Les souvenirs d’un ouvrier agricole, une enquête sur le renouveau paysan, photographier les frontières de l’Europe, un illusoire Nietzsche de gauche, le nucléaire et ses mythes, le théâtre d’Armand Gatti, courir à travers les États-Unis, le récit d’un Juif d’Allemagne dans la Résistance, une sociologie du mouvement autonome, écrire une vie lesbienne : nos chroniques du mois de mars.
☰ Joseph, de Marie-Hélène Lafon
Une description des mains de Joseph ouvre le roman. Puis rapidement, et doucement, l’écriture s’attache aux objets, aux personnes, aux gestes, paroles et silences qui font la vie et le travail dans la ferme où Joseph est employé. Le patron, la patronne, le fils et lui savent partager les tâches et répartir le temps. Il reste peu d’ouvriers agricoles comme Joseph. Après eux, sans doute, il n’y en aura plus. Mais ce qui a été, ce qui a fait la vie de Joseph, lui revient en mémoire. La narration dit les noms propres, prénoms, noms de famille, noms de chiens qu’on a aimés, et aussi les noms de communes, de cantons, de villes ou de pays plus ou moins perdus du Cantal et d’autour : Murat, Marcenat, Les Chazeaux, Soulages, le Jaladis, Condat, Allanche, Riom, Saint-Saturnin, Ségur… Comme d’autres, Joseph a eu la vie trouée par la boisson — quelques années autour de trente ans, perdues dans le vin qu’il avait triste. Comme d’autres, il a eu un amour malheureux qui s’est appelé Sylvie. Il a maintenant cinquante ans ou plus et ira jusqu’à la retraite, jusqu’à sa fin, dans cette ferme auprès des patrons et des bêtes avec lesquelles il sait faire. L’ouvrier paysan plutôt taiseux fait place aux souvenirs. Les siens, ceux de l’enfance, de son frère Michel, de sa mère, des différentes places qu’il a eues en ferme. Et ceux des autres — bals, bagarres, déménagements, affaires montées ou quittées. Joseph convoque par fragments des généalogies, des morceaux de destins, évoque des butoirs qui ont pu esquinter des vies ou des joies qui ont pu y passer. Joseph a la mémoire des chiffres. Des dates, des intervalles, des durées. Il se les récite, il les sait. Dans ce roman, les dialogues sont indirects et libres, mais serrés dans les mailles de situations données sans surplus. Les paroles et les pensées qui pèsent aussi leur poids, s’enroulent dans les phrases dépliées, semble-t-il, au rythme où vont les choses. Sans artifice, avec une précision continuelle et économe qui fait des mots autant d’entrées dans des vies qui résonnent avec les nôtres, ou qu’on rencontre. [L.M.]
Buchet-Chastel, 2014
☰ Qui va nous nourrir ?, d’Amélie Poinssot
« Le monde agricole est en train de basculer », lit-on dans les premières pages de cette enquête menée par la journaliste Amélie Poinssot sur le renouvellement des générations dans l’agriculture. Une bascule, vraiment ? Les récentes mobilisations agricoles, en France et en Europe, laissent présumer, au contraire, la poursuite d’un statu quo délétère entretenu par les forces politiques au pouvoir depuis des décennies et les principaux syndicats du secteur. Ce serait se tromper, pourtant, que de prendre cet immobilisme pour gage d’une situation maîtrisée. Car, explique Amélie Poinssot, la bascule n’est pas à chercher dans les politiques publiques ou les discours des représentants syndicaux. Elle est démographique et sociologique : c’est une véritable « saignée » qui a court. Pourquoi le renouvellement des générations, ce qu’entend justement permettre la future loi d’orientation agricole, est-il à ce point en panne ? S’il y a des freins, c’est qu’il y a aussi des responsables. Parce que les candidat·es à l’installation sont nombreux et nombreuses. C’est auprès d’elles et eux, surtout, que la journaliste a enquêté. En écoutant leurs déboires, elle a « découvert combien l’allocation des ressources publiques continuait d’empêcher une transmission vertueuse ». À première vue, des mécanismes existent : prime à l’installation, subventions, programmes d’accompagnement… Aucun, pourtant, ne permet l’avènement d’une « agriculture paysanne de masse ». Dès lors, que nous reste-t-il ? Selon l’autrice, seul « un mouvement social, populaire, de grande ampleur […] pourra réellement transformer l’agriculture et cesser d’entretenir le paysage dichotomique que nous connaissons actuellement, agroalimentaire industriel pour les plus pauvres, alimentation bio pour les plus aisés ». Mais, outre les mobilisations, plusieurs leviers pourraient être activés. Parmi eux, deux en particulier : l’accès au foncier et la garantie de revenus décents. [R.B.]
