Un récit politique de Ménilmontant, les années françaises d’Hannah Arendt, des retrouvailles familiales dans les Dolomites, une pièce magistrale sur le génocide des Tutsis au Rwanda, un roman féministe dans un commissariat, l’histoire du sionisme, la mythologie des quartiers populaires, mettre en mots la foule, penser avec le bloc et le regard des vigiles : nos chroniques du mois d’octobre 2024.
☰ Rue des Partants, de Michèle Audin
Michèle Audin est mathématicienne. Elle est aussi connue pour son travail d’historienne et d’écrivaine de la Commune de Paris. Les jeunes éditions terre de Feu. « cherchent à faire circuler des textes de critique sociale, à faire vivre les luttes passées et présentes — les possibilités émancipatrices qu’elles recèlent ». La rencontre des deux a donné lieu à une balade à Ménilmontant. Des barricades de 1848 à celles de 1944, l’autrice nous promène dans les rues et l’histoire dans ce quartier (autrefois) populaire de Paris, qui n’en est pas encore un quand s’ouvre le livre. Pour ne pas se perdre dans les passages et les impasses ni dans les dates, une photo de Robert Doisneau lui sert de fil d’Ariane. Elle montre le lavoir rue des Partants où l’on voit travailler dix-sept femmes (au deuxième comptage). Michèle Audin, dont on se rappellera qu’elle a été présidente de l’association Femmes et mathématiques, redonne aux femmes toute leur place dans une histoire dont elles sont souvent occultées et oubliées. Ainsi de Léontine Suétens, blanchisseuse, puis communarde, cantinière et ambulancière au 135e bataillon, jugée avec cinq autres de ses camarades puis déportée au bagne de Cayenne. Ou de Madeleine Riffaud, résistante, qui lors de la Libération de Paris est chargée, avec trois résistants sous ses ordres, de stopper un train de munition allemand avec au moins dix fois plus de soldats pour le garder. La déambulation se termine où elle a commencé, avec la photo de Doisneau dont aucune légende ne semble indiquer la bonne année d’après le paquet de lessive dont on distingue la marque sur le cliché. C’est finalement à la bibliothèque historique des postes et télécommunications que l’autrice dénichera la date correcte. La balade à laquelle celle-ci nous a convié, nous a finalement permis de relire l’histoire d’un territoire théâtre de nombreuses luttes. Face à la montée des forces réactionnaires et à la narration qu’elles tentent d’imposer, ce travail d’archive est essentiel pour nourrir les luttes à venir. [L.]
terres de Feu., 2024
☰ Parias — Hannah Arendt et la « tribu » en France (1933-1941), de Marina Touilliez
L’enquête de Marina Touilliez fournit une formidable illustration de ce que les « grands esprits » sont avant tout des êtres de chair et d’os, plongés dans l’Histoire, accablés moralement et physiquement par les maux de leurs temps, assaillis par des questions et des énigmes que leur pose leur propre expérience historique. Au fil des pages se tissent de multiples trames, comme autant de destins de « parias » — en l’occurrence de jeunes intellectuels juifs persécutés — qui s’entrelacent et se délient, au gré des vicissitudes politiques des années 1930, de la montée du nazisme à la Seconde guerre mondiale. Le lieu lui-même n’est pas anodin : Paris, ville révolutionnaire, capitale de l’universalisme, où Hannah Arendt trouva refuge en 1933 comme tant d’autres Juifs allemands de sa génération. Pourtant, un malaise ne laisse pas de nous gagner à la lecture de l’ouvrage : la collaboration française avec le régime nazi, et le sort qu’elle réserva aux exilés juifs en France, loin d’être une anomalie ou une interruption du cours de l’Histoire, apparaît rétrospectivement comme l’aboutissement presque naturel d’une décennie d’antisémitisme larvé, d’irrationalité bureaucratique, enfin de lâcheté et de trahison des idéaux qui constituaient la raison même pour laquelle Arendt et ses amis avaient choisi de s’exiler en France. De l’errance administrative du milieu des années 1930, jusqu’à la suppression du droit d’asile par Pétain en 1941, en passant par l’internement de militants antifascistes et d’exilés juifs dans des camps en 1938, soit avant le régime de Vichy, Marina Touilliez décrit un monde sur le point de s’effondrer, livré à une anomie et à un arbitraire croissants, et qui ne tient plus que par les liens de l’amitié. Ceux incarnés par la petite communauté utopique du 10, rue Dombasle, où Arendt et son mari Heinrich Blücher côtoient des personnalités aussi différentes que Walter Benjamin, Erich Cohn-Bendit, Lotte Sempell ou encore Arthur Koestler. Tous ont pour point commun de n’avoir plus de patrie, d’avoir tenté d’échapper à une histoire impitoyable, qui finira par les rattraper, parfois par les tuer. Mais c’est aussi dans cette extrême précarité que se révèle tragiquement la condition politique irréductible du paria qui, au seuil de l’abîme, fait montre d’un puissant « courage de vivre ». [A.C.]
