Cartouches (86)


Une his­toire des fémi­nismes au Moyen-Orient et au Maghreb, les archives de l’exil armé­nien dans l’entre-deux-guerres, les poèmes d’une révol­tée maro­caine, une théo­rie pour un réa­lisme cli­ma­tique socia­liste, une bro­chure joyeu­se­ment incen­diaire, l’his­toire cri­tique du mou­ve­ment révo­lu­tion­naire chi­lien, le Louvre en bande des­si­née et sans ses icônes, le foot­ball à l’heure néo­li­bé­rale, le maoïsme d’un point de vue anar­chiste et la musique acide de Bruit Noir : nos chro­niques du mois de novembre.


Genres & fémi­nismes au Moyen-Orient & au Maghreb, de Abrir Kréfa et Amélie Le Renard

C’est une petite musique bien connue : les vête­ments fai­sant réfé­rence à l’is­lam, ceux ren­voyant indis­tinc­te­ment à l’aire cultu­relle arabe — voire, au Moyen-Orient — font l’ob­jet de joutes média­tiques récur­rentes et d’in­ter­dic­tions régu­lières dans l’es­pace public. Lorsqu’il est ques­tion de poli­tique inter­na­tio­nale, le voile isla­mique est per­çu essen­tiel­le­ment comme la marque d’un régime théo­cra­tique qu’il convien­drait de libé­ra­li­ser. Souvent, la voix de celles qui le portent et, plus lar­ge­ment, de celles qui vivent dans des socié­tés majo­ri­tai­re­ment musul­manes ne sont pas écou­tées, comme si elles n’exis­taient pas au-delà d’un mor­ceau de tis­su. Le constat d’un silence média­tique et aca­dé­mique entou­rant les femmes et les mino­ri­tés de genre au Moyen-Orient et au Maghreb a pous­sé Abrir Kréfa et Amélie Le Renard à reve­nir sur l’his­toire mécon­nue des fémi­nismes en Tunisie, au Soudan, en Égypte ou encore en Iran. « Du pos­tu­lat d’un islam intrin­sè­que­ment tyran­nique envers les femmes découlent deux sté­réo­types com­plé­men­taires : celui, d’une part, de la femme musul­mane alié­née car adhé­rant à une reli­gion qui ne peut que l’op­pri­mer ; celui, d’autre part, de la femme qui, née dans une famille ou une com­mu­nau­té musul­mane, ne peut se libé­rer qu’en rom­pant avec l’is­lam. » Sommées de mon­trer des gages de « moder­ni­té » vis-à-vis des obser­va­teurs exté­rieurs, euro­péens au pre­mier chef, les femmes qui militent pour leurs droits au Moyen-Orient et au Maghreb doivent éga­le­ment com­po­ser avec les attentes de leurs propres régimes : « Parce que des colo­nia­lismes et des guerres impé­ria­listes ont été conduits au nom de la libé­ra­tion des femmes musul­manes, les mou­ve­ments fémi­nistes sont sans cesse contraints de prou­ver leur loyau­té à la com­mu­nau­té natio­nale et leur indé­pen­dance par rap­port aux mou­ve­ments fémi­nistes occi­den­taux comme aux socié­tés et États qui les abritent. » Le peu de visi­bi­li­té des recherches sur ces sujets est, pour les deux autrices, « signi­fi­ca­tif d’une réti­cence à décons­truire les sté­réo­types omni­pré­sents sur ces ques­tions ». Il fal­lait d’ur­gence com­bler un vide, tâche qu’elles ont endos­sée de fort belle façon. [R.B.]

