Cartouches (81)


La norme gyné­co­lo­gique, un bis­trot et des légumes, un boxeur dans un camp, l’apprentissage de l’écriture, les roches et l’inconscient, des femmes dans la lutte armée, les futurs à venir, les natu­ra­listes à l’œuvre, une longue marche et un gilet de sau­ve­tage : nos chro­niques du mois de novembre.

La Norme gyné­co­lo­gique — Ce que la méde­cine fait au corps des femmes, de Aurore Koechlin

Pourquoi « aller voir une gyné­co­logue » ? La for­mu­la­tion, inter­ro­ga­tive, vise à bous­cu­ler l’apparente évi­dence de cette consul­ta­tion médi­cale. C’est avec cette ques­tion en tête qu’Aurore Koechlin a mené entre 2015 et 2018 une enquête socio­lo­gique dans deux éta­blis­se­ments de san­té : un ser­vice de pro­tec­tion mater­nelle et infan­tile de Seine-Saint-Denis et une cli­nique pri­vée de gyné­co­lo­gie et d’obstétrique de l’un des plus riches arron­dis­se­ments de Paris. Elle en a obser­vé les pra­tiques et inter­ro­gé les pro­ta­go­nistes, méde­cins ou patientes, afin de com­prendre com­ment s’est implan­tée ce qu’elle appelle la « norme gyné­co­lo­gique ». Cette norme veut que toute femme, sans rai­son médi­cale appa­rente (patho­lo­gie par­ti­cu­lière ou évé­ne­ment ponc­tuel comme une gros­sesse), fasse l’objet d’un sui­vi pré­ven­tif régu­lier. Il s’agit là d’une spé­ci­fi­ci­té de la gyné­co­lo­gie rela­ti­ve­ment à toute autre spé­cia­li­té médi­cale, que l’autrice rap­porte à la sin­gu­la­ri­té du public auquel elle s’adresse : « avec le sui­vi gyné­co­lo­gique, on est face à un sui­vi unique, qui touche toute une popu­la­tion en rai­son de son genre ». Aurore Koechlin montre en effet que ce sui­vi est lar­ge­ment natu­ra­li­sé : il serait « jus­ti­fié par les évo­lu­tions bio­lo­giques du corps [fémi­nin] », par contraste avec les corps mas­cu­lins. Mais l’analyse révèle que les pro­cé­dés par les­quels la norme gyné­co­lo­gique se ren­force et se trans­met sont avant tout sociaux. Les femmes entrent dans ce que l’autrice appelle la « car­rière » gyné­co­lo­gique par socia­li­sa­tion : ce sont les mères, les amies ou les méde­cins qui incitent à la consul­ta­tion dès l’adolescence. De même, le choix de pour­suivre ou au contraire de « décro­cher » est majo­ri­tai­re­ment déter­mi­né par des fac­teurs sociaux (conjoin­te­ment avec des fac­teurs cultu­rels ou raciaux). L’ouvrage explore dans un ultime temps les « résis­tances » qui émergent néan­moins — dans les milieux fémi­nistes, mais pas uni­que­ment. Elles consistent par exemple à contes­ter cer­tains réflexes de médi­ca­tion (« pilu­lo-cen­trés », notam­ment) ou à apprendre à pra­ti­quer soi-même cer­tains gestes pré­ven­tifs. Manière de rap­pe­ler que les patientes détiennent mal­gré tout une « capa­ci­té d’agir face à la norme gyné­co­lo­gique ». [L.M.]

