Cartouches (90)


Retracer la vie des morts en Méditerranée, le désordre de l’eau, la condi­tion des vieilles et des vieux, les séries à l’é­preuve de la pen­sée cri­tique, dénon­cer la ségré­ga­tion sco­laire, une his­toire liber­taire de l’al­pi­nisme, com­ment lit-on les sciences humaines et sociales, la généa­lo­gie d’un crime poli­cier, un bûche­ron et une coupe de bois, décou­vrir la langue kurde : nos chro­niques du mois d’a­vril. 


Relier les rives, de Carolina Kobelinsky et Filippo Furri

Relier les rives vient s’ajouter à une liste d’ouvrages parus récem­ment sur les drames qui ont lieu aux fron­tières d’une Europe deve­nue for­te­resse. Les deux auteurs, anthro­po­logues, se sont inté­res­sés au tra­vail d’un groupe de béné­voles de la Croix Rouge dans le port de Catane, à l’est de la Sicile. Pour des mil­liers d’exilés, c’est une porte d’entrée vers l’Europe. Mais trop sou­vent, ce sont des corps inani­més qui sont débar­qués des bateaux venus au secours d’embarcations sur­char­gées. Si les auto­ri­tés des pays euro­péens cherchent à tout prix à iden­ti­fier et ficher les exi­lés vivants par tous les moyens pos­sibles, morts, ceux-ci retournent à l’indifférence et à l’anonymat de tombes creu­sées dans les coins de cime­tières muni­ci­paux. Face à cette situa­tion et dans un contexte de répres­sion accrue des exi­lés, les membres de la squa­dra cata­naise, Silvia, Davide et Riccardo, ont déci­dé de « remon­ter les pistes depuis le corps jusqu’à l’histoire de la per­sonne, son nom, sa famille » et de « ten­ter de mettre en lien des infor­ma­tions exis­tantes mais éparses concer­nant les morts ». Une démarche nou­velle, à l’opposé du pro­gramme Restoring fami­ly links lan­cé en 1959 par la Croix Rouge afin d’aider les familles, à leur demande, à retrou­ver des proches dis­pa­rus dans le cas de guerres ou de catas­trophes natu­relles. La tâche est ardue. « Au fil de l’enquête, cer­tains se ver­ront attri­buer des pré­noms, d’autres n’existeront que sous leur numé­ro d’emplacement au cime­tière ; peu d’entre eux retrou­ve­ront une iden­ti­té. » Comme Riccardo le confie, « tout ce qu’on fait, c’est pour les vivants ». Son action est pour lui « un acte mini­mal d’hospitalité ». Les auteurs ont construit un récit sen­sible, patch­work où viennent s’intercaler tra­vaux de recherche et notes d’observation, mots des membres de la squa­dra avec qui ils ont mené une rési­dence d’écriture et d’autres acteurs croi­sés au fil de leur enquête, ain­si que quelques pho­to­gra­phies. Relier les rives contri­bue, de manière par­fois bou­le­ver­sante, à témoi­gner des étin­celles d’humanité qui demeurent aux fron­tières. [L.]

