Retracer la vie des morts en Méditerranée, le désordre de l’eau, la condition des vieilles et des vieux, les séries à l’épreuve de la pensée critique, dénoncer la ségrégation scolaire, une histoire libertaire de l’alpinisme, comment lit-on les sciences humaines et sociales, la généalogie d’un crime policier, un bûcheron et une coupe de bois, découvrir la langue kurde : nos chroniques du mois d’avril.
☰ Relier les rives, de Carolina Kobelinsky et Filippo Furri
Relier les rives vient s’ajouter à une liste d’ouvrages parus récemment sur les drames qui ont lieu aux frontières d’une Europe devenue forteresse. Les deux auteurs, anthropologues, se sont intéressés au travail d’un groupe de bénévoles de la Croix Rouge dans le port de Catane, à l’est de la Sicile. Pour des milliers d’exilés, c’est une porte d’entrée vers l’Europe. Mais trop souvent, ce sont des corps inanimés qui sont débarqués des bateaux venus au secours d’embarcations surchargées. Si les autorités des pays européens cherchent à tout prix à identifier et ficher les exilés vivants par tous les moyens possibles, morts, ceux-ci retournent à l’indifférence et à l’anonymat de tombes creusées dans les coins de cimetières municipaux. Face à cette situation et dans un contexte de répression accrue des exilés, les membres de la squadra catanaise, Silvia, Davide et Riccardo, ont décidé de « remonter les pistes depuis le corps jusqu’à l’histoire de la personne, son nom, sa famille » et de « tenter de mettre en lien des informations existantes mais éparses concernant les morts ». Une démarche nouvelle, à l’opposé du programme Restoring family links lancé en 1959 par la Croix Rouge afin d’aider les familles, à leur demande, à retrouver des proches disparus dans le cas de guerres ou de catastrophes naturelles. La tâche est ardue. « Au fil de l’enquête, certains se verront attribuer des prénoms, d’autres n’existeront que sous leur numéro d’emplacement au cimetière ; peu d’entre eux retrouveront une identité. » Comme Riccardo le confie, « tout ce qu’on fait, c’est pour les vivants ». Son action est pour lui « un acte minimal d’hospitalité ». Les auteurs ont construit un récit sensible, patchwork où viennent s’intercaler travaux de recherche et notes d’observation, mots des membres de la squadra avec qui ils ont mené une résidence d’écriture et d’autres acteurs croisés au fil de leur enquête, ainsi que quelques photographies. Relier les rives contribue, de manière parfois bouleversante, à témoigner des étincelles d’humanité qui demeurent aux frontières. [L.]
La Découverte, 2024
☰ Le Cours de l’eau, de Grégoire Sourice
« On n’imagine pas, lorsqu’on se promène le long d’une rivière, entrer dans le champ d’application d’un article de loi. » De cette simple et profonde remarque, le poète Grégoire Sourice a tiré un essai singulier, rythmé par le Code civil et ce qu’il dit des rivières, des alluvions, de l’érosion et des crues. À moins d’être pêcheur, technicien en charge de la gestion d’un bassin versant ou propriétaire d’un morceau de berge, difficile de concevoir l’épaisseur juridique qui s’impose sur ce qui nous paraît filer indéfiniment — l’eau. Là réside la beauté du Cours de l’eau : user de poésie avec le droit, l’altérer en le dépliant et ainsi l’élargir au-delà de son champ d’application. Étrange paradoxe en effet que celui de vouloir contenir un fluide et ce qu’il charrie de sédiments, d’imaginaire, d’animaux, dans les mailles de la loi. Car, comme l’écrit l’auteur, « l’eau indique le désordre : le langage du droit n’est pas assez vif, pas assez fluide pour la suivre dans ses évolutions. » Se confronter à l’usage d’un cours d’eau, c’est comprendre l’impossibilité, parfois, de tout s’approprier. « Pour s’enfuir, on peut suivre la voie de l’eau. Chaque fois qu’elle apparaît, elle perturbe les ordonnancements, érode les propriétés, redistribue les biens. » Grégoire Sourice ne se contente pas de commenter poétiquement le monde législatif. Il se prend, aussi, à rêver d’une propriété renouvelée, dont les éléments seraient les principaux acteurs. « De la terre qui se possède elle-même, des fleuves devenus sujets de droit, de l’eau considérée comme chose sans maître. » [R.B.]
