La trajectoire d’une sociologue entre les classes, photographier les réfugiés, quand un prolétaire italien prend la plume, la vie d’un saint vagabond, les chroniques romaines d’un auteur de bande-dessinée, graver le combat quotidien d’une femme, les hommes et le féminisme, la précarisation des enseignants, les visages oubliés des chibanis et une anthropologie de la perte : nos chroniques du mois de février.
☰ Se ressaisir, de Rose-Marie Lagrave
Des récits de transclasses, terme qu’elle assume « sans être dupe de ses connotations ambiguës », Rose-Marie Lagrave se distingue à la fois par une attention, souvent absente dans les narrations masculines, aux déterminations liées au genre et par une démarche sociologique rigoureuse. Ni récit de soi ni autobiographie, mais examen du « long processus de fabrication sociale qui [l’]a façonnée » et l’a menée « d’un village à Paris, d’une école primaire rurale à l’EHESS », qu’elle s’attache à objectiver en s’appuyant sur les entretiens menés avec ses frères et sœurs, ses fils ou les enfants de ses anciens instituteur·ices, ainsi que le dépouillement d’archives familiales et scolaires. Elle analyse comment certaines dispositions acquises ont pu s’actualiser dans chacun des champs qu’elle a successivement traversés, les logiques sociales qui ont présidé à ses choix et ses attitudes face aux institutions. Elle montre, par exemple, comment le capital scolaire du père, le « travail des apparences » d’une mère qui avait incorporé certaines manières de la famille bourgeoise pour laquelle elle avait travaillé jeune, et le « dressage des corps et des esprits » par un catholicisme rigoriste, ont pu être réinvestis dans l’école, venant compenser le déclassement économique qui avait contraint la famille à quitter Paris pour un village de Normandie. La réussite scolaire de sa fratrie n’est en aucun cas le fait de quelque « talent caché ». C’est bien « une concordance pas du tout énigmatique entre les dispositions culturelles et morales acquises dans le cadre familial et les attentes d’instituteurs trop heureux de voir débarquer une flopée d’enfants déjà formatés et capables de s’ajuster au savoir scolaire, prédisposés qu’ils étaient à concevoir leur salut dans et par l’école » qui l’explique. Ce parcours d’ascension ne va pas néanmoins sans heurts ni sans honte sociale. Le lycée est une première expérience de la compétition scolaire et du mépris de classe. Elle dit également toute sa dette envers des « alliés d’ascension » et l’importance des « appuis collectifs », qui démentent « formellement qu’on peut s’en sortir seule » : sans « la générosité de l’État-providence », « sans prestations sociales, les chances de s’en sortir
auraient été quasiment nulles ». Décisifs aussi auront été ses engagements syndicaux et sa découverte puis son implication dans des collectifs féministes, tant pour sa vie personnelle que pour ses recherches. Et le livre s’achève sur un appel : une politique féministe de la vieillesse. [B.G.]