Amsterdam, 2021

Au bord de l’ef­fa­ce­ment — Sur les pas d’exi­lés armé­niens dans l’entre-deux-guerres, d’Anouche Kunth

Au « sous-sol d’un éta­blis­se­ment public fran­çais », des liasses de feuillets, entas­sées dans des boîtes Cauchard, som­meillent. « Sans doute étaient-ils des­ti­nés à finir ain­si, ense­ve­lis dans la pénombre, ron­gés par le temps. » C’était sans comp­ter sur le tra­vail opi­niâtre de l’historienne Anouche Kunth. Celle-ci a éplu­ché métho­di­que­ment les archives de l’OFPRA pour retrou­ver les traces des Arménien·nes exilé·es en France dans l’entre-deux guerres, à la suite du géno­cide com­mis dans un Empire otto­man alors en cours d’effondrement. La matière de son livre, ce sont ces for­mu­laires qu’elle épluche un à un. Elle décrit la tex­ture des feuilles, les écri­tures, les anno­ta­tions, les pho­tos qui par­fois les accom­pagnent. « Les libel­lés des cer­ti­fi­cats ne sont pas de ceux que l’on pétrit lon­gue­ment. En eux, pour­tant, un constant mélange : de for­mules et d’informulé, de longue durée et de dis­con­ti­nui­té, de vieillesses à secou­rir, de jeu­nesses à appa­rier, d’enfants à venir. » En per­çant le code du lan­gage admi­nis­tra­tif for­mel, la cher­cheuse remonte le fil de vies désor­mais apa­trides et dont l’existence offi­cielle tient à des mor­ceaux de papier. Chaque élé­ment sous ses yeux est pro­pice à l’analyse : les anno­ta­tions dans les marges retracent ain­si des par­cours de migra­tions et refont la chro­no­lo­gie du net­toyage eth­nique des Arménien·nes. Les manques parlent aus­si : quand un enfant ne sait indi­quer le nom de sa mère, rem­pla­cé alors par trois petits points, ou quand une veuve ne peut pro­duire les cer­ti­fi­cats de décès d’un époux dis­pa­ru. Elle dévoile enfin les stra­té­gies des employés du consu­lat armé­nien à Marseille, char­gés de jouer les inter­mé­diaires entre les auto­ri­tés fran­çaises et les exilé·es, et qui remettent à ces der­niers les pré­cieux cer­ti­fi­cats qui leur per­met­tront de reprendre le cours de leur vie, en émi­grant ailleurs, en se rema­riant, en trou­vant un tra­vail. Paru dans la col­lec­tion À la source diri­gée par Clémentine Vidal-Naquet aux édi­tions La Découverte, l’ouvrage est une plon­gée d’une sen­si­bi­li­té inat­ten­due dans le monde des archives admi­nis­tra­tives. [L.]

La Découverte, 2023

Les bras char­gés de fusils, la tête de poèmes, de Saïda Menebhi 

« Je suis un vol­can en acti­vi­té », lance Saïda Menebhi dans un poème. Jeune ensei­gnante d’anglais, fémi­niste com­mu­niste, poé­tesse et membre de l’organisation Ila Al Amame, elle est arrê­tée, tor­tu­rée et empri­son­née en 1976, au cœur des décen­nies de plomb du règne de Hassan II, où de nom­breuses figures et mou­ve­ments révo­lu­tion­naires au Maroc sont vio­lem­ment répri­més. Les édi­tions Premiers matins de novembre rééditent ici une bro­chure regrou­pant plu­sieurs écrits de pri­son de la mili­tante — des poèmes, des lettres et un article sur la pros­ti­tu­tion — ini­tia­le­ment parue en 1978. Dans la pré­face à cette édi­tion, Hajer Ben Boubaker rap­pelle que lors du pro­cès de Casablanca qui s’est tenu en jan­vier et février 1977, 138 militant·es sont condamné·es à « l’équivalent de trente siècles de pri­son ». Même si « tout en [elle était] feu / pour brû­ler les lourdes portes », Saïda Menebhi n’en sor­ti­ra jamais : elle meurt à 25 ans, le 11 décembre 1977, après 34 jours de grève de la faim. D’elle, de sa parole et de son mili­tan­tisme vol­ca­nique demeurent aujourd’hui ces traces pré­cieuses, où tous les pro­noms per­son­nels, je, tu, nous, vous, elle sont mobi­li­sés, rap­pro­chant tou­jours l’intimité poli­tique de l’expérience car­cé­rale des luttes de « tous les peuples com­bat­tants », au Maroc, mais aus­si au Chili, au Vietnam ou en Palestine, dans un inter­na­tio­na­lisme convain­cu. En écri­vant et en enquê­tant depuis les geôles de Casablanca, Menebhi dénonce aus­si le patriar­cat qui étouffe et abîme les femmes dans la socié­té de son temps, les pros­ti­tuées en par­ti­cu­lier. À leurs côtés, en cel­lule, et en dia­logue poé­tique per­ma­nent avec ses cama­rades et proches libres ou, eux aus­si, arrê­tés, elle s’est obs­ti­née à faire entrer la lumière en pri­son : « je cherche à tâtons / un repère dans le temps / celui de la vic­toire / de l’ouvrier, du pay­san / de tous les révo­lu­tion­naires / en ce jour de lumière / je me ver­rais dans tes yeux / nue comme une pen­sée / vêtue comme un lierre / en ce jour de lumière / tes mains et les miennes / auront jeté les menottes en métal blanc / au visage des chiens aboyant. » [L.M.]