Corti, 2024
☰ Tout ce qui nous était à venir, de Jane Sautière
Dans le premier livre qu’elle publiait aux éditions Verticales en 2003, Jane Sautière écrivait à partir de son expérience d’éducatrice pénitentiaire, et s’adressait aux enfermé·es qu’elle avait, pendant des années, côtoyé·es. Elle disait un peu de leurs vies dans et hors les murs, les racontait en disant « vous ». Plus de vingt ans après, ce nouveau récit est lui aussi lié (toute proportion gardée) à une expérience de l’enfermement : celle des confinements de l’année 2020. Et là encore, il n’est pas vraiment question pour Jane Sautière, âgée de soixante-dix ans, de parler pour son nom propre. Mais le récit fragmenté ne s’adresse plus ici au « vous » multiple, taiseux ou explosif des prisonniè·res. Il se raconte dans un pronom commun, un « nous » qui embrasse autant les souvenirs intimes, érotiques, politiques (« Le nombre invraisemblable de manifestations à nos compteurs militants ») qui n’appartiennent qu’à la narratrice, que la condition, la vie de celles et ceux que l’on dit vieilles et vieux. « On se lorgne entre nous. Entendre nos parents qualifier de vieux, vieille, une personne qui ne nous paraissait pas si éloignée d’eux ni en âge, ni en allure était tellement étonnant. On les trouvait gonflé·e·s. » Ce petit livre, en déplaçant le curseur pronominal, en endossant le « nous » d’une voix unique — qui observe son corps défaillir, lâcher, sa mémoire parfois manquer et les douleurs se multiplier —, s’adresse au « vous » de toustes les vieilleux et de toutes celles et ceux qui le seront un jour. Car chacun, chacune dans la liaison des jours nous oscillons entre les angoisses froides et les joies sensuelles d’être en vie. Vieillir, peut-être est-ce se mettre à aimer « poser des questions grandioses » ? « Nous en sommes là ? Déjà là ? Il semblerait. L’espace se restreint, nous l’occupons intégralement. Il s’est brusquement rétréci et dilaté dans le mouvement antagoniste qui nous maintient vivant·e·s : la mortification par le réel et l’hyperventilation du désir. » [Y.R.]
Verticales, 2024
☰ Vide à la demande, de Bertrand Cochard
L’expansion planétaire des séries, autrefois essentiellement télévisées et désormais disponibles « à la demande » sur des plateformes engendrant chaque année des dizaines de milliards de dollars de chiffre d’affaires, demeure à l’évidence un phénomène historique insuffisamment pensé. En philosophe s’inscrivant entre autres dans le sillage de Platon et Debord, Bertrand Cochard tente de dégager l’essence de ce phénomène, en mettant justement entre parenthèses le jugement portant sur la qualité esthétique des œuvres. Contre les études qui font des séries des outils d’émancipation, l’auteur montre que leur forme même maintient les spectateurs dans une profonde hétéronomie. Son diagnostic repose en effet sur une réflexion plus large sur la nature du « temps libre » à notre époque, elle-même inséparable de celle du travail. Or l’expression de « temps libre » est trompeuse puisque celui-ci ne nous conduit pas, dans la plupart des cas, vers des activités qui reposent sur l’exercice de notre liberté, mais constitue pour ainsi dire un temps vide dont le caractère « pseudo-cyclique » avait été mis en lumière par Debord. Vide impossible à combler, sauf dans la répétition morbide de la consommation d’épisodes de séries, eux-mêmes calibrés pour susciter et nourrir cette répétition. Mais c’est dire aussi que, par la nature même de l’organisation sociale dans laquelle nous nous trouvons, celle du capitalisme avancé et de la tyrannie du spectaculaire, nous sommes « déjà spectateurs avant même que de regarder des séries », qu’en somme c’est notre aliénation sociale elle-même qui conditionne le règne tentaculaire des séries sur nos existences contemporaines. Rien ne semble pouvoir résister à ce « passe-temps » hégémonique, puisque le spectacle se fonde lui-même en mettant en scène et en désamorçant par là même sa propre critique — l’exemple le plus connu étant celui de la série Black Mirror — dans ce que Cochard nomme « l’archi-spectacle ». D’aucuns célèbrent cette vertu « autocritique » des séries, en glosant sur elles à l’infini, sans voir que celle-ci n’est qu’un simulacre : ces séries ne font rien d’autre que reporter dans un espace séparé du réel des constats — le danger du crédit social, l’effondrement climatique, etc. — à propos desquels nous devrions toutes et tous délibérer en sujets libres. La « sortie de la caverne » devient dès lors le préalable à toute émancipation possible. [A.C.]
