Cartouches (93)


Un voyage de noces dans les ruines de la Grande guerre, deux récits por­tuaires, l’histoire orale d’une mine d’or et d’arsenic, une voix poé­tique comme un gey­ser, une plon­gée dans la machine de mort nazie, l’extrême droite et les réseaux sociaux, des Allemands pri­son­niers en France durant la Première guerre mon­diale, les textes de pri­son d’Ulrike Meinhof, un récit cho­ral dans les pri­sons mexi­caines, l’urgence d’écrire pour Gaza : nos chro­niques du mois de sep­tembre 2024.


Noces de cendre, de Clémentine Vidal-Naquet

En 2011, dans un fonds d’archives sur lequel elle tra­vaille, l’historienne Clémentine Vidal-Naquet découvre un intri­gant album « à la cou­ver­ture de cuir et aux pages car­ton­nées, ren­fer­mant des pho­to­gra­phies jau­nies, par­fois à moi­tié effa­cées, et des cartes pos­tales tou­ris­tiques, toutes soi­gneu­se­ment légen­dées ». Composé par Gérald Debaecke, l’album se veut un cadeau à sa femme Berthe et retrace, en images, leur voyage de noces en 1919, à la sor­tie de la Première Guerre mon­diale. Une lune de miel en appa­rence peu banale : les jeunes mariés sont retour­nés sur les champs de bataille où Gérald s’est bat­tu, dans le nord de la France. Ils ont visi­té Reims dévas­tée, ont mar­ché dans les tran­chées pas encore net­toyées, se sont pro­me­nés dans les pay­sages redes­si­nés par les bom­bar­de­ments inten­sifs. « Tout juste démo­bi­li­sé, [Gérald] aura sou­hai­té ins­crire son pas­sé guer­rier au cœur de son his­toire conju­gale. [I]l montre son expé­rience de guerre et l’inscrit dans une his­toire par­ta­gée avec son épouse », qui elle n’aura pas connu l’extrême vio­lence des lignes de front. Par l’intermédiaire de cet album, l’historienne cherche à « com­prendre […] la Première Guerre mon­diale à tra­vers son len­de­main immé­diat » et à « s’autoriser une échelle micro-his­to­rique afin de son­der cer­taines expé­riences col­lec­tives ». Ce point de vue, déca­lé par rap­port à la démarche his­to­rienne habi­tuelle, per­met de s’approcher de « la com­plexi­té d’une socié­té en sor­tie de guerre ». Pour le lec­to­rat non-his­to­rien, la forme adop­tée se lit comme une enquête qui tient en haleine, pas­sion­nante de par ce qu’elle met à jour et ses rebon­dis­se­ments. Alors qu’on croit l’histoire ter­mi­née et que se referme l’album, le des­tin de Gérald et Berthe prend des bifur­ca­tions que l’autrice n’a pas pu pas­ser sous silence. Cette der­nière tente aus­si de don­ner de l’épaisseur à Berthe à tra­vers des « contre­points » nar­ra­tifs où, s’aidant de diverses sources, elle a « ten­té de recons­ti­tuer l’entour pos­sible de son exis­tence ». [L.]