L’Échappée, 2024
☰ À ta mort, ce sera à moi, de Zerocalcare
Peu d’auteurs, d’autrices, suscitent un sentiment si fort de familiarité que Zerocalcare. Sans doute est-ce l’une des raisons pour lesquelles il est devenu, au fil de ses albums, le bédéiste le plus populaire d’Italie. Ce nouvel opus est dédié à un personnage jusqu’alors absent des aventures amicales et politiques, kurdes ou romaines de l’auteur — son père. Dessiné sous les traits d’un canard potache dont le bec est surmonté de lunettes à grosses montures rectangulaires et le crâne couvert d’un indescriptible chapeau, « parent 2 », « paternel », « pèrausophus » ou « papyrus » apparaît comme le plus parfait des boomers. Il aime les chanteurs à texte des années 1980, rêve de puissantes voitures allemandes et ne cesse de questionner son fils sur l’état de sa vie sexuelle — autant d’éléments qui invitent son descendant à conserver réserve et distance. Il aurait pu en être ainsi jusqu’à la fin, c’est-à-dire jusqu’à la mort de l’ancien. C’était sans compter sur un dégât des eaux dans la maison familiale des Dolomites, bicoque inconnue du fils dont les murs ont été salis de haine et de rancœur par un ennemi de son arrière-grand-père et, après lui, ses héritiers. Peu à peu, l’auteur découvre que son père n’a pas toujours été l’extrême modéré, le placide palmipède aux passions tristes qu’il croit connaître, que les monstres de l’un ressemblent étrangement à ceux de l’autre. Refuser la confidence apparaît autant comme un choix que comme un fardeau dont on hérite à l’instar d’une maison, d’un verger ou de dettes. Zerocalcare pense beaucoup, à toute vitesse, avec humour, mélancolie, tristesse. Il pense trop diront peut-être certain·es, mais immanquablement ses pensées sont justes et on lui en est gré de les partager. [E.M.]
Cambourakis, 2024
☰ Rwanda 94 — Une tentative de réparation symbolique envers les morts à l’usage des vivants, du Groupov
Rwanda 94, par son titre, nomme sans détour le lieu et la date du génocide dont ont été victimes les Tutsis. La préface explique : « Le texte ici publié ne constitue pas exactement une pièce de théâtre au sens habituel du terme […]. Il s’agit plutôt de la partie écrite d’un spectacle conçu dès le départ comme une œuvre polymorphe », qui conjugue « près de trois heures de musique, instrumentale et vocale, et des images d’archives comme de fiction ». Créé en 1999-2000 par une équipe belgo-rwandaise et à l’initiative du Groupov, Rwanda 94 a compté parmi les plus grandes œuvres de théâtre politique du XXe siècle. Ce projet « est né d’une révolte très violente. Devant les événements eux-mêmes : le génocide perpétré dans l’indifférence et la passivité générales. Les morts n’avaient pas de nom, pas de visage, pas d’importance. En même temps, révolte contre le discours qui constituait ces événements en informations, à la télévision, la radio et dans la presse. » Construite en plusieurs parties abordant chacune une dimension des événements, la pièce mobilise autant d’outils dramaturgiques : une « litanie » de questions qu’un chœur de mort·es adresse à un personnage incarnant les médias occidentaux, le témoignage de Yolande Mukagasana, rescapée du génocide qui a porté, chaque soir de représentation (celles-ci durant plus de cinq heures), en Europe comme au Rwanda, son récit à la scène, une cantate relatant la résistance et les massacres sur les collines de Bisesero, un cours magistral portant sur l’histoire coloniale au Rwanda et sur l’historicité des catégories « Hutu » et « Tutsi »… La puissance de ce texte n’a d’égale que celle du film qui a été réalisé à partir d’une représentation du spectacle. Pour nous qui sommes aujourd’hui contemporain·es d’une politique génocidaire menée à l’encontre du peuple palestinien, affronter la mémoire de 1994 et analyser les ressorts politiques qui ont présidé aux événements relèvent du devoir le plus pressant. Rwanda 94 nous y confronte magistralement. [L.M]
Éditions Théâtrales, 2002
☰ Celles qui peuvent encore marcher et sourire, d’Océane Perona
