Cartouches (80)


Une ana­lyse de la poli­tique sani­taire chi­noise, le roman de l’amiante, une doc­trine de contre-insur­rec­tion, l’invasion de l’Ukraine, les petites mains de Foxconn, l’histoire orale d’un squat tou­lou­sain, le bou­lot sous régime néo­li­bé­ral, un bûche­ron qui des­sine, des ado­les­centes sous contrôle et une mater­ni­té comme une clô­ture : nos chro­niques du mois d’octobre.


Contagion sociale, du col­lec­tif Chuang

Avec Contagion sociale, le col­lec­tif Chuang livre sans nul doute l’analyse la plus convain­cante de la poli­tique sani­taire chi­noise durant la pan­dé­mie de Covid-19, mais aus­si une inter­pré­ta­tion glo­bale ori­gi­nale du fonc­tion­ne­ment et du sta­tut his­to­rique de l’État chi­nois. Rares sont les ouvrages por­tant sur la Chine contem­po­raine qui com­binent ain­si témoi­gnage, ana­lyse his­to­rique et renou­vel­le­ment théo­rique. D’un côté les médias, la presse domi­nante, mais aus­si les sino­logues les plus recon­nus, nous ont accou­tu­mé à l’image d’une Chine sur­puis­sante et dys­to­pique, face à laquelle l’alternative, ou mieux, le remède, ne peut être que la « démo­cra­tie » libé­rale. De l’autre, les thu­ri­fé­raires d’un « socia­lisme réel », prêts à débus­quer le moindre signe de fas­cisme dans les pays occi­den­taux dans les­quels ils vivent, conti­nuent de faire montre d’une indul­gence pro­pre­ment sidé­rante à l’endroit de la Chine — d’un coup, la répres­sion, qu’elle soit sani­taire ou eth­nique, devient ima­gi­naire, inven­tée par les puis­sances occi­den­tales. Mais ces deux visions se rejoignent dans le fan­tasme d’un État chi­nois extrê­me­ment puis­sant, dia­bo­lique pour les pre­miers, bien­fai­teur pour les seconds. Chuang met en pièces ce double mirage en mon­trant que c’est pré­ci­sé­ment en rai­son de sa fai­blesse que le gou­ver­ne­ment chi­nois s’est vu contraint d’adopter les mesures de confi­ne­ment que l’on sait, et que si l’on devait admettre quelques « réus­sites » sta­tis­tiques dans la ges­tion sani­taire du Covid-19, au moins au début de la pan­dé­mie, celles-ci ne sont nul­le­ment dues aux mesures éta­tiques mais bien plu­tôt aux actions menées par des gens ordi­naires à une échelle locale. L’État n’est que cette ins­tance qui énonce des direc­tives vagues, avant de sanc­tion­ner a pos­te­rio­ri les ini­tia­tives prises à des éche­lons infé­rieurs. La des­crip­tion et l’analyse que Chuang fait des diverses uni­tés sociales et admi­nis­tra­tives en Chine popu­laire est à ce titre fort ins­truc­tive. Enfin faut-il signa­ler que Contagion sociale consti­tue un docu­ment pré­cieux pour qui sou­haite entrer dans le domaine lar­ge­ment incon­nu de la gauche anti-auto­ri­taire et anti­ca­pi­ta­liste chi­noise. [A.C.]