La Découverte, 2024

Dîner à Douarnenez, de Claude MacKay

Claude MacKay, roman­cier et poète jamaï­cain, écri­vain voya­geur autant que poli­tique, défen­seur de la cause des Noirs qui n’a pas hési­té à se rendre en URSS par ses propres moyens pour assis­ter au qua­trième congrès de l’Internationale com­mu­niste, n’a pas seule­ment écrit des romans et des poèmes : il est aus­si l’auteur de nou­velles, dont deux inédites, récem­ment exhu­mées et publiées par les édi­tions Héliotropisme. Dîner à Douarnenez, écrite en 1925, aurait pu figu­rer dans l’autobiographie du roman­cier, Un sacré bout de che­min, entre deux tra­ver­sées de l’Europe. Dans le port bre­ton, quelques mois après la grève des sar­di­nières, un Noir ne passe pas inaper­çu : à tra­vers lui, un vieux marin local retrouve son grand ami de jeu­nesse, gua­de­lou­péen. L’anecdote vaut un repas à l’écrivain, et un récit rem­pli d’une tendre iro­nie. Avec « Nigger Lover », écrite en 1932, on retrouve l’univers de son grand roman, Banjo : le Marseille du quar­tier réser­vé, ce monde de marins et de pros­ti­tuées, où le jazz est aus­si pré­sent que les Noirs occul­tés par la mémoire col­lec­tive pro­ven­çale. Claude Mackay nous plonge cette fois dans le gris quo­ti­dien d’une pros­ti­tuée vieillis­sante mépri­sée pour son « vice » : elle aime les Noirs. Sombre vie que celle de « Nigger Lover » : elle ne trouve de lumière, là encore, que dans le sou­ve­nir d’un client res­pec­tueux. Deux récits, deux hori­zons, deux états d’esprit. À Douarnenez, l’analyse poli­tique côtoie la délec­ta­tion presque enfan­tine de l’écrivain qui, lui aus­si, prend sa part d’exotisme ; à Marseille, par le jeu d’une langue pleine de rythme, il lève déli­ca­te­ment le voile sur la triste vie d’une femme qui cher­cha dans les Noirs l’homme d’une de ses nuits de jeu­nesse. Claude MacKay, par ces pas de côté, rend compte de l’essentialisation dont les Noirs font l’objet. Derrière l’ironie, il livre deux récits rem­plis d’humanité. [N.P.]

Héliotropismes, 2024

L’or et l’arsenic, de Nicolas Rouillé

Dans l’imaginaire popu­laire, la mine est sou­vent asso­ciée au char­bon et aux corons du Nord domi­nés par les ter­rils. Pourtant, l’industrie minière fran­çaise s’est déployée dans plu­sieurs régions. Dans l’Aude, en plein cœur de la région de la Montagne noire, la mine d’or et d’arsenic de Salsigne a été l’une des plus grandes d’Europe avant sa fer­me­ture en 2004. Nicolas Rouillé l’apprend lors d’une pré­sen­ta­tion d’un de ses pré­cé­dents ouvrages, por­tant éga­le­ment sur le sujet de l’extractivisme mais à l’autre bout du monde. Ignorant l’existence de cette indus­trie minière toute proche, il se rend sur les lieux, où il réa­lise que pour l’œil non-exer­cé, il ne reste que peu de traces visibles de cette acti­vi­té qui a pour­tant été au cœur de la vie de tout un bas­sin de popu­la­tion. Les traces invi­sibles, en revanche, sont bien là. La pol­lu­tion des sols et des eaux par l’arsenic conti­nue de faire des vic­times. En pre­nant contact avec un ancien délé­gué mineur, l’auteur réa­lise que l’histoire est com­plexe : beau­coup d’anciens ouvriers refusent d’aborder la ques­tion de la pol­lu­tion, pré­fé­rant racon­ter le tra­vail de la mine et de l’usine. Les entre­tiens se mul­ti­plient au fil des visites, 140 au total : anciens tra­vailleurs, cadres, diri­geants, habi­tants, élus, fonc­tion­naires, com­mer­çants… L’auteur fait alors un choix : « faire entendre les dif­fé­rentes ver­sions, par­fois contra­dic­toires, en les jux­ta­po­sant, sans néces­sai­re­ment cher­cher à abou­tir à une conclu­sion ». Car, « qui croire ? » Dès lors, le tra­vail d’écriture se fera sur l’assemblage des entre­tiens pour construire une nar­ra­tion et « écou­ter ces voix qui s’enchaînent, tan­tôt à l’unisson, tan­tôt dis­so­nantes ». Ces pas­sages « cho­raux » sont entre­cou­pés de mono­logues lais­sant à cer­tains témoi­gnages choi­sis par l’auteur l’espace de se dérou­ler plus lon­gue­ment. [L.]

