Du rap français indépendant, l’obéissance collective pendant le confinement, une sociologue infiltrée dans la jet-set internationale, le « moment managérial » nazi, l’exclusion sociale gravée en noir et blanc, les sociétés paysannes du Néolithique, documenter un centre d’aide sociale de Manhattan, les tracas des riches dans un château, un texte fondateur de la pédagogie émancipatrice et l’ordre du genre en milieu rural : nos chroniques du mois de décembre.
☰ Jeudi, de Hugo TSR
Hugo TSR trace son chemin en indépendant sur la scène du rap français, sans se soucier des modes ou des tendances. Après Une vie et quelques, album aux tonalités sombres paru en 2021, vient de sortir Jeudi sur plusieurs plateformes en ligne, un album qui s’écoute comme se lit un roman. Dans une fresque en neuf morceaux, le rappeur raconte la dernière journée d’un conducteur de train. Un type usé par le travail et la routine. Le matin, « Pas besoin d’volet : si j’vois l’soleil, c’est qu’j’suis en retard ». Après un lever dans le coaltar, l’installation dans le cockpit de l’engin, « Aux commandes d’un sous-marin, mais sans les torpilles ». La machine s’élance, « Les premiers rayons du soleil qui s’reflètent sur les rails / Là, j’trace, des cailloux, pas d’asphalte / Dans la matrice, tu comprends la puissance quand tu vois l’attelage ». Seul, dans son monde, musique à fond. « Une grisaille viscérale, vie sociale misérable / Que des ratures et ça m’rassure d’avoir à suivre des rails ». Au fil des morceaux, se dessine une chronique sociale : un monde du travail qui détruit, le quotidien du conducteur, le travail du contrôleur, et puis les voyageurs, cadre qui va bosser, jeunes en Gucci, fan de rock au sac bardé d’écussons : « Montre moi tes bagages, j’te dirai qui tu es. » Un sale jour de décembre, un message arrive sur le téléphone du personnage principal, une convocation chez les ressources humaines. « Le licenciement, c’est comme les accidents : c’est pour les autres. » Mais peut-être pas cette fois. Il commence à cogiter ; et puis il y a cette migraine qui ne le quitte pas, impossible à chasser. Le tourbillon l’emporte, comme Hugo TSR qui nous tient en haleine jusqu’au dénouement. Pour planter l’ambiance de son récit, l’artiste a collaboré avec Jazzy Bazz et Loko pour des morceaux à deux voix. Les inserts de violon et piano, présents sur ses autres albums, épaississent l’atmosphère, jusqu’au final du pianiste Sofiane Pamart. [L.]
Chambre froide, 2023
☰ L’Attestation — Une expérience d’obéissance de masse, printemps 2020, de Théo Boulakia et Nicolas Mariot
En ordonnant, au printemps 2020, l’enfermement général de toute la population (avec quelques exceptions soumises à la rédaction d’une « attestation dérogatoire ») afin de ralentir la propagation d’une pandémie qui menaçait de déborder les capacités hospitalière du pays, le gouvernement français réalisa pendant 55 jours une expérience grandeur nature d’institution de l’obéissance collective. Théo Boulakia et Nicolas Mariot se sont penchés sur la production du conformisme et son ancrage social, dans ce cadre inédit, en partant des pratiques plutôt que des opinions. Leur enquête confronte le récit selon lequel le « modèle chinois », le confinement façon Wuhan, se serait répandu à l’ensemble de la planète, avec la réalité. Les auteurs mettent rapidement en évidence que l’assignation à résidence n’a pas été la règle générale et qu’elle n’a eu qu’un effet très faible sur la baisse des contaminations. Centrales dans les discours officiels, la « responsabilisation » et la « confiance » furent absentes des décisions prises : « En quelques heures, le nouveau régime juridique mis en place a transformé toute personne présente dans l’espace public en potentiel contrevenant ou hors-la-loi. » Jusqu’au 11 mai 2020, la police procéda à 21 millions de contrôles et distribua 1 100 000 verbalisations. Les auteurs tirent des conclusions particulièrement sévères, pointant la banalisation de l’exception et l’acceptation des « bricolages autoritaires » comme mode de gouvernement, même si des stratégies individuelles ont souvent permis l’aménagement d’un quotidien moins contraint. Amer constat que celui-ci : « [Qu’]une nouvelle union sacrée justifiant suspension des libertés et gouvernement secret sans contrôle ait pu se répéter presque à l’identique un siècle après la Grande Guerre, voilà qui n’est pas le signal d’un grand mûrissement démocratique. » [E.L.]