niet!éditions, 2022

De notre monde empor­té, de Christian Astolfi

« La Seyne-sur-Mer, octobre 1972. Je passe pour la pre­mière fois la porte des Chantiers. […] La veille, j’ai été embau­ché comme grais­seur. » Le grais­seur, c’est Narval. Un sur­nom tiré de son plon­geon pour sau­ver un homme qui s’était jeté dans la rade. Un sur­nom, car tous les tra­vailleurs des chan­tiers navals de la ville en portent un. Narval les rejoint au faîte de leur gloire et des Trente Glorieuses. Il connaît les paque­bots qui en sortent comme un·e bota­niste connaît sa flore. Son père, ajus­teur « renom­mé pour la pré­ci­sion de son coup de lime », y a tra­vaillé avant lui, y tra­vaille encore. Comme les autres, Narval l’assure : « Je ne dirai jamais que je tra­vaille aux Chantiers, mais que j’en suis. Comme on est d’un pays, d’une région, avec sa fron­tière. » Parfois, néan­moins, les pays s’effondrent et les fron­tières tombent. Comme les char­bon­nages ou les usines sidé­rur­giques, les chan­tiers navals finissent par fer­mer sous les attaques conju­guées, mais atten­dues, des crises pla­né­taires et de la concur­rence mon­dia­li­sée. Sous les coups, aus­si, du tour­nant de la rigueur d’une gauche enfin au pou­voir. Narval témoigne de ce monde ouvrier qui prend la flotte et coule, len­te­ment. Seulement, il n’y a pas que ça. Les chan­tiers ne prennent pas fin avec leur fer­me­ture, loin de là. Des pous­sières se sont fau­fi­lées dans les pou­mons des tra­vailleurs et conti­nuent de leur rap­pe­ler leur ancien poste. L’un d’eux le sait mieux que les autres. Ou plu­tôt le sau­ra, quand le scan­dale de l’amiante écla­te­ra. Filoche est calo­ri­fu­geur. Il découpe, pose et enlève les mate­las d’amiante qui isolent les autres ouvriers de la cha­leur. La dan­ge­ro­si­té du maté­riau et ses fibres vola­tiles ne sont pas connues de ceux qui l’utilisent. Ce sont des copeaux, des éclats, rien de plus — rien de moins, fini­ront-ils par apprendre. Christian Astolfi retrace habi­le­ment la per­sis­tance des chan­tiers dans les têtes et dans les corps long­temps après leur arrêt. À lire cette fresque, c’est à nous d’être empor­tés. [R.B.]

Le bruit du monde, 2022

Terreur et séduc­tion — Une his­toire de la doc­trine de la « guerre révo­lu­tion­naire », de Jérémy Rubenstein

Contrairement à ce que lais­se­rait pen­ser son nom, la « Doctrine de la guerre révo­lu­tion­naire » (DRG) est un manuel de contre-insur­rec­tion mis au point par des mili­taires fran­çais. Ses contours demeurent flous mais ses grands prin­cipes se sont aujourd’hui dif­fu­sés des ter­rains d’opérations des puis­sances impé­ria­listes aux car­tels de nar­co-tra­fi­quants, en pas­sant par le monde des entre­prises. Jérémy Rubenstein raconte la genèse de cette doc­trine, qui puise sa source dans l’armée colo­niale fran­çaise puis dans les ensei­gne­ments des com­man­dos bri­tan­niques, avant d’être théo­ri­sée par des offi­ciers fran­çais lors de la guerre d’Algérie. Tombés en dis­grâce après l’arrivée au pou­voir de De Gaulle au pro­fit de la dis­sua­sion nucléaire, ils par­tagent leur savoir-faire de l’autre côté de l’Atlantique où ils ren­contrent un cer­tain suc­cès, aux États-Unis comme en Amérique Latine. La com­mu­ni­ca­tion et la guerre psy­cho­lo­gique y jouent un rôle clé. La DRG est mise en œuvre par des forces « spé­ciales » qui sont avant tout expertes en mani­pu­la­tion, en com­mu­ni­ca­tion, émi­nem­ment poli­tiques dans leurs approches tout comme dans la façon dont elles sont uti­li­sées et très auto­nomes vis-à-vis des hié­rar­chies clas­siques. C’est d’ailleurs pour cela qu’elles sui­vront par­fai­te­ment le tour­nant du néo­li­bé­ra­lisme, en se pri­va­ti­sant : sous forme de socié­tés de mer­ce­naires à l’image de la tris­te­ment célèbre Blackwater, ou en met­tant leurs tech­niques au ser­vice du pri­vé. Un acteur de la DRG, le capi­taine Michel Frois, l’illustre par­fai­te­ment : en 1957, il tra­vaille dans les bureaux du ser­vice d’action psy­cho­lo­gique et d’information de la Défense. Peu après cette période, il quitte l’armée pour fon­der le dépar­te­ment de la com­mu­ni­ca­tion de l’organisation patro­nale ancêtre du Medef, et crée­ra une socié­té de conseil désor­mais inté­grée au groupe Bolloré. Là non plus pas de hasard : les tenants de la DRG sont sou­vent proches de l’extrême droite catho­lique. Ce livre per­met de com­prendre l’importance et l’impact de la DRG sur les socié­tés civiles, que celle-ci soit menée pour venir à bout de rébel­lions, dans le cadre du main­tien de l’ordre pour pré­ve­nir toute menace de désta­bi­li­sa­tion, ou dans le monde de l’entreprise qui aime tant les méta­phores guer­rières. [L.]