La Découverte, 2021
☰ Devenir invisible, de Sibylle Fendt, Marina Martinez Mateo et Maria Muhle
La jeune maison d’édition Nouveau Palais, installée à Rennes, propose depuis 2020 de beaux ouvrages présentant des séries de photographies documentaires contemporaines, accompagnées de textes philosophiques brefs et souvent percutants. Celui qu’elle consacre au travail de Sibylle Fendt donne à voir des lieux désertés, détournés de leur utilisation habituelle pour l’accueil d’urgence de populations à tel point invisibilisées qu’on ne les verra jamais. Marina Martinez Mateo et Maria Muhle interrogent ensuite le « lien ambivalent entre migration et photographie », laquelle peut être appréhendée comme « un instrument de pouvoir et une méthode policière d’enregistrement, de documentation », mais aussi comme cadre défini par les médias d’où émergent les discussions sur la migration. Elle peut permettre également de décaler les représentations jusqu’à apparaître « comme une forme d’auto-affirmation et de communication autonome des réfugiés, comme un outil de construction identitaire de l’autonomie ». Et dépasser la conception de ceux-ci comme simples sujets économiques en politisant leur activité, comme « mouvement d’esquive propre au devenir-insaisissable ». Alors que la représentation des réfugiés, même en fuite, les fixerait dans un rôle, leur absence évite de se faire complice des bureaux d’enregistrement où l’accueil est synonyme d’exclusion, où l’attribution d’une identité est toujours « l’expression d’un nous
qui s’oppose à eux ». Cet exposé théorique à propos du médium photographique, aussi dense que concis, qui mobilise aussi bien Roland Barthes et sa dénonciation des manœuvres idéologiques avec le mythe de la « condition humaine », que Walter Benjamin et ses thèses sur la reproduction technique, les commentaires de celles-ci par Theodor W. Adorno et Christopher Phillips, ou encore les critiques de Douglas Crimp, s’avère absolument passionnant. [E.L]
Nouveau Palais, 2023
☰ L’odyssée lumpen, d’Alberto Prunetti
L’écriture prolétaire, ce n’est pas que le réalisme social. À coté de ceux qui attisent notre colère, nous avons aussi besoin de livres qui regonflent notre moral. L’Odyssée lumpen en fait partie. Le rire est une excellente arme dans la lutte des classes, que les patrons n’arriveront jamais à nous voler. Alberto Prunetti a grandi dans une famille ouvrière d’une ville sidérurgique italienne. Oubliez tout misérabilisme. Les prolétaires aussi peuvent avoir l’amour des livres. Dans son cas, c’est sa mère qui le lui transmet. Son père l’entraîne pour sa part sur les terrains de foot et dans son monde d’ouvrier. Il choisit finalement le lycée plutôt que l’apprentissage à l’usine, ce qui n’est plus si rare à la fin XXe siècle. Si ses amis s’éloignent, le père du narrateur, qui le voyait prendre sa relève ouvrière, finit par l’accepter. Non sans avoir averti son fils : il y a dix commandements à respecter. Parmi eux : « Donne un coup de main à tes collègues. Fais grève. Lèche pas le cul du patron. Sois pas un jaune. [M]éfie toi des rupins. » Autant de « règles universelles, qui valent partout où se trouve la classe ouvrière », que nombre de « transfuges de classe » seraient bien inspirés de relire. Celles-ci à l’esprit, et après un passage à l’université où le choc des classes le frappe durement, le jeune homme devenu travailleur précaire décide d’aller galérer ailleurs, d’apprendre une langue et de voir du pays. Ce sera l’Angleterre. Pizzaïolo d’abord, puis laveur de toilettes dans un centre commercial, ouvrier agricole ou encore employé dans un restaurant scolaire, il noue des amitiés dans les classes laborieuses. Par ses descriptions de personnages hauts en couleurs, il redonne son humanité à ce lumpenprolétariat atomisé par une Margaret Thatcher qui hante son séjour. Avec ses camarades de galère, pas de grand soir ni de lutte finale, mais des sabotages du quotidien pour gripper la machine à broyer les travailleurs précarisés. L’auteur rentre au pays après avoir finalement envoyé paître ce système, pour s’apercevoir que celui-ci l’a devancé. C’est la fin d’un monde, et entre celui qui meurt et celui qui s’installe, sans romantisation ni fatalisme ni cynisme, Alberto Prunetti tisse des mots qui nous invitent à exploser des sabliers dans les rouages du système. [L.]
