Des identités qui s’entrechoquent, une analyse de l’écologie réformiste, une perspective désandocentrée sur le travail, le mythe de la compensation écologique, mieux comprendre l’antifacisme, les orphelins du génocide au Rwanda, astronomie et colonialisme, l’emprise du capitalisme en Amazonie, une femme et un chien qui apprennent à vivre ensemble : nos chroniques du mois de juillet.
☰ Juif, français, de gauche… dans le désordre, d’Arié Alimi
Tandis que les délits antisémites augmentent, que certains représentants politiques de gauche persistent à minimiser l’importance de ce constat et en payent le prix cher, que sur les plateaux de télévision l’antisémitisme est tordu dans tous les sens pour exclure la France insoumise du champ républicain et y inclure le Rassemblement national, l’ouvrage d’Arié Alimi offre un espace salutaire d’honnêteté et de complexité. Parmi le concert de voix juives qui portent depuis la gauche, celle de l’avocat est des plus singulières. Né à Sarcelles d’un père algérien et d’une mère tunisienne, juif et juive séfarades, l’auteur est, depuis son enfance, assigné à une « sorte d’étrangeté au carré ». Quelle que soit la communauté vers laquelle il se tourne, celle-ci finit toujours par lui opposer une forme de rejet : être « juif, français, de gauche » implique des talents de funambule. C’est d’ailleurs tout l’objet de ce livre : articuler « cet écheveau d’identités », « celle d’un juif attaché à Israël, celle d’un homme de gauche attaché à l’émancipation des peuples, à l’égalité entre toutes et tous, seule à même de lutter contre tous les racismes ». C’est un rythme oscillant, de balancement, qui marque l’ensemble du livre. Comment tenir des positions qui, pour beaucoup, sont contradictoires, quand elles ne sont pas seulement des convictions mais des identités qui s’entrechoquent en soi ? Ce rythme est au cœur même du judaïsme, dont certaines lectures renvoient à « une aspiration nationale à une terre promise » alors que d’autres concluent à « un message d’universel » — celui auquel se réfère l’avocat, convoquant le socialisme de Martin Buber plutôt que le nationalisme de Theodore Herzel. Les deux penseurs défendaient une forme de sionisme diamétralement opposée : le premier souhaitait que son peuple persécuté trouve en Palestine une terre d’accueil où « entre nous et le peuple arabe travailleur s’imposera une profonde solidarité », là où le second faisait le « choix du nationalisme juif », « inconciliable avec l’autodétermination palestinienne ». Ce dernier point n’a pas manqué d’être discuté avec des organisations juives décoloniales et c’est sans doute à de tels débats qu’il faut se rendre attentif pour comprendre le « désordre » existentiel dont Arié Alimi a utilement témoigné dans cet ouvrage. [R.B.]
La Découverte, 2024
☰ Écolos, mais pas trop…, de Jean-Baptiste Comby
« L’écologie sans lutte des classes, c’est du gaspillage. » Le titre de la conférence gesticulée qui accompagne la parution du dernier essai du sociologue Jean-Baptiste Comby annonce la couleur. Sans une perspective transformatrice, l’écologie politique n’a aucune chance d’être effective. Qu’est-ce qui explique que ce soit une approche réformiste, individuelle ou insérée dans le « capitalisme vert » qui triomphe ? Le chercheur avance qu’on ne peut le comprendre sans analyser les modes de socialisation aux questions environnementales. C’est le principal apport d’un livre attendu. Sur la base d’enquêtes qualitatives et quantitatives menées avec ses collègues, Jean-Baptiste Comby détaille comment différentes fractions sociales, de la bourgeoisie économique ou culturelle aux milieux populaires stabilisés ou précarisés, font face aux enjeux écologiques. Il apparaît que pour les strates qui concentrent le plus de capitaux économiques et culturels, l’écologie est absorbée dans une démarche de distinction. Son appropriation est favorisée par une longue scolarisation ou par une disponibilité économique et temporelle importante. L’écologie réformiste promue, pour sincère qu’elle puisse être, n’en est pas moins totalement en phase avec les configurations socio-économiques dominantes. Pour la petite bourgeoisie, l’écologie apparaît comme un « enjeu statutaire » : s’approprier ses enjeux ou, au contraire, les rejeter, vient répondre à un besoin de positionnement social, qu’il soit ascendant ou volontairement marginal, tourné vers une écologie non capitaliste. Enfin, les membres des classes populaires, eux, sont tout bonnement dépossédés : « ils n’ont tout simplement pas eu droit au chapitre de cette écologie réformatrice avec laquelle ils sont contraints de composer et qui s’impose de surcroît comme l’étalon de mesure de leur rapport à l’environnement ». L’écologie populaire, dès lors, semble une perspective louable, mais s’y référer reste « chic » tant elle ne recouvre pas la réalité. L’enquête éclaire utilement « l’inégale condition écologique » des différentes classes sociales. C’est sur cette base seulement qu’on peut envisager construire une conscience de classe qui reposerait sur la lutte contre les inégalités environnementales. [E.M.]