La Découverte, 2022

L’Invasion de l’Ukraine — Histoires, conflits et résis­tances populaires

Une intro­duc­tion, cinq articles et un entre­tien croi­sé pour clore ce livre : tel est le for­mat choi­si par les édi­tions La Dispute dans un ouvrage col­lec­tif qui per­met de mieux com­prendre les racines pro­fondes de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la résis­tance mas­sive, civile et mili­taire, de la socié­té ukrai­nienne face à cette inva­sion, ain­si que la réac­tion de la socié­té russe face à la guerre. Si le pre­mier texte, écrit par l’historien Tony Wood et dont l’inclusion dans le recueil a mani­fes­te­ment été contro­ver­sée et débat­tue, tend à mettre l’accent sur la res­pon­sa­bi­li­té de l’extension de l’OTAN dans le déclen­che­ment de cette guerre, d’autres mettent en avant des cau­sa­li­tés dif­fé­rentes. Ainsi la cher­cheuse ukrai­nienne Hannah Perekhoda revient sur l’histoire plu­ri­sé­cu­laire de l’impérialisme russe dans son rap­port à la péri­phé­rie ukrai­nienne, tout en exhor­tant la gauche occi­den­tale à pla­cer « l’agentivité des Ukrainien·nes », ain­si que « la force et l’ampleur de leur résis­tance », au cœur de ses ana­lyses, à admettre qu’ils et elles ne « sont pas seule­ment les objets de nos spé­cu­la­tions théo­riques, mais aus­si des sujets agis­sants ». Si ce livre reste pru­dent et ne pro­pose aucun pro­nos­tic sur l’avenir de la guerre, il esquisse néan­moins quelques pistes pour envi­sa­ger ce que pour­rait deve­nir l’Ukraine selon l’issue de la confron­ta­tion : « la gauche ukrai­nienne mise tout » sur la pers­pec­tive d’une « Ukraine d’après-guerre qui sera plus éga­li­taire, moins patriar­cale, plus équi­table. Mais l’élan de la résis­tance peut retom­ber dans le natio­na­lisme exclu­sif et dan­ge­reux, sur­tout en cas de défaite de l’Ukraine. Le visage de l’Ukraine de demain se des­sine aujourd’hui sur le champ de bataille. » [P.M.]

La Dispute, 2022

La Machine est ton sei­gneur et ton maître, de Jenny Chan, Xu Lizhi et Yang 

« Allez pui­ser les talents du pays entier, faites naître de grandes espé­rances », lan­çait un slo­gan de recru­te­ment de l’entreprise taï­wa­naise Foxconn — mas­si­ve­ment implan­tée en Chine — dans les années 2010. Effectivement, de jeunes migrant·es venus des cam­pagnes chi­noises, âgé·es de 15 à 25 ans, consti­tuent la main-d’œuvre favo­rite de cette entre­prise qui fabrique près de 40 % de l’électronique de la pla­nète et compte un mil­lion de salarié·es. Or loin de faire naître des espé­rances, Foxconn, qui déve­loppe un « régime fon­dé sur l’autocratie mana­gé­riale et la cor­vée du tra­vail à la chaîne », fra­casse les vies de cen­taines de mil­liers de jeunes ouvrières et ouvriers. En 2010, on dénombre dix-huit ten­ta­tives de sui­cide sur les prin­ci­paux com­plexes indus­triels de la firme, dont qua­torze se sont sol­dées par la mort et quatre par des séquelles irré­ver­sibles. Une culture d’entreprise fon­dée sur la puni­tion et l’humiliation, des heures sup­plé­men­taires sys­té­ma­tiques et non payées, une tay­lo­ri­sa­tion extrême de la pro­duc­tion enferment les salarié·es dans un tra­vail qui peu à peu les anéan­tit, les éteint. Ce petit livre en trois par­ties allie approche socio­lo­gique, ver­sant lit­té­raire et charge cri­tique pour cer­ner la vio­lence qui se cache der­rière le « savant jeu d’ombre et de lumière que per­met la divi­sion mon­diale du tra­vail ». Car si « l’imaginaire de l’informatique a occul­té son double maté­riel, l’électronique », de la Silicon Valley et du culte gran­dis­sant d’une vie « déma­té­ria­li­sée » à grands ren­forts d’iPhones, découle une pré­da­tion atten­ta­toire à la vie des tra­vailleurs et tra­vailleuses. En témoigne l’histoire de la jeune Tian Yu, para­ly­sée après avoir sau­té du qua­trième étage de son dor­toir de l’usine Longhua à Shenzhen, le 14 mars 2010. En témoignent, aus­si, les poèmes écrits par Xu Lizhi, ouvrier et poète déses­pé­ré qui mit fin à ses jours le 30 sep­tembre 2014. Pourtant, cette pierre angu­laire de la pro­duc­tion mon­diale n’a en rien modi­fié ses pra­tiques, et tout tient dans la ren­gaine de son PDG Terry Gou : « crois­sance, ton nom est souf­france ». [L.M.]

