Jouer au foot pour comprendre le monde, un voyage à bord du RER B, du hip-hop, des canettes vides et les Antilles, des scalps de pubis, une fille dans un monde d’hommes, les exilés d’Espagne, Pasolini à la lumière de la psychanalyse, la fermeture des abattoirs, les arnaques de la croissance verte, les lettres de Walter Benjamin et les zadistes face aux gendarmes : nos chroniques du mois d’avril.
☰ Comment ils nous ont volé le football — La mondialisation racontée par le ballon, d’Antoine Dumini et François Ruffin
Raconter la mondialisation à travers l’histoire de ce ballon de foot qui est « comme un monde en plus petit », parler d’Histoire, de stratégies politiques et financières sans être aride ou trop abscons, montrer les mécanismes d’une évolution sombre du populaire vers le règne de l’argent-roi tout en ménageant des lueurs d’espoir et des moments de joie, c’est le pari réussi des auteurs dans ce petit livre de 120 pages. Il fait partie de la collection « Tchio Fakir » (les petits Fakir) qui s’attachent à faire en quelques pages, d’une manière agréable mais résolument militante, le tour d’un sujet réputé complexe (on peut ainsi citer Vive la banqueroute !, Faut-il faire sauter Bruxelles, Pauvres actionnaires ! ou encore Remporter la bataille des idées, un pseudo-entretien avec le penseur communiste italien Gramsci). Si le présent ouvrage donne à saisir les mécanismes du foot-business ainsi que les manœuvres mafieuses de la FIFA, on découvre également des figures comme celles de Caszely, footballeur vedette du Chili qui n’a jamais cédé devant Pinochet, ou Fowler, joueur irlandais qui, sur son maillot, a détourné le logo Calvin Klein afin d’exprimer, en plein match, son soutien aux dockers irlandais grévistes de Liverpool. Le monde du foot en trois parties : une première, historique, qui retrace l’évolution du football de 1960 à nos jours ; une seconde, plus intime, sur l’expérience personnelle de ce sport ; une dernière en guise d’hommage à Dumini, collaborateur de Fakir et co-auteur du livre, parti trop jeune. À mettre entre les mains de tous — celles et ceux qui sont passionnés de foot, de sport, celles et ceux qui, tout simplement, aiment apprendre, réfléchir et s’émouvoir. [L.V.]
Fakir éditions, 2014
☰ Les Passagers du Roissy-Express, de François Maspero et Anaïk Frantz
16 mai 1989, début du journal de bord d’un voyage d’un mois mené par l’auteur François Maspero et la photographe Anaïk Frantz. Cette odyssée se déroule le long du RER B, fleuve ferroviaire agrégeant les mobilités de l’ensemble de la région parisienne. Une règle, une seule : faire de chaque gare un port d’attache et dormir sur place. Loin des représentations parisiano-centrées (la grisaille intrinsèque collée sur la banlieue, le terrain vague à l’âme), le tandem trace une carte du tendre d’un territoire plein, rempli de vie. Une immensité méconnue que Maspero décrit avec l’honnêteté d’un provincial à Paris, totalement tourné vers la découverte. Les voyageurs se perdent dans cette géographie — palimpseste de plusieurs époques, du parc d’activités Garonor au bourg de Roissy, en passant par la cité de la Muette de Drancy, le paquebot d’Aulnay, les cités-jardins, le canal de l’Ourcq et l’aqueduc d’Arcueil. Mais ce récit initiatique met aussi la géographie à distance en parlant de l’Histoire à majuscule — à travers des monographies municipales et des événements prélevés dans l’actualité (Tian’anmen, par exemple). Ce livre — habit d’arlequin mêlant enquête, balade, récit introspectif et reportage — est la rencontre entre le mouvement du voyageur et l’épaisseur quotidienne et statique de la vie des habitants, des travailleurs et des passants. Chaque coin de rue est la promesse d’un espoir comme d’une peine alors que rôde, déjà, le fantôme maladif du Front national. Sans en avoir l’air, ces pages font effet d’exorcisme en louant la lenteur, celle qui permet d’aller vers l’autre. Heureux qui comme François et Anaïk ont pu faire ce long voyage, surtout lorsque celui-ci commence au pas de leur porte. Le voyage, dit Anaïk Frantz, « c’est aussi l’envie de revenir ». [T.M.]