Raisons d’agir, 2024
☰ L’Imposture du travail, de Maud Simonet
« Ne travaillez jamais » : on connaît le slogan, écrit par Debord sur un mur parisien dans les années 1950. Une phrase qui, alors, a dû faire bondir bon nombre de celles dont le travail était invisible, non rémunéré, dénié au nom de valeurs telles que l’amour, la fidélité ou l’engagement. Après la lecture de cet essai de la sociologue Maud Simonet, on ne rejette plus aussi crânement qu’auparavant les mondes du travail, l’aliénation qui s’y fabrique et qui touche, aussi, des activités qui sont longtemps restées à la marge d’une réflexion sur l’exploitation. L’autrice se consacre entre autres à l’analyse du bénévolat, un geste gratuit qui gagne à être compris comme un travail à part entière. Sous le patronage de Silvia Federici et des féministes matérialistes qui, à partir des années 1970, mettent en lumière l’importance du travail reproductif effectué par les femmes et, plus encore, les femmes pauvres et racisées, Maud Simonet avance une hypothèse stimulante : « désandrocentrer le travail », c’est-à-dire « refuser du travail ce que le capitalisme en a fait » en participant à « en déstabiliser le genre ». En somme, il ne s’agit plus de penser le travail à partir du travailleur, mais des travailleuses à qui on dénie cette qualité au nom de valeurs ou parce que ce qu’elles effectuent des tâches, des activités, des actions. « Penser le travail au féminin neutre, c’est rendre visible les volontaires en service civique dans l’organisation du travail […], réinscrire, ne serait-ce que temporairement, les volontaire des Jeux olympiques dans l’organigramme de l’entreprise Omega, montrer comment certaines politiques relevant du service public, comme celle de l’accès au droit, reposent sur en réalité majoritairement sur l’engagement
de travailleuses bénévoles et sous-rémunérées. » Maud Simonet invite à « réinventer la classe laborieuse » pour redéfinir le travail et définitivement « l’arracher au Capital ». [R.B.]
10/18, 2024
☰ Mesures contre nature — Mythes et rouages de la compensation écologique, de Benoît Dauguet
Éviter, réduire, compenser : voilà un triptyque que tout opposant à un grand projet d’aménagement se doit de connaître. Instauré par plusieurs lois sur la protection de l’environnement, il doit en principe être respecté dès lors que la construction d’un entrepôt, d’un parc éolien, d’un port de plaisance vient affecter le milieu naturel ou agricole sur lequel il est installé. Bien souvent, pourtant, seul le dernier terme est retenu par les aménageurs. La compensation écologique s’est en effet imposée comme l’alpha et l’oméga des dispositifs venant réparer les inévitables dégradations environnementales qu’occasionne l’implantation de nouvelles infrastructures. De Romainville à Notre-Dame-des-Landes, de la Crau à un centre d’enfouissement de déchets en Seine-et-Marne, Benoît Dauguet a enquêté dans le monde peu connu des bureaux d’étude, des associations naturalistes, des concessions autoroutières et des services déconcentrés de l’État dédiés à l’environnement et à l’aménagement du territoire pour observer sur le terrain les « rouages » et le « fonctionnement » de la compensation écologique. Dans Mesures contre nature, il détaille les raisonnements et outils forgés par des « experts », des écologues et des modélisateurs, qui mettent en équivalence des milieux naturels a priori incommensurables pour permettre de proposer une solution de remplacement en cas de destruction d’une tourbière ou d’une forêt alluviale. « Renaturaliser une forêt sur une base de loisirs pour construire une autre base de loisirs sur une forêt naturelle à quelques dizaines de kilomètres, voilà toute la logique de la compensation écologique. » Fort d’une analyse précise, illustrée d’exemples atterrants, Benoît Dauguet en vient à démontrer que les contre-expertises écologiques proposées par des naturalistes en lutte et des associations environnementales, pour nécessaires qu’elles soient, ne peuvent se passer d’un rapport de force en faveur des opposants pour être pleinement entendues. La compensation écologique, dès lors, n’apparaît plus seulement comme une simple aberration ou un enjeu technique et scientifique, mais bien comme un terrain de lutte. [E.M.]