Agone, 2022 (2015)

Et s’ouvre enfin la mai­son close — Histoire orale d’un squat au tour­nant du siècle, de Nathan Golshem

C’est l’histoire orale d’un squat, le Clandé, qui ouvre — par effrac­tion — la porte d’une mai­son close. Dans une ambiance « feu­trée rouge », entre rideaux de velours, immense bar et alcôves qui accueillaient autre­fois les notables tou­lou­sains venus s’encanailler, un groupe de per­sonnes expé­ri­mente d’autres manières de vivre à tra­vers l’autogestion à laquelle tous et toutes peuvent par­ti­ci­per, habitant·es du lieu ou pas. « Les réunions étaient inter­mi­nables. L’AG était déci­sion­naire […] on essayait que tout le monde soit d’accord. » L’ouvrage est construit uni­que­ment à par­tir des mots de celles et ceux que Nathan Golshem a retrou­vés : membres du groupes fon­da­teurs, actrices et acteurs du lieu arrivé·es plus tard, et enfants qui y sont nés et y on gran­dit. « Le Clandé était un lieu d’échange d’informations sur les ouver­tures de squats, les expul­sions, c’était un endroit res­source pour obte­nir des conseils en tout genre sur l’ouverture d’une baraque. Il débor­dait d’activités. […] Il y avait des concerts, des fêtes, des réunions de groupes poli­tiques comme le col­lec­tif Chiapas ou Act Up, un info­shop, un ciné­club et un res­tau­rant à prix libre. » Le Kiosk info­shop regorge de res­sources, les concerts de punk ne peinent pas à trou­ver leur public, avec des moments de grâce qui res­tent gra­vés dans les mémoires. Le Do it your­self, les fan­zines et le punk per­mettent à certain·es d’y trou­ver un espace de liber­té. Même si tout n’est pas aus­si rose que les ten­tures, notam­ment sur les ques­tions de viri­lisme, qui ne pour­ront être dis­cu­tées que tar­di­ve­ment. L’histoire du Clandé se ter­mine en 2006, par un der­nier pied de nez à la fli­caille venue défon­cer sa porte. Les paroles confiées à l’auteur recom­posent à tra­vers des his­toires indi­vi­duelles l’ambiance et les évo­lu­tions d’une par­tie du mou­ve­ment des squats à Toulouse et ailleurs. C’est une mémoire pré­cieuse pour qui réflé­chit à com­ment vivre autre­ment et à se ména­ger des espaces de liber­té et de résis­tance au sein du sys­tème capi­ta­liste. [L.]

Demain les flammes, 2022

Le Travailleur de l’extrême, d’Äke Anställning

Remède à la moro­si­té ambiante, ce livre peut vous faire gagner quelques années de vie par les éclats de rire qu’il pro­voque — sans les effets secon­daires des anti-dépres­seurs. L’auteur, musi­cien punk, nous convie à le suivre dans une ving­taine de courts récits rela­tant les emplois pré­caires qu’il occupe les uns après les autres : grande dis­tri­bu­tion, voi­rie, can­ton­nier… Ces récits, parus aupa­ra­vant sous forme de fan­zine, ont été réédi­tés en livre par le col­lec­tif d’édition CMDE, deve­nu par la suite Ici-bas. Pour ne plus subir l’exploitation des tra­vailleurs et des tra­vailleuses, orga­ni­sée par les agences d’intérim, l’auteur pro­pose d’y résis­ter par le sabo­tage du tra­vail quo­ti­dien. Et n’hésite pas, quand la coupe est pleine, à cla­quer sa démis­sion. Une invi­ta­tion à faire un pas de côté face aux absur­di­tés tra­gi­co­miques du tra­vail dans un sys­tème néo­li­bé­ral. Les ordres absurdes amènent des situa­tions qui le sont encore plus, comme cette palette de PQ qui reste coin­cée en l’air, et qu’un mana­ger témé­raire tente d’aller décro­cher. Mauvaise idée… « À l’heure où le droit du tra­vail dis­pa­raît dans les limbes, où les attaques du néo-libé­ra­lisme n’ont jamais été aus­si fortes, […] ces récits nous rap­pellent la réa­li­té de la pro­duc­tion capi­ta­liste », écrivent les édi­teurs. La cri­tique de Pôle emploi et de son trai­te­ment alié­nant des chô­meurs et chô­meuses n’est pas en reste — notre héros arri­ve­ra-t-il à trin­quer à la Koenigsbier avec sa conseillère entre deux séances de bilan de com­pé­tence ? À vous de le décou­vrir en vous empa­rant du volume. [L.]