Éditions du Seuil, 1990
☰ Chants barbares, de D’ de Kabal
Une couverture est aux pages d’un livre ce qu’est la peau à l’âme d’un homme : commençons donc ici. Du rouge et du noir qui rappellent à chacun ce qu’il croit bon d’y voir ; un bouquin de Stendhal, une chanson de Brel, un drapeau communiste libertaire. Au centre, un portrait signé Mordin — une figure expressionniste inspirée des toiles d’un fameux artiste afro-américain. Et ce titre en franches majuscules : Chants barbares. Doit-on y voir quelque écho au second roman de Victor Hugo, Bug-Jargal, dans lequel l’auteur conta la rébellion d’un esclave noir et parla de ce vent qui « apportait par lambeaux leurs chants barbares mêlés au son des guitares » ? Nous l’ignorons. Mais D’ de Kabal est musicien (rappeur, slameur, beatboxer) et fait de l’esclavage le noyau dur de cet ouvrage qui s’affiche sous les couleurs du théâtre. Deux avertissements avant d’aller plus loin : oublier sa voix à la lecture de ses lignes (une voix de grotte, de fonderie ou de voies ferrées) et se munir d’un crayon pour souligner ce qui doit l’être. « Putain, même quand on sourit, sur nos dents y a écrit 9–3, nous, on le vit, ça », lance celui qui grandit à Bobigny. La puanteur du quartier, la BAC, les exilés, les flics et les canettes vides : « Comme un poisson qu’on écaille avant de le remettre à l’eau. / Comme un œil qui s’ouvre pour qu’on puisse mieux le crever, / Comme un cœur abîmé recouvert d’une vieille peau. » Une mère qui frappe faute de savoir aimer, les murs gris, le braquage loupé d’une épicerie et la mémoire des Antilles : « J’écris comme on meurt du sida. » Ses chants tranchent bien plus qu’ils ne charment — quoique. Nulles ritournelles ni douces mélopées : les notes craquent et l’auteur interpelle la France, sa génitrice, celle qui en son sein compte « des cocardiers, des ânes bâtés, des révolutionnaires et ses plus fidèles détracteurs », celle qui se fait tour à tour « plaie » et « morsure ». Paul Éluard mit un jour en garde les versificateurs : « Rien de plus affreux que le langage poétisé, que des mots trop jolis gracieusement liés à d’autres perles. La poésie véritable s’accommode de nudités crues, de planches qui ne sont pas de salut, de larmes qui ne sont pas irisées. Elle sait qu’il y a des déserts de sable et des déserts de boue, des parquets cirés, des chevelures décoiffées, des mains rugueuses, des victimes puantes, des héros misérables, des idiots superbes, toutes les sortes de chiens, des balais, des fleurs dans l’herbe, des fleurs sur les tombes. » Le barbare, qui se décrit comme un « paysan de l’asphalte », fait sans conteste œuvre de poésie. [R.N.]
Éditions L’œil du souffleur, 2010
☰ Éros Émerveillé — Anthologie de la poésie érotique française
Passer ses nuits debout ne suffit pas, encore faut-il savoir être nu(e)s debout. Voici un petit livre en format poche qui devrait vous y aider. Passée l’introduction du poète Zéno Bianu qui nous annonce explorer « les jeux de la langue et du sexe, avec toutes leurs saveurs, du sucré au salé, de l’implicite à l’explicite, […] de l’infrarouge des instincts jusqu’à l’ultraviolet des transfigurations », il n’y a plus qu’à se laisser embarquer dans un tourbillon de sens et de mots. On redécouvre les « blasons » de la Renaissance, ces courts éloges du cul, du con et des tétins ; on s’étonne de trouver Louise Labé, au XVIe siècle, si violemment évocatrice des tourments de l’amour (« je vis, je meurs ; je me brûle et me noie », mais j’en redemande :« baise m’encor, rebaise-moi et baise ») ; on s’ébaubit devant l’autre La Fontaine qu’on n’apprenait pas à l’école (« Aimer sans foutre est peu de chose / Foutre sans aimer ce n’est rien ») ; on vous passe les audaces de Théophile de Viau et les poèmes zutiques de Rimbaud et consorts ; on y trouve les grands classiques érotico-amoureux de Desnos ou d’Eluard ; mais surtout on vous encourage à découvrir d’étonnantes merveilles, d’Henri Pichette à Ghérasim Luca, de Lucien Becker à Mohammed Dib, de Marcel Moreau à Marcel Béalu (« qui ne rêverait, nouveau Sardanapale, de scalper le pubis de chacune de ses maîtresses pour en confectionner à l’usage de ses vieux jours une descente de lit douillettement hérissée dont les vulves velues s’entrouvriraient sous l’orteil ? »). Attention, lecture dangereuse : on n’en finirait plus de vouloir passer la nuit couché. [A.B.]