Anamosa, 2023
☰ Very Important People, d’Ashley Mears
La sociologue Ashley Mears offre une enquête issue de son immersion au sein de la jet-set internationale. Ce travail n’aurait été possible sans son statut d’ancienne mannequin : « Ah non, mais t’as pas compris. On t’invite pas en tant que chercheuse, on t’invite parce que t’es sexy » s’est-elle ainsi vu répliquer sur le terrain, où elle s’attache à décortiquer le fonctionnement des boîtes de nuit de luxe. De New York à Saint-Tropez, Mears explore le rôle crucial des « promoteurs » de clubs, ces recruteurs chargés d’attirer de jeunes femmes, souvent issues du monde de la mode, pour agrémenter de leur présence les soirées des ultra riches. Elle décrit comment ces femmes travaillent sans rémunération tangible, outre les plaisirs éphémères de la fête et du luxe, dans l’espoir d’accéder à des opportunités exceptionnelles. « Dit autrement, le travail des promoteurs montre à quel point l’exploitation fonctionne mieux lorsqu’elle s’accompagne de la sensation d’être bien traité. » Interrogées, les « filles » tiennent à mettre en lumière un autre coût : « celui du travail émotionnel et corporel » pour être toujours à la hauteur. Régimes, sacs de luxe, pose de vernis, coiffure, épilation, tout doit être parfait selon les codes de beauté. Pour qu’un corps soit « haut de gamme », il doit être très mince, il faut mesurer au minimum 1 mètre 75, avoir une longue chevelure, porter de hauts talons et montrer son amusement. La réputation de ces clubs passe aussi par la présence de femmes et d’hommes essentiellement blancs sous peine de mauvaise réputation. La racisme s’affirme dès la porte d’entrée : « Votre ami ne peut pas entrer, à moins que vous réussissiez à faire sortir une personne non blanche qu’il puisse remplacer. Il y a déjà trop de personnes de couleur à l’intérieur. » Mears rappelle que sur les dix-sept clubs qu’elle a fréquentés à New York, seulement un est détenu par une femme. L’exploitation des corps de jeunes femmes passe aussi par la mise à disposition sexuelle des bottle girls, vues comme « bas de gamme ». Dans certains clubs, dès le seuil de 5 000 dollars dépensés, une bottle girl est mise à disposition pour « faire un truc sexuel, genre une pipe ». Les mannequins et les party girls tiennent à se différencier de ces serveuses, vues comme des « prostituées », des « salopes ». Very Important People dépeint un tableau sombre, où l’opulence des uns se construit sur l’exploitation des autres. [E.S.]
La Découverte, 2023
☰ Libres d’obéir — Le management, du nazisme à aujourd’hui, de Johann Chapoutot
Doit-on croire l’historien spécialiste du nazisme Johann Chapoutot, lorsqu’il écrit qu’il se bornera avec Libres d’obéir à une simple « étude de cas », sans visée autre que descriptive ? Oui, dans le sens où son essai s’attache au « moment managérial » nazi et au tour paradoxal que prend alors l’organisation du travail. Très vite, néanmoins, un doute s’immisce, jusqu’à devenir omniprésent. Pour partie, les dirigeants nazis nous semblent fondamentalement étrangers. Toutefois, des « effets de contemporanéité » s’accumulent à mesure que l’historien épluche leurs écrits, détaille leurs décisions et prend la mesure de leurs motivations. Ce sont quelques mots qui, d’abord, ont attiré l’attention de Johann Chapoutot dans un texte du « nazi intégral » qu’était Herbert Backe : « Élasticité
[…], performance
, objectif
, mission
— nous voilà en terrain connu. » Soudain, « l’allosaure Backe, ce monstre archaïque et lointain en uniforme de SS, réintègre notre temps, car il en emploie les mots, il en utilise les catégories, il en pense et vit les notions ». Ceci posé, le trouble qui accompagne un tel constat ne peut qu’aller grandissant. Si, prévient l’auteur, le nazisme précède l’invention du management, une cohorte de jeunes gens diplômés ont profité de son accession au pouvoir pour déployer leur vision paradoxale de la « gestion des ressources humaines ». À rebours de l’image strictement autoritaire qui colle à l’organisation du IIIe Reich, l’auteur démontre que nombre des préceptes aujourd’hui enseignés en école de commerce ont également été promus dans des années où, dans une Allemagne en expansion, il fallait « faire plus avec moins, en faisant mieux ». En maniant l’allusion et le sous-entendu, à force d’expressions jetées avec précision, Johann Chapoutot rend visible un pont entre une époque a priori révolue et la nôtre, qu’on traverse la main tenue par Reinhard Höhn, juriste antisémite et raciste, général SS et fondateur d’un institut après la guerre, où passeront bon nombre des cadres du « miracle économique allemand ». [R.B.]