Actes Sud, 2024
☰ Penser avec la frontière, de Bastien Deschamps et Sophie Djigo
Les éditions D’une rive à l’autre croisent le regard d’un·e photographe avec celui d’un·e spécialiste en sciences sociales afin d’éclairer par ce dialogue « les questions que notre époque soulève ». C’est sur « Penser avec la frontière » que se sont penchés Bastien Deschamps, photographe, et Sophie Djigo, philosophe, désignée comme cible par l’extrême droite pour ses travaux et actions sur les personnes exilé·es. C’est d’une frontière en particulier que Bastien Deschamps a cherché à capter des instants : le fleuve aux trois noms, Evros en grec, Marica en bulgare et Meriç en turc. Côté grec, il est bordé par un no-man’s land interdit d’accès, où les forces répressives armées par Frontex attendent de pouvoir en toute illégalité repousser les migrant·es — pushback — qui auraient réussi à déjouer murs et grillages aux barbelés acérés, caméras thermiques, drones et canons sonores. Les images sombres, d’un noir et blanc contrasté où la lumière révèle les textures, montrent des corps abîmés par les coups, les corps de personnes qui attendent malgré tout de tenter à nouveau de franchir le mur que l’Europe a dressé devant elles. Déchirantes sont les images finales, inventaire des maigres possessions trouvées sur celles et ceux qui y auront laissé leur vie. Que nos gouvernements soient responsables de ces assassinats n’est plus un mystère. Les crimes sont documentés, et « force est de constater les limites du pouvoir judiciaire, surtout lorsqu’il émane d’instances internationales. Il n’y a jamais eu autant de refoulements, autant de morts. » « On saisit alors l’importance de lutter contre l’effacement programmé, de rendre leur chair, leur voix, leur nom » aux exilé·es. « Démaquiller le réel. » La philosophe questionne également ce qu’elle appelle « les nœuds dans le tapis » : « des embarras, des confusions ou encore des contradictions » qui, d’après elle, « grèvent la plupart des discours sur la frontière ». Identité nationale, souveraineté et justice internationale, concept d’hospitalité… Ses réflexions permettent d’armer la pensée pour mettre en place, partout, une solidarité concrète avec les personnes exilé·es. [L.]