Amsterdam, 2022

Les Jardiniers du bitume, de Roger Riffard

« Cheminot anar, chan­son­nier à la voix che­vro­tante, troi­sième cou­teau du ciné­ma fran­çais et écri­vain oublié » : voi­ci com­ment les édi­tions Bouclard pré­sentent l’étonnant Roger Riffard, en petits carac­tères, sur une cou­ver­ture car­ton­née de cou­leur verte — de quoi atti­ser notre curio­si­té. Peut-être a-t-on déjà vu Riffard, un dimanche soir, sur une grande chaîne de télé, figu­rant dans Les Aventures de Rabbi Jacob ou dans Buffet froid, don­nant la réplique à Jean Carmet. On n’aurait pas devi­né, alors, qu’il était aus­si auteur d’un roman à l’image des années 1950, années pen­dant les­quelles il parut : une époque de recons­truc­tion et de crois­sance, d’ouvriers et de petits com­mer­çants, d’apparent calme social alors que deux guerres se jouent dans des colo­nies qui ne le seront bien­tôt plus. Alexis, le per­son­nage prin­ci­pal des Jardiniers du bitume, vit dans un immeuble de ban­lieue, non loin de Paris. Il tient le cra­choir pour l’un de ses voi­sins, écoute un enfant hur­ler sa coque­luche qui « écorche la nuit », prend note des saillies syn­di­ca­listes de Mamert, l’ami qu’il retrouve au bis­trot après sa jour­née faite, en par­tie pour une com­pa­gnie fer­ro­viaire, l’autre à repeindre des bâti­ments. Un quo­ti­dien qui ne satis­fait pas Alexis, qui « a un poids sur la pen­sée, sur les épaules, sur les reins » que rend plus lourd encore sa musette de peintre. Pour s’alléger, il « galope furieu­se­ment après son rêve ». Un jar­din. Pas grand-chose. Un lieu où faire pous­ser des légumes, poser une table et une chaise, y boire un coup après avoir taillé des frui­tiers à sa façon. Alexis fait part de sa grande idée à Durand, l’autre ami du comp­toir, un gars comme lui. Il en dit peu, tou­te­fois, de peur d’en dire trop. Alexis attend que le rêve n’en soit plus un et com­pose sa vie comme un train brin­que­ba­lant, comme une chan­son­nette amère, qu’aurait écrite Brassens — lui dont Riffard assu­rait de temps à autre les pre­mières par­ties de concert. « Foin de la musette, du pin­ceau, du bleu rapié­cé » clai­ronne Alexis : un mor­ceau de cam­pagne et la liber­té sera retrou­vée. [R.B.]

Bouclard, 2021

Le Boxeur, de Reinhard Kleist

Hertzko Haft a une quin­zaine d’années à la fin de la décen­nie 1930. Il a gran­di en Pologne. Il est juif. Lui, sa mère, ses frères et ses sœurs s’en sortent grâce à la contre­bande, en reven­dant des den­rées de l’autre côté de la fron­tière où les habitant·es se trouvent dans une situa­tion plus mau­vaise, encore, que la leur. Les mesures à leur encontre se mul­ti­plient : ils doivent por­ter l’étoile jaune et ont l’interdiction de tra­vailler. Ça ne s’arrête pas là. Voici qu’on appelle les jeunes hommes pour les enre­gis­trer. Le frère aîné de Hertzko est de ceux-là, mais Hertzko a été pré­ve­nu : ceux qu’on enre­gistre, on les emmène dans des camps, loin, pour y être exploi­tés. Hertzko prend acci­den­tel­le­ment la place de l’aîené et entame une tra­ver­sée dans ce que l’histoire humaine a pro­duit de pire. Il le com­prend vite : là où il se rend, Dieu n’existe plus. Peut-être, d’ailleurs, que Dieu n’existe pas. C’est sur soi qu’il faut comp­ter, sur les autres un peu, sur la chance sou­vent. Hertzko s’en sor­ti­ra pour une rai­son sup­plé­men­taire : il peut comp­ter sur ses poings. Au camp où il passe le plus de temps, il est repé­ré par un contre­maître qui l’utilise pour ses tra­fics per­son­nels. Bientôt, il lui demande de se battre contre un de ses cama­rades devant un par­terre d’officiers. Hertzko s’exécute, perd un peu de lui en tabas­sant les autres. « 75 vic­toires par K.O. dans les camps de la mort alle­mands » dira un com­men­ta­teur lorsque le boxeur arri­ve­ra aux États-Unis. Devenu Harry une fois arri­vé à New York, Hertzko ne parle jamais de ce qu’il a vécu. Pourtant, il revoit conti­nuel­le­ment les fours cré­ma­toires et les hommes à-demi morts qu’il devait boxer pour le plai­sir des SS comme pour sa sur­vie. S’il conti­nue de se battre mal­gré tout, s’il devient boxeur de métier, c’est pour que son nom soit ins­crit en gras dans les jour­naux, et que Leah, celle qu’il n’a ces­sé d’aimer, le retrouve. Avec un style gra­phique qui empreinte aux gra­veurs expres­sion­nistes, dont cer­tains furent mar­qués par la Shoah, Reinhard Kleist retrace le par­cours ter­rible d’un sur­vi­vant. [E.M.]

