Une analyse de la politique sanitaire chinoise, le roman de l’amiante, une doctrine de contre-insurrection, l’invasion de l’Ukraine, les petites mains de Foxconn, l’histoire orale d’un squat toulousain, le boulot sous régime néolibéral, un bûcheron qui dessine, des adolescentes sous contrôle et une maternité comme une clôture : nos chroniques du mois d’octobre.
☰ Contagion sociale, du collectif Chuang
Avec Contagion sociale, le collectif Chuang livre sans nul doute l’analyse la plus convaincante de la politique sanitaire chinoise durant la pandémie de Covid-19, mais aussi une interprétation globale originale du fonctionnement et du statut historique de l’État chinois. Rares sont les ouvrages portant sur la Chine contemporaine qui combinent ainsi témoignage, analyse historique et renouvellement théorique. D’un côté les médias, la presse dominante, mais aussi les sinologues les plus reconnus, nous ont accoutumé à l’image d’une Chine surpuissante et dystopique, face à laquelle l’alternative, ou mieux, le remède, ne peut être que la « démocratie » libérale. De l’autre, les thuriféraires d’un « socialisme réel », prêts à débusquer le moindre signe de fascisme dans les pays occidentaux dans lesquels ils vivent, continuent de faire montre d’une indulgence proprement sidérante à l’endroit de la Chine — d’un coup, la répression, qu’elle soit sanitaire ou ethnique, devient imaginaire, inventée par les puissances occidentales. Mais ces deux visions se rejoignent dans le fantasme d’un État chinois extrêmement puissant, diabolique pour les premiers, bienfaiteur pour les seconds. Chuang met en pièces ce double mirage en montrant que c’est précisément en raison de sa faiblesse que le gouvernement chinois s’est vu contraint d’adopter les mesures de confinement que l’on sait, et que si l’on devait admettre quelques « réussites » statistiques dans la gestion sanitaire du Covid-19, au moins au début de la pandémie, celles-ci ne sont nullement dues aux mesures étatiques mais bien plutôt aux actions menées par des gens ordinaires à une échelle locale. L’État n’est que cette instance qui énonce des directives vagues, avant de sanctionner a posteriori les initiatives prises à des échelons inférieurs. La description et l’analyse que Chuang fait des diverses unités sociales et administratives en Chine populaire est à ce titre fort instructive. Enfin faut-il signaler que Contagion sociale constitue un document précieux pour qui souhaite entrer dans le domaine largement inconnu de la gauche anti-autoritaire et anticapitaliste chinoise. [A.C.]
niet!éditions, 2022
☰ De notre monde emporté, de Christian Astolfi
« La Seyne-sur-Mer, octobre 1972. Je passe pour la première fois la porte des Chantiers. […] La veille, j’ai été embauché comme graisseur. » Le graisseur, c’est Narval. Un surnom tiré de son plongeon pour sauver un homme qui s’était jeté dans la rade. Un surnom, car tous les travailleurs des chantiers navals de la ville en portent un. Narval les rejoint au faîte de leur gloire et des Trente Glorieuses. Il connaît les paquebots qui en sortent comme un·e botaniste connaît sa flore. Son père, ajusteur « renommé pour la précision de son coup de lime », y a travaillé avant lui, y travaille encore. Comme les autres, Narval l’assure : « Je ne dirai jamais que je travaille aux Chantiers, mais que j’en suis. Comme on est d’un pays, d’une région, avec sa frontière. » Parfois, néanmoins, les pays s’effondrent et les frontières tombent. Comme les charbonnages ou les usines sidérurgiques, les chantiers navals finissent par fermer sous les attaques conjuguées, mais attendues, des crises planétaires et de la concurrence mondialisée. Sous les coups, aussi, du tournant de la rigueur d’une gauche enfin au pouvoir. Narval témoigne de ce monde ouvrier qui prend la flotte et coule, lentement. Seulement, il n’y a pas que ça. Les chantiers ne prennent pas fin avec leur fermeture, loin de là. Des poussières se sont faufilées dans les poumons des travailleurs et continuent de leur rappeler leur ancien poste. L’un d’eux le sait mieux que les autres. Ou plutôt le saura, quand le scandale de l’amiante éclatera. Filoche est calorifugeur. Il découpe, pose et enlève les matelas d’amiante qui isolent les autres ouvriers de la chaleur. La dangerosité du matériau et ses fibres volatiles ne sont pas connues de ceux qui l’utilisent. Ce sont des copeaux, des éclats, rien de plus — rien de moins, finiront-ils par apprendre. Christian Astolfi retrace habilement la persistance des chantiers dans les têtes et dans les corps longtemps après leur arrêt. À lire cette fresque, c’est à nous d’être emportés. [R.B.]
