Raconter les origines du 1er mai, la révolution dans les Asturies, le journal d’une combattante kurde, les États-Unis vus par Toni Morrison, une insurrection portoricaine mise en gravures, l’étrange enquête d’une ethnomusicologue, une ville portuaire face à la gentrification, la langue des enfants kurdes, un roman noir emprunt d’écologie radicale et la construction de la masculinité hégémonique en Turquie : nos chroniques du mois de septembre.
☰ Haymarket, de Martin Cennevitz
Sikaakwa, Chécagou, Chicago. Trois noms pour indiquer un même lieu et en scander l’histoire : sa dénomination autochtone, son appropriation par les colons français puis son ancrage dans l’imaginaire américain. Qu’on l’envisage sous l’angle colonial, économique, social et, même, environnemental, Chicago condense la multitude de récits et les différentes strates de l’histoire des États-Unis. Il y a loin, en effet, entre le refuge construit sur les rives du lac Michigan par les tribus outaouais, huron-wendat, tionontaté au XVIe siècle, et « l’athanor du capitalisme » qu’est devenue la plus grande ville du Midwest à la fin du XIXe siècle. En se penchant sur les quelques journées du mois de mai 1886 à Chicago qui donnèrent lieu, quelques années plus tard, à ce qu’on connaît désormais comme la Journée internationale des travailleurs, Martin Cennevitz, dont c’est là le premier livre, apporte un regard neuf sur l’histoire sociale — et socialiste — des États-Unis. Sa nouveauté tient moins aux sources mobilisées, aux découvertes éventuelles, qu’aux choix dans la manière de raconter les événements de Haymarket, la place où explosa une bombe le soir du 4 mai 1886, mais aussi les vies de ses protagonistes. Ainsi Albert Parsons, Louis Lingg, Gerge Engel, Adolphe Fischer, August Spies, Oscar Neebe, Samuel Fielden, tous condamnés à la pendaison ou à la prison après un simulacre de procès auraient trouvé dans ce récit une écriture qui rend hommage à leurs actions et à leur pensée. Immigrants allemands pour la plupart, ouvriers du bois ou de l’imprimerie pour beaucoup, tous ou presque journalistes autodidactes, socialistes ou anarchistes, les accusés du mois de mai 1886 ont en commun d’avoir œuvré au sein du mouvement ouvrier étasunien pour offrir à leurs camarades une vie digne. Le fait qu’aucun d’entre eux n’ait lancé la bombe qui conduisit à la mort d’un policier à Haymarket ne changea rien au jugement décidé dès les premières heures de leur procès : leur condamnation, soutenue par les industriels de la ville, trouva ses raisons dans un rapport de force politique et fut implacable. [E.M.]
Lux, 2023
☰ Le Chant des Asturies (tomes 1 et 2), d’Alfonso Zapico
Répétition générale de la Révolution espagnole, la grève insurrectionnelle de 1934 demeure relativement peu connue du public français. Émeutes en Andalousie et en Estremadure, attaque de la présidence du gouvernement de la République à Madrid, communisme libertaire instauré dans quelques localités du Sud, elle peine toutefois à s’imposer et se retrouve rapidement cantonnée à la région des Asturies. En quatre volumes, dont les deux premiers viennent d’être traduits en français, Alfonso Zapico raconte ces brèves semaines de conflits et la répression qui s’ensuit, conduite par le général Franco à la tête de son « armée d’Afrique ». Sa bande dessinée met en scène le retour au pays d’un journaliste, Tristan Valdivia, proche des syndicats ouvriers et fils du marquis de Montecorvo, propriétaire d’un consortium dont fait partie la mine dans laquelle travaillent la plupart des habitants de la vallée. Les conditions de travail des mineurs sont évoquées à travers le personnage d’Apolonio, chef d’équipe loyal et dévoué, qui va peu à peu ouvrir les yeux sur les injustices qui l’entourent et rejoindre les rangs des syndicalistes (socialistes, communistes et anarchistes) qui se disputent, tout en préparant la révolution sociale. Accidents, arbitraire et cruauté de la direction rythment et marquent leur existence, jusqu’à ce qu’ils comprennent qu’« on ne pouvait pas mourir de faim en silence, avoir honte face à sa propre famille ou mourir dans un puits les yeux fermés ». Cette fresque historique, parfaitement documentée, s’appuie sur des destinées individuelles emblématiques et des situations dans lesquelles s’affrontent différentes catégories sociales, différentes opinions politiques, illustrant dans leur complexité les rapports de classes et le fossé qui les sépare. Cette très grande diversité de points de vue et surtout leur confrontation directe permet de raconter la révolution des Asturies depuis ceux qui la vivent, jusque dans la déroute. [E.L.]