L’Échappée, 2024
☰ Vers la sécession scolaire ? Mécaniques de la ségrégation au collège, de Youssef Souidi
En décembre 2023, Gabriel Attal annonçait une réforme dite du « Choc des savoirs » pour l’Éducation nationale. Très vite, sa principale mesure a suscité une levée de bouclier : à leur entrée en 6e, les enfants de dix ans se verraient triés en groupes de niveau en français et mathématiques. Dans ce contexte, l’étude de Youssef Souidi, chercheur au CNRS, sur les mécanismes de la ségrégation scolaire au collège est d’autant plus importante, tant pour les professionnels que pour le grand public. Le collège reste la dernière étape de leur scolarité où les enfants devraient être relativement mélangés, avant que leurs chemins ne se séparent vers l’apprentissage ou le lycée professionnel, technologique ou général. Cette confrontation à l’altérité, la rencontre avec des enfants issus de milieux sociaux, culturels, ethniques divers, est nécessaire pour faire société ; ce qui, avec la transmission des savoirs, reste l’un des objectifs principaux de l’école. Dans les faits pourtant, la mixité sociale dans les établissements scolaires est loin d’être atteinte. Youssef Souidi nous montre que les causes de la ségrégation scolaire ne se limitent pas à la ségrégation résidentielle. « S’il est fréquent que la composition sociale de l’environnement scolaire d’un élève soit similaire à celle de son environnement résidentiel, cette situation reste minoritaire. Dans les quartiers les plus défavorisés, une majorité d’élèves socialement favorisés fréquentent un établissement à la composition sociale plus, voire bien plus favorisée que celle de leur voisinage. Dans les quartiers les plus défavorisés, les élèves socialement défavorisés sont scolarisés dans des collèges où il se trouvent surreprésentés ». L’auteur aborde également, mais sans pouvoir l’explorer en profondeur faute de données suffisantes, la question de la ségrégation académique au sein des établissements — comprendre la séparation des élèves selon leur niveau scolaire. Si les mécanismes qui expliquent la ségrégation scolaire sont nombreux et complexes, le rôle de l’enseignement privé dans la mise en place de celle-ci reste prépondérant. Véritable système éducatif parallèle à celui du service public, le privé n’a pas l’obligation d’accueillir tous les élèves et prospère sur l’inquiétude des familles pour l’avenir de leurs enfants autant que sur les discours catastrophistes tenus à propos de l’école publique. [L.]
Fayard, 2024
☰ Alpinisme et anarchisme, de Guillaume Goutte
On connaissait Guillaume Goutte correcteur et syndicaliste affilié à la CGT. On le retrouve cette fois-ci équipé de crampons et de piolets, bien attaché à ses camarades d’ascension, pour raconter l’histoire sociale de l’alpinisme. « Il y a au sein même de l’art de grimper les montagnes quelque chose de profondément anarchiste » affirme-t-il ainsi, avant de railler un président de la République qui ne connaît décidément rien à l’éthique de la cordée. Car, au bout d’une corde, les premiers sont autant tenus que les derniers. Tout le groupe est solidaire, chacun dépend des autres, en est responsable, y est attentif. La grimpe, donc, serait avant tout une affaire collective, voire émancipatrice. Pourtant, explique l’auteur, les débuts de l’alpinisme sont ceux d’« une activité pour gentlemen, autrement dit pour dominants, avec toutes les valeurs associées à cette classe », une activité pétrie de « vocabulaire martial et colonial ». Un sommet se découvre et se conquiert. Certains y accolent même le nom de leurs dirigeants, à moins que ce ne soit le leur. À cette pratique élitiste et nationaliste, l’auteur oppose un alpinisme travailliste — entendre par-là pour et par les travailleurs. Il fait ainsi la part belle à l’histoire de la Fédération sportive et gymnique du travail (FSGT) dont les principes fondateurs sont la démocratisation de l’activité et la recherche d’autonomie dans sa pratique. Parmi les adeptes d’un alpinisme populaire, les anarchistes ont eu et ont toujours une place à part. Depuis ces précurseurs que sont Élisée Reclus ou les groupes excursionnistes dans l’Espagne pré-franquiste jusqu’aux maraudeur·euses antifascistes, une tradition libertaire innerve la culture de la montagne. Avec Alpinisme et anarchisme, Guillaume Goutte contribue à la faire vivre de fort belle manière. [R.B.]