La Découverte, 2024

Le Cours de l’eau, de Grégoire Sourice

« On n’i­ma­gine pas, lors­qu’on se pro­mène le long d’une rivière, entrer dans le champ d’ap­pli­ca­tion d’un article de loi. » De cette simple et pro­fonde remarque, le poète Grégoire Sourice a tiré un essai sin­gu­lier, ryth­mé par le Code civil et ce qu’il dit des rivières, des allu­vions, de l’é­ro­sion et des crues. À moins d’être pêcheur, tech­ni­cien en charge de la ges­tion d’un bas­sin ver­sant ou pro­prié­taire d’un mor­ceau de berge, dif­fi­cile de conce­voir l’é­pais­seur juri­dique qui s’im­pose sur ce qui nous paraît filer indé­fi­ni­ment — l’eau. Là réside la beau­té du Cours de l’eau : user de poé­sie avec le droit, l’al­té­rer en le dépliant et ain­si l’é­lar­gir au-delà de son champ d’ap­pli­ca­tion. Étrange para­doxe en effet que celui de vou­loir conte­nir un fluide et ce qu’il char­rie de sédi­ments, d’i­ma­gi­naire, d’a­ni­maux, dans les mailles de la loi. Car, comme l’é­crit l’au­teur, « l’eau indique le désordre : le lan­gage du droit n’est pas assez vif, pas assez fluide pour la suivre dans ses évo­lu­tions. » Se confron­ter à l’u­sage d’un cours d’eau, c’est com­prendre l’im­pos­si­bi­li­té, par­fois, de tout s’ap­pro­prier. « Pour s’en­fuir, on peut suivre la voie de l’eau. Chaque fois qu’elle appa­raît, elle per­turbe les ordon­nan­ce­ments, érode les pro­prié­tés, redis­tri­bue les biens. » Grégoire Sourice ne se contente pas de com­men­ter poé­ti­que­ment le monde légis­la­tif. Il se prend, aus­si, à rêver d’une pro­prié­té renou­ve­lée, dont les élé­ments seraient les prin­ci­paux acteurs. « De la terre qui se pos­sède elle-même, des fleuves deve­nus sujets de droit, de l’eau consi­dé­rée comme chose sans maître. » [R.B.]

Corti, 2024

Tout ce qui nous était à venir, de Jane Sautière 

Dans le pre­mier livre qu’elle publiait aux édi­tions Verticales en 2003, Jane Sautière écri­vait à par­tir de son expé­rience d’éducatrice péni­ten­tiaire, et s’adressait aux enfermé·es qu’elle avait, pen­dant des années, côtoyé·es. Elle disait un peu de leurs vies dans et hors les murs, les racon­tait en disant « vous ». Plus de vingt ans après, ce nou­veau récit est lui aus­si lié (toute pro­por­tion gar­dée) à une expé­rience de l’enfermement : celle des confi­ne­ments de l’année 2020. Et là encore, il n’est pas vrai­ment ques­tion pour Jane Sautière, âgée de soixante-dix ans, de par­ler pour son nom propre. Mais le récit frag­men­té ne s’adresse plus ici au « vous » mul­tiple, tai­seux ou explo­sif des prisonniè·res. Il se raconte dans un pro­nom com­mun, un « nous » qui embrasse autant les sou­ve­nirs intimes, éro­tiques, poli­tiques (« Le nombre invrai­sem­blable de mani­fes­ta­tions à nos comp­teurs mili­tants ») qui n’appartiennent qu’à la nar­ra­trice, que la condi­tion, la vie de celles et ceux que l’on dit vieilles et vieux. « On se lorgne entre nous. Entendre nos parents qua­li­fier de vieux, vieille, une per­sonne qui ne nous parais­sait pas si éloi­gnée d’eux ni en âge, ni en allure était tel­le­ment éton­nant. On les trou­vait gonflé·e·s. » Ce petit livre, en dépla­çant le cur­seur pro­no­mi­nal, en endos­sant le « nous » d’une voix unique — qui observe son corps défaillir, lâcher, sa mémoire par­fois man­quer et les dou­leurs se mul­ti­plier —, s’adresse au « vous » de toustes les vieilleux et de toutes celles et ceux qui le seront un jour. Car cha­cun, cha­cune dans la liai­son des jours nous oscil­lons entre les angoisses froides et les joies sen­suelles d’être en vie. Vieillir, peut-être est-ce se mettre à aimer « poser des ques­tions gran­dioses » ? « Nous en sommes là ? Déjà là ? Il sem­ble­rait. L’espace se res­treint, nous l’occupons inté­gra­le­ment. Il s’est brus­que­ment rétré­ci et dila­té dans le mou­ve­ment anta­go­niste qui nous main­tient vivant·e·s : la mor­ti­fi­ca­tion par le réel et l’hyperventilation du désir. » [Y.R.]