D’une rive à l’autre, 2024
☰ Les foudres de Nietzsche, de Jacques Bouveresse
Dans cet ouvrage publié à titre posthume, le philosophe Jacques Bouveresse s’attaque à une méprise : par quel miracle herméneutique un Nietzsche « de gauche » a-t-il pu voir le jour au sein de la philosophie française des années 1960 et 1970 ? Comment interpréter l’éruption de ce « nietzschéisme à la française », incarnée par des penseurs aussi différents que Foucault et Deleuze ? Bien qu’ayant tracé sa propre voie au sein de la philosophie analytique, Bouveresse n’a cessé de méditer ces questions pendant des décennies, non seulement du point de vue de l’histoire de la philosophie, mais aussi en ayant en tête les problèmes politiques qui en découlent. La critique de Bouveresse porte sur deux points principaux. D’une part la mésinterprétation, inaugurée selon lui par Foucault, du rapport nietzschéen à la « vérité », et par laquelle la critique de la vérité se meut en pure et simple liquidation de la notion de vérité, en tant que celle-ci n’est jamais que le produit d’un pouvoir institué — que Foucault ait dédié une partie considérable de ses cours au Collège de France au « dire vrai » en est l’illustration. D’autre part, « l’herméneutique de l’innocence », pratiquée par de nombreux « nietzschéens de gauche », consistant à interpréter « métaphoriquement » ou tout simplement à occulter la dimension éminemment réactionnaire de l’œuvre nietzschéenne. Bouveresse montre qu’il existe bel et bien une « pensée politique » de Nietzsche, fondée sur une naturalisation sans équivoque de la hiérarchie sociale, de la division du monde entre forts et faibles, maîtres et esclaves — les forts et les maîtres étant indubitablement du côté des forces vitales et de la création. L’éloge de la liberté individuelle et de l’élan créateur, loin d’être assimilable à quelque sensibilité libertaire, est indissociable chez Nietzsche de la haine de l’égalité et, sur le plan historique, du rejet viscéral de la Révolution française et de la Commune. Dès lors, force est d’admettre que Nietzsche est toujours resté sourd à la question sociale, et impitoyablement critique envers le socialisme de son temps qui, selon lui, constitue une « volonté de négation de la vie », une doctrine imaginée par « des hommes ou des races ratés ». N’est-ce pas au reste cette même détestation du socialisme qu’actualise Foucault, lorsqu’il affirme que « tout ce que cette tradition socialiste a produit dans l’histoire est à condamner » ? Que Nietzsche soit un penseur décisif pour comprendre notre temps, nul ne saurait le contester ; la probité intellectuelle devrait néanmoins nous interdire d’en faire un apôtre de l’émancipation collective. [A.C.]
Hors d’atteinte, 2021
☰ Le Nucléaire imaginé — Le rêve du capitalisme sans la terre, d’Ange Pottin
En février 2022, Emmanuel Macron annonce une série de grands travaux pour relancer l’industrie nucléaire française. Au programme : la mise en service d’au moins six réacteurs pressurisés européens (EPR) d’ici 2050. Deux termes viennent légitimer un projet digne des années d’après-guerre : décarbonation et planification. L’énergie nucléaire aurait pour avantage d’être pilotable, maîtrisée et, surtout, sans émission polluante, au point que le Parlement européen l’a qualifiée d’ « énergie verte ». L’extraction de minerais ? Une broutille. Les risques ? Sous contrôle. Les déchets radioactifs sur des milliers d’années ? Une épine qu’on aimerait plutôt enfouir sous terre, balancer dans les hauts-fonds océaniques ou, mieux, qui pourrait servir à son tour de combustible. C’est ce dernier élément qui fait la trame du présent essai, écrit par le philosophe Ange Pottin. Selon lui, « le capitalisme industriel est traversé par une étrange contradiction : en promettant l’indépendance vis-à-vis de la Terre, il étend sans cesse sa pesante emprise terrestre ». Et quoi de plus parlant pour l’attester que l’histoire de l’industrie nucléaire ? Celle-ci devrait son succès politique à un rêve, celui du capitalisme sans la terre, que l’imaginaire de ce que l’auteur appelle le « capital fissile » entretient depuis les années 1950. Son objet : « accumuler un ensemble de substances radioactives aux fins de l’accumulation de la valeur économique […] par-delà les limites matérielles qu’impose la dépendance de l’économie aux combustibles fossiles ». En se concentrant sur la stratégie du « cycle du combustible fermé », Ange Pottin détricote un mythe porté conjointement par des ingénieurs et des politiciens, qui « légitime et justifie la mise en place d’une infrastructure dangereuse, polluante et controversée ». Alors que l’époque devrait être au démantèlement plutôt qu’à la construction, à la décroissance plutôt qu’à l’accumulation, Le Nucléaire imaginé démontre la perpétuation raisonnée de verrous industriels qui entretiennent un héritage dont il n’est sans doute déjà plus possible de se défaire. [E.M.]