Nada, 2024
☰ Le Marché des idées, de Louis Pinto
Comment les lectrices et lecteurs de sciences humaines et sociales s’orientent-ils dans la masse des publications qui leurs sont proposées ? Comment définissent-ils eux-mêmes les « SHS » ? Comment s’approprient-ils les ouvrages qu’ils lisent et en parlent-ils ? Pour Louis Pinto, la réponse à ces questions est avant tout sociologique. À travers des entretiens multiples avec des universitaires, des étudiants, et autres lecteurs pour la plupart diplômés, il montre combien nos lectures sont façonnées par des signes extrinsèques au « contenu » précis des ouvrages « consommés » — l’éditeur, la couverture, la réputation de l’auteur, etc. — ainsi que par un positionnement plus ou moins volontaire vis-à-vis du milieu social d’origine. En vérité, ni les professeurs des universités ni les amateurs d’ouvrages « radicaux » ou contestataires ne sont épargnés par de tels biais ; leurs choix, quand bien même ils se donneraient pour fondés sur les critères de « rigueur » scientifique ou d’iconoclasme, sont précédés d’un marché économique et symbolique qui les sculptent en profondeur. Bien que le sociologue se garde le plus souvent d’émettre tout jugement, sa transcription des entretiens parle d’elle-même : les lieux communs et les préjugés abondent dans les propos des enquêtés. Sans doute le dispositif de l’enquête n’aide-t-il pas au déploiement d’un discours cohérent et renseigné. Reste que la trace qu’un ouvrage laisse en chaque lectrice et lecteur semble parfois se confondre avec l’image ou l’apparence que le marché éditorial veut lui conférer. Nombreux sont ceux qui, à l’unisson des quatrièmes de couverture, saluent à propos de tel ouvrage un « changement de paradigme », ou encore le dépassement des anciens cloisonnements disciplinaires. L’ère « a- ou post-disciplinaire » à laquelle les lectrices et lecteurs de SHS aspirent constitue-t-elle pour eux une émancipation ? Pour Louis Pinto, elle ne peut que nous mener vers davantage d’« hétéronomie intellectuelle », instituée par des maîtres-à-penser et des stratégies commerciales. La mise en garde devient une invitation à réfléchir sur les contraintes symboliques qui pèsent sur nos lectures, aussi « émancipatrices » semblent-elles être. [A.C.]
Éditions du Croquant, 2024
☰ Mawda, autopsie d’un crime d’État, de Manu Scordia
Dans la nuit du 17 mai 2018, Mawda, petite fille kurde de deux ans, est assassinée par la police belge. Poursuivie par les policiers, la camionnette qui la transporte avec ses parents, son frère et un groupe d’autres exilé·es tente de leur échapper. Dans une voiture isolée qui les attend en amont, un agent engage une balle dans le canon de son arme et fait feu. Lorsque Manu Scordia, auteur de bandes dessinées, illustrateur et éducateur, apprend, grâce au travail du journaliste Michel Bouffiou « combien les premières versions sur le décès de Mawda diffusées dans la presse avaient été tronquées et avaient joué un rôle dans la (mé)compréhension de cette affaire par l’opinion publique », il décide de « rétablir la vérité des faits » et « rendre justice à Mawda et à ses parents ». L’affaire Mawda a une portée plus large et permet d’illustrer la dynamique à l’œuvre dans la plupart des crimes policiers, à savoir comment l’institution policière, puis l’appareil judiciaire et l’appareil d’État lui-même mettent tout en œuvre pour étouffer le scandale et empêcher la recherche de la vérité. Belgique ou France, les processus sont identiques. Très vite, la version étatique des faits se répand dans des médias complaisants qui ne font guère d’efforts pour vérifier les informations qui leur sont données. Les propos des victimes et de leurs proches sont quant à eux largement dénigrés et mis en doute. La mort de Mawda n’a pas été l’acte d’une personne isolée mais la résultante d’une politique institutionnalisée de répression et de chasse des exilé·es. Si l’affaire a suscité une certaine émotion et a été très médiatisée sur le moment, elle est ensuite vite retombée dans l’oubli, avec un regain d’intérêt au moment du procès, que nous avions relaté. Manu Scordia, avec sa bande dessinée-enquête fouillée, contribue à ce que ni Mawda, ni la culpabilité de l’État belge dans sa mort ne soient oubliées. [L.]