Il peut y avoir une certaine réticence quand, fondamentalement opposé à l’institution policière, on nous met entre les mains un roman dont la trame se déroule au cœur d’un commissariat. On songe à tout un tas de séries américaines ou à leur pendant français. Sauf que ce livre-là nous plonge au cœur du groupe Violences, en charge des agressions sexuelles et des viols, et a été écrit par une sociologue qui a enquêté dans le cadre de sa thèse sur le consentement sexuel dans les institutions pénales. Il serait dommage dès lors de refermer Celles qui peuvent encore marcher et sourire. Ainsi se retrouve-t-on dans la tête d’Héloïse, agente un peu bourrue qui déteste avoir à traiter les affaires des autres ; derrière l’épaule d’Ophélie, doctorante en sociologie et double littéraire de l’autrice, Océane Perona ; face aux prévenus entendus suite à des accusations de violences sexuelles à leur encontre ; aux côtés des victimes, enfin. « Et nous, on vient arroser leurs plaies de sel » ajoute Héloïse sur ces dernières, commentant, réaliste, l’effet produit par les questions policières lors de dépôts de plainte. L’agente en a marre des affaires qui lui paraissent relever d’autres services — « Je tiens pas à être une sorte de juge aux affaires familiales bis » — elle est là pour faire « le vrai travail de policier », c’est-à-dire s’occuper des pires horreurs, de préférence perpétrées par des « dégénérés ». « [P]our un flic, un viol conjugal, c’est comme un meurtre dont le coupable aurait oublié sa carte d’identité sur la victime. C’est du boulot, mais pas du boulot intéressant. » C’est pourtant la majorité des cas à prendre en charge. Dans le groupe Violences, certain·es s’en acquittent mieux que d’autres, leur empathie variant en fonction des situations et des interlocuteur·ices. Des agressions vécues par le passé, aussi, parfois au sein même de l’institution. C’est là tout l’intérêt de Celles qui peuvent encore marcher et sourire : montrer que celles-là peuvent également avoir revêtu l’uniforme pour qu’il n’y en ait plus d’autres. [R.B.]
Julliard, 2024
☰ Deux peuples pour un État ? Relire l’histoire du sionisme, de Shlomo Sand
« Contrairement à ce qu’enseigne l’historiographie traditionnelle, ce ne sont pas les peuples qui ont fondé les États ; ce sont au contraire les États ou les mouvements nationaux qui ont créé et formaté les peuples. » Tel est le point de départ de la réflexion de l’historien israélien Shlomo Sand sur le destin de l’idée binationale au sein des courants sionistes : il y a, de façon sous-jacente au conflit entre deux peuples, ou plus précisément de l’oppression systématique que l’un exerce sur l’autre, des constructions imaginaires souvent contradictoires mêlant histoire, race et religion. La colonisation d’une terre par un peuple ou une nation s’accompagne toujours d’une colonisation du passé, d’une sorte d’accaparement des origines — le sionisme n’y fait pas exception. Mais l’une de ses spécificités est sans doute qu’une majorité de ses théoriciens, idéologues et représentants politiques ont purement et simplement ignoré la présence arabe, si bien que l’État d’Israël a prospéré, dès le départ, sur la négation d’un peuple au sein même de l’imaginaire. Négation qui est à l’origine même des massacres et de la fuite en avant historique que nous connaissons depuis près d’un siècle. Sand tente de redonner la voix à tous ces intellectuels juifs, d’Yitzhak Epstein à Avraham B. Yehoshua, en passant par Martin Buber et Uri Avnery, qui n’ont cessé d’alerter — pour certains bien avant la fondation d’Israël — les courants sionistes dominants sur le fait que la Palestine n’est pas un désert inhabité, et que toute occultation de cette réalité ne pourra que conduire à des tragédies. Certains de leurs avertissements, tel celui formulé par Shimon Tzabar et Haïm Hanegbi dans Haaretz en 1967, ne manquent pas d’acquérir une valeur prophétique, bien qu’ils paraissent énoncer une évidence : « L’occupation amène avec elle un pouvoir étranger, ce pouvoir entraîne avec lui une résistance, la résistance entraîne avec elle une répression, la répression entraîne avec elle le terrorisme et le contre-terrorisme. […] L’occupation des territoires va faire de nous un peuple d’assassins et d’assassinés. Sortons immédiatement des territoires occupés ! » L’impasse historique est désormais la suivante : l’État binational constitue la seule issue possible, mais c’est aussi la plus inimaginable. [A.C.]