Futuropolis, 2023
☰ J’ai brodé mon cœur sur les montagnes
— Journal d’une combattante kurde (1995 – 1997), de Gurbetelli Ersöz
Les journaux de combattant·es sont une ressource précieuse pour qui s’intéresse à la lutte du Parti des travailleurs du Kurdistan, le PKK. Celles et ceux qui rejoignent la guérilla sont encouragé·es à écrire pour produire les archives qui permettront de sauvegarder et transmettre la mémoire de leur lutte. Si, ces dernières années, les ouvrages sur les combats du peuple kurde n’ont pas manqué, ces carnets restent peu traduits encore. La démarche des éditions d’En bas est donc précieuse. Elles ont choisi de publier les écrits de Gurbetelli Ersöz, rédigés entre juillet 1995 et octobre 1997, date où elle est tuée dans les montagnes au nord de l’Irak, dans la région de la rivière Zap, par un tank Leopard fourni par l’Allemagne à l’armée turque. Avant de rejoindre la guérilla, la jeune femme lutte dans la société civile. Elle est rédactrice en chef du journal d’opposition Özgür Gündem. Arrêtée, emprisonnée et torturée, elle décide de rejoindre la lutte armée en 1995 et de « broder son cœur sur les montagnes ». C’est une époque importante dans l’histoire du Parti, celle où commence la recomposition idéologique qui mènera plus tard au confédéralisme démocratique. À travers les notes de Gurbettelli, on suit l’avancée de l’auto-organisation des femmes au sein du PKK et la création de structures féminines indépendantes, ainsi que des difficultés auxquelles elles sont confrontées. C’est aussi un témoignage sensible du quotidien dans la montagne, des épreuves physiques que traversent les militant·es, des combats contre l’armée turque dans la région de Garê et de Zap qui aujourd’hui encore résistent vaillamment face aux assauts d’une des plus grandes armées de l’OTAN. Seul regret de cette édition : la traduction tient parfois du mot à mot et aurait demandé un travail d’écriture et d’accompagnement plus poussé. En raison de cette lacune, le livre parlera sans doute davantage aux initié⋅es. [L.]
Éditions d’En bas, 2023
☰ Home, de Toni Morrison
Ce roman, l’avant-dernier que Toni Morrison a publié, se déplie comme un rêve calme et intransigeant : il possède la nécessité des songes, ces successions de scènes fugaces où s’enchaînent des paroles et des images vives, saisissantes, parfois violentes. Dès les premières pages : des enfants, des chevaux, la mort qu’on aperçoit et puis très vite, le récit amorce une fuite — un retour. Dans les États-Unis ségrégationnistes des années 1950, Frank et Cee sont frère et sœur. Ils grandissent à Lotus, un endroit isolé où le temps passe plus lentement qu’ailleurs, où l’école se fait à l’église et dont on pense qu’il faudrait s’en aller pour que la vie commence. Les parents se tuent au travail dans les plantations de coton alentour, où la récolte « brise les corps mais rend l’esprit libre pour des rêves de vengeance ». Au hameau, la grand-mère, Lenore, s’emploie à noyer la petite Cee sous un mépris et une méchanceté opiniâtres tandis que Frank, l’âge venu, s’enrôle dans l’armée et part comme soldat en Corée. À son retour, la guerre et son cortège de spectres ont creusé dans son esprit des sillons de folie, mais il doit s’arracher à l’errance — et à l’amour —, prendre la route pour retrouver sa sœur agonisante et la ramener à Lotus. Tressé d’analepses, le récit de Morrison est épuré, ciselé dans une prose vive, tranchante, dans laquelle les dialogues et les personnages créent un relief à la fois doux et incisif. L’autrice convoque les fantômes les plus brutaux et les violences les plus abjectes autant qu’elle peint la beauté de certains gestes : une nuit qu’on vous offre de passer au chaud, une main protectrice qui calme les tremblements, et surtout l’apprentissage, par Cee devenue adulte, de la force. La jeune fille l’acquiert au contact des femmes de Lotus, des femmes « aux yeux qui avaient tout vu », et qui « mettaient en pratique ce que leur avait enseigné leurs mères durant cette période que les riches appelaient la Grande Crise et [elles], la vie ». [L.M.]