Verticales, 2024

Vide à la demande, de Bertrand Cochard

L’expansion pla­né­taire des séries, autre­fois essen­tiel­le­ment télé­vi­sées et désor­mais dis­po­nibles « à la demande » sur des pla­te­formes engen­drant chaque année des dizaines de mil­liards de dol­lars de chiffre d’affaires, demeure à l’évidence un phé­no­mène his­to­rique insuf­fi­sam­ment pen­sé. En phi­lo­sophe s’inscrivant entre autres dans le sillage de Platon et Debord, Bertrand Cochard tente de déga­ger l’essence de ce phé­no­mène, en met­tant jus­te­ment entre paren­thèses le juge­ment por­tant sur la qua­li­té esthé­tique des œuvres. Contre les études qui font des séries des outils d’émancipation, l’auteur montre que leur forme même main­tient les spec­ta­teurs dans une pro­fonde hété­ro­no­mie. Son diag­nos­tic repose en effet sur une réflexion plus large sur la nature du « temps libre » à notre époque, elle-même insé­pa­rable de celle du tra­vail. Or l’expression de « temps libre » est trom­peuse puisque celui-ci ne nous conduit pas, dans la plu­part des cas, vers des acti­vi­tés qui reposent sur l’exercice de notre liber­té, mais consti­tue pour ain­si dire un temps vide dont le carac­tère « pseu­do-cyclique » avait été mis en lumière par Debord. Vide impos­sible à com­bler, sauf dans la répé­ti­tion mor­bide de la consom­ma­tion d’épisodes de séries, eux-mêmes cali­brés pour sus­ci­ter et nour­rir cette répé­ti­tion. Mais c’est dire aus­si que, par la nature même de l’organisation sociale dans laquelle nous nous trou­vons, celle du capi­ta­lisme avan­cé et de la tyran­nie du spec­ta­cu­laire, nous sommes « déjà spec­ta­teurs avant même que de regar­der des séries », qu’en somme c’est notre alié­na­tion sociale elle-même qui condi­tionne le règne ten­ta­cu­laire des séries sur nos exis­tences contem­po­raines. Rien ne semble pou­voir résis­ter à ce « passe-temps » hégé­mo­nique, puisque le spec­tacle se fonde lui-même en met­tant en scène et en désa­mor­çant par là même sa propre cri­tique — l’exemple le plus connu étant celui de la série Black Mirror — dans ce que Cochard nomme « l’archi-spectacle ». D’aucuns célèbrent cette ver­tu « auto­cri­tique » des séries, en glo­sant sur elles à l’infini, sans voir que celle-ci n’est qu’un simu­lacre : ces séries ne font rien d’autre que repor­ter dans un espace sépa­ré du réel des constats — le dan­ger du cré­dit social, l’effondrement cli­ma­tique, etc. — à pro­pos des­quels nous devrions toutes et tous déli­bé­rer en sujets libres. La « sor­tie de la caverne » devient dès lors le préa­lable à toute éman­ci­pa­tion pos­sible. [A.C.]

L’Échappée, 2024

Vers la séces­sion sco­laire ? Mécaniques de la ségré­ga­tion au col­lège, de Youssef Souidi