Casterman, 2013

Exercices d’observation, de Nicolas Nova

La pra­tique de l’enquête, pour l’écrivain comme pour le cher­cheur ou le jour­na­liste — et plus encore pour les auto­di­dactes —, est un sujet sur lequel il est par­fois dif­fi­cile de trou­ver des méthodes. « Dans les pas des anthro­po­logues, des écri­vains, des desi­gners et des natu­ra­listes du quo­ti­dien », le petit ouvrage de Nicolas Nova, anthro­po­logue de métier, s’avère une res­source inté­res­sante pour qui est venu à l’écriture et à l’enquête par la pra­tique, sans avoir usé ses fonds de pan­ta­lon sur les bancs de la fac. À tra­vers dix-huit exer­cices d’observation, il se penche sur dif­fé­rentes façons d’aborder le tra­vail d’enquête, à tra­vers l’étude de per­sonnes, de lieux, voire d’objets. Ainsi du par­cours com­men­té qui consiste à che­mi­ner avec un indi­vi­du en lui fai­sant décrire le tra­jet effec­tué, dire ses émo­tions, racon­ter ses sou­ve­nirs, ce qu’il voit, par­fois en y ajou­tant un tra­vail de car­to­gra­phie. Jusque chez soi, où l’observation d’un simple objet peut deve­nir un exer­cice d’écriture, dès que l’on pense à tous les pro­ces­sus mis en œuvre pour sa fabri­ca­tion, à ce qui l’a conduit jusque dans nos mains, à tout ce qu’il repré­sente en terme de normes. Mais aus­si à toutes les manières de le détour­ner de son usage ini­tia­le­ment pré­vu, pour le trans­for­mer en autre chose. Chaque exer­cice est accom­pa­gné d’exemples pra­tiques et de pro­po­si­tions de variantes, mais aus­si de pré­cieuses réfé­rences de lec­ture qui ren­voient à des tra­vaux illus­trant l’utilisation des tech­niques expo­sées. Pour qui n’a pas sui­vi de for­ma­tion en sciences sociales, cela per­met d’accéder à des études ori­gi­nales et de décou­vrir des domaines de recherche insoup­çon­nés — comme la gar­bo­lo­gy, étude des déchets des socié­tés humaines. Le for­mat court se veut pra­tique, loin de longues dis­ser­ta­tions. Le livre est éga­le­ment une invi­ta­tion à rafraî­chir son regard et à retrou­ver l’œil affû­té du pho­to­graphe. À sai­sir de nou­veau ce que le quo­ti­dien dans sa répé­ti­tion a fini par ran­ger dans l’armoire de la bana­li­té. [L.]

Premier Parallèle, 2022

Hôtel du Brésil, de Pierre Bergounioux

Curieuse idée que celle d’écrire un texte sur un sujet que l’on a man­qué, évi­té, élu­dé. C’est pour­tant bien l’objet d’Hôtel du Brésil et de son auteur, Pierre Bergounioux. On retrouve là ses prin­ci­pales obses­sions — les struc­tures éco­no­miques et sociales qui déter­minent une vie, le des­tin de la pay­san­ne­rie et des terres qui ont vu naître l’écrivain, l’étonnant des­sille­ment que consti­tue l’enfance et la déce­vante céci­té des adultes — reprises sous un jour nou­veau, qu’un terme pour­rait peut-être résu­mer : l’inconscient. Si ce thème a toqué à la porte de bien des intellectuel·les au début du XXe siècle et a ensuite inon­dé une par­tie des sciences sociales, pour Bergounioux, l’inconscient « rési­dait bien moins en nous, pour nous, pour d’autres, qu’à notre porte, dans les choses qui nous assié­geaient, leur dure­té, leur mutisme ». L’inconscient à la porte, sur le seuil, voi­là qui ferait un résu­mé bref mais exact de ce récit. Les choses dont parle sans cesse l’auteur, celles qui ont déter­mi­né son par­cours, ce sont avant tout les roches, les gra­vats, les couches géo­lo­giques for­te­ment contras­tées de la Corrèze où il a gran­di. Pour lui, elles expliquent beau­coup. Ainsi se sou­vient-il d’une com­po­si­tion de fran­çais, au col­lège, où il insis­ta sur « la contri­bu­tion des roches au sen­ti­ment de l’existence selon qu’elles étaient bistre, gra­nu­leuses ou homo­gènes et claires ou dures et comme noc­turnes », sans que le pro­fes­seur ne sanc­tionne la per­ti­nence ou non de son juge­ment. Bientôt les livres s’assurèrent de com­bler le silence des adultes et com­men­ça une « vie nou­velle, recluse, concen­trée, contre nature » dont on trouve un écho régu­lier dans les Carnets de notes que l’auteur publie depuis une quin­zaine d’années. À rebours des écrivain·es urbain·es, mala­difs, tout entier tour­nés vers eux-mêmes qui ont été sai­sis par les débuts de la psy­cha­na­lyse, Pierre Bergounioux, lui, expose un moteur bien dif­fé­rent de l’intériorité, consciente ou non, pour écrire : le mys­tère des choses muettes, d’un peuple qui leur res­semble, qu’il convient d’élucider. [R.B.]