Le bruit du monde, 2022
☰ Terreur et séduction — Une histoire de la doctrine de la « guerre révolutionnaire », de Jérémy Rubenstein
Contrairement à ce que laisserait penser son nom, la « Doctrine de la guerre révolutionnaire » (DRG) est un manuel de contre-insurrection mis au point par des militaires français. Ses contours demeurent flous mais ses grands principes se sont aujourd’hui diffusés des terrains d’opérations des puissances impérialistes aux cartels de narco-trafiquants, en passant par le monde des entreprises. Jérémy Rubenstein raconte la genèse de cette doctrine, qui puise sa source dans l’armée coloniale française puis dans les enseignements des commandos britanniques, avant d’être théorisée par des officiers français lors de la guerre d’Algérie. Tombés en disgrâce après l’arrivée au pouvoir de De Gaulle au profit de la dissuasion nucléaire, ils partagent leur savoir-faire de l’autre côté de l’Atlantique où ils rencontrent un certain succès, aux États-Unis comme en Amérique Latine. La communication et la guerre psychologique y jouent un rôle clé. La DRG est mise en œuvre par des forces « spéciales » qui sont avant tout expertes en manipulation, en communication, éminemment politiques dans leurs approches tout comme dans la façon dont elles sont utilisées et très autonomes vis-à-vis des hiérarchies classiques. C’est d’ailleurs pour cela qu’elles suivront parfaitement le tournant du néolibéralisme, en se privatisant : sous forme de sociétés de mercenaires à l’image de la tristement célèbre Blackwater, ou en mettant leurs techniques au service du privé. Un acteur de la DRG, le capitaine Michel Frois, l’illustre parfaitement : en 1957, il travaille dans les bureaux du service d’action psychologique et d’information de la Défense. Peu après cette période, il quitte l’armée pour fonder le département de la communication de l’organisation patronale ancêtre du Medef, et créera une société de conseil désormais intégrée au groupe Bolloré. Là non plus pas de hasard : les tenants de la DRG sont souvent proches de l’extrême droite catholique. Ce livre permet de comprendre l’importance et l’impact de la DRG sur les sociétés civiles, que celle-ci soit menée pour venir à bout de rébellions, dans le cadre du maintien de l’ordre pour prévenir toute menace de déstabilisation, ou dans le monde de l’entreprise qui aime tant les métaphores guerrières. [L.]
La Découverte, 2022
☰ L’Invasion de l’Ukraine — Histoires, conflits et résistances populaires
Une introduction, cinq articles et un entretien croisé pour clore ce livre : tel est le format choisi par les éditions La Dispute dans un ouvrage collectif qui permet de mieux comprendre les racines profondes de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la résistance massive, civile et militaire, de la société ukrainienne face à cette invasion, ainsi que la réaction de la société russe face à la guerre. Si le premier texte, écrit par l’historien Tony Wood et dont l’inclusion dans le recueil a manifestement été controversée et débattue, tend à mettre l’accent sur la responsabilité de l’extension de l’OTAN dans le déclenchement de cette guerre, d’autres mettent en avant des causalités différentes. Ainsi la chercheuse ukrainienne Hannah Perekhoda revient sur l’histoire pluriséculaire de l’impérialisme russe dans son rapport à la périphérie ukrainienne, tout en exhortant la gauche occidentale à placer « l’agentivité des Ukrainien·nes », ainsi que « la force et l’ampleur de leur résistance », au cœur de ses analyses, à admettre qu’ils et elles ne « sont pas seulement les objets de nos spéculations théoriques, mais aussi des sujets agissants ». Si ce livre reste prudent et ne propose aucun pronostic sur l’avenir de la guerre, il esquisse néanmoins quelques pistes pour envisager ce que pourrait devenir l’Ukraine selon l’issue de la confrontation : « la gauche ukrainienne mise tout » sur la perspective d’une « Ukraine d’après-guerre qui sera plus égalitaire, moins patriarcale, plus équitable. Mais l’élan de la résistance peut retomber dans le nationalisme exclusif et dangereux, surtout en cas de défaite de l’Ukraine. Le visage de l’Ukraine de demain se dessine aujourd’hui sur le champ de bataille. » [P.M.]