En décembre 2023, Gabriel Attal annon­çait une réforme dite du « Choc des savoirs » pour l’Éducation natio­nale. Très vite, sa prin­ci­pale mesure a sus­ci­té une levée de bou­clier : à leur entrée en 6e, les enfants de dix ans se ver­raient triés en groupes de niveau en fran­çais et mathé­ma­tiques. Dans ce contexte, l’étude de Youssef Souidi, cher­cheur au CNRS, sur les méca­nismes de la ségré­ga­tion sco­laire au col­lège est d’autant plus impor­tante, tant pour les pro­fes­sion­nels que pour le grand public. Le col­lège reste la der­nière étape de leur sco­la­ri­té où les enfants devraient être rela­ti­ve­ment mélan­gés, avant que leurs che­mins ne se séparent vers l’apprentissage ou le lycée pro­fes­sion­nel, tech­no­lo­gique ou géné­ral. Cette confron­ta­tion à l’altérité, la ren­contre avec des enfants issus de milieux sociaux, cultu­rels, eth­niques divers, est néces­saire pour faire socié­té ; ce qui, avec la trans­mis­sion des savoirs, reste l’un des objec­tifs prin­ci­paux de l’école. Dans les faits pour­tant, la mixi­té sociale dans les éta­blis­se­ments sco­laires est loin d’être atteinte. Youssef Souidi nous montre que les causes de la ségré­ga­tion sco­laire ne se limitent pas à la ségré­ga­tion rési­den­tielle. « S’il est fré­quent que la com­po­si­tion sociale de l’environnement sco­laire d’un élève soit simi­laire à celle de son envi­ron­ne­ment rési­den­tiel, cette situa­tion reste mino­ri­taire. Dans les quar­tiers les plus défa­vo­ri­sés, une majo­ri­té d’élèves socia­le­ment favo­ri­sés fré­quentent un éta­blis­se­ment à la com­po­si­tion sociale plus, voire bien plus favo­ri­sée que celle de leur voi­si­nage. Dans les quar­tiers les plus défa­vo­ri­sés, les élèves socia­le­ment défa­vo­ri­sés sont sco­la­ri­sés dans des col­lèges où il se trouvent sur­re­pré­sen­tés ». L’auteur aborde éga­le­ment, mais sans pou­voir l’explorer en pro­fon­deur faute de don­nées suf­fi­santes, la ques­tion de la ségré­ga­tion aca­dé­mique au sein des éta­blis­se­ments — com­prendre la sépa­ra­tion des élèves selon leur niveau sco­laire. Si les méca­nismes qui expliquent la ségré­ga­tion sco­laire sont nom­breux et com­plexes, le rôle de l’enseignement pri­vé dans la mise en place de celle-ci reste pré­pon­dé­rant. Véritable sys­tème édu­ca­tif paral­lèle à celui du ser­vice public, le pri­vé n’a pas l’obligation d’accueillir tous les élèves et pros­père sur l’inquiétude des familles pour l’avenir de leurs enfants autant que sur les dis­cours catas­tro­phistes tenus à pro­pos de l’école publique. [L.]

Fayard, 2024

Alpinisme et anar­chisme, de Guillaume Goutte

On connais­sait Guillaume Goutte cor­rec­teur et syn­di­ca­liste affi­lié à la CGT. On le retrouve cette fois-ci équi­pé de cram­pons et de pio­lets, bien atta­ché à ses cama­rades d’as­cen­sion, pour racon­ter l’his­toire sociale de l’al­pi­nisme. « Il y a au sein même de l’art de grim­per les mon­tagnes quelque chose de pro­fon­dé­ment anar­chiste » affirme-t-il ain­si, avant de railler un pré­sident de la République qui ne connaît déci­dé­ment rien à l’é­thique de la cor­dée. Car, au bout d’une corde, les pre­miers sont autant tenus que les der­niers. Tout le groupe est soli­daire, cha­cun dépend des autres, en est res­pon­sable, y est atten­tif. La grimpe, donc, serait avant tout une affaire col­lec­tive, voire éman­ci­pa­trice. Pourtant, explique l’au­teur, les débuts de l’al­pi­nisme sont ceux d’« une acti­vi­té pour gent­le­men, autre­ment dit pour domi­nants, avec toutes les valeurs asso­ciées à cette classe », une acti­vi­té pétrie de « voca­bu­laire mar­tial et colo­nial ». Un som­met se découvre et se conquiert. Certains y accolent même le nom de leurs diri­geants, à moins que ce ne soit le leur. À cette pra­tique éli­tiste et natio­na­liste, l’au­teur oppose un alpi­nisme tra­vailliste — entendre par-là pour et par les tra­vailleurs. Il fait ain­si la part belle à l’his­toire de la Fédération spor­tive et gym­nique du tra­vail (FSGT) dont les prin­cipes fon­da­teurs sont la démo­cra­ti­sa­tion de l’ac­ti­vi­té et la recherche d’au­to­no­mie dans sa pra­tique. Parmi les adeptes d’un alpi­nisme popu­laire, les anar­chistes ont eu et ont tou­jours une place à part. Depuis ces pré­cur­seurs que sont Élisée Reclus ou les groupes excur­sion­nistes dans l’Espagne pré-fran­quiste jus­qu’aux maraudeur·euses anti­fas­cistes, une tra­di­tion liber­taire innerve la culture de la mon­tagne. Avec Alpinisme et anar­chisme, Guillaume Goutte contri­bue à la faire vivre de fort belle manière. [R.B.]

