Cartouches (94)


Un récit poli­tique de Ménilmontant, les années fran­çaises d’Hannah Arendt, des retrou­vailles fami­liales dans les Dolomites, une pièce magis­trale sur le géno­cide des Tutsis au Rwanda, un roman fémi­niste dans un com­mis­sa­riat, l’histoire du sio­nisme, la mytho­lo­gie des quar­tiers popu­laires, mettre en mots la foule, pen­ser avec le bloc et le regard des vigiles : nos chro­niques du mois d’octobre 2024.


Rue des Partants, de Michèle Audin

Michèle Audin est mathé­ma­ti­cienne. Elle est aus­si connue pour son tra­vail d’historienne et d’écrivaine de la Commune de Paris. Les jeunes édi­tions terre de Feu. « cherchent à faire cir­cu­ler des textes de cri­tique sociale, à faire vivre les luttes pas­sées et pré­sentes — les pos­si­bi­li­tés éman­ci­pa­trices qu’elles recèlent ». La ren­contre des deux a don­né lieu à une balade à Ménilmontant. Des bar­ri­cades de 1848 à celles de 1944, l’autrice nous pro­mène dans les rues et l’histoire dans ce quar­tier (autre­fois) popu­laire de Paris, qui n’en est pas encore un quand s’ouvre le livre. Pour ne pas se perdre dans les pas­sages et les impasses ni dans les dates, une pho­to de Robert Doisneau lui sert de fil d’Ariane. Elle montre le lavoir rue des Partants où l’on voit tra­vailler dix-sept femmes (au deuxième comp­tage). Michèle Audin, dont on se rap­pel­le­ra qu’elle a été pré­si­dente de l’association Femmes et mathé­ma­tiques, redonne aux femmes toute leur place dans une his­toire dont elles sont sou­vent occul­tées et oubliées. Ainsi de Léontine Suétens, blan­chis­seuse, puis com­mu­narde, can­ti­nière et ambu­lan­cière au 135e bataillon, jugée avec cinq autres de ses cama­rades puis dépor­tée au bagne de Cayenne. Ou de Madeleine Riffaud, résis­tante, qui lors de la Libération de Paris est char­gée, avec trois résis­tants sous ses ordres, de stop­per un train de muni­tion alle­mand avec au moins dix fois plus de sol­dats pour le gar­der. La déam­bu­la­tion se ter­mine où elle a com­men­cé, avec la pho­to de Doisneau dont aucune légende ne semble indi­quer la bonne année d’après le paquet de les­sive dont on dis­tingue la marque sur le cli­ché. C’est fina­le­ment à la biblio­thèque his­to­rique des postes et télé­com­mu­ni­ca­tions que l’autrice déni­che­ra la date cor­recte. La balade à laquelle celle-ci nous a convié, nous a fina­le­ment per­mis de relire l’histoire d’un ter­ri­toire théâtre de nom­breuses luttes. Face à la mon­tée des forces réac­tion­naires et à la nar­ra­tion qu’elles tentent d’imposer, ce tra­vail d’archive est essen­tiel pour nour­rir les luttes à venir. [L.]

terres de Feu., 2024

Parias — Hannah Arendt et la « tri­bu » en France (1933-1941), de Marina Touilliez