Lux, 2024
☰ Je vais entrer dans un pays, de Guillaume Marie
On ouvre un livre et on se demande : où et quand sommes-nous ? Seulement sait-on qu’il est question d’un homme. « Il était plutôt beau. Il était presque roux. » Et, plus loin : « C’était quelqu’un de très doux. Vivre lui suffisait. Regarder le ciel, les rochers, les oiseaux. Le reste n’était rien. » On finira par apprendre les villes, les régions : Rome, Soligny en Normandie, Longuenesse dans le Pas-de-Calais. Puis son nom, sa vocation de moine, sa vie de pèlerin et de mendiant : Benoît-Joseph Labre, né en 1748, canonisé un siècle après sa mort. Ce qu’on a commencé à lire s’avère donc être une vie de saint. Ça n’est pas la première. Il y en a eu des tas, c’est même un genre à part entière (une hagiographie, dit-on plus exactement). Flaubert a fait la sienne — La Légende de Saint Julien l’Hospitalier. Plus proche de nous, à propos de prophètes, Jean Grosjean et ses lumineux Élie et Jonas. On poursuit la lecture pendant laquelle affleurent les textes similaires qui l’ont précédé. Je vais entrer dans un pays, toutefois, se distingue. Si le titre est subjectif et affirme une intention, le personnage, lui, reste d’un bout à l’autre du texte un être détaché, distant, imperméable aux frontières et aux aléas du temps. « Il était né, se disait-il quelquefois, cinq cents ans trop tard. » Après avoir tenté à plusieurs reprises de rentrer dans une abbaye pour devenir moine, Benoît-Joseph Labre s’abandonne à l’errance, au jeûne, à la crasse, jusqu’à mourir à Rome, épuisé, à 35 ans. Toute sa vie, il marche. Il gagne Compostelle, va et revient à Lorette, parcourt l’Autriche et Allemagne pour découvrir Notre-Dame de la forêt obscure. Il prie, il mendie pour donner à d’autres ce qu’il gagne, il pleure. Il est pauvre, sale et humble comme on le demande aux pénitents, mais lui l’est trop pour son époque. Des édits royaux frappent les vagabonds, dont il est comme la figure par excellence, plus mystique, seulement, que les autres. On devine la fascination de l’auteur, Guillaume Marie, pour cet intense dépouillement. Restait à trouver les mots pour la transmettre — une tâche dont il s’est acquitté brillamment. [R.B.]
Éditions Corti, 2024
☰ Faire front, de Zerocalcare
Face aux attaques du capitalisme et à la montée du fascisme, comment Faire front ? Les éditions Cambourakis ont réuni plusieurs chroniques du dessinateur italien Zerocalcare, publiées entre 2020 et 2021. Les aficionados francophones découvriront une facette de son œuvre différente des récits traduits jusqu’ici. Zerocalcare interroge la place des artistes qui accèdent à une certaine forme de médiatisation. Il préconise d’en faire un porte-voix au service des luttes menées sur le terrain par des dizaines d’anonymes. Mais jamais de manière individuelle, toujours en demandant aux premières et premiers concerné·es comment leur être utile. Contre la mise en avant individualiste à laquelle poussent des médias en quête de sensationnalisme, il rappelle que la lutte est un processus collectif et qu’aucune victoire ne pourra s’arracher seul·e. Un seul héros, le peuple. Ainsi, Zerocalcare raconte-il le combat anti-carcéral mené dans son quartier, Rebbibia, où se trouve un centre pénitentiaire. En pleine pandémie, il observe une fumée noire qui s’élève de la prison, signe d’une révolte à l’intérieur. Pour comprendre ce qui s’est passé, il rencontre des ex-prisonniers et des familles de détenus, interroge les mécanismes carcéraux. La pandémie est aussi l’occasion pour lui de rencontrer un collectif qui lutte pour la réouverture d’un centre de santé local, dont l’abandon par les pouvoirs publics a favorisé l’émergence de structures privées et payantes que nombre d’habitant·es de ce quartier populaire ne peuvent fréquenter, se retrouvant privés de leur droit fondamental à la santé. Des combats en partage avec tous les pays de l’Union européenne frappés par des politiques néolibérales. On retrouve aussi la chronique d’un nouveau voyage dans les régions kurdes en Irak, l’occasion d’expliquer encore la lutte pour le confédéralisme démocratique. Pour clore l’ouvrage, Zerocalcare explique, sous forme d’introspection, pourquoi il a accepté de signer avec Netflix pour la diffusion d’une série d’animation et se montre tiraillé entre ses envies personnelles, ses engagements politiques, la volonté de ne pas (se) trahir et celle de toucher davantage de monde avec les idées dont il veut se faire caisse de résonance. Ses questionnements tendent un miroir à certain·es d’entre nous. [L.]
