martine Delvaux
Les féministes seraient pompières et pyromanes. C’est en tout cas ainsi qu’a été qualifiée l’autrice québécoise Martine Delvaux, et ce n’est pas la moindre des insultes qui lui sont adressées. Grande idée que d’en faire le titre de son dernier ouvrage : Pompières et pyromanes a été publié quatre années après Le Monde est à toi. Deux livres comme une lettre ininterrompue adressée à son adolescente — 14 ans au moment de l’élection de Trump, 18 après la pandémie. Deux livres qui offrent quelques outils aux mères qui doivent apprendre à leurs filles à prendre place dans le monde, elles qui ont « le féminisme comme langue maternelle », dans des sociétés encore odieuses envers ce qui est associé au féminin. Mais quelle place occuper quand le monde s’enflamme ? Comment trouver le juste équilibre entre désespoir et espoir ? « Ne pas se retourner quand on fuit un incendie. » C’est l’image du feu qui est le liant de son dernier ouvrage. « Le 28 janvier 2021, un incendie fait rage en Patagonie, 8 500 hectares de forêt ont été consumés. » Les réflexes humains face aux catastrophes ; les lucioles qui ne s’allument plus ; la réaction des chevaux face aux brasiers ; le feu mythologique, celui des luttes sociales… « Ces pages sont nées de ma fascination pour le feu. Elles sont remplies de souvenirs brûlants, de scènes incendiées, de flammes qui ont marqué l’histoire des femmes. » Une lettre formellement éclatée mais curieusement cousue par ce mot qui charrie l’idée de destruction et de lumière. Delvaux a le souci du lien avec les jeunes générations : elle embrasse leurs intérêts, écoute leurs peines, leurs peurs, leurs rages. Ne juge rien. « Je nous imagine devant un immense feu de joie dans lequel nous lançons des bâtons qu’on nous a mis dans les roues, les empêcheurs de tourner en rond, les idées toutes faites, la langue de bois, les mots usés, les mensonges, les faussetés, les croyances et les peurs infondées, les préjugés, les haines et cruautés. Que les flammes avalent tout ce qui détruit. » [M.M.]
Les Avrils, 2022
☰ Haines, de Gilles Peress
« Je suis Gilles. Un fantôme. Pas un photographe de guerre. » De fait, l’approche de Gilles Peress est bien loin de celle des magazines en quête d’images fortes calibrées pour une demande occidentale de sensationnalisme. Lui, il documente. Et pour ça, il passe du temps là où ses objectifs se posent. Il s’assoit, observe, discute, vit pour partager un morceau du quotidien de celles et ceux dont il veut partager l’histoire. Mais il ne prend pas partie, et passe d’un camp à l’autre. Nord de l’Irlande, Balkans, Rwanda… La monographie Haines donne un aperçu de ce travail qui documente les conséquences les plus extrêmes du nationalisme. Ses images serviront de témoignage sur le Bloody Sunday ou à photographier les fosses communes des Balkans au sein de l’équipe de médecins légistes qui enquête sur les crimes de guerre qui y ont été commis pour le tribunal de La Haye. « Quand j’ai choisi d’aller en Bosnie, je n’avais pas l’intention de faire des photographies d’artistes ou une œuvre quelconque. Ce sont des raisons de citoyen, morales, politiques, pour lesquelles je suis parti là-bas. » Il ajoute : « J’ai choisi la photo parce que c’est quelque chose que je sais faire, c’est le seul mode que j’ai pour comprendre et formaliser la réalité. Je pense peu, je fais les choses, voilà. J’essaie d’être un artisan. » À l’opposé d’un Cartier-Bresson obnubilé par la composition formelle de ses images, Peress, lui aussi membre de l’agence Magnum qu’il a dirigée pendant un temps, enregistre : les moments de tension et l’ennui, la vie quotidienne comme l’extraordinaire. Des adolescent·es qui jouent, les militaires anglais qui se préparent à matraquer des manifestant·es… « Si j’avais pu décrire l’air et le temps qui passe, je l’aurais fait », déclare-t-il. De loin ou de près, statique ou porté par un mouvement, stable ou en déséquilibre, se concentrant sur l’individu ou le collectif, ce n’est pas l’image isolée qui compte mais l’ensemble, racontant par là même un processus et non pas un simple événement particulier. [L.]