L’enquête de Marina Touilliez four­nit une for­mi­dable illus­tra­tion de ce que les « grands esprits » sont avant tout des êtres de chair et d’os, plon­gés dans l’Histoire, acca­blés mora­le­ment et phy­si­que­ment par les maux de leurs temps, assaillis par des ques­tions et des énigmes que leur pose leur propre expé­rience his­to­rique. Au fil des pages se tissent de mul­tiples trames, comme autant de des­tins de « parias » — en l’occurrence de jeunes intel­lec­tuels juifs per­sé­cu­tés — qui s’entrelacent et se délient, au gré des vicis­si­tudes poli­tiques des années 1930, de la mon­tée du nazisme à la Seconde guerre mon­diale. Le lieu lui-même n’est pas ano­din : Paris, ville révo­lu­tion­naire, capi­tale de l’universalisme, où Hannah Arendt trou­va refuge en 1933 comme tant d’autres Juifs alle­mands de sa géné­ra­tion. Pourtant, un malaise ne laisse pas de nous gagner à la lec­ture de l’ouvrage : la col­la­bo­ra­tion fran­çaise avec le régime nazi, et le sort qu’elle réser­va aux exi­lés juifs en France, loin d’être une ano­ma­lie ou une inter­rup­tion du cours de l’Histoire, appa­raît rétros­pec­ti­ve­ment comme l’aboutissement presque natu­rel d’une décen­nie d’antisémitisme lar­vé, d’irrationalité bureau­cra­tique, enfin de lâche­té et de tra­hi­son des idéaux qui consti­tuaient la rai­son même pour laquelle Arendt et ses amis avaient choi­si de s’exiler en France. De l’errance admi­nis­tra­tive du milieu des années 1930, jusqu’à la sup­pres­sion du droit d’asile par Pétain en 1941, en pas­sant par l’internement de mili­tants anti­fas­cistes et d’exilés juifs dans des camps en 1938, soit avant le régime de Vichy, Marina Touilliez décrit un monde sur le point de s’effondrer, livré à une ano­mie et à un arbi­traire crois­sants, et qui ne tient plus que par les liens de l’amitié. Ceux incar­nés par la petite com­mu­nau­té uto­pique du 10, rue Dombasle, où Arendt et son mari Heinrich Blücher côtoient des per­son­na­li­tés aus­si dif­fé­rentes que Walter Benjamin, Erich Cohn-Bendit, Lotte Sempell ou encore Arthur Koestler. Tous ont pour point com­mun de n’avoir plus de patrie, d’avoir ten­té d’échapper à une his­toire impi­toyable, qui fini­ra par les rat­tra­per, par­fois par les tuer. Mais c’est aus­si dans cette extrême pré­ca­ri­té que se révèle tra­gi­que­ment la condi­tion poli­tique irré­duc­tible du paria qui, au seuil de l’abîme, fait montre d’un puis­sant « cou­rage de vivre ». [A.C.]

L’Échappée, 2024

À ta mort, ce sera à moi, de Zerocalcare

Peu d’auteurs, d’autrices, sus­citent un sen­ti­ment si fort de fami­lia­ri­té que Zerocalcare. Sans doute est-ce l’une des rai­sons pour les­quelles il est deve­nu, au fil de ses albums, le bédéiste le plus popu­laire d’Italie. Ce nou­vel opus est dédié à un per­son­nage jusqu’alors absent des aven­tures ami­cales et poli­tiques, kurdes ou romaines de l’auteur — son père. Dessiné sous les traits d’un canard potache dont le bec est sur­mon­té de lunettes à grosses mon­tures rec­tan­gu­laires et le crâne cou­vert d’un indes­crip­tible cha­peau, « parent 2 », « pater­nel », « pèrau­so­phus » ou « papy­rus » appa­raît comme le plus par­fait des boo­mers. Il aime les chan­teurs à texte des années 1980, rêve de puis­santes voi­tures alle­mandes et ne cesse de ques­tion­ner son fils sur l’état de sa vie sexuelle — autant d’éléments qui invitent son des­cen­dant à conser­ver réserve et dis­tance. Il aurait pu en être ain­si jusqu’à la fin, c’est-à-dire jusqu’à la mort de l’ancien. C’était sans comp­ter sur un dégât des eaux dans la mai­son fami­liale des Dolomites, bicoque incon­nue du fils dont les murs ont été salis de haine et de ran­cœur par un enne­mi de son arrière-grand-père et, après lui, ses héri­tiers. Peu à peu, l’auteur découvre que son père n’a pas tou­jours été l’extrême modé­ré, le pla­cide pal­mi­pède aux pas­sions tristes qu’il croit connaître, que les monstres de l’un res­semblent étran­ge­ment à ceux de l’autre. Refuser la confi­dence appa­raît autant comme un choix que comme un far­deau dont on hérite à l’instar d’une mai­son, d’un ver­ger ou de dettes. Zerocalcare pense beau­coup, à toute vitesse, avec humour, mélan­co­lie, tris­tesse. Il pense trop diront peut-être certain·es, mais imman­qua­ble­ment ses pen­sées sont justes et on lui en est gré de les par­ta­ger. [E.M.]