Anacharsis, 2024

intiment [3e per­sonne du plu­riel], de Marina Skalova

« On te disait : Nielzia jé molo­do­vo tche­lo­ve­ka obi­det’ Tu ne peux quand même pas frois­ser le jeune homme / Moujchinou smou­chiat’ niel­zia L’homme, on n’a pas le droit de le vexer ». Les jeunes filles et les femmes sont pour les familles et les nations, des inves­tis­se­ments. Les jeunes filles et les femmes voient leurs bouches, leurs cuisses, leurs lèvres, leurs uté­rus for­cés à coups de langues, de doigts sales et de sondes mis­sion­nées par les tenants de l’obstétrique. Dans ce poème dra­ma­tique, tres­sau­tant, gor­gé, Marina Skalova engage et déchaîne un dia­logue de femme à fille — de soi à soi. Un dia­logue dif­fé­ré, écha­fau­dé sur les échos qui, de la Russie sovié­tique et actuelle, par­viennent aux villes d’Europe où pèse encore, par­tout, la dette fami­liale, la dette natio­nale, la dette au mari, au copain, au qui­dam. La dette, au fond, d’être née, qui ne sau­rait pour faire hon­neur, qu’être sol­dée par l’accouchement. Ce poème, poly­pho­nique, han­té, glos­sique, nous enfonce dans les dédales du piège insi­dieux de la mater­ni­té quand elle est ordon­née — à celles à qui on intime tant d’acquiescements : « Sdelaï priyat­no Fais-moi plai­sir / Sladenkiy moï Mon petit sucre d’orge / Ty chto molt­chich ? Pourquoi tu ne dis rien ? Yazyk pro­glo­ti­la ? Tu as ava­lé ta langue ? ». Dans le poème les scènes s’enchaînent, cro­quées crû­ment : elles sont bru­tales et pois­seuses, char­rient une bizarre caco­pho­nie har­mo­nieuse : on entend par­ler la mère, les séries télé­vi­sées russes, un vieux manuel de ges­tion domes­tique, des bro­chures pour régen­ter la vie sexuelle sovié­tique, des incon­nus dans des bus ou des squats, un gyné­co­logue aver­ti, des aides-soi­gnantes bour­rées de sol­li­ci­tude dou­ceâtre. Au milieu d’elles, au milieu d’eux : la voix d’une femme comme un gey­ser. « Une ques­tion, juste une ques­tion : si on vous rédui­sait votre fonc­tion érec­tile, vous accep­te­riez d’avoir des enfants ? » [L.M.]