La Découverte, 2024
☰ Armand Gatti, théâtre-utopie, d’Olivier Neveux
De la fin des années 1950 aux années 2010, Armand Gatti, qui fut résistant-maquisard, grand reporter, cinéaste, poète et noyau dur, avec d’autres, de La Parole errante à Montreuil, a fait œuvre de théâtre. On lui doit des inventions dramaturgiques radicales, abordées ici par le prisme de deux catégories politiques : l’anarchisme qui était le sien et l’utopie qu’il a échafaudée par et pour l’art du théâtre. Un théâtre proprement démesuré, frayant autant avec l’agit-prop et l’université populaire qu’avec un formalisme révolutionnaire et des pièces d’une complexité « éléphantesque » qui ont lancé à l’endroit du réel et de l’Histoire d’irréductibles soulèvements. Théâtre militant ? Oui, puisqu’il n’a cessé d’être « secoué par les battements cardiaques des luttes et des événements » (sa pièce La passion du général Franco est d’ailleurs censurée par le gouvernement français en 1968). Cependant ce n’est ni l’efficacité directe ni la prétention à toucher juste, mais l’infini des possibles que cette œuvre pose en ligne de mire : l’aventure d’une « parole errante », c’est « le refus forcené que quelque chose puisse ne pas être dit, par paresse, incapacité ou oubli ». Les pièces de Gatti procèdent, nous dit Olivier Neveux, d’un « activisme du fictif » où le passé n’est pas clos, où les vaincu·es ont droit de retour (un retour sans coïncidence avec ce qui a été), où les morts ont la parole — à commencer par le propre père de Gatti, anarchiste italien mort en grève, à qui est consacrée La Vie imaginaire de l’éboueur Auguste G., montée en 1961. Outre les dizaines de pièces ou expériences théâtrales évoquées, entre tant d’autres celle de Saint-Nazaire en 1977 avec Le Canard sauvage, Olivier Neveux compose dans ce livre une constellation politique (Blanqui, Makhno, Luxemburg, Durruti), poétique (Khlebnikov, Mandelstam, Le Brun), philosophique (Benjamin, Abensour, Bloch) qui éclaire la singularité d’un théâtre tout autant hanté par la barbarie concentrationnaire et les défaites du XXe siècle, que par un « principe espérance » qui l’invite à se penser comme une barricade libertaire jetée dans l’orbite du temps. [Y.R.]
Libertalia, 2024
☰ La Grande course de Flanagan, de Tom McNab
Le 4 mars 1928, une étrange équipée s’élance de Los Angeles pour entamer la traversée des États-Unis d’Ouest en Est. Près de 300 coureurs et coureuses prennent part à la première course organisée d’un bout à l’autre du pays. S’il y a là quelques champions célèbres venus de tous les continents, le gros des participant·es n’a jamais fait plus d’une dizaine de kilomètres à pied sur une seule journée dans sa vie. Ce morceau d’histoire du sport et sa collusion avec la publicité, les paris en tous genres, la mise en spectacle des efforts extrêmes fournissent le matériau principal d’un grand roman paru au milieu des années 1980. Ajoutez trois années à la date initiale, changez le promoteur Charles C. Pyle pour le fantasque Richard C. Flanagan et la véritable Bunion Derby pour la fictive Trans-America : vous lisez La Grande course de Flanagan, du romancier Tom McNab. Dans sa préface, l’écrivaine Cécile Coulon nous renseigne sur la vie de ce dernier. S’il écrit parfois des livres, Tom McNab a été avant tout coureur, puis entraîneur d’athlétisme, avant de figurer au générique des Chariots de feu, fameux film sur les Jeux Olympiques de 1924, en tant que conseiller technique. D’où, selon l’écrivaine, la vivacité des descriptions dès lors que les coureurs et les coureuses s’élancent dans l’un de leurs marathons journaliers pour rejoindre New York au terme de 5 500 kilomètres. Les trois années en plus par rapport à l’événement réel ne sont pas fortuites : durant ce laps de temps, la crise de 1929 est passée et les États-Unis sont laminés par le chômage et la misère. La plupart des participant·es, d’ailleurs, ne courent que pour y échapper. Une fois le départ lancé, ce sont plus de 600 pages qu’il faut avaler comme d’autres avalent les kilomètres, la poussière, la neige et une série de défis toujours plus incongrus à mesure qu’ils avancent. Certains doivent affronter un cheval au sprint ; un autre rencontre un ancien camarade de boxe clandestine sur le ring ; un dernier, l’organisateur de ce cirque grandiose, doit parer les assauts de politiciens haut placés qui voient d’un mauvais œil la popularité grandissante de la course. Un grand carnaval prolétaire ? Un tremplin pour le capitalisme sauvage ? Une leçon de solidarité teintée de crasses en tous genres ? Un peu de tout ça, sûrement, ce qui donne son sel au roman. [E.M.]