Ici-bas, 2022

L’Hiver au bois — Carnet d’un bûche­ron, de Mathias Bonneau

On ne dit plus bûche­rons, bûche­ronnes, débar­deurs et débar­deuses mais « entre­pre­neurs de tra­vaux fores­tiers ». Encore que, ça, on ne l’entend pas sou­vent non plus. C’est son acro­nyme qui s’est impo­sé dans les dis­cus­sions pro­fes­sion­nelles et les docu­ments tech­niques por­tant sur la forêt : ETF. ETF, c’est quelque 20 000 per­sonnes en France, qui s’acquittent de 80 % des tra­vaux d’abattage. ETF, c’est aus­si un taux d’accidents au tra­vail par­mi les plus éle­vés qui soient, une espé­rance de vie bien moindre que la moyenne natio­nale. À la dif­fé­rence de ses cama­rades bûche­rons, Mathias Bonneau ne fait pas ça pour en tirer un reve­nu. Jusqu’à ce qu’il se décide à pas­ser « l’hiver au bois », cou­per des arbres a été pour lui une sorte de passe-temps, une manière de reve­nir sur les terres fami­liales, au nord du Tarn. Mais cette année-là, il décide de faire plus, et d’en prendre note — d’où le pré­sent car­net. Une cin­quan­taine de pages hété­ro­clites montrent aus­si bien le quo­ti­dien de cet appren­ti bûche­ron que le vieux trac­teur uti­li­sé pour débar­der, le ter­ri­toire dans lequel Mathias offi­cie comme les fiches de cal­cul sur les­quelles on constate qu’il faut beau­coup d’arbres pour se tirer seule­ment un maigre reve­nu. D’ailleurs, les arbres ne sont pas tout : c’est avec une haie que Mathias débute, avant d’en venir à un sapin de Douglas de 35 mètres de hau­teur. « Je suis le plus bar­bare des bûche­rons : je coupe, et j’aime ça » assume l’auteur. À rebours d’une vision pure­ment poé­tique ou spi­ri­tuelle de la forêt, Mathias Bonneau donne à voir un milieu où l’on tra­vaille, que ce soit pour en tirer des planches ou du bois de chauf­fage en bout de chaîne. Ce car­net est autant celui d’une ini­tia­tion que d’une pas­sa­tion : l’apprentissage, sur le tas, d’un métier exi­geant ; la décou­verte d’un milieu qui dépasse l’échelle d’une vie humaine mais où ces mêmes humains, pour­tant, ne cessent de retour­ner. [E.M.]

Auto-édi­tion, 2019

Vagabondes, voleuses, vicieuses. Adolescentes sous contrôle, de la libé­ra­tion à la libé­ra­tion sexuelle, de Véronique Blanchard 