Nada, 2024

Le Marché des idées, de Louis Pinto

Comment les lec­trices et lec­teurs de sciences humaines et sociales s’orientent-ils dans la masse des publi­ca­tions qui leurs sont pro­po­sées ? Comment défi­nissent-ils eux-mêmes les « SHS » ? Comment s’approprient-ils les ouvrages qu’ils lisent et en parlent-ils ? Pour Louis Pinto, la réponse à ces ques­tions est avant tout socio­lo­gique. À tra­vers des entre­tiens mul­tiples avec des uni­ver­si­taires, des étu­diants, et autres lec­teurs pour la plu­part diplô­més, il montre com­bien nos lec­tures sont façon­nées par des signes extrin­sèques au « conte­nu » pré­cis des ouvrages « consom­més » — l’éditeur, la cou­ver­ture, la répu­ta­tion de l’auteur, etc. — ain­si que par un posi­tion­ne­ment plus ou moins volon­taire vis-à-vis du milieu social d’origine. En véri­té, ni les pro­fes­seurs des uni­ver­si­tés ni les ama­teurs d’ouvrages « radi­caux » ou contes­ta­taires ne sont épar­gnés par de tels biais ; leurs choix, quand bien même ils se don­ne­raient pour fon­dés sur les cri­tères de « rigueur » scien­ti­fique ou d’iconoclasme, sont pré­cé­dés d’un mar­ché éco­no­mique et sym­bo­lique qui les sculptent en pro­fon­deur. Bien que le socio­logue se garde le plus sou­vent d’émettre tout juge­ment, sa trans­crip­tion des entre­tiens parle d’elle-même : les lieux com­muns et les pré­ju­gés abondent dans les pro­pos des enquê­tés. Sans doute le dis­po­si­tif de l’enquête n’aide-t-il pas au déploie­ment d’un dis­cours cohé­rent et ren­sei­gné. Reste que la trace qu’un ouvrage laisse en chaque lec­trice et lec­teur semble par­fois se confondre avec l’i­mage ou l’ap­pa­rence que le mar­ché édi­to­rial veut lui confé­rer. Nombreux sont ceux qui, à l’u­nis­son des qua­trièmes de cou­ver­ture, saluent à pro­pos de tel ouvrage un « chan­ge­ment de para­digme », ou encore le dépas­se­ment des anciens cloi­son­ne­ments dis­ci­pli­naires. L’ère « a- ou post-dis­ci­pli­naire » à laquelle les lec­trices et lec­teurs de SHS aspirent consti­tue-t-elle pour eux une éman­ci­pa­tion ? Pour Louis Pinto, elle ne peut que nous mener vers davan­tage d’« hété­ro­no­mie intel­lec­tuelle », ins­ti­tuée par des maîtres-à-pen­ser et des stra­té­gies com­mer­ciales. La mise en garde devient une invi­ta­tion à réflé­chir sur les contraintes sym­bo­liques qui pèsent sur nos lec­tures, aus­si « éman­ci­pa­trices » semblent-elles être. [A.C.]