Seuil, 2024
☰ Quartiers populaires — Défaire le mythe du ghetto, de Pierre Gilbert
Disons-le d’emblée : ce livre est un outil (militant) précieux. Le sociologue Pierre Gilbert, dont les recherches portent sur les liens entre espace et inégalités, s’est attaché à déconstruire les représentations, savamment construites et mises en avant par les pouvoirs publics, des quartiers populaires urbains — les cités — comme des endroits coupés du reste de la société — des ghettos. Cette image inonde les médias et a permis de justifier les « politiques de la ville » et en particulier les opérations de démolition-reconstruction de l’Agence nationale du renouvellement urbain (ANRU). Pierre Gilbert revient sur la représentation usuelle des quartiers populaires pour montrer que « la figure du quartier ouvrier traditionnel », très présente en sociologie, n’a en réalité pas le caractère homogène qu’on lui prête, en particulier quand elle sert de point de comparaison avec les cités actuelles. En s’appuyant sur un large éventail d’études sociologiques balayant plusieurs domaines, le chercheur démontre que les caractéristiques et les pratiques des habitant·es des cités ne sont en réalité pas si éloigné·es de celles des autres milieux populaires. Examinant la situation aussi bien du point de vue de l’habitat que de l’action des pouvoirs publics, il met à mal nombre de clichés qui voudraient présenter les cités comme les lieux de relations sociales violentes, marquées par le fondamentalisme religieux et une culture spécifique. Dans leurs analyses, nombres d’études ne prennent ainsi pas en compte les effets du racisme structurel des politiques étatiques, ni ceux du racisme interpersonnel. Contre une croyance répandue, il montre enfin qu’habiter en cité peut être autre chose qu’un choix par défaut. « En voyant les cités autrement, on pourra cesser de considérer le peuplement comme le principal problème, de faire du bulldozer et de la grue les principaux instruments du changement social, et de se représenter la culture des cités comme une menace à normaliser et à éliminer. » [L.]
Amsterdam, 2024
☰ Dans la foule, de Laurent Mauvignier
Bruxelles, 29 mai 1985, finale de la Coupe des clubs champions européens de football. Des millions de téléspectateurs de part le monde ont les yeux rivés sur ce qui est présenté comme le match du siècle entre la Juventus de Turin et Liverpool — autrement dit, la Juve et les Reds. Ils envient sans doute ces chanceux qui sortent d’un train, quittent leur appartement et payent leur consommation au bar pour gagner le Stade du Heysel où se tiendra la rencontre. Ils ne savent pas, personne ne sait, que l’enceinte sera à jamais frappée d’infamie après que, quelques heures plus tard, des supporters anglais auront envahis la tribune voisine, roué de coups et piétiné les adversaires rencontrés sur leur chemin, causant la mort de 39 personnes. Mais pour l’instant, « la communauté du foot est une seule nation et l’Europe entière attend » sans comprendre qu’elle est entièrement tendue, cette vieille Europe, vers un drame plutôt qu’un match. Parmi les supporters en route vers le stade, il y a Tonino et Jeff, qui ont volé la veille les billets de Gabriel et Virginie, Geoff venu de Liverpool avec ses deux frères en trainant les pieds, Francesco et Tana qui profitent d’un cadeau de mariage et voyagent en Belgique. Par leur intermédiaire, Laurent Mauvignier aborde une série de questions redoutables : comment décrire une rumeur ? Comment rendre le tumulte ? Que faire de la foule lorsqu’on écrit ? Que peut la littérature enfin lorsque « tous ces corps, tous ces poids qui s’écrasent […] ne sont plus des hommes et des femmes et des enfants mais des tensions, des cris, des souffles » ? À toutes celles et ceux qui se posent des questions similaires, ouvrez Dans la foule car ce livre contient une tentative de réponse des plus enthousiasmantes. [R.B.]