Éditions des Lisières, 2024

Retour à Lemberg, de Philippe Sands

« Là, pen­dant un bref ins­tant, j’ai com­pris. » Ce sont les der­niers mots de l’impressionnante enquête réa­li­sée par l’avocat et écri­vain Philippe Sands sur l’origine des notions de crime contre l’humanité et de géno­cide. Ils décrivent le sen­ti­ment qui gagne l’auteur lorsqu’il voit la fin du jour appro­cher au bord de deux étangs situés à proxi­mi­té de l’actuelle Jovkva, en Ukraine, ancien­ne­ment Żółkiew, petite bour­gade proche de Lviv, Lwów ou Lemberg selon l’époque et la situa­tion poli­tique de la région. Sous l’eau noire et les roseaux se trouvent les corps de 3 500 per­sonnes, « autant d’individualités sin­gu­lières for­mant ensemble un groupe » mas­sa­crés par les Einsatzgruppen parce que, Juifs et Juives, « ils avaient eu le tort d’appartenir au mau­vais groupe ». Une simple pierre blanche honore la mémoire des morts. On com­prend à notre tour, alors, que les fils que déroule l’auteur depuis les pre­mières pages du livre forment en ce lieu un nœud. La défense des indi­vi­dus, pro­mue dans le droit inter­na­tio­nal à tra­vers la condam­na­tion des crimes contre l’humanité et celle des groupes, que cherche à enté­ri­ner le recours à la notion de géno­cide, sont ici convo­qués ensemble et appa­raissent indis­so­ciables. Et ça n’est peut-être pas for­tuit que ces notions aient été for­gées par deux juristes, Hersch Lauterpacht et Rafael Lemkin, qui ont gran­di dans la ville voi­sine de Lviv, Lwów, Lemberg — cette ville où, aus­si, le grand-père de Philippe Sands, Léon Buchholtz, a pas­sé le début de sa vie. À par­tir de ces seules cor­res­pon­dances bio­gra­phiques et géo­gra­phiques, l’auteur s’est mis en quête des élé­ments man­quants de son pas­sé fami­lial et s’est effor­cé de recom­po­ser le par­cours de ceux qui lut­tèrent, par le droit, pour que cessent les crimes qu’ils ont cher­ché, leur vie durant, à décrire et cir­cons­crire. Il livre ain­si une fresque his­to­rique ver­ti­gi­neuse au cœur de la machine exter­mi­na­trice nazi, depuis les pre­miers décrets émis jusqu’au juge­ment de ses prin­ci­paux res­pon­sables lors du pro­cès de Nuremberg. [R.B.]

Le Livre de Poche, 2019

Pop fas­cisme, de Pierre Plottu et Maxime Macé

La vague brune aux élec­tions légis­la­tives de 2024 n’a pas man­qué de sus­ci­ter une série d’interrogations à gauche. Comment l’extrême droite a-t-elle pu pas­ser en 20 ans d’un par­ti mar­gi­na­li­sé à une force poli­tique capable de récol­ter les votes de 13 mil­lions d’électeurs ? Parmi les rai­sons avan­cées, le rôle de mil­lion­naires réac­tion­naires qui ont dédié leur for­tune et leur influence à rendre pos­sible l’arrivée au pou­voir de can­di­dats por­tant leurs idées conser­va­trices et xéno­phobes. Ainsi de Vincent Bolloré, patron de CNews, feu-C8, Europe 1, le JDD et d’un cer­tain nombre des plus grandes mai­sons d’édition. Ses acqui­si­tions lui per­mettent de dif­fu­ser et bana­li­ser auprès du grand public les idées d’extrême droite, en par­ti­cu­lier autour de l’immigration et du concept de « grand rem­pla­ce­ment » popu­la­ri­sé par Renaud Camus. Alors qu’à la fin des années 1990 la presse d’extrême droite était exsangue, elle a réus­si à faire peau neuve et à renou­ve­ler et faire grim­per son audience. C’est cette évo­lu­tion que les jour­na­listes Pierre Plottu et Maxime Macé ont docu­men­tée dans Pop fas­cisme. Le suc­cès des médias à la botte de Bolloré, notam­ment ses chaînes de télé­vi­sion, doit beau­coup à un long tra­vail réa­li­sé dans le « far west » des réseaux sociaux par un petit nombre d’influenceurs d’extrême droite, dont les deux jour­na­listes retracent la chro­no­lo­gie. De Soral et Dieudonné à Thaïs d’Escufon et Alice Cordier, en pas­sant par Baptiste Marchais et Papacito, ce sont les grandes pla­te­formes de réseaux sociaux, à la modé­ra­tion laxiste jusqu’en 2020, qui ont per­mis l’émergence de ces figures d’extrême droite. Elles ont su se créer un public grâce à un style direct « face camé­ra » et des conte­nus pré­ten­du­ment varié — et rému­né­ra­teurs. Baptiste Marchais, ancien des Jeunesses natio­na­listes, se pré­sen­tait ain­si ama­teur de bonne chair et de déve­lop­pés-cou­chés. Thaïs d’Escuffon, ancienne porte-parole de Génération iden­ti­taire, pro­pose aux hommes de leur apprendre à trou­ver des « femmes de valeur ». Décortiquer ce « soft power » — pas si soft — d’extrême droite est essen­tiel dans la recherche de stra­té­gies de lutte pour l’empêcher d’accéder au pou­voir en 2027. En cela, Pop fas­cisme est un outil de for­ma­tion impor­tant. [L.]