Éditions du Croquant, 2024

Mawda, autop­sie d’un crime d’État, de Manu Scordia

Dans la nuit du 17 mai 2018, Mawda, petite fille kurde de deux ans, est assas­si­née par la police belge. Poursuivie par les poli­ciers, la camion­nette qui la trans­porte avec ses parents, son frère et un groupe d’autres exilé·es tente de leur échap­per. Dans une voi­ture iso­lée qui les attend en amont, un agent engage une balle dans le canon de son arme et fait feu. Lorsque Manu Scordia, auteur de bandes des­si­nées, illus­tra­teur et édu­ca­teur, apprend, grâce au tra­vail du jour­na­liste Michel Bouffiou « com­bien les pre­mières ver­sions sur le décès de Mawda dif­fu­sées dans la presse avaient été tron­quées et avaient joué un rôle dans la (mé)compréhension de cette affaire par l’opinion publique », il décide de « réta­blir la véri­té des faits » et « rendre jus­tice à Mawda et à ses parents ». L’affaire Mawda a une por­tée plus large et per­met d’illustrer la dyna­mique à l’œuvre dans la plu­part des crimes poli­ciers, à savoir com­ment l’institution poli­cière, puis l’appareil judi­ciaire et l’appareil d’État lui-même mettent tout en œuvre pour étouf­fer le scan­dale et empê­cher la recherche de la véri­té. Belgique ou France, les pro­ces­sus sont iden­tiques. Très vite, la ver­sion éta­tique des faits se répand dans des médias com­plai­sants qui ne font guère d’efforts pour véri­fier les infor­ma­tions qui leur sont don­nées. Les pro­pos des vic­times et de leurs proches sont quant à eux lar­ge­ment déni­grés et mis en doute. La mort de Mawda n’a pas été l’acte d’une per­sonne iso­lée mais la résul­tante d’une poli­tique ins­ti­tu­tion­na­li­sée de répres­sion et de chasse des exilé·es. Si l’affaire a sus­ci­té une cer­taine émo­tion et a été très média­ti­sée sur le moment, elle est ensuite vite retom­bée dans l’oubli, avec un regain d’intérêt au moment du pro­cès, que nous avions rela­té. Manu Scordia, avec sa bande des­si­née-enquête fouillée, contri­bue à ce que ni Mawda, ni la culpa­bi­li­té de l’État belge dans sa mort ne soient oubliées. [L.]

La boîte à Bulles, 2024

Coupe sombre, d’Oscar Peer

C’est l’his­toire de Simon. L’homme, bûche­ron et bra­con­nier, rap­pelle cer­tains des per­son­nages des récits de l’é­cri­vain ita­lien Mario Rigoni Stern. Il a soixante-cinq ans et a pas­sé les trois der­nières années en pri­son. Pour cause : un acci­dent de chasse. « Quand il revient au bout de trois ans, il ne pos­sède plus rien. » Pas même la mai­son où il a vécu. Simon aurait pu recom­men­cer sa vie ailleurs, car tuer sans le vou­loir un com­parse, un voi­sin, c’est le tuer quand même. Le regard des autres s’en trouve chan­gé. Mais non, Simon revient au vil­lage et cherche où se loger. Jonas et Hermine l’ac­cueillent, et sont même contents de le voir — ce qui n’est pas le cas de tous. Pendant des mois, Simon fait le dos rond. Un matin, il prend une hache et com­mence à cou­per du bois. « Il sent les coups jus­qu’au fond de lui-même, il lui semble qu’ils le délivrent d’un vieil engour­dis­se­ment. » Il ne le sait pas, le sort l’a déci­dé pour lui : il ira abattre des arbres l’hi­ver, pen­dant plu­sieurs semaines, dans le coin le plus escar­pé et recu­lé du can­ton des Grisons, en Suisse. Nombreux sont ceux qui pensent qu’ils n’en revien­dra pas. Certains sans doute l’es­pèrent. Pour le sou­te­nir, néan­moins, il y a un enfant pré­nom­mé Otto, une femme du nom de Véra. Mais très vite, Simon s’en­fonce dans la soli­tude, la neige se met à tom­ber — « l’ac­ci­dent l’at­tend ». Dans ce bref récit tra­duit du romanche, l’une des langues natio­nales suisses, les per­son­nages semblent coin­cés entre deux rails, qui tracent le che­min qu’ils doivent suivre leur vie durant. Pour Simon, c’est retrou­ver la tran­quilli­té d’a­vant, même s’il doit, pour ça, y lais­ser sa peau. [E.M]