Christian Bourgois, 2012
☰ Et l’île s’embrasa, de John Vasquez Mejias
Pour John Vasquez Mejias, « la gravure a des rapports étroits avec le socialisme et sa conception d’un art pour les masses, distribué massivement ». Nourri aux comic books durant sa jeunesse, l’auteur portoricain crée des récits graphiques entièrement composés avec des gravures sur bois. Le collectif d’édition toulousain Ici-bas a choisi de traduire et publier Et l’île s’embrasa, un de ses ouvrages qui raconte une histoire peu connue : l’insurrection des indépendantistes portoricains en 1950, qui luttèrent pour la libération de leur île face à la machine de guerre impérialiste étasunienne, en tentant d’y déloger le régime fantoche mis en place par les États-Unis. Malgré une répression sanglante, « il fut question de vie, d’amour et de justice et du fait de mener une guerre violente aux maîtres de la guerre violente », conclut l’auteur. Chacune des planches en noir et blanc est saturée de détails. Une volonté de l’auteur, qui « aime quand le lecteur doit passer du temps sur chaque page pour la comprendre », à l’opposé des réseaux sociaux où les images défilent à un rythme effréné. Le lettrage lui aussi a été réalisé en gravure. Le rythme est haletant, à l’image de l’insurrection, qu’on suit en même temps qu’on accompagne deux militants dans leur tentative d’assassiner le président Truman. Pour compléter l’œuvre graphique, Ici-bas lui a adjoint un article de l’historien Edwin Sierra Gonzalez qui revient sur l’histoire de la colonisation de Porto Rico, ainsi qu’une précieuse interview de l’auteur. Hommage peut-être à celui-ci, qui a débuté en réalisant des fanzines, et autopublié son livre en faisant lui mêmes les reliures au fil — donnant un aspect plus artisanal —, la couverture de cette édition a été imprimée en sérigraphie, à la main, par les membres du collectif. [L.]
Éditions Ici-bas, 2023
☰ Les Oscillants, de Claudio Morandini
Si l’Italie évoque le soleil, la chaleur ou l’intensité de la lumière estivale, c’est à l’opposé de ces clichés que nous embarque cette lecture. Dans ce roman, une jeune universitaire, ethnomusicologue, vient s’installer quelque temps dans le petit village italien (fictif) de Crottarda. Enfant, elle y est venue quelques étés durant les vacances avec ses parents « en quête de fraîcheur ». Crottarda n’a effectivement rien de chaleureux : encaissé au fond d’une vallée peu accessible, il n’y a quasiment jamais de soleil — la moitié de l’année, pas un seul de ses rayons ne touche le village. L’ethnomusicologue est attirée par le lieu, car elle y avait entendu, de mystérieux chants de bergers, ou plutôt leurs appels. Elle souhaite les étudier car ils ne ressemblent à rien d’autre de connu dans son domaine de recherche. Elle s’installe dans un hôtel miteux, humide comme l’ensemble du village : « L’humidité funeste […] envahit tout ici, barbouille les murs de moisissures, fait ployer les colonnes vertébrales des vieux, provoque des névralgies épouvantables chez les plus faibles, couvre les champs et les potagers de givre bleuâtre jusqu’à la fin du printemps. » Elle partage sa chambre avec Bernardetta, une adolescente insolente et quelque peu lunaire. Les autres habitants de Crottarda sont rustres et bien peu accueillants. Ils vouent une haine au village d’en face, Autélor, qui bénéfice d’un ensoleillement exceptionnel. La jeune chercheuse se sent en décalage complet avec les Crottardais : leurs attitudes sont curieuses, parfois hostiles envers elle, perçue comme « la citadine », éduquée, qui vient ici pour des motifs qu’ils ne comprennent pas bien. Peu à peu, elle se met aussi à douter : les chants de berger sont-ils authentiques ? pourquoi personne d’autre ne semble les entendre ? que fait-elle ici ? Ce roman, sans véritables repères géographiques ni temporels, rappelle Les Saisons de Maurice Pons ; au fil des pages c’est l’obscurité et l’étrange qui prennent le pas. [M.B.]