Éditions Gallimard, 2012
☰ Mémoire de fille, d’Annie Ernaux
Encore un livre d’Annie Ernaux sur sa vie, son parcours de transfuge de classe, fille de petits commerçants devenue épouse d’un jeune cadre et professeure de lettres ? On croyait pourtant qu’après L’Événement (sur son avortement clandestin), La Place (sur la complexité pour une transfuge de trouver sa place, entre sa classe sociale d’origine, celle de ses parents, et celle que lui promettent ses études), et La Femme gelée (sur sa vie de couple étouffante), l’auteure avait fait le tour. Eh bien, non. Encore un livre. Et encore un roman-témoignage bouleversant, une « auto-socio-biographie » à couper le souffle, encore une Annie Ernaux magistrale. Mais cette fois, d’abord une histoire « de fille », d’une fille qui se dessine et grandit dans et contre la société d’il y a un demi-siècle, ses normes, ses valeurs et sa vision de la normalité. Histoire de la femme d’aujourd’hui qui regarde la fille de 1958, son entrée dans l’âge adulte, son éveil à la violence de la sexualité féminine dans un monde de garçons, sa lutte contre l’angoisse de l’avenir, sa difficulté à choisir un métier et à se définir dans le monde social. Histoire d’un corps de fille, entre la brutalité des premières expériences sexuelles (« C’est comme s’il était trop tard pour revenir en arrière, que les choses doivent suivre leur cours. Qu’elle n’ait pas le droit d’abandonner cet homme dans cet état qu’elle déclenche en lui. »), la manifestation physique des traumatismes (aménorrhée, boulimie, anorexie), jusqu’au dégel, au retour à la vie. Un va-et-vient entre hier et aujourd’hui, entre ce que l’on croit devenir et ce que l’on est, entre « l’effarante réalité de ce qui arrive » et « l’étrange irréalité [de] […] ce qui est arrivé ». Mais aussi l’expression d’une force, d’une revanche grâce à l’écriture (« Disproportion inouïe entre l’influence sur ma vie de deux nuits avec cet homme et le néant de ma présence dans la sienne. Je ne l’envie pas, c’est moi qui écris. »). Le corps fragile d’une fille, un roseau — mais un roseau pensant, une auteure. [L.V.]
Éditions Gallimard, 2016
☰ Une Auberge espagnole, de Luis Bonet
Non, il ne s’agit pas de l’histoire d’une sympathique colocation arc-en-ciel aux couleurs de l’Europe Erasmus. Pas de Klapisch ici, mais Luis Bonet, typographe et militant communiste. Son récit, celui d’un combattant de l’armée républicaine qui doit, après trois ans de guerre civile, passer les Pyrénées en février 1939 afin de fuir les forces nationalistes menées par Franco. Hélas, c’est avec des camps d’internement que la France accueille les réfugiés espagnols, oubliant pour l’occasion sa devise nationale et républicaine. Ce sont d’abord ceux qui acceptent de rentrer en Espagne, et donc de se soumettre à Franco, qui ont le droit à une distribution d’eau et de nourriture. Luis Bonet nous livre les souvenirs terribles de cet exil, de cette marche et de ce camp : moments tragiques de violences, de faim, de froid dans ce lieu où les couches sont creusées dans le sable, où il est interdit de sortir (poussant certains au suicide) ; moments de solidarité, aussi, de beauté voire de poésie — comme lorsque le narrateur s’invente un camarade du nom de « Francisco de Goya » afin de recevoir un peu de pain supplémentaire (« Comme nous, voilà un siècle, il connut l’exil. Aujourd’hui, grâce à la magie de son nom porté sur une liste d’affamés, il nous offre un morceau de pain supplémentaire. Goya nous donne sa part. ») Un bijou d’Histoire, de politique et d’humanité ou, comme le dit la préface, un de ces « témoignages extraordinaires de vie ordinaires ». [L.V.]