Photo Poche/Actes Sud, 2004
☰ Désirer à tout prix, de Tal Madesta
Des mains toutes ensemble poussent les murs pour « faire foyer » autrement. Quelque chose qui s’appelle mouvements féministes, dans le sens vibrant du mot « mouvement ». C’est-à-dire : à force de luttes et de ruptures, à force d’entendre moi aussi à propos des violences sexuelles, on rêve que le vieux patriarcat crève. En admettant que la famille nucléaire structurée par le mariage hétérosexuel (encadrant la filiation, la sexualité conjugale et l’héritage) n’induit pas un bonheur de facto ; en ouvrant l’œil sur les familles broyées ou recomposées, les mères isolées ; en ayant la possibilité de la contraception, de l’IVG et celle, récente, de s’unir non plus seulement avec le sexe opposé : voilà qui ouvre enfin les possibilités de faire compagnonnage avec qui on choisit. C’est-à-dire : assumer des relations de vie qui ne soient pas seulement arrimées à l’idée d’un grand amour, ni même que ce noble mot puisse signifier tout en bloc le romantisme, le sexe, les enfants. Désirer à tout prix, écrit Tal Madesta. Un essai percutant sur la libération sexuelle comme consigne capitaliste. « Un corps qui a des difficultés à jouir ou désirer est un corps qui va devoir optimiser son fonctionnement », constate l’auteur. « Nous sommes cerné·es par une image émancipatrice de la sexualité, forcément désirable, et par l’idée que la non-conformité à cette norme est pathologique. » L’impératif à la jouissance — bradant sextoys, libido et consommation de partenaires — a réussi à « rendre désirable et désiré ce qui peut nous faire violence. » Madesta marque une pause dans le récit féministe contemporain. Il pointe les dissonances, analyse ce qui fonde ces impératifs et ce qu’il perçoit comme une aliénation collective, rappelant combien « c’est au sein du couple que l’entrelacement entre sexualité, domination et exploitation est le plus fort ». Puis interroge : « Et si ce n’était pas grave de préférer d’autres formes de liens affectifs ? » Ça bouscule et ne dit rien des singulières solitudes. Mais quoi de plus vivant que de questionner tout ça ? [M.M.]
Binge, 2022
☰ Nous… la Cité, de Rachid Ben Bella, Sylvain Erambert, Riadh Lakhechene et Joseph Ponthus
Il est des exercices littéraires plus complexes que d’autres. Bien des écrivains se sont risqués à celui-ci avec des résultats pour le moins mitigés : donner à lire la parole de celles et ceux qu’on n’entend pas habituellement. Le danger est grand de la dénaturer, cette parole, d’y transposer ce qui ne s’y trouve pas et ce que l’écrivain mettrait de son parcours, de son expérience — au risque qu’on l’entende lui et non les muets interrogés. Cette dérive, l’ouvrage Nous… la Cité l’évite avec brio. « Ces rues d’où ce livre parle, ce sont celles d’un quartier populaire comme tant d’autres. Plusieurs cités HLM dont les tours s’élèvent crânement. » Et, dans ces rues, résonnent la voix de quatre jeunes de Nanterre : ils racontent leur existence sous l’impulsion d’un éducateur de prévention spécialisée. « Il en a fallu du temps, pour que quatre jeunes de quartier puissent se livrer aussi ouvertement. Plus de cinq ans de travail éducatif quotidien, exigeant. Soudain, la chance de quelques rencontres nous permet d’envisager l’inconcevable : écrire un livre. Tout raconter. Le quotidien, les flics, les conneries, le business, la religion, la taule, les à‑côtés de la cité… » Il faudra également tout le talent de l’éducateur qui anime cet atelier d’écriture pour mettre en forme ces paroles brutes, parfois brutales : Joseph Ponthus. L’ouvrage alterne feuillets d’atelier d’écriture et textes personnels, lesquels dévoilent les contours de la parole portée sans en changer la nature, voire permettent de s’en saisir pleinement. Rouvrir ce livre aujourd’hui, c’est aussi l’occasion de découvrir une autre facette du travail de Ponthus, écrivain parti trop tôt. « – Tu vois, Joseph, on a fait une réu sans te prévenir, on a discuté et réfléchi et, franchement, ça ne va pas du tout… / Léger coup de stress. / – Parce que, en fait, Nous, la cité, ça ne correspond pas à ce qu’on veut faire passer comme message. Tu vois, la virgule, elle nous assimile trop à la cité en général, alors qu’on veut juste témoigner. Du coup, on propose de la remplacer par trois petits points. Tu vois : Nous… La cité, ça rend les choses plus claires, non ? » [R.L.]