Premiers matins de novembre, 2023

Avis de tem­pête — Nature et culture dans un monde qui se réchauffe, d’Andreas Malm

« Moins de Latour, plus de Lénine : voi­là ce qu’exige l’é­tat de réchauf­fe­ment. » On ne sau­rait résu­mer la den­si­té du pro­pos du géo­graphe et mili­tant éco­lo­giste Andreas Malm à cette seule phrase pro­vo­ca­trice. Néanmoins, elle contient une ques­tion fon­da­men­tale qui irrigue Avis de tem­pête : à quel besoin répond une éla­bo­ra­tion théo­rique et dans quel but poli­tique ou stra­té­gique ? Si l’au­teur recon­naît que « la théo­rie ne semble pas être l’ac­ti­vi­té la plus urgente dans un monde qui se réchauffe rapi­de­ment » et « ne pour­ra jamais jouer qu’un rôle » dans le déman­tè­le­ment du capi­ta­lisme fos­sile — celui de « déga­ger des marges d’ac­tion et de résis­tance » — il note que cer­tains cadres concep­tuels consti­tuent à l’in­verse un véri­table frein poli­tique. Paru en anglais en 2018, Avis de tem­pête porte un regard cri­tique encore trop rare sur les diverses ten­ta­tives théo­riques pro­po­sées pour sai­sir « l’im­bro­glio du social et du natu­rel » qu’in­duit notre période his­to­rique, carac­té­ri­sée par « l’é­tat de réchauf­fe­ment ». Sont tour à tour ana­ly­sés le construc­ti­visme, l’hy­bri­disme et le néo­ma­té­ria­lisme, trois cou­rants majeurs sou­te­nant que la caté­go­rie de nature n’a plus lieu d’être dans les approches théo­riques contem­po­raines. D’ailleurs, l’i­dée de nature ne serait-elle pas une construc­tion humaine ? Chaque chose ne serait-elle pas tou­jours inter­pé­né­trée de social et de natu­rel ? Les objets qui nous entourent et influent sur nos actions n’au­raient-ils pas, fina­le­ment, une puis­sance d’a­gir nuan­çant la nôtre ? Autant de ques­tions aux­quelles l’au­teur répond par la néga­tive. Devant la catas­trophe en cours, un « réa­lisme cli­ma­tique socia­liste » lui paraît plus proche d’une « théo­rie de l’é­tat de réchauf­fe­ment » effi­cace poli­ti­que­ment que tout autre éla­bo­ra­tion récente. Surtout, celle-ci se doit d’être direc­te­ment connec­tée à des pro­po­si­tions concrètes, impli­quant des leviers sur les­quels agir, des res­pon­sables dont les acti­vi­tés nocives doivent être mises hors d’é­tat de nuire et un hori­zon sinon dési­rable, du moins qui évi­te­rait la des­truc­tion des condi­tions d’ha­bi­ta­bi­li­té de la pla­nète. Ainsi, « il fau­drait sans doute envi­sa­ger la sta­bi­li­sa­tion du cli­mat […] comme un pro­jet révo­lu­tion­naire pour les quelques siècles à venir ». Et de conclure : « Ce n’est pas le moment d’a­ban­don­ner la radi­ca­li­té poli­tique. » [R.B.]