Éditions Anacharsis, 2021
☰ Habiter une ville touristique, du collectif Droit à la ville Douarnenez
À Douarnenez comme à Lisbonne, Barcelone et d’autres villes touristiques, les plus précaires « se font dessaisir de leurs conditions matérielles d’habiter la ville », explique dans la préface le journaliste Mickaël Correia. Et le journaliste climatique de préciser : « Si la gentrification des métropoles exclut pour remplacer, la mise en concurrence des villes du littoral exclut pour laisser un vide, qui ne sera comblé par un multipropriétaire qu’une poignée de jours par an. » Le collectif Droit à la ville Douarnenez livre une belle analyse du sort que des promoteurs immobiliers et des élu·es réservent à de plus en plus de villes des littoraux européens : la marginalisation économique de leurs habitant·es pour satisfaire des ambitions touristiques et les désirs de touristes en quête d’une authenticité aseptisée. Leur collectif est né en 2018 de ce constat : « Qu’il soit de plus en plus cher et difficile d’habiter dans une ville plus pauvre que la moyenne, voilà une forme singulière de déclin. » Ce processus, il fallait le comprendre, l’expliquer, lui donner de l’écho en recueillant données et témoignages, anecdotes et études comparatives. Ce qui gêne n’est en rien le tourisme, mais bien le devenir touristique de leur ville. Et, comme le rappelle Laetitia, locataire à Douarnenez depuis dix ans : « Le droit d’être touriste ça ne vaut pas le droit à la ville. » Mais Habiter une ville touristique n’est pas qu’un livre d’histoire sur une bastion ouvrier breton. Il se situe « quelque part entre un répertoire d’actions et un journal de bord ». Et, surtout, ses auteur·ices parient sur le fait que le processus en cours n’est pas irréversible : il est encore temps de s’y opposer. [R.B.]
Éditions du commun, 2023
☰ La langue de mon père, de Sultan Ulutaş Alopé
« Ne dis pas que nous sommes kurdes… ». Il y a la honte d’être soi, qui dure des années, se fond dans les mots tus et les phrases balbutiées. La honte qui transforme les enfants kurdes de Turquie en caméléons, oblige au silence, retranche. Et il y a les langues apprises, retrouvées, adressées, habitées ou travaillées pour que la parole conjure les absences. Sultan Ulutaş Alopé, dans ce premier texte théâtral qu’elle interprète elle-même sur scène, raconte des souvenirs d’enfance, bribes d’une histoire politique de famille qu’elle écrit en français, une langue qu’elle apprend depuis quatre ans et qui n’appartient qu’à elle puisque personne, parmi ses proches turcophones, ne la parle. Longtemps, dit-elle, c’était « comme si l’absence des choses qui n’existaient pas dans notre vie était toujours normale ». Car jamais le père de Sultan, coutumier de disparitions subites et d’absences interminables, capable d’instiller au fond du cœur la tendresse aussi bien que la peur, n’a adressé à ses enfants un mot de kurde ; là où, au contraire, leur mère, qui croyait être « devenue kurde par le mariage », était capable de cuisantes indiscrétions. À force, le silence et les fractures (politiques, familiales) ont pesé jusqu’à creuser des trous où a pu se nicher, à l’intérieur même de soi, le racisme. Sultan raconte alors comment, une fois adulte, contrainte de rester en France le temps que durait sa procédure de demande de titre de séjour, dans une immobilité administrativement déterminée, elle a décidé d’apprendre le kurde. Et d’écrire cette histoire, où se mélangent des fragments du passé, douloureux ou mystérieux (« tu sais, un enfant peut aussi perdre la raison »), et la trame du présent dans laquelle des choses se libèrent et se délient un peu du rapport à la langue paternelle retrouvée, dans un parler étranger devenu une langue à soi. [L.M.]