Zones/La Découverte, 2012
☰ Et maintenant le pouvoir — Un horizon politique afroféministe, de Fania Noël
« Une seule question mérite à mon avis d’être posée : comment faire pour que l’on puisse tout·es vivre des vies dignes ? » Dans ce nouvel essai, la militante et universitaire Fania Noël interroge le pouvoir : « comment il s’exerce sur nous, comment il nous est collectivement retiré et surtout comment le prendre, le partager » ? Ne plus subir isolément le racisme ou les violences patriarcales, se rencontrer, se structurer politiquement, se faire entendre ; imposer ses récits, fabriquer ses propres outils d’énonciation, refuser les pièges de l’assignation, imaginer qu’autre chose est possible… Aussi : refuser les paillettes de la bourgeoisie jetées sur les transfuges de classe. « J’ai remarqué que les sociaux-démocrates de tout bord affectionnent ce terme pour parler des personnes non-blanches dans les professions dites intellectuelles
qui ont parfaitement assimilé la culture et les savoirs légitimes. » Mais la bourgeoisie n’aime pas entendre parler de « races sociales ». Elle aime encore moins qu’on lui rappelle qu’une partie des Français est issue d’une histoire qu’elle peine à regarder en face. Pour cause : celle-ci structure encore l’ordre du monde. Forte d’une expérience personnelle au sein de divers collectifs d’éducation populaire et de soin communautaire (dont l’organisation Mwasi), Fania Noël revient sur le déploiement de l’afroféminisme comme mouvement politique autonome dans l’espace hexagonal, convoque le panafricanisme révolutionnaire et l’internationalisme ; elle ne manque pas de réhistoriciser les luttes populaires des femmes noires et plus largement des mouvements décoloniaux, pris dans un étau fondamental, entre État policier et internationale des patriarcats. Elle invite à être idéologue et à puiser dans les ressources communautaires en même temps que dans les stratégies environnantes — avec, toujours, lucidité. « Le refus comme force de déstabilisation, l’expérimentation et la réinvention » : autant d’objectifs qui révèlent la « persistance à résister ». [M.M.]