Éditions Agone, 2016
☰ Pulsions pasoliniennes, de Fabrice Bourlez
Lorsque l’on pense à Pasolini, nous sommes d’ordinaire marqués par les nombreuses polémiques qu’ont suscité ses œuvres. Radical dans sa critique de la bourgeoisie et du consumérisme italien, Pier Paolo Pasolini fut l’un des combattants les plus armés contre le consensus ambiant de son siècle : armé de la langue, de l’image et du visible. Dans cet ouvrage, Fabrice Bourlez s’est lancé un défi audacieux : saisir la pensée pasolinienne à l’aune de la psychanalyse, amenant ainsi le passé à faire corps avec le présent. Les personnages de cette œuvre sont empreints d’affects, de pulsions, et donc d’humanité. C’est pourquoi l’auteur a souhaité questionner ces personnages-là, se demandant pourquoi et comment nous désirons. Psychanalyste et professeur de philosophie et d’esthétique à l’École Supérieure d’art et de Design de Reims, Bourlez analyse l’échec répétitif des pulsions qui animent les protagonistes du poète, romancier et cinéaste assassiné — mais, et cela contribue à l’intérêt de la lecture, sans jamais tendre vers une psychologisation de Pasolini lui-même. En rapprochant subtilement l’œuvre freudienne et lacanienne de l’écriture pasolinienne, l’auteur nous invite à relire celui qui « remet en question la visibilité de l’image propre au septième art ». Face à l’utilisation de la violence et du sexe contre « le divertissement et tous les fast-foods de la pensée », Bourlez s’interroge : « Pourquoi faire appel à l’intolérable ? Pourquoi lire ça ? Pourquoi regarder ça ? » [M.S.-F.]
Éditions Francicopolis, 2015
☰ Anarchie et cause animale, de Philippe Pelletier
Freud, après Darwin, se plut à gifler notre narcissisme : si Dieu puis Descartes nous octroyèrent — entendons les Homo sapiens — le privilège d’assujettir et de dominer la Nature comme le monde animal, le psychanalyste rappela pourtant que l’homme « n’est rien d’autre, n’est rien de mieux que l’animal, il en est lui-même issu de la série animale, il est apparenté de plus près à certaines espèces ». La biologie blesse l’ego mais l’inventeur de l’imprimerie, du métier à tisser et du four à micro-ondes appartient bien au règne des chiens, des gorets et des ragondins. Le mouvement antispéciste (rappelons qu’il prône, dans le sillage de l’antiracisme et de l’antisexisme, l’égale dignité des espèces et l’abolition de la domination humaine sur le reste du monde sentient) ne cesse de progresser en Occident : ce qui hier passait pour folie devient aujourd’hui matière à débats légitimes. La cause animale se consolide, trouve de nouveaux appuis et gagne pas à pas les esprits : les « biens meubles » sont devenus « des êtres vivants et sensibles » et il y a fort à parier que les abattoirs seront vus, dans un futur plus ou moins lointain, comme les abominations d’un temps révolu. Pourtant, note l’auteur du présent ouvrage — géographe et spécialiste du Japon —, la pensée libertaire demeure méconnue alors qu’elle questionna, dès ses origines, la place de l’Homme dans le vivant et, plus spécifiquement, le lien qui l’unissait aux bêtes. Le socialisme proclame l’égalité et l’anarchisme insiste plus encore sur la souveraineté de chaque être : sans toujours prôner le végétarisme, les libertaires se devaient au moins de voir plus loin que le bout de leur assiette. Louise Michel, communarde déportée en Kanaky : « Tout va ensemble, depuis l’oiseau dont on écrase la couvée jusqu’aux nids humains décimés par la guerre. » Élisée Reclus, communard exilé : « Chacun de nous a pu être le témoin de quelque-uns de ces actes barbares, commis par le carnivore contre les bêtes qu’il mange. […] Mais à l’égard des animaux, la morale n’est-elle pas également élastique ? En excitant les chiens à déchirer le renard, le gentilhomme apprend à lancer ses fusiliers sur le Chinois qui fuit. Les deux chasses ne sont qu’un seul et même sport. […] Le sang appelle le sang. » Un ouvrage, composé d’un texte inédit de Pelletier et de morceaux choisis issus du patrimoine anarchiste, qui fait coup double : l’humain et l’animal appartiennent à la même « grande patrie » (Bakounine) et cela oblige, a minima, à en comprendre les contours. [E.C.]