L’espace d’un instant, 2023
☰ Okavango, de Caryl Ferey
Caryl Ferey est connu pour ses polars politiques qui, du Chili à la Nouvelle-Zélande, dissèquent les traumatismes laissés dans les mémoires par les régimes sanguinaires et les cicatrices mal refermées. Il ajoute, avec Okavango, une dimension écologique et philosophique à ses thématiques. Au cœur du désert du Kalahari, des cadavres de pisteurs, sans doute au service de braconniers, sont retrouvés dans une réserve animalière ultra-sécurisée. Un mystérieux Sud-Africain, John Latham, a investi les bénéfices d’une mine de diamants pour acheter quatre-vingt mille hectares de terres afin de les sanctuariser et protéger les animaux sauvages. Mais la ranger Solahana le soupçonne de lui cacher une partie de la vérité. Dans cette histoire palpitante, au suspens maîtrisé, l’auteur pose la question de la cohabitation avec les autres vivants et de leur défense. John Latham, en misanthrope protecteur des animaux, se veut attentif au « cycle de la vie, de toutes les vies ». L’écosystème qu’il a développé est un véritable « tissage intime entre les êtres et les vivants », au sein duquel bêtes et hommes cohabitent. Le personnage adresse une critique sévère à ce que l’on appelle la protection de la nature : « L’Occident désignait comme nature des territoires inertes ou exploités massivement, sanctuarisait quelques parcs voués à la récréation, à la performance sportive ou au ressourcement spirituel : jamais il n’était question d’y habiter. En Afrique, les autochtones étaient même sommés de quitter leurs terres au nom de la préservation exclusive d’animaux sauvages, ceux-là mêmes que l’Occident avait majoritairement exterminés. Un nouveau colonialisme vert. » Dans ce livre, Caryl Ferey distille avec subtilité nombre de réflexions qu’il emprunte à Baptiste Morizot, Guillaume Blanc ou encore Val Plumwood et met la littérature populaire au service d’une écologie radicale. [E.L.]
Gallimard, 2023
☰ Le Chaudron militaire turc, de Pınar Selek
Le 29 septembre 2023 s’est ouvert à Istanbul un nouveau procès contre la sociologue et militante féministe Pınar Selek. Celle-ci n’y assistera pas : elle a du s’exiler en 2008 face à la répression du pouvoir turc qui s’abat sur elle depuis des années. Le prétexte invoqué : elle aurait participé à la pose d’une bombe qui a explosé en juillet 1998 à Istanbul. La réalité : ses travaux dérangent, tant ils remettent en question les piliers sur lesquels est bâtie la nation turque. Dans cet ouvrage, la chercheuse revient sur la dernière et difficile enquête qu’elle a menée en Turquie avant son exil avec une équipe de sociologues. Elles ont recueilli des dizaines de témoignages d’hommes sur leur expérience du service militaire. C’est dans ce « chaudron militaire turc » que se forge dans la violence, explique-t-elle, une part importante de la masculinité hégémonique et dominante. Derrière les portes de la caserne, « c’est en s’adaptant à l’irrationnel pour supporter l’insupportable mais aussi pour avoir une place dans le champ du pouvoir » que les conscrits, les mehmetçik, « s’endurcissent, intériorisent leurs devoirs, se soumettent à la raison d’État en recevant les gifles de celui-ci ainsi que ses promesses de pouvoir ». Les corps des jeunes hommes doivent être soumis à celui de l’État, par la violence et par l’humiliation. Et le conscrit pourra à son tour user de son pouvoir sur ceux qui arrivent après lui, tout en continuant à subir l’arbitraire des officiers. Après les classes, la cérémonie du serment vient entériner la transformation des individus en soldats prêts à mourir pour la nation. Dans cette communauté fondée sur un critère de genre, et de laquelle les homosexuels et les trans sont exclus, les hommes apprennent à se constituer en groupe (homo)social. Le « phallus est à l’honneur » et les femmes réduites à des objets sexuels. « Dans le processus de militaro-masculinisation, les jeunes hommes apprennent à tuer et à baiser : inséparable alliance. » [L.]
Des femmes — Antoinette Fouque, 2023
Photographie de bannière : Hulton-Deutsch Collection | Corbis
REBONDS
☰ Cartouches 84, juin 2023
☰ Cartouches 83, avril 2023
☰ Cartouches 82, janvier 2023
☰ Cartouches 81, novembre 2022
☰ Cartouches 80, octobre 2022