La Dispute, 2022
☰ La Machine est ton seigneur et ton maître, de Jenny Chan, Xu Lizhi et Yang
« Allez puiser les talents du pays entier, faites naître de grandes espérances », lançait un slogan de recrutement de l’entreprise taïwanaise Foxconn — massivement implantée en Chine — dans les années 2010. Effectivement, de jeunes migrant·es venus des campagnes chinoises, âgé·es de 15 à 25 ans, constituent la main-d’œuvre favorite de cette entreprise qui fabrique près de 40 % de l’électronique de la planète et compte un million de salarié·es. Or loin de faire naître des espérances, Foxconn, qui développe un « régime fondé sur l’autocratie managériale et la corvée du travail à la chaîne », fracasse les vies de centaines de milliers de jeunes ouvrières et ouvriers. En 2010, on dénombre dix-huit tentatives de suicide sur les principaux complexes industriels de la firme, dont quatorze se sont soldées par la mort et quatre par des séquelles irréversibles. Une culture d’entreprise fondée sur la punition et l’humiliation, des heures supplémentaires systématiques et non payées, une taylorisation extrême de la production enferment les salarié·es dans un travail qui peu à peu les anéantit, les éteint. Ce petit livre en trois parties allie approche sociologique, versant littéraire et charge critique pour cerner la violence qui se cache derrière le « savant jeu d’ombre et de lumière que permet la division mondiale du travail ». Car si « l’imaginaire de l’informatique a occulté son double matériel, l’électronique », de la Silicon Valley et du culte grandissant d’une vie « dématérialisée » à grands renforts d’iPhones, découle une prédation attentatoire à la vie des travailleurs et travailleuses. En témoigne l’histoire de la jeune Tian Yu, paralysée après avoir sauté du quatrième étage de son dortoir de l’usine Longhua à Shenzhen, le 14 mars 2010. En témoignent, aussi, les poèmes écrits par Xu Lizhi, ouvrier et poète désespéré qui mit fin à ses jours le 30 septembre 2014. Pourtant, cette pierre angulaire de la production mondiale n’a en rien modifié ses pratiques, et tout tient dans la rengaine de son PDG Terry Gou : « croissance, ton nom est souffrance ». [L.M.]
Agone, 2022 (2015)
☰ Et s’ouvre enfin la maison close — Histoire orale d’un squat au tournant du siècle, de Nathan Golshem
C’est l’histoire orale d’un squat, le Clandé, qui ouvre — par effraction — la porte d’une maison close. Dans une ambiance « feutrée rouge », entre rideaux de velours, immense bar et alcôves qui accueillaient autrefois les notables toulousains venus s’encanailler, un groupe de personnes expérimente d’autres manières de vivre à travers l’autogestion à laquelle tous et toutes peuvent participer, habitant·es du lieu ou pas. « Les réunions étaient interminables. L’AG était décisionnaire […] on essayait que tout le monde soit d’accord. » L’ouvrage est construit uniquement à partir des mots de celles et ceux que Nathan Golshem a retrouvés : membres du groupes fondateurs, actrices et acteurs du lieu arrivé·es plus tard, et enfants qui y sont nés et y on grandit. « Le Clandé était un lieu d’échange d’informations sur les ouvertures de squats, les expulsions, c’était un endroit ressource pour obtenir des conseils en tout genre sur l’ouverture d’une baraque. Il débordait d’activités. […] Il y avait des concerts, des fêtes, des réunions de groupes politiques comme le collectif Chiapas ou Act Up, un infoshop, un cinéclub et un restaurant à prix libre. » Le Kiosk infoshop regorge de ressources, les concerts de punk ne peinent pas à trouver leur public, avec des moments de grâce qui restent gravés dans les mémoires. Le Do it yourself, les fanzines et le punk permettent à certain·es d’y trouver un espace de liberté. Même si tout n’est pas aussi rose que les tentures, notamment sur les questions de virilisme, qui ne pourront être discutées que tardivement. L’histoire du Clandé se termine en 2006, par un dernier pied de nez à la flicaille venue défoncer sa porte. Les paroles confiées à l’auteur recomposent à travers des histoires individuelles l’ambiance et les évolutions d’une partie du mouvement des squats à Toulouse et ailleurs. C’est une mémoire précieuse pour qui réfléchit à comment vivre autrement et à se ménager des espaces de liberté et de résistance au sein du système capitaliste. [L.]