Les éditions du Monde libertaire, 2015
☰ L’Âge des low tech — Vers une civilisation techniquement soutenable, de Philippe Bihouix
Les révolutions industrielles se succèdent : vapeur et charbon au XVIIIe siècle, électricité et pétrole au XIXe siècle, microprocesseur et Internet à partir des années 1970 — actuellement : imprimantes 3D et Internet des objets. La course à l’innovation technologique semble infinie. La prise de conscience de la dégradation sans précédent de notre environnement n’inquiète pas les « ingénieurs thaumaturges » qui nous vendent des solutions toujours plus techniques : smart grids (réseaux de gestion d’énergie), fermes de panneaux solaires, nano et biotechnologies, etc. Nommez un problème, il y aura toujours un ingénieur pour vous proposer une « haute technologie » révolutionnaire et « éco-responsable ». Dans ce livre, Bihouix s’attaque méthodiquement au concept de technologie verte. Ingénieur lui aussi, il démontre l’absurdité d’un programme de généralisation de ces high tech dont la production demande d’énormes quantités de ressources rares (en particulier des métaux) et dont la complexité croissante empêche la réparation et le recyclage. Au lieu de continuer à croire aveuglément en un progrès technologique insoutenable sous sa forme actuelle – l’auteur compare notre attitude au fou qui s’exclame, à chaque fois qu’il met une pièce dans le distributeur de boisson : « Tant que je gagne, je joue ! » —, il faut se tourner vers les basses technologies (ou low tech). Ce concept ne se limite évidemment pas à une liste de produits verts. Il s’apparente plutôt à une série de principes qui doivent guider la transformation de notre système économique et industriel ; le premier étant le questionnement de nos besoins. Anticipant les cris d’orfraie de rigueur à toute remise en cause du statu quo, Philippe Bihouix explore les questions de l’emploi, de l’échelle de la transformation (régions et États sont préférés à une utopique « gouvernance mondiale »), de la nécessaire mutation du système de valeurs dominantes (utilitarisme et consumérisme en tête). Aux grincheux et aux thuriféraires de la « croissance verte », il répond : « Pas d’alternative, vraiment ? Et bien réfléchissons, tentons, expérimentons, tant pis si ça ne fonctionne pas, au moins nous aurons essayé quelque chose ! Et quel bonheur, entre-temps, d’ouvrir une nouvelle brèche, une perspective différente de celle d’un système à bout de souffle. » [M.H.]