Cambourakis, 2024

Rwanda 94 — Une ten­ta­tive de répa­ra­tion sym­bo­lique envers les morts à l’usage des vivants, du Groupov 

Rwanda 94, par son titre, nomme sans détour le lieu et la date du géno­cide dont ont été vic­times les Tutsis. La pré­face explique : « Le texte ici publié ne consti­tue pas exac­te­ment une pièce de théâtre au sens habi­tuel du terme […]. Il s’agit plu­tôt de la par­tie écrite d’un spec­tacle conçu dès le départ comme une œuvre poly­morphe », qui conjugue « près de trois heures de musique, ins­tru­men­tale et vocale, et des images d’archives comme de fic­tion ». Créé en 1999-2000 par une équipe bel­go-rwan­daise et à l’initiative du Groupov, Rwanda 94 a comp­té par­mi les plus grandes œuvres de théâtre poli­tique du XXe siècle. Ce pro­jet « est né d’une révolte très vio­lente. Devant les évé­ne­ments eux-mêmes : le géno­cide per­pé­tré dans l’indifférence et la pas­si­vi­té géné­rales. Les morts n’avaient pas de nom, pas de visage, pas d’importance. En même temps, révolte contre le dis­cours qui consti­tuait ces évé­ne­ments en infor­ma­tions, à la télé­vi­sion, la radio et dans la presse. » Construite en plu­sieurs par­ties abor­dant cha­cune une dimen­sion des évé­ne­ments, la pièce mobi­lise autant d’outils dra­ma­tur­giques : une « lita­nie » de ques­tions qu’un chœur de mort·es adresse à un per­son­nage incar­nant les médias occi­den­taux, le témoi­gnage de Yolande Mukagasana, res­ca­pée du géno­cide qui a por­té, chaque soir de repré­sen­ta­tion (celles-ci durant plus de cinq heures), en Europe comme au Rwanda, son récit à la scène, une can­tate rela­tant la résis­tance et les mas­sacres sur les col­lines de Bisesero, un cours magis­tral por­tant sur l’histoire colo­niale au Rwanda et sur l’historicité des caté­go­ries « Hutu » et « Tutsi »… La puis­sance de ce texte n’a d’égale que celle du film qui a été réa­li­sé à par­tir d’une repré­sen­ta­tion du spec­tacle. Pour nous qui sommes aujourd’hui contemporain·es d’une poli­tique géno­ci­daire menée à l’encontre du peuple pales­ti­nien, affron­ter la mémoire de 1994 et ana­ly­ser les res­sorts poli­tiques qui ont pré­si­dé aux évé­ne­ments relèvent du devoir le plus pres­sant. Rwanda 94 nous y confronte magis­tra­le­ment. [L.M]

Éditions Théâtrales, 2002

Celles qui peuvent encore mar­cher et sou­rire, d’Océane Perona

Il peut y avoir une cer­taine réti­cence quand, fon­da­men­ta­le­ment oppo­sé à l’institution poli­cière, on nous met entre les mains un roman dont la trame se déroule au cœur d’un com­mis­sa­riat. On songe à tout un tas de séries amé­ri­caines ou à leur pen­dant fran­çais. Sauf que ce livre-là nous plonge au cœur du groupe Violences, en charge des agres­sions sexuelles et des viols, et a été écrit par une socio­logue qui a enquê­té dans le cadre de sa thèse sur le consen­te­ment sexuel dans les ins­ti­tu­tions pénales. Il serait dom­mage dès lors de refer­mer Celles qui peuvent encore mar­cher et sou­rire. Ainsi se retrouve-t-on dans la tête d’Héloïse, agente un peu bour­rue qui déteste avoir à trai­ter les affaires des autres ; der­rière l’épaule d’Ophélie, doc­to­rante en socio­lo­gie et double lit­té­raire de l’autrice, Océane Perona ; face aux pré­ve­nus enten­dus suite à des accu­sa­tions de vio­lences sexuelles à leur encontre ; aux côtés des vic­times, enfin. « Et nous, on vient arro­ser leurs plaies de sel » ajoute Héloïse sur ces der­nières, com­men­tant, réa­liste, l’effet pro­duit par les ques­tions poli­cières lors de dépôts de plainte. L’agente en a marre des affaires qui lui paraissent rele­ver d’autres ser­vices — « Je tiens pas à être une sorte de juge aux affaires fami­liales bis » — elle est là pour faire « le vrai tra­vail de poli­cier », c’est-à-dire s’occuper des pires hor­reurs, de pré­fé­rence per­pé­trées par des « dégé­né­rés ». « [P]our un flic, un viol conju­gal, c’est comme un meurtre dont le cou­pable aurait oublié sa carte d’identité sur la vic­time. C’est du bou­lot, mais pas du bou­lot inté­res­sant. » C’est pour­tant la majo­ri­té des cas à prendre en charge. Dans le groupe Violences, certain·es s’en acquittent mieux que d’autres, leur empa­thie variant en fonc­tion des situa­tions et des interlocuteur·ices. Des agres­sions vécues par le pas­sé, aus­si, par­fois au sein même de l’institution. C’est là tout l’intérêt de Celles qui peuvent encore mar­cher et sou­rire : mon­trer que celles-là peuvent éga­le­ment avoir revê­tu l’uniforme pour qu’il n’y en ait plus d’autres. [R.B.]