Gallimard, 2020
☰ La Spirale, de Neil Bousfield
Neil Bousfield s’est inspiré de son travail dans un centre de réinsertion pour réaliser le roman graphique La Spirale, paru aux éditions Ici-bas. « Il a fallu deux ans et demi pour créer les images, puis six mois pour dessiner le storyboard, les ébauches et les versions finales. » À travers des ateliers d’impression et de menuiserie, le but de ce centre était d’aider des jeunes « à dépasser et faire face aux problèmes qui les avaient conduits à l’exclusion sociale. Il n’était pas rare qu’une spirale négative se répète d’une génération à l’autre. » C’est une histoire de ce type que l’artiste britannique raconte en 200 images sur bois gravé, imprimées en noir et blanc. Sans paroles, mais terriblement expressives, elles racontent l’usine, le travail à la chaîne et sa répétition quotidienne dans ce qu’on devine être une Angleterre rongée par le néolibéralisme. Ken Loach n’est pas loin dans cet univers sombre, où le soleil brille moins souvent que les lampadaires. Deux frères luttent pour ne pas reproduire la vie de leurs parents et ne pas reproduire le cycle de désespoir qui a miné leur enfance. La mère a sombré dans l’alcool pour oublier les soucis quotidiens. Le père est usé par le travail à l’usine, seule employeuse dans le coin, et doit trouver des expédients pour joindre les deux bouts. Un seul manquement, et c’est la porte. Les cohortes de chômeurs ne manquent pas. Le couple se retrouve le soir pour finir de noyer sa fatigue devant un poste de télévision, tentant d’arracher à la nuit quelques heures de sommeil avant que ne recommence le calvaire quotidien. Comme pour plusieurs de leurs romans graphiques, les éditions Ici-bas ont particulièrement soigné la fabrication du livre, avec un papier aux tons chauds qui met en valeur les gravures, et une couverture imprimée artisanalement en sérigraphie. [L.]
Ici-bas, 2022
☰ L’Aube des moissonneurs, de Jean Guilaine
Si les grandes peintures rupestres du Paléolithique, telles celles de la grotte de Lascaux, sont connues du public, la période néolithique qui lui succède reste enveloppée d’un halo de mystère, si ce n’est d’indifférence. C’est pourtant à cette époque qu’ont été jetés les fondements du monde que nous voyons mourir sous nos yeux, celui de l’agriculture paysanne, qui exploite tant la terre que les hommes. Dans ce recueil d’entretiens, l’archéologue Jean Guilaine mène une réflexion à la fois historique et historiographique sur la place et la signification du Néolithique pour nous, aujourd’hui. Déjà profondément inégalitaires, rythmées par des conflits dont la violence est parfois inouïe, structurées par des systèmes d’échange et de gestion des ressources extrêmement élaborés et étendus, fondées sur le principe de la division du travail en tâches spécialisées, les premières sociétés paysannes étudiées par Guilaine permettent d’engager une réflexion au long cours sur les maux politiques qui ont façonné notre histoire. L’analyse des vestiges archéologiques de ces sociétés sans écriture permet également d’observer la manière dont l’exploitation des hommes et des ressources naturelles a aussi très tôt transformé les paysages, mais aussi les corps, désormais affectés à des tâches spécialisées et répétitives — ainsi l’état d’usure de dents issues de divers sites du néolithique anatolien renseigne-t-il tant sur les pratiques artisanales (fabrication de tissus, de paniers, etc.) que sur les structures politiques et sociales qui les commandaient. Le travail de Guilaine montre par ailleurs combien les inégalités constituent un défi tant politique qu’épistémologique : les traces visibles laissées par les sociétés du passé, même sans écriture, sont souvent celles des puissants. Si les dominants ont le monopole du pouvoir, ils détiennent aussi celui de la mémoire. Il revient ainsi à l’archéologue de tenter de restituer, par-delà l’histoire événementielle, celle des grands rois et des grandes dates, celle des humbles et de combattre les récits qui les plongent dans l’oubli. L’enjeu est décisif, à l’ère des nationalismes et des multiples formes de révisionnisme historique qu’ils engendrent. [A.C.]