La Fabrique, 2023

Les coli­bris pyro­manes — Fables mutines, du col­lec­tif The chô­meuse go on

En voyant ce fan­zine dans un café asso­cia­tif près de chez moi, j’ai d’abord eu un mou­ve­ment d’inquiétude. Quoi, encore cette his­toire de coli­bris et de Rabhi ? La pre­mière page m’a vite ras­su­rée : « C’est seule­ment lorsque le der­nier arbre aura été cou­pé, le der­nier pois­son pêché et la der­nière rivière pol­luée, que les humains réa­li­se­ront à quel point réci­ter des fables indiennes est un vrai truc de bouf­fon. » Propos attri­bués à Banksy. Les coli­bris eux-mêmes pré­fèrent « tout faire péter ». Réalisée par le col­lec­tif The chô­meuse go on, télé­char­geable libre­ment pour la dif­fu­ser allè­gre­ment, cette bande des­si­née invite avec humour à se ques­tion­ner sur les pos­si­bi­li­tés de l’action directe. Une bouf­fée d’air frais qui aide à com­battre la moro­si­té de l’autoritarisme ambiant, à l’heure où mani­fes­ter est désor­mais sus­cep­tible d’être inter­dit. De la lutte contre la pub à la gra­tui­té des trans­ports, le col­lec­tif invite à relier pra­tiques col­lec­tives et indi­vi­duelles, à la fois pour se pro­té­ger de la répres­sion et pour étendre la lutte. Qui aurait cru qu’une len­tille suf­fit pour dégon­fler un pneu de SUV, et que les clés pour ouvrir les pan­neaux publi­ci­taires se trouvent faci­le­ment dans le com­merce, ce qui per­met de lais­ser libre cours à sa créa­ti­vi­té ? Avec ses images, pré­sentes notam­ment sur des sti­ckers qu’on a vu fleu­rir dans les rues un peu par­tout « face au matra­quage de la pub et des médias, [le] col­lec­tif The chô­meuse go on essaie de contri­buer à un ima­gi­naire popu­laire et enga­gé ». Une fois lu, le col­lec­tif invite à faire cir­cu­ler l’ouvrage car alors « nul n’est en mesure de pré­voir les phé­no­mènes qui pour­raient s’enclencher ». [Y.R.]

The chô­meuse go on, 2022

Naissance d’une révo­lu­tion — Histoire cri­tique du MIR chi­lien, d’Eugénia Paliéraki

Septembre 2023 a mar­qué les cin­quante ans du coup d’État de Pinochet qui a ren­ver­sé Salvador Allende. Parmi les ouvrages qui ont fleu­ri pour en rendre compte, Naissance d’une révo­lu­tion est par­ti­cu­liè­re­ment appré­ciable. L’historienne Eugénia Paliéraki éta­blit une his­toire cri­tique du Mouvement de la gauche révo­lu­tion­naire chi­lien (Movimiento de Izquierda Revolucionaria, MIR). Dans les bouillon­nantes années 1960, la gauche chi­lienne est com­po­sée d’une mul­ti­tude de par­tis et de syn­di­cats entre les­quels des points de conver­gences coexistent avec de nom­breuses ten­sions. Le MIR est créé dans ce contexte, en août 1965, par des syn­di­ca­listes révo­lu­tion­naires, des trots­kistes et des dis­si­dents com­mu­nistes. Ces mili­tants rejettent le réfor­misme, mais « leur posi­tion face à la démo­cra­tie repré­sen­ta­tive n’est pas uni­voque ni dépour­vue de contra­dic­tions ». La ligne poli­tique du mou­ve­ment pour­rait se résu­mer en un « mélange entre le mar­xisme-léni­nisme et le gué­va­risme ». Quant aux rela­tions du MIR avec Cuba, elles s’inscrivent entre la recherche d’un cer­tain sou­tien et le main­tien de son auto­no­mie. L’anti-impérialisme du MIR tient une place impor­tante : il se tra­duit notam­ment par des actions de ter­rain qui lui donnent du cré­dit à gauche. Le mou­ve­ment pri­vi­lé­gie en effet la légi­ti­mi­té par rap­port à la léga­li­té dans ses actions — allant jusqu’au bra­quage de banques, avec plus ou moins de suc­cès. Pour autant, la ques­tion de la lutte armée divise la « jeune géné­ra­tion » et la « vieille géné­ra­tion », tra­dui­sant là de réelles diver­gences théo­riques. En fai­sant cette « socio­lo­gie du mili­tan­tisme miriste », l’autrice décons­truit les « lec­tures mythi­fiées de ce pas­sé », mais n’ou­blie pas les dimen­sions les plus enthou­sias­mantes de ce mou­ve­ment. En 1970, le MIR passe un accord avec Salvador Allende : il s’engage à aban­don­ner la lutte armée contre une amnis­tie pour les miristes en cas de vic­toire élec­to­rale. Si on sait com­ment se ter­mi­ne­ra tris­te­ment cette his­toire trois ans plus tard, la néces­si­té d’un socia­lisme popu­laire reste, elle, bien actuelle. Postfacé par Carmen Castillo, ce pré­cieux ouvrage y plaide à sa manière. [M.B.]