Demain les flammes, 2022
☰ Le Travailleur de l’extrême, d’Äke Anställning
Remède à la morosité ambiante, ce livre peut vous faire gagner quelques années de vie par les éclats de rire qu’il provoque — sans les effets secondaires des anti-dépresseurs. L’auteur, musicien punk, nous convie à le suivre dans une vingtaine de courts récits relatant les emplois précaires qu’il occupe les uns après les autres : grande distribution, voirie, cantonnier… Ces récits, parus auparavant sous forme de fanzine, ont été réédités en livre par le collectif d’édition CMDE, devenu par la suite Ici-bas. Pour ne plus subir l’exploitation des travailleurs et des travailleuses, organisée par les agences d’intérim, l’auteur propose d’y résister par le sabotage du travail quotidien. Et n’hésite pas, quand la coupe est pleine, à claquer sa démission. Une invitation à faire un pas de côté face aux absurdités tragicomiques du travail dans un système néolibéral. Les ordres absurdes amènent des situations qui le sont encore plus, comme cette palette de PQ qui reste coincée en l’air, et qu’un manager téméraire tente d’aller décrocher. Mauvaise idée… « À l’heure où le droit du travail disparaît dans les limbes, où les attaques du néo-libéralisme n’ont jamais été aussi fortes, […] ces récits nous rappellent la réalité de la production capitaliste », écrivent les éditeurs. La critique de Pôle emploi et de son traitement aliénant des chômeurs et chômeuses n’est pas en reste — notre héros arrivera-t-il à trinquer à la Koenigsbier avec sa conseillère entre deux séances de bilan de compétence ? À vous de le découvrir en vous emparant du volume. [L.]
Ici-bas, 2022
☰ L’Hiver au bois — Carnet d’un bûcheron, de Mathias Bonneau
On ne dit plus bûcherons, bûcheronnes, débardeurs et débardeuses mais « entrepreneurs de travaux forestiers ». Encore que, ça, on ne l’entend pas souvent non plus. C’est son acronyme qui s’est imposé dans les discussions professionnelles et les documents techniques portant sur la forêt : ETF. ETF, c’est quelque 20 000 personnes en France, qui s’acquittent de 80 % des travaux d’abattage. ETF, c’est aussi un taux d’accidents au travail parmi les plus élevés qui soient, une espérance de vie bien moindre que la moyenne nationale. À la différence de ses camarades bûcherons, Mathias Bonneau ne fait pas ça pour en tirer un revenu. Jusqu’à ce qu’il se décide à passer « l’hiver au bois », couper des arbres a été pour lui une sorte de passe-temps, une manière de revenir sur les terres familiales, au nord du Tarn. Mais cette année-là, il décide de faire plus, et d’en prendre note — d’où le présent carnet. Une cinquantaine de pages hétéroclites montrent aussi bien le quotidien de cet apprenti bûcheron que le vieux tracteur utilisé pour débarder, le territoire dans lequel Mathias officie comme les fiches de calcul sur lesquelles on constate qu’il faut beaucoup d’arbres pour se tirer seulement un maigre revenu. D’ailleurs, les arbres ne sont pas tout : c’est avec une haie que Mathias débute, avant d’en venir à un sapin de Douglas de 35 mètres de hauteur. « Je suis le plus barbare des bûcherons : je coupe, et j’aime ça » assume l’auteur. À rebours d’une vision purement poétique ou spirituelle de la forêt, Mathias Bonneau donne à voir un milieu où l’on travaille, que ce soit pour en tirer des planches ou du bois de chauffage en bout de chaîne. Ce carnet est autant celui d’une initiation que d’une passation : l’apprentissage, sur le tas, d’un métier exigeant ; la découverte d’un milieu qui dépasse l’échelle d’une vie humaine mais où ces mêmes humains, pourtant, ne cessent de retourner. [E.M.]