Gallimard, 2019

On ne va pas y aller avec des fleurs — Violence poli­tique : des femmes témoignent, d’Alexandra Frénod et Caroline Guibet Lafaye

« Davantage que les hommes, les femmes qua­li­fiées de ter­ro­ristes passent, notam­ment dans les médias, pour des fana­tiques, des figures mani­pu­lées, imma­tures, déses­pé­rées, à la dérive. » Terrorisme. Le terme, à force d’être uti­li­sé à tort et à tra­vers, a fini par se vider de son sens. Issu d’un tra­vail uni­ver­si­taire, On ne va pas y aller avec des fleurs se donne pour objec­tif « de faire entendre aux lec­trices et aux lec­teurs des voix res­tées inau­dibles, que semble por­ter […] un même fil : la quête d’un idéal humain ancré dans un monde meilleur ». Avec pour cha­cune une pré­sen­ta­tion géné­rale du contexte de la lutte dans laquelle elle s’est ins­crit, l’ouvrage donne à lire, un peu à la manière de Svetlana Alexievitch, la parole de femmes qui ont fait le choix de la lutte armée. Loin des cli­chés habi­tuels, elles expliquent les rai­sons qui les y ont ame­nées, com­ment elles l’ont vécu, quel regard elles portent aujourd’hui sur leur enga­ge­ment. Les entre­tiens choi­sis pour l’ouvrage brossent un tableau assez large, à la fois en termes d’époque, de la fin des années 1970 à aujourd’hui, et géo­gra­phi­que­ment : Colombie, Kurdistan, Pays Basque, Italie, France, Allemagne… Parfois inégaux en terme de den­si­té, ils marquent pour la plu­part par la force de leurs pro­pos. Les ques­tion­ne­ments sur la vio­lence sont loin du viri­lisme par­fois asso­cié à la lutte armée. Suite à sa pre­mière action, l’exécution d’un infor­ma­teur, Isée, mili­tante de l’ETA, raconte : « C’était un choc que ce soit tel­le­ment facile d’enlever sa vie à quelqu’un… Je ne vou­lais pas lui faire de mal. Mais par contre je n’avais aucune empa­thie pour lui, alors là, non ! » « Pour moi, la vio­lence est un moyen qu’une per­sonne vic­time d’oppression peut uti­li­ser pour s’en libé­rer », explique Yasemîn, com­bat­tante du PKK, avant de reprendre : « La vio­lence sus­cep­tible d’être exer­cée par nous ne peut pas être qua­li­fiée de bonne ou mau­vaise : elle est notre façon de tenir face à une puis­sante volon­té adverse. » [L.]