Cambourakis, 2024
☰ Destin, d’Otto Nückel
De la littérature ouvrière sans paroles : on pourrait définir ainsi une partie des ouvrages de la collection « Le tambour fou » des éditions Ici-bas, qui font un choix éditorial courageux en republiant ces œuvres peu connues du grand public. Destin, de Otto Nückel, en fait partie. Publié en 1926, c’est un récit que l’on pourrait qualifier de féministe. En 200 gravures sur plomb, il raconte l’histoire tragique d’une femme née dans une famille de prolétaires, et de son combat quotidien contre les oppressions multiples qu’elle doit affronter — sans oublier quelques moments de joie arrachés à la noirceur, qui permettent d’éviter l’écueil du misérabilisme. Elle perd jeune ses parents, et doit alors se débrouiller comme elle peut pour (sur)vivre, au fil de ses rencontres avec des hommes qui cherchent à l’exploiter ou qui l’abandonnent. Le siècle écoulé n’a fait perdre ni de sa force ni de sa pertinence à l’histoire : elle est un écho au quotidien vécu encore aujourd’hui par nombre de femmes, plus encore par celles dotées de peu de ressources économiques, souvent aussi mères seules comme la protagoniste de l’ouvrage. La force du récit tient également à la qualité de la narration. Sans paroles, le dessin se doit d’être explicite. Mais il est loin d’être simpliste : Otto Nückel use de procédés narratifs sophistiqués, et préfère souvent suggérer que montrer. Ainsi de cet incendie qui ravage l’appartement de l’héroïne, qu’on ne verra qu’à travers une lampe qui chute au sol, puis de la réaction de celle qui arrive devant son immeuble qu’on devine en proie aux flammes. L’artiste est l’un des premiers à remplacer la gravure sur bois par celle sur plomb. Les dessins sont remarquables par le jeu sur les ombres et la lumière, une lumière tremblante, vacillante, qu’il grave à l’aide d’un outil qu’il s’est fabriqué lui-même. [L.]
Éditions Ici-bas, 2021
☰ Les Hommes et le féminisme — Faux amis, poseurs ou alliés ?, de Francis Dupuis-Déri
Si on n’entend que trop parler des hommes qui jugent intéressant, voire nécessaire, de mener campagne contre la cause féministe, il est plus rare d’avoir accès à des paroles de camarades ou de compagnons des luttes qui y sont associées. Et encore, nombreux sont ceux qui, non contents de s’autoproclamer féministes, se fendent d’un livre ou d’une prise de parole pour l’affirmer publiquement et sans complexe, au risque de prendre une place qu’ils prétendent vouloir laisser à d’autres. « C’est d’abord cette question politique du pouvoir » qui doit constamment retenir l’attention des hommes qui souhaitent s’investir auprès des féministes, prévient Francis Dupuis-Déri, ajoutant que le pouvoir ou le prestige peuvent parfois se conserver en faisant mine de s’en défaire. Heureusement, tout n’est pas qu’affaire d’opportunisme. Sans se départir d’une utile vigilance, l’auteur tente de définir l’espace qu’il serait possible d’occuper afin d’être un soutien pertinent. Il s’appuie pour cela sur l’histoire des hommes au sein des différentes vagues féministes, rend compte de la place qui leur a été accordée ou refusée et convoque sa propre expérience dans différents collectifs politiques ou groupes de recherche. Il en conclut qu’il convient pour les hommes de « réfléchir aux désavantages potentiels de leur engagement féministe » et d’accepter de recevoir un rôle plutôt que de choisir le sien — devenir l’allié, l’auxiliaire ou le complice d’un groupe féministe ne se décrète pas et ne saurait être définitivement acquis. Après être revenu sur les raisons qui poussent certains hommes plus que d’autres vers le féminisme, Francis Dupuis-Déri propose un « Petit guide de disempowerment » pour donner des pistes concrètes allant dans le sens d’une « réduction du pouvoir [que les hommes] exercent sur les femmes individuellement et collectivement », jusque dans les milieux militants. Ni bréviaire, ni recette, encore moins mode d’emploi, il s’agit plus sûrement d’une boussole, dont l’aiguille s’oriente en fonction des besoins des personnes qui requièrent parfois du soutien, plutôt que des désirs de leurs potentiels alliés. [E.M.]