Cambourakis, 2022
☰ Les Carnets du crocodile, de Qiu Miaojin
« Je ferme portes et fenêtres, décroche le téléphone, m’assieds. C’est ça, écrire. » C’est un retranchement, un rituel d’exorcisme aussi : aucun soubresaut du moi n’est négligé. Pour faire le récit de quatre années de vie étudiante dans le Taipei de la fin des années 1980, Qiu Miaojin fait parler Laz, une jeune femme aux prises avec des forces d’autodestruction, et qui déploie en retour une écriture introspective, incisive. « J’ai cruellement tranché dans le vif — de l’existence, de moi-même, d’autrui ». Qiu Miaojin est une autrice que l’on connaît très peu en France, ses écrits n’étant parus que récemment en traduction. Elle est pourtant une figure importante à Taiwan : nombreuses sont les « crocodiles » (une espèce avançant masquée au quotidien, sous de beaux « costumes d’humain », et que l’on appelle aussi lesbiennes) à reconnaître en elle une voix puissante, qui nous parle depuis la jeunesse et la souffrance mortelle que l’autrice transposa de son vivant en littérature — elle se suicide à 26 ans, à Paris, en 1995. Depuis, ses Carnets du crocodile et ses Dernières lettres de Montmartre ont nourri la culture féministe et lesbienne en Asie. Tourmentés, ces écrits ne se refusent cependant pas à l’humour ni à la satire : la narration est vive — une construction par succession de fragments, de scènes, de nœuds psychologiques que tous les personnages contribuent à resserrer, à enrichir. Il y a ici, au centre de tout, celle qui vit avec Laz un amour impossible : Shuiling. Leur histoire est un torrent semé de ronces, où fleurissent aussi, en marge, quelques fleurs entêtantes : Tuntun et Zhirou, deux jeunes femmes elles aussi liées par l’amour, ou encore Mengsheng, frère ou amant fou, ancien voyou digne d’un roman de Jean Genet, brillant toujours plus vivement sur les ruines de lui-même. Saisie sur le vif de puissants affects entremêlés, ce livre est aussi une tentative de canaliser le duel incessant qui se joue entre sentiment d’abjection et libre exploration de désirs amoureux, entre pulsions de dire et de taire, de vivre et de mourir. [Y.R.]
Noir sur Blanc, 2021
☰ La Femme sur le toit, de Yu Xiuhua
« Chaque jour se cramponner, puiser l’eau, faire à manger, prendre en leur temps les remèdes / s’exposer à la lumière quand brille le soleil / sécher une peau d’orange / boire en alternant les feuilles à infuser / chrysanthème, jasmin, rose, citron / leur beauté semble conduire vers le printemps / c’est pourquoi je tasse encore et encore / la neige dans mon cœur / parce qu’elle est trop pure, trop proche du renouveau ». Yu Xiuhua, dont l’œuvre compte des milliers de poèmes, est une voix immense et reconnue de la poésie chinoise contemporaine. Ce recueil traduit par Brigitte Guilbaud vient l’introduire au lectorat francophone, et révéler une poésie traversée de puissants motifs incessamment invoqués sans être seulement lancinants. La lumière, le vent, le blanc de la neige, le blé, la pluie ou le colza peuvent être avalés pareillement par le regard et le corps de celle qui parle au monde ou s’adresse à quelqu’un en semblant toujours appeler, désirer une réponse à la hauteur — en laquelle pourtant elle n’a guère foi. C’est une langue poétique qui prend appui sur les choses, les proches, les animaux du quotidien. C’est parfois un oiseau qui tombe, là, et dont le regard propulse aux cimes. Ce sont ailleurs les lapins blancs que Yu Xiuhua élève, ou bien un poisson qu’elle vomit. Dans cette écriture se côtoient le lent rythme du corps, sa maladie, son handicap (Yu Xiuhua est atteinte de paralysie cérébrale depuis sa naissance) et le désir brûlant, la profonde et triste solitude, la convocation d’amours absentes, ravageuses — celles d’« une femme dont la poitrine est en feu ». Les gestes et émotions de la vie paysanne se transmuent en poèmes ; une couleur du ciel, la présence d’une lampe, la mort d’un père, la venue d’un amant, autant d’impressions-images d’une vie se vivant — « le plus souvent, je ne fais que vivre, sans maladie, sans désir, / un repas par jour / j’ai déjà vécu jusqu’à l’avenir, l’avenir est ainsi / un arbre grandit en moi / c’est au-delà de toute espérance, c’est tout naturel ». [Y.R.]
Éditions Picquier, 2021
Photographie de bannière : Ernö Vadas, 1957
REBONDS
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