Hors d’atteinte, 2022

CAFÉ (Collecte Aléatoire de Fragments Étrangers) n° 1 : Futurs 

Créée en 2019, CAFÉ est « une revue lit­té­raire consa­crée à toutes les langues autres, mino­ri­taires, mal­me­nées, incon­nues. On les dit rares ou régio­nales, ce qui ne fait sens que dans un regard euro­cen­tré, impé­rial ou natio­nal ». Que ce soit des langues par­lées par des mil­lions de locu­teurs mais més­es­ti­mées par l’Occident, des langues dites dia­lec­tales ou des langues orales, toutes ont leur place dans le tra­vail du col­lec­tif de tra­duc­teurs et tra­duc­trices à l’origine de la revue — qui ne se pré­oc­cupent donc pas d’anglais, de fran­çais ou d’espagnol. Dans ce pre­mier numé­ro, des nou­velles, poèmes et autres textes courts avisent dif­fé­rents « Futurs », dys­to­piques ou poli­tiques, indi­vi­duels ou cos­miques, à inven­ter ou déjà bien cam­pés. Chaque texte est repro­duit au moins par­tiel­le­ment dans sa ver­sion ori­gi­nale, comme pré­lude ou vis-à-vis de la tra­duc­tion. L’impression est forte : celle d’un livre en onze langues, où chaque texte en fran­çais révèle les rythmes et images propres aux langues sources. Celles-ci sont à entendre comme des sys­tèmes de signes uti­li­sés par une com­mu­nau­té cultu­relle don­née, mais aus­si comme autant de voix d’auteurs et d’autrices qui peuvent nous par­ve­nir, par­fois de très loin, dans leur sin­gu­la­ri­té. Ainsi de la langue kurde en prose de Menaf Osman, né à Hassaké dans le Kurdistan syrien et empri­son­né depuis vingt-six ans, ou de la poé­sie du Japonais Arata Maeda, agri­cul­teur vivant dans le dépar­te­ment de Fukushima. La ligne édi­to­riale est claire : « nous pré­fé­rons élar­gir la langue fran­çaise plu­tôt que faire entrer de force le texte étran­ger dans son car­can. Notre volon­té est de ques­tion­ner le texte, les langues, de nous décen­trer plu­tôt que nous plier aux exi­gences du bon fran­çais ». L’enjeu, pour les tra­duc­teurs et tra­duc­trices, est donc de ne pas homo­gé­néi­ser, de ne pas nier ce qui dif­fère. Avançant comme autant de « funam­bules prêts à bous­cu­ler la langue pour y faire entrer l’étranger », les voi­là qui contri­buent assu­ré­ment à la délier. [Y.R.]

CAFÉ, 2019

Les Veilleurs du vivant — Avec les natu­ra­listes ama­teurs, de Vanessa Manceron

Que sait-on des natu­ra­listes, ces volon­taires de la nature ? Les profesionnel·les de la ges­tion des milieux les connaissent bien, le sont par­fois eux-mêmes. Les militant·es éco­lo­gistes, pour leur part, lorgnent sur leurs com­pé­tences et cherchent à les poli­ti­ser. Les amé­na­geurs, enfin, les sol­li­citent pour vali­der des pro­jets des­truc­teurs après qu’ils ont inven­to­rié la future des­truc­tion. Les natu­ra­listes, ce sont ces hommes et ces femmes qui passent des heures, des années, une vie à décrire les êtres vivants qui les entourent. L’ethnologue Vanessa Manceron en a sui­vi certain·es dans le sud de l’Angleterre afin de faire cas d’un « régime d’attention au vivant », à la fois « pre­mier-né du rap­port moderne à la nature et anti­dote », propre à ces ama­teurs et ama­trices. Ils ne se contentent pas d’observer : ils trans­crivent, prennent bonne note et consti­tuent des listes, des inven­taires, afin de com­plé­ter le grand tableau de la nature — un tableau en mou­ve­ment, qu’il serait vain de vou­loir cir­cons­crire tota­le­ment. La socié­té anglaise décrite par l’autrice a cela de par­ti­cu­lier qu’elle se repré­sente son envi­ron­ne­ment comme un grand jar­din, dans lequel il est fami­lier de frayer avec les êtres vivants qui s’y trouvent. On constate ain­si, entre autres choses, que les buses variables ont une socia­bi­li­té com­plexe dont certain·es sont devenu·es spé­cia­listes ou que la confec­tion d’herbiers ne s’arrête pas avec l’enfance. Vanessa Manceron s’attache à décor­ti­quer les rai­sons qui poussent les natu­ra­listes à vivre au grand air, à labou­rer sans cesse de mêmes ter­ri­toires pour, fina­le­ment, ren­sei­gner un irré­mé­diable déclin. Car ces « veilleurs du vivant » sont aux avant-postes pour obser­ver les dis­pa­ri­tions qui, inti­me­ment, les touchent. Pour l’autrice, point de déses­poir, tou­te­fois : « les natu­ra­listes entendent bien résis­ter aux sirènes de l’effondrement et faire valoir toute l’intelligence mutuelle à se re-lier et à recon­naître aux vivants leurs propres rai­sons d’exister en dehors d’eux-mêmes ». [R.B.]