Grevis, 2021
☰ Dix questions sur l’antifascisme, de La Horde
La victoire de l’extrême droite aux élections européennes de juin 2024 a remis l’antifascisme sur le devant de la scène. La question de comment enrayer la montée de l’extrême droite, en particulier hors des grands centres urbains, s’est posée de manière impérieuse. Mais les concepts mobilisés par celle-ci, tout comme l’histoire de la lutte antifasciste et de ses pratiques restent souvent mal connus. Or elle est devenue la cible à la fois du pouvoir (dissolution de la Gale à Lyon fin 2023), mais aussi d’idéologues de différents bords, y compris soi-disant « de gauche » qui voudraient en faire un repoussoir et la déclarer dépassée, voire lui attribuer les caractéristiques de ce contre quoi elle se bat. Dans ce contexte, l’ouvrage Dix questions sur l’antifascisme, rédigé par le collectif La Horde, apporte un éclairage théorique et pratique sur une « lutte égalitaire, solidaire et autonome contre l’extrême droite ». Les auteur·es, qui rassemblent différentes générations de militant·es antifascistes, commencent par rappeler que l’« antifascisme est un phénomène politique qui s’est ancré dans la durée, et qui a connu des prolongements bien après la disparition du fascisme historique ». Aujourd’hui, il est devenu synonyme de lutte contre l’extrême droite, dans toutes ses composantes — car en réalité il n’y en a plus beaucoup se revendiquant ouvertement du fascisme historique. Autre élément essentiel rappelé dès le début du livre, les fondements idéologiques de l’extrême droite, « comme un courant politique qui défend une vision fondamentalement inégalitaire des rapports entre groupe prédéfinis d’individu.es, impliquant des rapports de domination d’un groupe sur l’autre, ces rapports inégalitaires étant établis principalement selon des critères ethniques […] et de genre », s’appuyant sur « cinq piliers fondamentaux : le racisme, le sexisme, le nationalisme, le traditionalisme et l’autoritarisme ». Après avoir reposé les bases théoriques et fait un rappel historique, La Horde propose de répondre à des questions concrètes : comment et pourquoi être antifasciste aujourd’hui ? [L.]
Libertalia, 2024
☰ Sans ciel ni terre — Paroles orphelines du génocide des Tutsi (1994–2006), de Hélène Dumas
Explorant l’une des pistes qu’elle disait vouloir suivre à la fin de son précédent livre, Le Génocide au village, l’historienne Hélène Dumas propose ici une « histoire par l’enfance » du génocide des Tutsi. Elle s’appuie pour cela sur une archive exceptionnelle : deux mille feuillets où, douze ans après le génocide, cent cinq orphelins ont « couché les souvenirs de leur enfance saccagée ». C’est autour de leurs témoignages que se compose ce livre découpé en trois temps : la « vie d’avant », la « vie du génocide » et la « vie d’après ». Dans leurs écrits, le monde d’avant est un monde idéalisé par la douleur immense de la perte : ils racontent les jeux et les longues marches dans les collines, l’étendue du cercle familial et les sociabilités perdues. Mais « au sein de ces portraits stéréotypés de la concorde familiale et sociale, l’école incarne le premier accroc […], la fabrique d’une altérité ethno-raciale inlassablement objectivée par les recensements pointilleux des instituteurs et les moqueries des camarades de classe. » Pointe aussi la « perméabilité des sociétés enfantines » à une violence qui s’accentue lorsque la guerre civile éclate en 1990. Le temps du génocide est celui d’« une violence nouvelle marquée par une radicalité inconnue […] qui rompt tout rapport de continuité [avec] le temps des persécutions ». La cruauté inouïe et la « trahison des proches » — les massacres se déroulent dans l’entre-soi du voisinage — sont au cœur des témoignages. Les refuges sont précaires et leur fuite est empêchée par le quadrillage des milices, qui cherchent à « maintenir les victimes au sein des frontières resserrées […] pour favoriser leur traque et, surtout, leur identification par des proches », ce qui « explique sans doute pourquoi les enfants assistent dans leur écrasante majorité » aux humiliations et « à la mise à mort des leurs ». Pour tous les survivants, le génocide continue de « s’éprouve[r] au quotidien », et leur vulnérabilité psychique ne peut se comprendre qu’à l’aune du « dénuement matériel et affectif » dans lequel ils ont été plongés. Beaucoup racontent aussi l’hostilité d’un voisinage qui craint les demandes de restitutions ou que soit révélée leur participation aux massacres. Car c’est bien une des spécificités rwandaises que la cohabitation des génocidaires et des victimes sur les lieux du crime dans l’après-coup du génocide. [B.G.]