Verdier, 2023
☰ Welfare, de Frederick Wiseman
Dans ce septième long métrage sorti en 1975, Frederick Wiseman poursuit son exploration des institutions américaines initiée quelques années plus tôt avec Titicut Follies, qui décrivait la réalité d’une prison d’État psychiatrique du Massachusetts. Après avoir documenté le fonctionnement d’un lycée public huppé de Philadelphie (Highschool), du Metropolitan Hospital de New York (Hospital) ou d’un tribunal pour enfants de Memphis (Juvenile court), il installe cette fois sa caméra plusieurs semaines dans le centre d’aide sociale de Waverly, situé à Manhattan, près de Greenwich Village. En s’attardant un instant sur un visage, un geste, un regard ou quelques paroles échangées, le cinéaste parvient à restituer l’humanité et l’individualité de chacun·e au sein de la foule qui patiente dans une salle d’attente immense. Il dessine ainsi une série de portraits qui scandent le film et répondent formellement à l’imaginaire carcéral auquel renvoie la séquence d’ouverture : une série de photographies anthropométriques prises à l’arrivée de chaque personne venue déposer un dossier. Certain·es s’épaulent, s’entraident, se donnent quelques conseils pour mieux se repérer dans les dédales administratifs, d’autres s’épanchent, se racontent leurs histoires, confient leurs peines. D’autres séquences, plus longues, permettent de mesurer toute la complexité de situations souvent inextricables et la vulnérabilité de personnes précarisées. Certaines sont mères célibataires, d’autres handicapées, beaucoup souffrent de troubles psychiques, toutes en situation d’urgence. Le film dit leur épuisement, leur affliction, mais aussi leur colère et leur révolte face au contrôle social et aux enquêtes intrusives auxquelles elles sont soumises. Mais Frederick Wiseman, dans une volonté affichée d’éviter une lecture par trop simpliste, s’attache à décrire aussi le fonctionnement de l’institution à travers la mise en scène du travail quotidien d’employé·es, dont les efforts ne suffisent pas, le plus souvent, à compenser leur impuissance à répondre aux attentes. Hanté par l’expérience du racisme et la présence sourde de la guerre du Vietnam, le film s’achève sur un monologue qui condense la détresse existentielle et les impasses administratives auxquelles sont confrontées chacune des personnes qui peuplent Welfare. [B.G.]
Météore Films, 1975
☰ Monument national, de Julia Deck
Dans la France des gilets jaunes puis du Covid, certains mondes se télescopent comme deux cohabitants, mettons un propriétaire people et son intendante, pourraient faire trinquer leurs verres de bourbon dans un salon doré : plus ou moins gracieusement. Serge Langlois, personnage de ponte richissime du cinéma français, est maître du lieu qui abrite ici un presque huis clos romanesque, soit un château avec piscine et prolongements offshore. Mais c’est Ambre, sa jeune épouse, qui s’échine à maîtriser l’harmonie instagramable de sa « tribu », la famille Langlois et sa troupe de domestiques, qui se réunit chaque fin d’après-midi dans les fauteuils Louis XVI, pour l’apéritif. La narratrice Joséphine, adoptée bébé dans un orphelinat kirghize par le couple Langlois, observe de son œil implacable d’enfant comment tout ce confort orchestré colmate bien mal les petits trous des aigreurs quotidiennes. Elle observe aussi l’arrivée de Cendrine et Abdul, qui se connaissent de l’Hyper U du Blanc-Mesnil et se font embaucher au château comme nounou et coach sportif, amenant avec eux un peu du 93 lorsque c’est de bon aloi. Mais à force de crises sociale et sanitaire, le corps du monument national part à vau‑l’eau. Après un infarctus, Serge se met à dériver hors de sa gloire médiatique et à partager la passion de la comptable Madame Eva pour Faites entrer l’accusé. L’argent vient à manquer, tout coincé qu’il est aux Caraïbes d’où le fiscaliste de famille ne saurait le rapatrier par magie. Si on arrive à garder la face pour la fête d’anniversaire avec le couple présidentiel (en compagnie des copains Aminata, Brahim et Mathias puisque Brigitte et Emmanuel insistent pour qu’on invite des gens du peuple), au château aussi, indéniablement, c’est la crise. D’un bout à l’autre des 200 pages du roman, le suspens s’immisce, insistant, dans le contraste entre le floc-floc des baskets de Cendrine et le poil doux du dernier bichon à cajoler, entre le TDAH du petit Marvin et le moelleux de la méridienne ou de la Bentley, avec une délicate ironie. [L.M.]