J’ai lu, 2018
☰ L’Art de la résistance — Quatre ans dans la clandestinité en France, de Justus Rosenberg
Alors que disparaissent peu à peu les dernier·es Résistant·es à avoir combattu le nazisme durant la Seconde Guerre mondiale, on assiste en France à la réhabilitation orchestrée par le régime macroniste du parti héritier de Pétain et Vichy, cofondé par un ancien SS et un tortionnaire français de la guerre d’Algérie. L’ignominie a été poussée au point que ces enfants de Pétain ont pu défiler sous les applaudissements du gouvernement lors d’une marche contre l’antisémitisme. Conserver les témoignages de la lutte antifasciste est dès lors vital, pour ne pas oublier les horreurs du passé et appréhender comment des populations ont petit à petit glissé vers des régimes d’abord autoritaires, puis ouvertement fascistes. Né dans une famille de commerçants juifs de l’enclave de Dantzig en Pologne, Justus Rosenberg est envoyé en 1937 par ses parents étudier en France. Avant de partir, il assiste à la montée du nazisme et à ses premiers pogroms, voit les nazis attiser la haine des foules, observe les liens sociaux se déliter quand les relations entre Juifs et non-juifs deviennent interdites. Les premiers chapitres du livre montrent que le glissement n’est jamais soudain : c’est de renoncement en renoncement que se diffuse l’idéologie nazie dans la société, jusqu’à la prise de pouvoir d’Hitler. En France, après quelques années studieuses à la Sorbonne, la guerre rattrape Justus Rosenberg. Il intègre la Résistance petit à petit. Son récit nous montre que là aussi, l’engagement est progressif et se fait au gré des situations vécues et des rencontres. Alors que l’armée française est en déroute, Justus veut s’engager avec les Polonais, mais il arrive trop tard pour s’embarquer avec eux. Il travaille un temps pour une ONG étasunienne, puis finit par rejoindre un réseau de résistance. D’abord recruteur, il passe dans la clandestinité et prend le nom de Jean-Paul Guiton après avoir été arrêté. D’agent de renseignement, il devient maquisard, puis soldat dans l’armée étasunienne après le débarquement de Provence, avant de redevenir travailleur humanitaire. Les mots de Justus sont humbles : « à chaque fois, ce que j’appelle un concours de circonstances m’a offert une fenêtre de possibilité, ou donné une occasion à saisir. [J]e ne peux pas mieux expliquer comment j’ai survécu. » [L.]