Éditions terre de Feu, 2023

Le Grand inci­dent, de Zelba

La bédéiste ger­ma­no-sté­pha­noise Zelba signe une bande des­si­née fan­tas­tique, fémi­niste et lit­té­ra­le­ment ico­no­claste ! Elle porte un regard sévère — mais avec tou­jours beau­coup d’humour — sur l’histoire de l’art et dénonce la culture du viol qui l’imprègne. Dans la pein­ture clas­sique comme dans la sculp­ture, les corps mas­cu­lins nus expriment, la plu­part du temps, force virile et cou­rage, tan­dis que les nus fémi­nins sont repré­sen­tés dans des poses de sou­mis­sion ou d’humiliation, à la mer­ci des hommes. L’histoire de « Suzanne et les Vieillards », peinte notam­ment par le Tintoret, en est un exemple emblé­ma­tique : c’est tou­jours la nudi­té de la pre­mière qui est repré­sen­tée — jusqu’à reje­ter sou­vent la res­pon­sa­bi­li­té de sa lapi­da­tion sur elle — mais jamais les actes de ses agres­seurs. Mais, une fois n’est pas cou­tume, c’est la panique au Musée du Louvre ! « En réac­tion à la repré­sen­ta­tion déva­lo­ri­sante des femmes dans les œuvres ain­si qu’aux com­por­te­ments miso­gyne de cer­tains visi­teurs », la qua­si-tota­li­té des nues fémi­nins du musée ont déci­dé de s’effacer. Les sta­tues sont deve­nues trans­pa­rentes et les per­son­nages fémi­nins dénu­dés ont dis­pa­ru des tableaux. Impossible de dire la véri­té ni de les reti­rer sans que la presse ne soup­çonne « un rachat par les Émirats ou alors l’adoption d’une pudi­bon­de­rie à l’américaine ». On pré­fère par­ler, pudi­que­ment, d’un « grand inci­dent ». Fort heu­reu­se­ment, une femme de ménage a gagné la confiance des œuvres et recueilli leurs doléances. Après qu’elle a ten­té en vain d’alerter la direc­tion, elle pro­pose une sor­tie de crise pour le moins inat­ten­due ! L’utilisation de la bichro­mie, les per­son­nages au trait noir évo­luant dans des décors tan­tôt bleus, tan­tôt rouges, per­mettent de mettre en valeur les repro­duc­tions des œuvres. Quant aux sta­tues, elles deviennent sous les coups de crayons de Zelba sin­gu­liè­re­ment expres­sives. Un livre judi­cieux sans être sen­ten­cieux, pro­vo­ca­teur en res­tant tou­jours drôle, sub­til mais ter­ri­ble­ment effi­cace. [E.L.]