La Découverte, 2020
☰ La montagne aux étoiles — Enquête sur les terres contestées de l’astronomie, de Pascal Marichalar
Les avancées scientifiques et technologiques ont fourni de plus en plus d’images astronomiques : galaxies, étoiles lointaines, nouvelles exoplanètes constituent autant d’objets célestes qui sont scrutés avec intérêt. Nombre de ces observations sont réalisées grâce à des télescopes terrestres, or, « [ils] sont toujours situés quelque part, sur une parcelle de terre qui a une histoire naturelle, sociale et politique. » Pendant cinq ans, Pascal Marichalar a mené une enquête historique et ethnographique à Hawai’i, cette « carte postale dont on ne lit généralement pas le verso ». Sur la base de nombreuses archives et rencontres, le sociologue dessine l’histoire astronomique de cet État, dresse le portrait de ses principaux acteurs, des forces scientifiques, politiques et sociales en présence. Dès les années 1960, des scientifiques cherchent un lieu pour construire un télescope. Le scientifique Gérard Kuiper déborde d’enthousiasme en réalisant le potentiel du Mauna Kea (le volcan de la principale île). Mais rapidement, un certain John Jefferies, non dépourvu d’ambitions entrepreneuriales, prend une place de première importance. En 1967, c’est la création de l’Institute for Astronomy (dont il obtient la direction) : l’organisme de recherche se met à gérer des terres sous la forme d’un bail de 65 ans, pour un prix dérisoire. Si des raisons historiques et coloniales avaient déjà relégué l’identité hawaïenne à une forme d’archaïsme, « par opposition à la modernité états-unienne », les projets de télescopes qui se succèdent au fil des décennies appuient cette vision. Mais ceux-ci ne se font pas sans opposition : contre l’urbanisation et pour la préservation d’espaces naturels, des écologistes, des protectrices et protecteurs de la montagne (ku kia’i mauna), parfois alliés aux Kānaka Maoli vont mener d’importantes batailles — menant à quelques victoires. En mettant en évidence la dimension coloniale de ces projets astronomiques, l’auteur remet en cause « l’idée que le monde entier est potentiellement disponible pour les entreprises scientifiques ». [M.B.]