Zoé, 2020

Introduction à la lin­guis­tique kurde, de Salih Akin

L’introduction à la lin­guis­tique kurde de Salih Akin, pro­fes­seur à l’université de Rouen, est plus qu’un manuel de lin­guis­tique. L’étude de la langue d’un peuple à l’existence long­temps répri­mée, voire niée, ne peut se limi­ter en effet à des ques­tions tech­niques. Les dia­lectes kurdes se clas­si­fient en quatre groupes. Dans les régions kurdes au nord de l’Irak, c’est par exemple le sora­nî qui est le plus employé. L’auteur, lui, s’intéresse davan­tage au kur­mand­jî, par­lé dans les régions kurdes colo­ni­sées par la Turquie, et au nord de la Syrie. Abordable pour un non-spé­cia­liste de l’étude des langues, l’ouvrage est un récit de l’histoire contem­po­raine des Kurdes racon­tée par le prisme de la langue. Salih Akin évoque tous les enjeux poli­tiques et sociaux autour de la construc­tion et des évo­lu­tions de celle-ci au fur et à mesure de diverses impré­gna­tions, du choix d’un dic­tion­naire à l’écriture de gram­maires. Dès la créa­tion de la République turque autour d’un prin­cipe d’unicité — un peuple, une langue, une reli­gion — les mots « kurde » et « kur­dis­tan » sont ban­nis du lan­gage, ren­dus tabous. Un texte de loi est écrit spé­cia­le­ment pour inter­dire la langue kurde mais sans jamais la nom­mer. L’universitaire raconte com­ment, par la suite, la recherche scien­ti­fique turque tente de se réap­pro­prier le mot « kurde » pour en chan­ger le sens, et à tra­vers ce lin­gui­cide, par­ti­ci­per à la ten­ta­tive d’assimiler tout un peuple. Il explique éga­le­ment com­ment en 1999 un décret du minis­tère de l’Intérieur inter­dit 79 mots et ordonne de rem­pla­cer cer­taines expres­sions dans les médias. « Appel de paix », par exemple, est pros­crit et doit être rem­pla­cé par « sus­pen­sion pro­vi­soire des acti­vi­tés ter­ro­ristes ». « Député kurde » doit deve­nir « élé­ment de l’organisation ter­ro­riste ». Dès lors, il y a eu un enjeu pour les par­tis pro-kurdes qui émergent en Turquie à par­tir des années 1990 à choi­sir des noms qui ne soient pas cen­su­rés tout en étant suf­fi­sam­ment signi­fiants. [L.]

Lambert-Lucas, 2023


Photographie de ban­nière : Ilse Bing, Self-Portrait with Leica, 1931


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REBONDS

Cartouches 89, mars 2024
Cartouches 88, février 2024
Cartouches 87, décembre 2023
Cartouches 86, novembre 2023
Cartouches 85, sep­tembre 2023

Ballast

« Tenir tête, fédérer, amorcer »

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