Minuit, 2022
☰ La Pédagogie des opprimés, de Paulo Freire
Le pédagogue brésilien Paulo Freire, à l’origine du courant de la pédagogie critique, reste relativement méconnu en France. Pourtant, ses travaux sur l’éducation ont été la source d’inspiration de nombres d’intellectuel·les et de mouvements révolutionnaires, de bell hooks au PKK. Lui-même a débuté sa réflexion pédagogique en organisant au début des années 1960 des cours d’alphabétisation pour adultes auprès de populations pauvres au Brésil. Plutôt que d’utiliser un matériel pédagogique déconnecté, il part de l’expérience vécue des apprenant·es, avec l’idée de leur donner une capacité à agir sur leur propre situation. Il est emprisonné après le coup d’État de 1964, puis s’exile en Suisse avant de revenir au Brésil dans les années 1980. Devenu secrétaire à l’éducation en 1989 dans la métropole de San Paolo, il mène une réforme scolaire sans précédent, inspirée par ses travaux. Son ouvrage fondateur, La Pédagogie des opprimés, a été réédité par Agone et est introduit par une préface de l’universitaire Irène Pereira, qui remet le texte en contexte et précise les évolutions de la pensée de Paulo Freire depuis l’écriture du livre en 1968. Elle met en garde contre toute confusion : Paulo Freire ne propose aucune recette pédagogique, et ne s’inscrit pas dans la continuité de la pédagogie nouvelle et de ses figures, tel que le couple Célestin et Élise Freinet. « Il s’en distingue par la priorité qu’il donne à la transformation sociopolitique sur la transformation pédagogique. Pour lui, l’éducation ne transforme pas la société mais change les êtres humains — qui transformeront, eux, la société. » Pour le pédagogue brésilien, une éducation qui émancipe « vise à faire des êtres humains les sujets de leur propre histoire, individuelle mais aussi et surtout sociopolitique ». À l’heure où les attaques de l’extrême droite contre l’école s’intensifient, la lecture de Freire est indispensable à toute réflexion pour une éducation émancipatrice. [L.]
Agone, 2023
☰ Les Filles du coin, de Yaëlle Amsellem-Mainguy
L’enquête menée par Yaëlle Amsellem-Mainguy s’inscrit dans le sillage d’un renouvellement des études sociologiques portant sur la jeunesse populaire rurale. Le titre de l’ouvrage, référence explicite au livre de Nicolas Renahy, Les Gars du coin, en est aussi le contrepoint. Car ce ne sont pas à ceux qui restent que s’est intéressée la sociologue, à l’instar de Benoît Coquard, mais à celles « qui n’ont pas pu partir » et à la manière dont « les rapports de genre s’imbriquent dans des rapports sociaux de classe ». « Les métiers accessibles localement sont surtout des métiers d’hommes » et face à l’enjeu central des mobilités, les représentations genrées jouent ainsi en leur défaveur : l’âge d’obtention du permis et d’une voiture personnelle, plus tardif, renforce « l’inégal accès aux déplacements et aux territoires » et complique la recherche d’un travail. L’éloignement des villes affecte aussi les sociabilités des jeunes femmes. Beaucoup déplorent une « difficulté d’accès aux loisirs […] médiatisés », qui participe de leur « sentiment de relégation ». Dans ce domaine, les inégalités de genre se renforcent dès l’adolescence. Et la mise en couple et la parentalité entraînent pour elles un repli du temps libre dans l’espace domestique. Yaëlle Amsellem-Mainguy décrit aussi la manière dont s’établissent les hiérarchies : la marginalisation des plus précaires ; les « logiques de distinction entre celles qui habitent le bourg et celles qui habitent loin
, dans les hameaux ou des endroits plus reculés » ; la force de la norme conjugale et hétérosexuelle, « injonction quasi constante », et la stigmatisation des célibataires passé un certain âge. Elle insiste surtout sur le poids de l’interconnaissance. Pouvoir « se dire du coin », revendiquer un ancrage familial local — « être la fille de » —, participe d’un « capital d’autochtonie » essentiel en milieu rural tant pour l’entraide que la recherche d’un travail et la « construction d’une identité sociale ». Et la sociologue de souligner que la mise en couple, souvent « synonyme d’éloignement de leur territoire, de leur réseau amical et familial » parce que ce sont les jeunes femmes qui rejoignent leur partenaire, contribue à les « enfermer […] à l’intérieur de leur domicile, mais aussi à l’intérieur des sociabilités de leur conjoint ». Mais « face aux difficultés qui sont les leurs », la sociologue s’attache à raconter aussi certaines échappées, « comment ces jeunes femmes se débrouillent
», parviennent « à s’y adapter, à faire avec
», à contourner l’ordre du genre, voire à s’en défaire. [B.G.]
Presses de Sciences Po, 2021
Photographie de bannière : Tony Richardson, extrait de La Solitude du coureur de fond, 1962
REBONDS
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