Divergences, 2024

Boulevard des étran­gers, de Hugo Ringer, adap­té et anno­té par Ronan Richard

L’internement des res­sor­tis­sants alle­mands et autri­chiens durant la Première Guerre mon­diale en France est une his­toire peu connue. Le 12 sep­tembre 1914, le minis­tère de l’Intérieur prend la déci­sion de les inter­ner dans des locaux proches des côtes. Cette pri­va­tion de liber­té dure­ra toute la guerre, même si en 1916, un accord signé entre l’Allemagne et la France pré­voit l’évacuation des malades et bles­sés en Suisse. Hugo Ringer fera par­tie de ceux-ci. Au moment de son éva­cua­tion, il lais­se­ra der­rière lui un car­net manus­crit que Ronan Richard, his­to­rien, trou­ve­ra au milieu d’un « car­ton d’archives brutes ». « Telle une bou­teille jetée à la mer », l’auteur écrit : « Si je m’assois aujourd’hui pour rem­plir ces feuilles, ce n’est pas pour décrire le dérou­le­ment des évé­ne­ments […] mais pour essayer de mettre sur papier mes pen­sées et mon expé­rience per­son­nelle ». Il veut par­ler de « ceux qui, ayant vécu en France, ont été arra­chés à une exis­tence sûre et insou­ciante, des éva­cués, et de la haine sau­va­ge­ment enflam­mée d’une nation qui, au mépris des lois de l’hospitalité, a souillé les feuilles de son his­toire […] du fait de sa bru­ta­li­té du mépris des droits des gens ». « Employé dans la ville d’Amiens », il fuit les exac­tions de la popu­la­tion fran­çaise envers « les Boches » et se retrouve à Paris. Manquant le train pour la Suisse, il fini­ra inter­né à l’usine du Jonguet près de Saint-Brieuc. Si la pre­mière impres­sion est cha­leu­reuse, les nou­veaux arri­vants déchantent vite. Pour dor­mir, on leur donne de la paille. Ils doivent s’installer à même le sol, au milieu des machines « sales et rouillées, pleines de pous­sières ». Dans ces lieux livrés à l’abandon et n’offrant aucune accom­mo­da­tion, les pri­son­niers civils, de plus en plus nom­breux, vont devoir vivre. Hugo Ringer raconte leur quo­ti­dien, entre dénue­ment com­plet, rap­ports ambi­va­lents avec des auto­ri­tés plus ou moins souples selon les moments et les grades, indi­gna­tion face aux condi­tions de vie et ten­ta­tives d’occuper le temps qui passe. [L.]