Minuit, 2009 [2006]
☰ Les Black blocs, de Francis Dupuis-Déri
Remis à jour régulièrement depuis sa première parution en 2003, Les blacks blocs retrace les origines de cette stratégie militante née en Europe dans les années 1980 dans le cadre des luttes altermondialistes et anti-capitalistes, ainsi que des groupes qui la portent. Ces derniers se forment en réaction à l’organisation de sommets internationaux, contestant les politiques néolibérales et les injustices sociales qu’ils symbolisent. Dupuis-Déri examine leurs tactiques, alliant désobéissance civile, sabotage et protection des manifestants face aux violences policières. Ces actions, souvent qualifiées de violentes, apparaissent comme autant d’expressions légitimes de révolte contre un système perçu comme oppressif. Il n’en reste pas moins que, de même qu’au sein de la mouvance anarchiste, il n’y pas de consensus sur l’utilisation de la violence dans les black blocs, certains lui préférant l’éducation et un travail sur les mentalités. Au-delà des moyens d’action, ce sont des principes que partagent ces groupes, tels que le rejet des hiérarchies et la promotion de l’autonomie collective. Les participants se rassemblent autour de valeurs communes de solidarité et d’entraide, cherchant à créer des alternatives aux structures de pouvoir traditionnelles. L’auteur aborde également la représentation des black blocs par les médias et les autorités, dénonçant la tendance à les dépeindre comme des groupes de casseurs — stigmatisation fondée sur une ignorance de la complexité de leurs motivations — et appelle à une reconsidération des récits dominants qui entourent ces mouvements. Il nous permet ainsi de mieux comprendre les enjeux de la lutte contre l’autoritarisme et l’injustice sociale à travers les pratiques de résistance contemporaines : « Moins prétentieuse qu’un appel à la révolution globale, l’action directe change néanmoins la façon de penser la rapport à la ville, à la propriété et à la politique […] elle permet de participer à la vieille tradition du droit et du devoir de résistance contre l’autorité illégitime. » [A.B]
Lux, 2019
☰ Debout-payé, de Gauz
Tout commence avec une scène de recrutement. Une file de candidats possédant le « profil morphologique adéquat » aux nombreux postes de vigile à pourvoir. Autant d’hommes de la communauté africaine en France qui se présentent dans l’objectif de « sortir du chômage et des emplois précaires ». Kassoum et Ossiri en sont. Leurs histoires sont placées en regard avec les anecdotes d’un vigile observant et consignant les scènes aussi minuscules qu’intarissables qui inondent les magasins à surveiller. C’est que « pour tenir le coup dans ce métier, […] il faut soit savoir se vider la tête de toute considération qui s’élève au-dessus de l’instinct ou du réflexe spinal, soit avoir une vie intérieure très dense. L’option crétin inguérissable est aussi très appréciable. Chacun sa méthode. » Ossiri — ou plutôt Gauz, qui a lui-même travaillé comme vigile chez Camaïeu et Sephora — a trouvé la sienne : une ironie et un goût des mots qui rappelle l’esprit oulipien. Le livre est ponctué de maniements irrévérencieux du verbe, de sigles ou autres « théorèmes » échafaudés mentalement : « Théorie du PSG : à Paris, dans tous les magasins ou presque, tous les vigiles ou presque sont des hommes noirs. Cela met en lumière une liaison quasi mathématique entre trois paramètres : Pigmentation de la peau, Situation sociale et Géographie (PSG). On en tire la théorie du PSG restreint
énoncée comme suit : À Paris, la concentration élevée de mélanine dans la peau prédispose particulièrement au métier de vigile
. » Dans le livre, Ossiri se souvient aussi des discours politiques passionnés de sa mère, dont la voix rendue au style direct éclaire les continuités de l’histoire coloniale. Ce livre est une chronique de travail autant qu’un condensé d’instantanés sociaux. Ses personnages gravitent, faute de mieux, autour du point de chute qu’est pour eux la MECI, Maison des Étudiants de Côte-d’Ivoire à Paris, une bâtisse qui gagne en insalubrité à mesure que les années passent. MECI le soir, vigile le jour… et entre les deux l’écriture, qui transforme la stase en impulsion. [Y.R.]
Le Nouvel Attila, 2014
Photographie de bannière : Sante Vittorio Malli, When snow means bread, 1956
REBONDS
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