Futuropolis, 2023

Ce que le foot­ball est deve­nu, de Jérôme Latta

« Il y a tou­jours eu de l’argent dans le foot­ball, c’est un truisme, et il a tou­jours posé pro­blème. » Dans Ce que le foot­ball est deve­nu, inven­taire retra­çant trente années d’offensive libé­rale et de réformes du sec­teur, Jérôme Latta n’invoque pas un pas­sé glo­rieux ni ne pose un regard nos­tal­gique sur le foot­ball. Le jour­na­liste indé­pen­dant et co-fon­da­teur du site « Les Cahiers du foot­ball » repère tou­te­fois un double moment de bas­cule qui a inflé­chi le cours des trois der­nières décen­nies : l’arrivée mas­sive des droits de dif­fu­sion télé­vi­suels et la méta­mor­phose en 1992 de deux mas­to­dontes du foot­ball moderne (la Ligue des cham­pions et la Premier League, le cham­pion­nat natio­nal anglais). Nouveau modèle éco­no­mique inique, répar­ti­tion inéga­li­taire des reve­nus, rafis­to­lages inces­sants des com­pé­ti­tions, guerre menée contre l’incertitude du sport, l’auteur détaille les méca­nismes qui ont favo­ri­sé l’émergence d’une caste de super-clubs cap­tant la majo­ri­té des richesses et s’appropriant les meilleurs joueurs. Ce phé­no­mène de ruis­sel­le­ment vers le haut s’est orga­ni­sé au moment où, simul­ta­né­ment, le foot­ball a embras­sé une logique de diver­tis­se­ment pour se muer en spec­tacle tou­jours plus coû­teux. Explosion du prix des places, mul­ti­pli­ca­tion des chaînes payantes de dif­fu­sion, gen­tri­fi­ca­tion des stades, sur­veillance et contrôle accru des sup­por­ters visant à neu­tra­li­ser toute force pro­tes­ta­taire dans les tri­bunes : autant de signes d’une révo­lu­tion néo­li­bé­rale jamais nom­mée comme telle, encore moins débat­tue ou ana­ly­sée. Une révo­lu­tion encou­ra­gée par la démis­sion ou la com­pli­ci­té des pou­voirs publics et qui a pro­fon­dé­ment trans­for­mé l’industrie du foot­ball. Pour Jérôme Latta, il n’en demeure pas moins un « bien com­mun pro­dui­sant du lien social », une « culture entière digne de consi­dé­ra­tion » — dont le jour­na­liste Mickaël Correia avait mon­tré la dimen­sion popu­laire et les pos­sibles appro­pria­tions contes­ta­taires. Le foot­ball reste plus que jamais un champ de bataille poli­tique à (ré)investir. [J.C.]

Éditions Divergences, 2023

Révolution et contre-révo­lu­tion en Chine maoïste, de Elliott Liu

Partant du constat que le maoïsme a conti­nué de nour­rir dif­fé­rents groupes révo­lu­tion­naires bien après la mort du Grand Timonier en 1976, Elliott Liu pro­pose ici une « ana­lyse cri­tique d’un point de vue anar­chiste et com­mu­niste de la Révolution chi­noise et de la poli­tique maoïste ». Adressé à un lec­to­rat mili­tant, ce livre his­to­ri­cise les dif­fé­rents aspects du maoïsme qui ont vu le jour entre les années 1920 et 1970 en Chine et dont il faut dénon­cer les prin­ci­paux « four­voie­ments » — notam­ment en matière d’émancipation des femmes, comme en témoigne un texte de l’autrice Ding Ling datant de 1942 et repro­duit en annexe —, à toutes fins utiles. Sont ain­si pré­sen­tées les stra­té­gies suc­ces­sives du Parti com­mu­niste chi­nois, les rela­tions qu’il a entre­te­nues avec le Komintern, l’URSS ou encore le Parti natio­na­liste chi­nois, mais aus­si son rap­port à la « bour­geoi­sie natio­nale » ou à la pay­san­ne­rie et au pro­lé­ta­riat dont il se targue d’être l’incontestable repré­sen­tant. Or, textes de Mao à l’appui, Elliott Liu met au jour le pro­ces­sus qui a conduit à la for­ma­tion d’un capi­ta­lisme d’État et à une cana­li­sa­tion sys­té­ma­tique du dis­sen­sus par le Parti — ce der­nier se récla­mant d’un « maté­ria­lisme réduc­teur qui mini­mise la conscience sociale ». En témoignent les grands épi­sodes de l’histoire contem­po­raine ici ana­ly­sés : la période de Yan’an, entre 1935 et 1945, qui est sou­vent pré­sen­tée comme la « phase héroïque de la révo­lu­tion chi­noise », le mou­ve­ment des Cent Fleurs et la cam­pagne anti-droi­tière de 1957, le Grand Bond en avant, la grande famine de 1960, et l’explosive « Révolution Culturelle » qui secoua le pays de 1966 à 1976. Affirmant que la « loi de la valeur » est demeu­rée cen­trale sous le régime com­mu­niste en Chine, Elliott Liu pro­pose, en anar­chiste, un bilan pro­vi­soire des grandes notions maoïstes (« ligne de masse », « lutte de classe sous le socia­lisme », etc.). Enfin, le lec­teur ou la lec­trice trou­ve­ra repro­duit un texte éton­nant datant de 1967. Écrit par un rebelle de 18 ans dans un contexte de prises de pou­voir révo­lu­tion­naires et de luttes entre fac­tions, il compte par­mi les « textes anti­bu­reau­cra­tiques les plus abou­tis de cette période » et s’intitule : Où va la Chine ? [L.M.]