Les Archives Dormantes, 2018

Flingue, conscience et col­lec­tif, d’Ulrike Meinhof

Rencontrer une révo­lu­tion­naire par le biais de ses textes de pri­son aide à l’entendre sans voix para­sites, à échap­per autant au récit domi­nant et dia­bo­li­sant du « ter­ro­risme d’extrême gauche », qu’à l’hagiographie par­ti­sane. Lire Ulrike Meinhof, jour­na­liste poli­tique et figure emblé­ma­tique de la Fraction armée rouge (RAF), per­met autant d’éprouver le tran­chant de sa plume que de prendre la mesure de son intran­si­geance, de la net­te­té de sa conscience poli­tique. Une conscience inébran­lable durant toute sa période d’incarcération et jusqu’à sa mort en pri­son en mai 1976, mal­gré la tor­ture par iso­le­ment sen­so­riel qu’elle a subie plu­sieurs mois durant, mal­gré les « cam­pagnes de dif­fa­ma­tion » lan­cées dans la presse bour­geoise contre ce qu’on se plai­sait à nom­mer la « Bande à Baader », mal­gré les assauts inces­sants de l’armada judi­cia­ro-car­cé­rale et du pou­voir d’État pour scin­der, bri­ser le col­lec­tif de la RAF. À n’en pas dou­ter, c’est bien une « guerre psy­cho­lo­gique » alliée d’une guerre idéo­lo­gique qui oppo­sait ceux que Meinhof appelle les « porcs » capi­ta­listes, aux révo­lu­tion­naires com­mu­nistes et anti-impé­ria­listes. Car le contexte inter­na­tio­nal était alors celui de la guerre colo­niale menée par les États-Unis au Vietnam — dont l’Allemagne consti­tuait une base logis­tique essen­tielle, que la RAF cher­chait pré­ci­sé­ment à détruire. Or depuis leurs geôles, les militant·es n’ont pas aban­don­né la lutte : contre la pro­pa­gande, pour « com­prendre », en ne ces­sant jamais d’analyser, de tra­vailler en pen­sée. Lutter, sur­tout, contre leur iso­le­ment orga­ni­sé — ain­si la plu­part des textes de ce livre sont des lettres d’Ulrike adres­sées nomi­na­ti­ve­ment, mais aux­quelles tous les membres de la RAF emprisonné·es avaient accès, par avo­cats inter­po­sés. Ces lettres attaquent autant qu’elles pré­parent : « Il n’y a qu’une façon de gué­rir de la névrose fas­ciste et colo­niale du mar­ché et de l’exploitation — c’est la vio­lence contre les porcs [capi­ta­listes] : flingue, conscience et col­lec­tif. Nous sommes désar­més. mais ce qu’ils ne pour­ront jamais nous prendre, tant que nous le défen­dons bec et ongles, c’est notre conscience et le col­lec­tif. » [L.M.]

Premiers matins de novembre, 2024

Mille vies, ouvrage collectif

Mille vies. Ou plu­tôt, ici, 82. Des vies que des taulard·es mexicain·es ont racon­té lors d’ateliers d’écriture orga­ni­sés par Tania Bohorquez dans plu­sieurs pri­sons au Mexique. Des espaces « où nous pou­vons exis­ter », lui confient des participant·es. À côté des acti­vi­tés d’écriture, le pho­to­graphe Antoine d’Agata a ani­mé un tra­vail sur l’image. Celui-ci a débou­ché sur des pho­to­gra­phies, trans­for­mées en gra­vures sur bois, qui illus­trent l’ouvrage édi­té par les édi­tions Ici-bas. Ces der­nières conti­nuent leur tra­vail autour de l’idée « d’écrire en écou­tant », chère à John Gibler, un autre de leurs auteurs qui a tra­vaillé à docu­men­ter la vio­lence au Mexique. On retrouve ici ce thème, abor­dé d’un autre point de vue, celui des auteur·es — et sou­vent aus­si vic­times — de cette vio­lence. Le tra­vail édi­to­rial a res­pec­té la volon­té des prisonnier·es de for­mer un grand « récit cho­ral », « qui mélange les textes de différent·es auteur·es pour pro­duire une sorte de récit col­lec­tif, de la nais­sance à la mort ». L’arrangement des textes entre eux, leur décou­page en une série de dix cha­pitres et l’harmonisation des temps a été du choix d’Ici-bas. Dans ce miroir bri­sé se reflètent les vies empri­son­nées. Les voix se répondent les unes aux autres, celles des hommes s’entremêlent à celles des femmes, le quo­ti­dien de la pri­son aux pen­sées les plus intimes, les témoi­gnages brefs aux récits plus long… Certains per­son­nages ou évé­ne­ments resur­gissent à plu­sieurs moments du livre, racon­tés de dif­fé­rents points de vue. Les pri­sons elles-mêmes deviennent des pro­ta­go­nistes : Ixcotel, Tanivet… Les ques­tions les plus dures, la tor­ture aux mains des agents de l’État, la drogue, le manque de soins, la cor­rup­tion, sont abor­dées par celles et ceux qui les vivent en pre­mière ligne — et il faut par­fois s’accrocher pour conti­nuer à lire. Mais il y a aus­si, mal­gré tout, une vie qui conti­nue : des amours qui se font et se défont, des pro­messes échan­gées, des rêves impos­sibles à enfer­mer. [L.]