Auto-édition, 2019
☰ Vagabondes, voleuses, vicieuses. Adolescentes sous contrôle, de la libération à la libération sexuelle, de Véronique Blanchard
Fruit d’un travail minutieux dans les archives du tribunal pour enfants de la Seine dans les années 1950-1960, Véronique Blanchard propose une analyse des modes d’intervention des magistrats sur la vie d’adolescentes placées sous leur contrôle. Certaines sont jugées suite à un délit, mais nombre d’entre elles n’ont commis aucun acte répréhensible autre que celui de s’écarter des normes assignées à leur genre. Et c’est souvent à l’initiative des parents qu’elles sont conduites devant la justice : parce que leur comportement inquiète, par crainte qu’elles ne deviennent des « mauvaises filles ». L’incarcération, le placement dans des institutions ou en liberté surveillée guettent ces jeunes femmes jugées déviantes. Le mariage est aussi vu souvent comme un recours. Ce que montre ce travail, c’est la réponse judiciaire genrée aux « échappées féminines » : on ne juge pas les adolescentes de la même manière ni pour les mêmes motifs que les adolescents. Les violences qu’elles commettent sont invisibilisées ou psychiatrisées, là où celles, notamment sexuelles, qu’elles subissent, sont en revanche peu prises en compte par les magistrats. Pas plus que n’est relevée la précarité de leurs conditions matérielles d’existence. Ce qui inquiète, ce qui fait l’objet de toutes les attentions et entraîne la surveillance des psychiatres ou des assistantes sociales et l’intervention des juges, c’est leur comportement sexuel. La « menace prostitutionnelle » si souvent invoquée est parfois bien réelle, mais, le plus souvent, c’est une chimère qui participe du contrôle des sexualités et des mobilités adolescentes. L’usage extensif de la « protection pour vagabondage » fonctionne ainsi comme un rappel à l’ordre face à toute pratique jugée irrégulière. De ces archives de la répression, Véronique Blanchard parvient néanmoins à faire entendre la voix de ces « mauvaises filles » : leurs joies, leurs peines et leurs souffrances, leur envie de vivre, d’aller au bal ou au café, mais aussi leurs révoltes comme leur sentiment d’injustice et leur indocilité face à l’incarcération. [B.G.]
Les Pérégrines, 2019
☰ Boulder, d’Eva Baltasar
Deuxième roman d’Eva Baltasar traduit en français du catalan, Boulder explore la trajectoire d’un amour né d’une escale sur les rives chiliennes puis enraciné (ou échoué) aux bords de la mer d’Islande, à Reykjavik. Ou plutôt, il décrit le devenir d’une solitude à l’intérieur d’un amour ici raconté dans sa puissance érotique autant que dans la force d’inertie qui finit par le ronger et avoir raison de lui. C’est que « Boulder » (du surnom que lui donna son amante), cette cuisinière et matelot à qui sied mieux le provisoire que l’irrévocable, sent bien que « le temps ne vit pas au dehors, [que] le temps naît avec nous » et qu’il revient à chacune de s’en saisir pour le traverser librement, sans entraves. Que faire alors quand Samsa lui annonce vouloir faire un enfant et devenir mère ? L’héroïne acquiesce à l’aventure d’une maternité commune qui lentement s’immisce dans la vie jusqu’ici vécue à deux. On retrouve là l’ironie et le mordant de l’écriture de Baltasar, par ailleurs poétesse, découverts déjà dans Permafrost en 2020, et soutenus ici par un influx d’images constant qui sculpte la narration. Celle-ci suit un arc chronologique : la naissance d’un amour entre deux femmes très différentes, le désir d’abord unilatéral d’enfant qui devient un projet commun, le processus enclenché de PMA, la grossesse, l’accouchement et la présence d’un bébé qui reconfigure tout. Car Boulder sent maintenant « des mots qui ont poussé sur [elle] comme des herbes ou des clôtures. Parmi eux, un mot incommode, le plus ancien, le mot Mère ». Et ces mots bardés de l’attirail contemporain de la maternité (layettes à foison, séances d’allaitement partagées et autres poupées en coton bio) viennent en effet clôturer la vie, en évacuer le désir et le sexe pour y substituer la « force des liens familiaux ». Boulder raconte en somme un amour lesbien lézardé par une maternité qui n’est pas rejetée, mais n’est pas non plus embrassée par l’héroïne, pour qui « rien n’est décisif quand tu refuses d’enfermer ta vie dans le cachot des récits ». [Y.R.]
Verdier, 2022
Photographie de bannière : Farshid Tighehsaz
REBONDS
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