La Découverte, 2022

Vers les terres vagues — Approche de la Zone à défendre, de Virginie Gautier

Ça ne fait pas de doute : « c’est un lieu déjà très écrit » dont il est ques­tion. Un lieu racon­té par ses habitant·es, comme par une flo­pée de visi­teurs et de visi­teuses, lar­dé de docu­ments de ges­tion et de textes régle­men­taires, un lieu, oui, qui a déjà conduit à de nom­breuses syn­thèses. Pas de doute, cet endroit sin­gu­lier qui s’est construit à Notre-Dame-des-Landes, connu désor­mais comme la pre­mière ZAD, a séduit les mains à plumes au point de com­men­cer scep­tique une nou­velle lec­ture à son sujet. Là où l’une de ses exé­gètes est par­tie du mot de « noue » pour déployer une réflexion poé­tique, Virginie Gautier, elle, « entre par le mot de lande ». Et ain­si par l’espace, qui est sa matière prin­ci­pale. Elle a en effet pré­ve­nu, quelques phrases plus tôt : « Embarquer corps, texte et pay­sage dans un même mou­ve­ment, il n’y a de vrai que cette ten­ta­tive. » Cette ten­ta­tive, quelle est-elle ? Une marche de 250 kilo­mètres, 13 jours sur les routes bre­tonnes puis ligé­riennes, pour gagner de biais une zone très connue. En route, ce sont « frag­ments de choses », « chutes de pen­sées » et autres « séquences », « repères » et « bornes » qui sont sai­sies dans le pay­sage. « Peut-être qu’on marche dans des brouillons de phrases » résume l’autrice. Du moins est-ce la pra­tique qu’elle a choi­sie de mettre en œuvre. Il est heu­reux, fina­le­ment, que le but du voyage n’ait pas occu­pé toute la place, tant il a été racon­té. C’est la marche qui le pré­cède, cette marche d’approche, en somme, qui répond à un appel ini­tial, selon lequel « il serait temps de déter­rer de vieilles nou­velles manières ». Le long d’un rivage, aux abords d’une agglo­mé­ra­tion de l’Ouest, on apprend ain­si que « le sol est un ciel qui bouge très len­te­ment » et on se dit que l’obtention de ces simples mots suf­fisent à moti­ver ce voyage en terres vagues. [E.M.]

Nous, 2022

Au bord du nau­frage, de Yeyei Gomez

« Sexisme — guerre — socié­té de contrôle — médias — réseaux sociaux — dés­in­for­ma­tion — argent — pou­voir — poli­tiques — nan­tis — pau­vre­té — migrants — catas­trophe éco­lo­gique, bien­ve­nue, vous êtes sur Terre. N’oubliez pas votre gilet de sau­ve­tage. » C’est une socié­té « au bord du nau­frage » que croque d’un trait épu­ré la des­si­na­trice espa­gnole Yeyei Gomez. Réalisés au crayon, à l’acrylique et en séri­gra­phie, ses des­sins de presse sont encore peu connus en France. Elle a pour­tant col­la­bo­ré avec des médias tels que le New York Times, The Tribune, le maga­zine éta­su­nien Jacobin et le jour­nal espa­gnol El Salto. Chaque des­sin est accom­pa­gné d’une for­mule inci­sive, aus­si acé­rée que son gra­phisme va à l’essentiel, aus­si per­cu­tante que sa palette de cou­leurs. Yeyei Gomez détourne le lan­gage néo­li­bé­ral pour mieux le tour­ner en ridi­cule, comme dans cette scène où, assis­tant à une confé­rence dans un amphi­théâtre, un audi­teur glisse à son voi­sin : « Dans les sémi­naires à la sen­si­bi­li­sa­tion à l’environnement, on nous apprend à vendre du vent. On dit que ça ne pol­lue pas. » Ou cette mère tenant son enfant qui dit : « Il a déjà appris à mono­lo­guer. » L’humour cède par­fois au tra­gique : « Quand le tra­vailleur a ouvert les yeux, il était déjà esclave. » Ou cette phrase à côté d’un cad­die deve­nu cage : « On a oublié le pou­voir du mot liber­té, elle se nomme désor­mais gra­tui­té. » On doit la tra­duc­tion de ce pre­mier recueil à la jeune mai­son d’édition La Pieuvre Mimétique, nichée au pied des Pyrénées et qui fait par­tie des Éditions en Apnée, fon­dées par Pauline Vel. L’intéressée affiche son ambi­tion : soi­gner la réa­li­sa­tion de ses ouvrages afin « qu’un livre se dif­fuse en dou­ceur [plu­tôt] que d’adhérer à des mises en place rapides qui sacri­fient la majo­ri­té des livres à de trop nom­breux retours des­ti­nés à un sys­tème de pilon­nage que l’on ne peut plus tolé­rer ». [L.]

La Pieuvre Mimétique, 2022


Photographie de ban­nière : Ueda Shoji


REBONDS

Cartouches 80, octobre 2022
Cartouches 79, sep­tembre 2022
Cartouches 78, juillet 2022
Cartouches 77, juin 2022
Cartouches 76, mai 2022

Ballast

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