La boîte à Bulles, 2024
☰ Coupe sombre, d’Oscar Peer
C’est l’histoire de Simon. L’homme, bûcheron et braconnier, rappelle certains des personnages des récits de l’écrivain italien Mario Rigoni Stern. Il a soixante-cinq ans et a passé les trois dernières années en prison. Pour cause : un accident de chasse. « Quand il revient au bout de trois ans, il ne possède plus rien. » Pas même la maison où il a vécu. Simon aurait pu recommencer sa vie ailleurs, car tuer sans le vouloir un comparse, un voisin, c’est le tuer quand même. Le regard des autres s’en trouve changé. Mais non, Simon revient au village et cherche où se loger. Jonas et Hermine l’accueillent, et sont même contents de le voir — ce qui n’est pas le cas de tous. Pendant des mois, Simon fait le dos rond. Un matin, il prend une hache et commence à couper du bois. « Il sent les coups jusqu’au fond de lui-même, il lui semble qu’ils le délivrent d’un vieil engourdissement. » Il ne le sait pas, le sort l’a décidé pour lui : il ira abattre des arbres l’hiver, pendant plusieurs semaines, dans le coin le plus escarpé et reculé du canton des Grisons, en Suisse. Nombreux sont ceux qui pensent qu’ils n’en reviendra pas. Certains sans doute l’espèrent. Pour le soutenir, néanmoins, il y a un enfant prénommé Otto, une femme du nom de Véra. Mais très vite, Simon s’enfonce dans la solitude, la neige se met à tomber — « l’accident l’attend ». Dans ce bref récit traduit du romanche, l’une des langues nationales suisses, les personnages semblent coincés entre deux rails, qui tracent le chemin qu’ils doivent suivre leur vie durant. Pour Simon, c’est retrouver la tranquillité d’avant, même s’il doit, pour ça, y laisser sa peau. [E.M]
Zoé, 2020
☰ Introduction à la linguistique kurde, de Salih Akin
L’introduction à la linguistique kurde de Salih Akin, professeur à l’université de Rouen, est plus qu’un manuel de linguistique. L’étude de la langue d’un peuple à l’existence longtemps réprimée, voire niée, ne peut se limiter en effet à des questions techniques. Les dialectes kurdes se classifient en quatre groupes. Dans les régions kurdes au nord de l’Irak, c’est par exemple le soranî qui est le plus employé. L’auteur, lui, s’intéresse davantage au kurmandjî, parlé dans les régions kurdes colonisées par la Turquie, et au nord de la Syrie. Abordable pour un non-spécialiste de l’étude des langues, l’ouvrage est un récit de l’histoire contemporaine des Kurdes racontée par le prisme de la langue. Salih Akin évoque tous les enjeux politiques et sociaux autour de la construction et des évolutions de celle-ci au fur et à mesure de diverses imprégnations, du choix d’un dictionnaire à l’écriture de grammaires. Dès la création de la République turque autour d’un principe d’unicité — un peuple, une langue, une religion — les mots « kurde » et « kurdistan » sont bannis du langage, rendus tabous. Un texte de loi est écrit spécialement pour interdire la langue kurde mais sans jamais la nommer. L’universitaire raconte comment, par la suite, la recherche scientifique turque tente de se réapproprier le mot « kurde » pour en changer le sens, et à travers ce linguicide, participer à la tentative d’assimiler tout un peuple. Il explique également comment en 1999 un décret du ministère de l’Intérieur interdit 79 mots et ordonne de remplacer certaines expressions dans les médias. « Appel de paix », par exemple, est proscrit et doit être remplacé par « suspension provisoire des activités terroristes ». « Député kurde » doit devenir « élément de l’organisation terroriste ». Dès lors, il y a eu un enjeu pour les partis pro-kurdes qui émergent en Turquie à partir des années 1990 à choisir des noms qui ne soient pas censurés tout en étant suffisamment signifiants. [L.]
Lambert-Lucas, 2023
Photographie de bannière : Ilse Bing, Self-Portrait with Leica, 1931
REBONDS
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