Fruit d’un tra­vail minu­tieux dans les archives du tri­bu­nal pour enfants de la Seine dans les années 1950-1960, Véronique Blanchard pro­pose une ana­lyse des modes d’intervention des magis­trats sur la vie d’adolescentes pla­cées sous leur contrôle. Certaines sont jugées suite à un délit, mais nombre d’entre elles n’ont com­mis aucun acte répré­hen­sible autre que celui de s’écarter des normes assi­gnées à leur genre. Et c’est sou­vent à l’initiative des parents qu’elles sont conduites devant la jus­tice : parce que leur com­por­te­ment inquiète, par crainte qu’elles ne deviennent des « mau­vaises filles ». L’incarcération, le pla­ce­ment dans des ins­ti­tu­tions ou en liber­té sur­veillée guettent ces jeunes femmes jugées déviantes. Le mariage est aus­si vu sou­vent comme un recours. Ce que montre ce tra­vail, c’est la réponse judi­ciaire gen­rée aux « échap­pées fémi­nines » : on ne juge pas les ado­les­centes de la même manière ni pour les mêmes motifs que les ado­les­cents. Les vio­lences qu’elles com­mettent sont invi­si­bi­li­sées ou psy­chia­tri­sées, là où celles, notam­ment sexuelles, qu’elles subissent, sont en revanche peu prises en compte par les magis­trats. Pas plus que n’est rele­vée la pré­ca­ri­té de leurs condi­tions maté­rielles d’existence. Ce qui inquiète, ce qui fait l’objet de toutes les atten­tions et entraîne la sur­veillance des psy­chiatres ou des assis­tantes sociales et l’intervention des juges, c’est leur com­por­te­ment sexuel. La « menace pros­ti­tu­tion­nelle » si sou­vent invo­quée est par­fois bien réelle, mais, le plus sou­vent, c’est une chi­mère qui par­ti­cipe du contrôle des sexua­li­tés et des mobi­li­tés ado­les­centes. L’usage exten­sif de la « pro­tec­tion pour vaga­bon­dage » fonc­tionne ain­si comme un rap­pel à l’ordre face à toute pra­tique jugée irré­gu­lière. De ces archives de la répres­sion, Véronique Blanchard par­vient néan­moins à faire entendre la voix de ces « mau­vaises filles » : leurs joies, leurs peines et leurs souf­frances, leur envie de vivre, d’aller au bal ou au café, mais aus­si leurs révoltes comme leur sen­ti­ment d’injustice et leur indo­ci­li­té face à l’incarcération. [B.G.]

Les Pérégrines, 2019

Boulder, d’Eva Baltasar

Deuxième roman d’Eva Baltasar tra­duit en fran­çais du cata­lan, Boulder explore la tra­jec­toire d’un amour né d’une escale sur les rives chi­liennes puis enra­ci­né (ou échoué) aux bords de la mer d’Islande, à Reykjavik. Ou plu­tôt, il décrit le deve­nir d’une soli­tude à l’intérieur d’un amour ici racon­té dans sa puis­sance éro­tique autant que dans la force d’inertie qui finit par le ron­ger et avoir rai­son de lui. C’est que « Boulder » (du sur­nom que lui don­na son amante), cette cui­si­nière et mate­lot à qui sied mieux le pro­vi­soire que l’irrévocable, sent bien que « le temps ne vit pas au dehors, [que] le temps naît avec nous » et qu’il revient à cha­cune de s’en sai­sir pour le tra­ver­ser libre­ment, sans entraves. Que faire alors quand Samsa lui annonce vou­loir faire un enfant et deve­nir mère ? L’héroïne acquiesce à l’aventure d’une mater­ni­té com­mune qui len­te­ment s’immisce dans la vie jusqu’ici vécue à deux. On retrouve là l’ironie et le mor­dant de l’écriture de Baltasar, par ailleurs poé­tesse, décou­verts déjà dans Permafrost en 2020, et sou­te­nus ici par un influx d’images constant qui sculpte la nar­ra­tion. Celle-ci suit un arc chro­no­lo­gique : la nais­sance d’un amour entre deux femmes très dif­fé­rentes, le désir d’abord uni­la­té­ral d’enfant qui devient un pro­jet com­mun, le pro­ces­sus enclen­ché de PMA, la gros­sesse, l’accouchement et la pré­sence d’un bébé qui recon­fi­gure tout. Car Boulder sent main­te­nant « des mots qui ont pous­sé sur [elle] comme des herbes ou des clô­tures. Parmi eux, un mot incom­mode, le plus ancien, le mot Mère ». Et ces mots bar­dés de l’attirail contem­po­rain de la mater­ni­té (layettes à foi­son, séances d’allaitement par­ta­gées et autres pou­pées en coton bio) viennent en effet clô­tu­rer la vie, en éva­cuer le désir et le sexe pour y sub­sti­tuer la « force des liens fami­liaux ». Boulder raconte en somme un amour les­bien lézar­dé par une mater­ni­té qui n’est pas reje­tée, mais n’est pas non plus embras­sée par l’héroïne, pour qui « rien n’est déci­sif quand tu refuses d’enfermer ta vie dans le cachot des récits ». [Y.R.]

Verdier, 2022


Photographie de ban­nière : Farshid Tighehsaz


REBONDS

Cartouches 79, sep­tembre 2022
Cartouches 78, juillet 2022
Cartouches 77, juin 2022
Cartouches 76, mai 2022
Cartouches 75, avril 2022

Ballast

« Tenir tête, fédérer, amorcer »

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