La Découverte, 2024
☰ Le capitalisme au village — Pétrole, État et luttes environnementales en Amazonie, de Doris Buu-Sao
Au début des années 2010, Doris Buu-Sao, cherchant à mesurer la pénétration du capitalisme dans cette Amazonie « emblématique [d’une] extension sans fin de la frontière extractive », a mené pendant plusieurs mois une enquête ethnographique auprès de communautés natives qui jouxtent un site d’extraction pétrolière au nord de l’Amazonie péruvienne. Attentive à « la part d’indétermination qui entoure la rencontre entre une compagnie transnationale et le territoire dans lequel elle s’implante » et soucieuse de restituer la « diversité des interactions », elle s’attache dans ce livre à décrire la complexité de relations profondément asymétriques, « mais qu’on ne peut résumer au seul prisme de l’opposition frontale ». Pour comprendre la manière dont le quotidien des habitant·es a pu être imprégné par l’industrie pétrolière, elle s’attèle dans un premier temps à retracer les « efforts répétés, souvent infructueux, de la part des élites coloniales puis péruviennes pour intégrer à l’ordre politique et économique national ce territoire lointain » et accaparer les ressources amazoniennes. Elle décrit ensuite longuement l’appropriation par les habitant·es d’un dispositif aujourd’hui central dans la propagation de la discipline de marché : l’entreprise communale. Doris Buu-Sao invite aussi à se défaire des « lectures romantiques […] qui célèbrent l’héroïsme de la résistance indigène ». Point de départ de son enquête, les manifestations et l’occupation des infrastructures pétrolières ne sont pas les seuls visages de la mobilisation. Et dans un contexte où le souvenir d’affrontements meurtriers est encore très présent, où « tout positionnement qualifié de « radical » est susceptible d’être stigmatisé comme relevant de la subversion politique » ou de la « sauvagerie », elle constate une « tendance à l’autolimitation de l’action contestataire ». L’issue des négociations avec l’État ou la compagnie demeure pourtant toujours incertaine et la subversion d’un cadre pacifié toujours possible. La conclusion de ce livre rappelle que la continuité de l’ordre extractif dépend aussi « des espaces […] biophysiques dans lesquels il se déploie ». L’épuisement des réserves a conduit à l’arrêt de l’exploitation des gisements et d’un demi-siècle d’extraction pétrolière, ne restent aujourd’hui que « des installations à l’abandon, des sites intoxiqués [et] des habitant·es sans emploi ». [B.G.]
CNRS Éditions, 2023
☰ Et d’une vie tout animale, de Sandrine Bourguignon
Visualisez : une femme seule et un chien cohabitant dans un refuge de berger sur un causse — ces hauts plateaux pareils à des montagnes chauves, entailles calcaires, des lapiaz comme des entrailles de roches, falaises spectaculaires et brebis. De là, Laure sillonne la région à pied et parfois en voiture quand la route est trop longue. Elle recueille la parole de personnes en fin d’existence. Parole donnée, consentie, mots devenant sacrés : avec eux, elle écrit une archive à transmettre à celles et ceux qui restent. Pourtant, ce métier à écouter des vies, des remords et des silences habités n’est pas au centre du livre, même si les mots qui l’évoquent nous convainquent de son importance. « Ils savent tous les deux que dans les mois à venir, la vie va se retirer lentement de lui, comme une marée basse qui remonterait chaque jour un peu moins haut. » Dans le refuge de Laure, Diogène l’attend. Diogène le chien. Guenille d’animal trouvé mourant à la page seize, garni de puces, le corps en loque. « Il n’y survivra pas » dit un vétérinaire à la narratrice qui n’ose, d’abord, s’attacher à l’inconnu entré dans sa routine. Cela la rendrait responsable, « otage », écrit-elle. Mais elle passe la frontière de l’accueil et tout change. Le chien doucement se nourrit à nouveau, se redresse, reprend forme de chien. C’est de ce lien apprivoisé, dessiné en couverture par Léa Anaïs Machado, dont le livre parle avec finesse. Un carnet de quotidien et de métamorphoses entretenu par les longues marches de la femme et de la bête ; où le métier de Laure souffle une autre couleur à toute cette vie qui grouille. La contemplation et l’attention au détail d’un environnement où cohabitent les grands cerfs, les chasseurs, les brebis promises à l’abattoir pour la Pâque prochaine et « la vie jurassique » racontent en sous-texte un écosystème qui ne cesse de muter par la présence humaine et ses transformations sociales. Perception minérale, végétale et organique dans cet ouvrage de Sandrine Bourguignon qui, mieux que personne, sait parler de la terre d’où elle écrit. « Il lui semble que Diogène a débarqué dans sa vie pour grignoter son territoire intime. Il la défait, la déterritorialise et maintenant qu’elle est devenue l’hôte du chien, elle se rappelle un peu tard qu’en latin, hostis est à la fois l’accueillant, l’accueilli et l’ennemi. » [M.M.]
Cambourakis, 2024
Photographie de bannière : Markéta Luskačová. Whitley Bay 1978
REBONDS
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