Ici-bas, 2024

Gaza devant l’histoire, d’Enzo Traverso

Cela fait bien­tôt un an que l’armée israé­lienne conti­nue à mener en toute impu­ni­té des mas­sacres dans la bande de Gaza — et s’attaque à pré­sent au Liban. Sous nos yeux, le droit inter­na­tio­nal se désa­grège peu à peu face à l’absence de réac­tion et aux condam­na­tions du bout des lèvres, au nom de la « rai­son d’État » comme a pu le dire le chan­ce­lier alle­mand Olaf Scholz, de l’hybris guer­rière israé­lienne de la part des « grandes » puis­sances mon­diales. Face à l’horreur, l’historien Enzo Traverso a déci­dé d’écrire un texte qui soit « une ten­ta­tive d’élaborer une pre­mière réflexion sans cacher les sen­ti­ments d’étonnement, d’incrédulité, de décou­ra­ge­ment et de colère qui [l]’ont assailli ces der­niers mois ». Plus pré­ci­sé­ment, il tente de « por­ter un regard sur le débat poli­tique et intel­lec­tuel que la crise de Gaza a sus­ci­té ». Et même si le sujet méri­te­rait un exa­men plus appro­fon­di, il y a « urgence ». En France, le mou­ve­ment de sou­tien à la Palestine a été la cible de vio­lentes attaques orches­trées par les orga­ni­sa­tions pro-israé­liennes, sou­te­nues et relayées par un arc poli­tique large, allant de la gauche réfor­miste à l’extrême droite. En par­ti­cu­lier, l’accusation d’antisémitisme, uti­li­sée à tort et à tra­vers, a été uti­li­sée pour dis­cré­di­ter nombre de paroles publiques. L’essai de Traverso est un outil pré­cieux pour les sou­tiens à la Palestine. De façon conden­sée, il réunit des argu­ments his­to­riques et chif­frés utiles pour répondre à la pro­pa­gande — et aux men­songes — des sou­tiens à Israël. Car c’est éga­le­ment une guerre de l’information à laquelle se livre Israël. Après l’attaque du Hamas le 7 octobre, comme si l’horreur des mas­sacres de civils ne suf­fi­sait pas, nombre de fausses infor­ma­tions ont été dif­fu­sées à grand bruit pour jus­ti­fier l’attaque de Gaza — et démen­ties ensuite en toute dis­cré­tion. L’historien s’appuie éga­le­ment sur cer­tains points qu’il a étu­diés par le pas­sé. En par­ti­cu­lier, la ques­tion de la mémoire de l’Holocauste en Europe, qui se retrouve, d’après lui, mise en péril par les éga­re­ments actuels du gou­ver­ne­ment alle­mand dans son « sou­tien incon­di­tion­nel à Israël ». [L.]

Lux, 2024


Photographie de ban­nière : John Vachon, Les mineurs jouant aux cartes durant la grève de 1939 à Kempton, États-Unis, 1939


REBONDS

Cartouches 92, juillet 2024
Cartouches 91, mai 2024
Cartouches 90, avril 2024
Cartouches 89, mars 2024
Cartouches 88, février 2024
Cartouches 87, décembre 2023

Ballast

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