Textuel, 2023
☰ Enseignants, les nouveaux prolétaires, de Frédéric Grimaud
« Pour arriver [à subordonner les travailleurs, ici de l’éducation] Taylor, Ford, Jean-Michel Blanquer ou Gabriel Attal savent qu’il faut casser le métier. Celui d’enseignant contient les normes, les valeurs, les savoirs et les savoir-faire qui confèrent aux professeurs des écoles bien trop de pouvoir sur leur travail, bien trop de pouvoir sur l’école, bien trop de puissance sociale. » Frédéric Grimaud est professeur des écoles mais son ouvrage vaut aussi bien pour le premier que le second degré. Dans Enseignants, les nouveaux prolétaires, il décortique la façon dont les méthodes du nouveau management public (NMP) ont été appliquées à l’Éducation Nationale pour mettre au pas, précariser et enfin prolétariser les enseignants. Le terme de « prolétaire » appliqué aux enseignant·es pourrait sembler décalé. Il n’en est rien : « Le processus de prolétarisation enclenché au début de l’ère industrielle vise d’abord à déposséder le travailleur de ses compétences alors extériorisées dans les machines. La finalité de la prolétarisation n’est donc pas tant d’appauvrir le travailleur que de le dépouiller de ses savoirs et donc de son pouvoir sur le travail. » Pour comprendre ce processus de prolétarisation, l’auteur de se réfère à l’homme qui est à la source du NMP : Frederick Taylor. Il a réorganisé le travail dans une logique positiviste pour transformer les ouvrier·ères en simples exécutants d’instructions qui sont élaborées dans des bureaux d’études par des ingénieurs supposément mieux qualifiés, et mises en œuvre par l’entremise des contremaîtres chargés d’encadrer la main-d’œuvre ouvrière. De fait, la comparaison avec ce qui se passe dans l’Éducation Nationale s’avère particulièrement pertinente. Les contremaîtres y sont les inspecteurs, les directeurs et les formateurs, soit des cadres intermédiaires eux aussi soumis à une logique de précarisation qui les pousse à appliquer les ordres venus du sommet de la hiérarchie plutôt que de les remettre en question. À l’heure où Attal veut transformer le collège en antichambre de la ségrégation sociale en triant les enfants par groupes de niveaux, l’ouvrage de Frédéric Grimaud permet de mieux comprendre comment on a pu en arriver là, ce qui, peut-être, donne des pistes afin de développer une résistance plus efficace pour sauver l’idée d’un service d’éducation public et gratuit. [L.]