Divergences, 2024
☰ Devenir révolutionnaire — Sociologie de l’engagement autonome, de Colin Robineau
Membres du black bloc, gauchistes, partisans de l’ultragauche… Si les qualificatifs ne manquent pas pour désigner la fraction de l’extrême gauche qui se déploie à l’écart des organisations syndicales et partisanes, tous tombent à côté de leur cible. C’est que les militant·es qui se reconnaissent et sont reconnus comme appartenant au « milieu autonome » ne se laissent pas facilement décrire, encore moins objectiver. Pour le sociologue Colin Robineau, c’était donc « faire œuvre de salubrité sinon publique, du moins sociologique que de mettre au jour les conditions de production d’un engagement en rupture avec l’ordre social » tel que le leur. À rebours des stéréotypes repris avec facilité dans les médias et, parfois, jusqu’au sein de la gauche parlementaire, il s’agissait pour l’auteur de comprendre les ressorts qui peuvent conduire à « une phase d’engagement total au cours de laquelle le milieu autonome [a tendu] à satelliser toutes les sphères de [l’]existence ». Au terme d’un rapide retour historique allant des opéraïstes italiens au monde des squats en Allemagne, en passant par Action directe en France, il avance que « c’est la cohabitation entre velléités insurrectionnelles et désirs de sécession qui fait tenir, encore aujourd’hui, l’autonomie sur ses deux jambes ». Mais au-delà des positionnements théoriques, stratégiques et pratiques reconduits d’une génération à l’autre, c’est le processus de socialisation des autonomes d’aujourd’hui qui a intéressé Colin Robineau. Une simple question oriente en effet l’ensemble de son travail : comment en sont-ils et elles arrivé·es là ? Pour y répondre, il a reconstitué les récits de vie d’une vingtaine de participant·es à l’animation d’une cantine de l’Est parisien inspirée par les centres sociaux autogérés italiens. Socialisation familiale, expérience scolaire, premiers engagements politiques : autant d’éléments qui, pour l’auteur, expliquent que ses enquêté·es soient tous et toutes marqué·es par « une relation désaccordée au monde tel qu’il est et tel qu’il va ». On s’aperçoit à la lecture de Devenir révolutionnaire que les dispositions sociales jouent pour une bonne part dans « la fabrique des militants autonomes ». Il restait encore à comprendre lesquelles : voilà qui est chose faite. [R.B.]
La Découverte, 2022
☰ Peau — À propos de sexe, de classe et de littérature, de Dorothy Allison
« J’essaie de comprendre comment nous intériorisons les fables de notre société même lorsque nous leurs résistons. » Dorothy Allison est née pauvre, en 1949, dans une famille blanche ouvrière de Caroline du sud. Enfant, elle a connu l’horreur de l’inceste. Adolescente, elle s’est sue lesbienne. Elle a pu, grâce à une bourse, faire des études. Jeune adulte, elle est devenue activiste féministe et écrivaine d’essais et de fictions (parmi lesquelles le roman L’Histoire de Bone). Dans ce recueil de textes écrits entre 1981 et 1994, elle analyse, décrit, raconte ce qu’a été sa vie, sa trajectoire ponctuée de « miracles », d’amantes, d’amies, de camarades lesbiennes, gays, féministes, mais aussi d’échecs, de violences, de difficiles heurts politiques — dans les années 1980, les féministes américaines s’affrontent notamment autour des questions de sexualité et de pornographie. Dorothy Allison, pro-sexe, place la question du désir au cœur, au fondement de son activisme et de sa création. Désir et sexualité dans leur puissance, leur vitalité, mais aussi leur noirceur, leur amoralité ou plutôt leurs vérités morales toujours singulières. « Je crois en la vérité. J’y crois comme seule peut y croire une personne à qui on a refusé le droit de la dire. Je connais son pouvoir ». Ce livre est l’analyse intransigeante des moteurs, ressorts, méandres d’une vie qui a connu la honte, le désespoir, le dégoût, les pertes massives et déchirantes (du sida, du cancer) mais aussi la liberté, la révolution, l’amour. Et le désir. C’est pour nous lecteur·ices un appel d’air, qui prend acte de ce que « la vérité de nos vies n’est pas belle » : « Je veux des histoires dures. Je les exige de moi. […] Elles sont là pour toutes mes semblables, qu’elles soient ou non capables d’écrire leur propre histoire. Mes histoires ne sont pas contre quelqu’un·e, elles sont pour la vie dont nous avons besoin », écrit Allison qui a passé la sienne à déterrer les mensonges. Avec elle, grâce à elle, raconter devient le terrain de bataille pour faire honneur à nos mort·es et transformer le monde. [L.M.]
Cambourakis, 2023
Photographie de bannière : Gordon Matta-Clark en train de créer Garbage Wall sous le Brooklyn Bridge, 1970
REBONDS
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