Julliard, 2024

Deux peuples pour un État ? Relire l’histoire du sio­nisme, de Shlomo Sand

« Contrairement à ce qu’enseigne l’historiographie tra­di­tion­nelle, ce ne sont pas les peuples qui ont fon­dé les États ; ce sont au contraire les États ou les mou­ve­ments natio­naux qui ont créé et for­ma­té les peuples. » Tel est le point de départ de la réflexion de l’historien israé­lien Shlomo Sand sur le des­tin de l’idée bina­tio­nale au sein des cou­rants sio­nistes : il y a, de façon sous-jacente au conflit entre deux peuples, ou plus pré­ci­sé­ment de l’oppression sys­té­ma­tique que l’un exerce sur l’autre, des construc­tions ima­gi­naires sou­vent contra­dic­toires mêlant his­toire, race et reli­gion. La colo­ni­sa­tion d’une terre par un peuple ou une nation s’accompagne tou­jours d’une colo­ni­sa­tion du pas­sé, d’une sorte d’accaparement des ori­gines — le sio­nisme n’y fait pas excep­tion. Mais l’une de ses spé­ci­fi­ci­tés est sans doute qu’une majo­ri­té de ses théo­ri­ciens, idéo­logues et repré­sen­tants poli­tiques ont pure­ment et sim­ple­ment igno­ré la pré­sence arabe, si bien que l’État d’Israël a pros­pé­ré, dès le départ, sur la néga­tion d’un peuple au sein même de l’imaginaire. Négation qui est à l’origine même des mas­sacres et de la fuite en avant his­to­rique que nous connais­sons depuis près d’un siècle. Sand tente de redon­ner la voix à tous ces intel­lec­tuels juifs, d’Yitzhak Epstein à Avraham B. Yehoshua, en pas­sant par Martin Buber et Uri Avnery, qui n’ont ces­sé d’alerter — pour cer­tains bien avant la fon­da­tion d’Israël — les cou­rants sio­nistes domi­nants sur le fait que la Palestine n’est pas un désert inha­bi­té, et que toute occul­ta­tion de cette réa­li­té ne pour­ra que conduire à des tra­gé­dies. Certains de leurs aver­tis­se­ments, tel celui for­mu­lé par Shimon Tzabar et Haïm Hanegbi dans Haaretz en 1967, ne manquent pas d’acquérir une valeur pro­phé­tique, bien qu’ils paraissent énon­cer une évi­dence : « L’occupation amène avec elle un pou­voir étran­ger, ce pou­voir entraîne avec lui une résis­tance, la résis­tance entraîne avec elle une répres­sion, la répres­sion entraîne avec elle le ter­ro­risme et le contre-ter­ro­risme. […] L’occupation des ter­ri­toires va faire de nous un peuple d’assassins et d’assassinés. Sortons immé­dia­te­ment des ter­ri­toires occu­pés ! » L’impasse his­to­rique est désor­mais la sui­vante : l’État bina­tio­nal consti­tue la seule issue pos­sible, mais c’est aus­si la plus inima­gi­nable. [A.C.]