ESF Sciences humaines, 2024
☰ Ulysses, de Leïla Bousnina
Durant 16 années, de Marseille à la banlieue parisienne, la photographe Leïla Bousnina s’est attachée à photographier ses Ulysses, « des hommes à l’automne de leur vie habitant dans des foyers et des hôtels meublés ». Des chibanis, ce mot qui en arabe désigne ceux qui ont les cheveux blancs, et qui est devenu le moyen de nommer les vieux travailleurs immigrés venus d’Afrique du Nord ou de plus loin après la Seconde Guerre mondiale, affectés le plus souvent aux tâches les plus précaires et dangereuses. « Ce qui m’indigne le plus », explique la photographe, « c’est l’oubli ». Arrivés à l’heure de la retraite, nombre d’entre eux « sont malades, livrés à eux-mêmes […] dans l’indifférence totale ». La photographe a voulu les tirer de cet oubli. Ses photographies, respectueuses, sensibles et intimes sont un hommage à leur dignité. Le noir et blanc est dense, le grain de la pellicule argentique témoigne d’intérieurs souvent sombres, des chambres exiguës des hôtels et des foyers de travailleurs, dans lesquels elle a pris le temps, au fil des rencontres, de gagner la confiance de ceux qu’elle photographie, peu habitués à se livrer, et de saisir leur portrait. Le magnifique travail des éditions Otium leur rend pleinement justice. Malgré la précarité, tout n’est pas que dénuement : les rires ne sont pas absents, comme lors des parties de dominos dans les cafés où se retrouvent les chibanis. À côté des images, de petits livrets laissent la place aux histoires. La photographe a trouvé « fondamental […] de leur donner la parole et qu’ils puissent surtout livrer leur propre témoignage sur leur parcours de vie », comme elle l’explique dans un entretien avec l’éditeur Raul Mora. Elle y raconte également la dimension personnelle de son travail, durant lequel elle s’est retrouvée confrontée à « la légitimité d’être soi ». À côté des ouvrages universitaires, le travail de Leïla Bousnina constitue une contribution importante à l’histoire et à la sociologie de l’immigration en France, et mérite d’être plus largement connu. [L.]
Otium, 2018
☰ Perdre sa culture, de David Berliner
Un spectre hanterait le monde moderne : celui de son déclin, du lent effritement de son ciment, qu’on appelle parfois et sans distinction culture, tradition, origine. « C’est au regard du tout-perdre actuel que les notions de culture, de patrimoine et d’authenticité […] forment un trio inséparable », commente l’anthropologue David Berliner dans les premières pages de Perdre sa culture. Et d’ajouter qu’« elles sont devenues des justifications morales elles-mêmes, entourées d’une aura d’évidence et d’autorité ». Dès lors, conserver sa culture, ses rituels et ses objets, puis transmettre ce fond commun aux générations suivantes prend un tour très politique, qu’entretient une « culture de la nostalgie » qui s’est imposée en Occident depuis quelques décennies. C’est dans ce contexte que l’auteur se demande habilement : qui de plus nostalgique qu’un anthropologue ? Qui d’autre, en effet, pour mieux se lamenter de la disparition d’un rite, d’une coutume ou d’un paysage travaillé par des pratiques séculaires ? Du leitmotiv du déclin dans les sociétés modernes jusqu’au topos de la perte qui accompagne nombre de descriptions ethnographiques, en passant par les politiques de patrimonialisation portées par l’UNESCO, David Berliner déplie la notion de transmission, afin de distinguer ses figures en fonction de divers contextes géographiques. Les premiers chapitres nous conduisent en Guinée, auprès des Bulonguic du pays Baga, où la transmission se vit sous la forme d’une absence qui, paradoxalement, entretient la persistance d’une figure initiatique, puis au Laos, dans la ville de Luang Prabang, où la transmission culturelle est omniprésente, institutionnelle et mondialisée. Les bâtiments de la ville y sont autant de monuments à conserver ou de réceptacles à des pratiques prétendument authentiques, qu’experts, touristes et habitants se disputent. C’est ensuite dans les textes ethnographiques de ses prédécesseurs que nous amène l’auteur. D’où vient la nostalgie des anthropologues ? En quoi influe-t-elle sur la lecture des sociétés étudiées ? Quelles perspectives critiques adopter afin de conjurer ce trait consubstantiel à la discipline ? Si le motif de la perte anime bon nombre de groupes humains, comment y résister sans courir le risque de se recroqueviller « sur sa condition culturelle » ? Pour David Berliner, c’est là que les anthropologues, justement, ont leur rôle à jouer. Sans cesse tiraillés entre différentes cultures, dont la leur, ils seraient porteurs d’un régime d’attention singulier, fondamentalement plastique, qui leur donnerait des capacités diplomatiques plus que jamais requises pour animer un dialogue continu — une gageure, nuance-t-il toutefois, « en ces temps crispés ». [R.B.]
Zones sensibles, 2018
Photographie de bannière : Straatbeeld met koe in deuropening achterom, Kampen 1950 | Maria Austria
REBONDS
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