Éditions du Seuil, 2014
☰ Lettres sur la littérature, de Walter Benjamin
Peut-être que la nature éclectique de la production intellectuelle du philosophe et critique de la culture Walter Benjamin (1892–1940) a représenté l’une des contributions les plus originales de la pensée européenne des premières décennies du XXe siècle. Ses écrits, fragmentaires pour la plupart, résultat d’une série de contingences subjectives et objectives, ont construit une œuvre des plus vastes. La littérature fut l’un de ses objets d’étude. Son contact avec la littérature française remonte à ses années de jeunesse, à travers la traduction d’auteurs tels que Balzac, Proust, Saint-John Perse et Baudelaire. Puis l’exil parisien, de 1933 à 1940 — il lui donnera l’opportunité de devenir un témoin et un observateur lucide de la culture et des réalités politiques hexagonales. Cette édition, établie par Muriel Pic, se compose de sept lettres que Benjamin adressa au philosophe Max Horkheimer, son référent auprès de l’Institut pour la Recherche Sociale (il avait déménagé à New York suite à l’arrivée du nazisme au pouvoir). La période d’échanges entre les deux hommes est aussi brève qu’intense (1937–1940). La lettre, en tant que genre ou « forme » de communication, s’impose et cela nous révèle la versatilité et l’originalité de Benjamin quant à ses choix textuels. Elles abordent une multiplicité de sujets, dans une très large combinaison de matériaux : on y lit biographie et récit du quotidien, réflexion philosophique, critique littéraire et culturelle, stratégies vis-à-vis du marché éditorial et des milieux intellectuels de Paris. Benjamin se montre extrêmement précis dans la narration des faits ; plus que de simples compte-rendus de son activité de chercheur, ce sont des véritables analyses du contexte dans lequel la culture se produit. On saisit ainsi le travail attentif de ce critique sévère, de « l’homme sans attache » qui utilise tous ses outils pour interpréter l’atmosphère et les relations matérielles. Avec la lucidité qui l’a toujours accompagné, Benjamin dénonce le conformisme de certains intellectuels français face au danger fasciste, s’interroge sur le rôle social de l’intelligence par temps de crise ou s’étonne des velléités d’évasion politique plus ou moins ambiguës que certains de ses « confrères » manifestent. Ses jugements ne laissent que peu d’espace à la complaisance. Céline, Gide, Bataille, de Rougemont, Caillois et Klossowski deviennent les cibles. Sans concessions. Peut-être sont-ils les « signes » vivants de la catastrophe à venir ? [L.D.]
Éditions ZOE, 2016
☰ Notre-Dame-des-Landes, de Hervé Kempf
Petite commune de Loire-Atlantique peuplée de 2 000 habitants, Notre-Dame-des-Landes est devenue le théâtre de la « plus grande bataille écologique française des années 2010 ». Hervé Kempf, auteur et journaliste à Reporterre, retrace la longue histoire de cette « zone d’aménagement différé » créée en 1972 afin de construire un aéroport qui restera au stade de projet durant des décennies — avant d’être remis sur la table en l’an 2000. Petit à petit, il devient le symbole des luttes contre les « grands projets inutiles », l’artificialisation des terres agricoles, l’opacité des décisions d’aménagement, la collusion public-privé, la répression policière ; il devient, plus généralement encore, le système qui l’a mis au jour : « Non à l’aéroport et son monde », clame le slogan. De fait, il devient aussi un laboratoire pour des militants venant d’horizons variés : les « historiques » (paysans, riverains, élus) sont rejoints à partir de 2009 par des anarchistes, des autonomes, des écologistes et des alter-mondialistes, qui apportent avec eux une vision globale de la contestation. L’auteur raconte comment ces différentes composantes apprennent petit à petit à vivre ensemble — non sans accrocs ! —, à expérimenter de nouveaux modes de contestation et à endurer une répression démesurée : l’opération « César » mobilisa en octobre 2012 plus de 1 200 gendarmes et policiers pour expulser les zadistes. En plus d’un résumé des arguments techniques portés par les deux camps, le livre propose une plongée dans la vie quotidienne de la « Zone à défendre » : les questions du pouvoir, de la logistique, du rapport aux médias et des objectifs à long terme sont omniprésentes. Bien conscients de la précarité de leur situation, les zadistes auxquels Kempf donne la parole reconnaissent que le modèle qu’ils développent n’est pas généralisable : ils sont majoritairement jeunes, en bonne santé et sans enfants. Un des militants le rappelle : « C’est un espace de lutte, pas un espace de vie. On regarde le pouvoir les yeux dans les yeux : on va rester. » [M.H]
Éditions du Seuil, 2014
Photographie de bannière : Pasolini jouant au football (extrait)
REBONDS
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