Éditions Syllepse, 2017

IV/III, de Bruit Noir

Tout com­mence par un nom, « Bruit Noir », sou­pi­ré par le poète, paro­lier et chan­teur Pascal Bouaziz, comme Brigitte Fontaine sou­pire ailleurs des appels à l’in­sur­rec­tion armée et à la ven­det­ta. « Alors quoi, on va encore écrire des chan­sons ? » Oui. Voilà treize titres bru­taux, acides, tristes et par­fois drôles, sou­te­nus par les boucles indus­trielles de Jean-Michel Pirès — « C’est par­ti pour l’al­bum de trop. » Dans les loges d’une salle de concert, Pascal Bouaziz nous disait il y a quelques années : « Je pense qu’il existe une chan­son résis­tante, qui vou­drait s’attacher à la réa­li­té, et une chan­son col­la­bo­ra­trice qui par­ti­cipe au monde tel qu’on nous le fait man­ger tous les jours, pour que les gens dansent, soient contents, que la mélo­die tourne dans leur tête et qu’ils oublient ain­si le bruit noir. » Plus dépouillé et stri­dent encore que les albums pré­cé­dents, IV/III est de part en part poli­tique, depuis ses attaques contre l’in­dus­trie cultu­relle (et un peu contre lui-même) (« Chanteur enga­gé », « Artistes »), jus­qu’au récit ter­ras­sant d’une ren­contre qui vous ouvre en deux entre « mon­sieur Pascal » et « mon­sieur Hassan », sur­ve­nue à l’Armée du Salut, pen­dant un ate­lier d’é­cri­ture déser­té par son public (« Le visi­teur »). À tous ceux et toutes celles qui pensent que la musique peut encore être insou­ciante, riante et, sur­tout, loin du fra­cas du monde, Bruit Noir oppose une fin de non rece­voir : « Calme ta joie ». Dans une chan­son vieille de quinze ans d’un album de Mendelson, groupe désor­mais dis­sout, Pascal Bouaziz rap­pe­lait qu’en­fant déjà, c’é­tait en 1983, il était doué, « tel­le­ment doué », pour la nos­tal­gie. Le sai­sis­sant « Communiste » donne une nou­velle image de ce sen­ti­ment : à Champigny-sur-Marne, où le chan­teur a gran­di, les rues ont pour nom Paul Vaillant-Couturier et Louise Michel comme demain, espère-t-il, elles seront nom­mées sous-com­man­dant Marcos et Greta Thunberg. On en doute. Lui aus­si sûre­ment. Et alors ? [R.B.]

Ici d’ailleurs, 2023


Photographie de ban­nière : Pierre Perrault, extrait de Pour la suite du monde, 1962


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REBONDS

Cartouches 85, sep­tembre 2023
Cartouches 84, juin 2023
Cartouches 83, avril 2023
Cartouches 82, jan­vier 2023
Cartouches 81, novembre 2022

Ballast

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