Seuil, 2024

Quartiers popu­laires — Défaire le mythe du ghet­to, de Pierre Gilbert

Disons-le d’emblée : ce livre est un outil (mili­tant) pré­cieux. Le socio­logue Pierre Gilbert, dont les recherches portent sur les liens entre espace et inéga­li­tés, s’est atta­ché à décons­truire les repré­sen­ta­tions, savam­ment construites et mises en avant par les pou­voirs publics, des quar­tiers popu­laires urbains — les cités — comme des endroits cou­pés du reste de la socié­té — des ghet­tos. Cette image inonde les médias et a per­mis de jus­ti­fier les « poli­tiques de la ville » et en par­ti­cu­lier les opé­ra­tions de démo­li­tion-recons­truc­tion de l’Agence natio­nale du renou­vel­le­ment urbain (ANRU). Pierre Gilbert revient sur la repré­sen­ta­tion usuelle des quar­tiers popu­laires pour mon­trer que « la figure du quar­tier ouvrier tra­di­tion­nel », très pré­sente en socio­lo­gie, n’a en réa­li­té pas le carac­tère homo­gène qu’on lui prête, en par­ti­cu­lier quand elle sert de point de com­pa­rai­son avec les cités actuelles. En s’appuyant sur un large éven­tail d’études socio­lo­giques balayant plu­sieurs domaines, le cher­cheur démontre que les carac­té­ris­tiques et les pra­tiques des habitant·es des cités ne sont en réa­li­té pas si éloigné·es de celles des autres milieux popu­laires. Examinant la situa­tion aus­si bien du point de vue de l’habitat que de l’action des pou­voirs publics, il met à mal nombre de cli­chés qui vou­draient pré­sen­ter les cités comme les lieux de rela­tions sociales vio­lentes, mar­quées par le fon­da­men­ta­lisme reli­gieux et une culture spé­ci­fique. Dans leurs ana­lyses, nombres d’études ne prennent ain­si pas en compte les effets du racisme struc­tu­rel des poli­tiques éta­tiques, ni ceux du racisme inter­per­son­nel. Contre une croyance répan­due, il montre enfin qu’habiter en cité peut être autre chose qu’un choix par défaut. « En voyant les cités autre­ment, on pour­ra ces­ser de consi­dé­rer le peu­ple­ment comme le prin­ci­pal pro­blème, de faire du bull­do­zer et de la grue les prin­ci­paux ins­tru­ments du chan­ge­ment social, et de se repré­sen­ter la culture des cités comme une menace à nor­ma­li­ser et à éli­mi­ner. » [L.]

Amsterdam, 2024

Dans la foule, de Laurent Mauvignier

Bruxelles, 29 mai 1985, finale de la Coupe des clubs cham­pions euro­péens de foot­ball. Des mil­lions de télé­spec­ta­teurs de part le monde ont les yeux rivés sur ce qui est pré­sen­té comme le match du siècle entre la Juventus de Turin et Liverpool — autre­ment dit, la Juve et les Reds. Ils envient sans doute ces chan­ceux qui sortent d’un train, quittent leur appar­te­ment et payent leur consom­ma­tion au bar pour gagner le Stade du Heysel où se tien­dra la ren­contre. Ils ne savent pas, per­sonne ne sait, que l’enceinte sera à jamais frap­pée d’infamie après que, quelques heures plus tard, des sup­por­ters anglais auront enva­his la tri­bune voi­sine, roué de coups et pié­ti­né les adver­saires ren­con­trés sur leur che­min, cau­sant la mort de 39 per­sonnes. Mais pour l’instant, « la com­mu­nau­té du foot est une seule nation et l’Europe entière attend » sans com­prendre qu’elle est entiè­re­ment ten­due, cette vieille Europe, vers un drame plu­tôt qu’un match. Parmi les sup­por­ters en route vers le stade, il y a Tonino et Jeff, qui ont volé la veille les billets de Gabriel et Virginie, Geoff venu de Liverpool avec ses deux frères en trai­nant les pieds, Francesco et Tana qui pro­fitent d’un cadeau de mariage et voyagent en Belgique. Par leur inter­mé­diaire, Laurent Mauvignier aborde une série de ques­tions redou­tables : com­ment décrire une rumeur ? Comment rendre le tumulte ? Que faire de la foule lorsqu’on écrit ? Que peut la lit­té­ra­ture enfin lorsque « tous ces corps, tous ces poids qui s’écrasent […] ne sont plus des hommes et des femmes et des enfants mais des ten­sions, des cris, des souffles » ? À toutes celles et ceux qui se posent des ques­tions simi­laires, ouvrez Dans la foule car ce livre contient une ten­ta­tive de réponse des plus enthou­sias­mantes. [R.B.]

Minuit, 2009 [2006]

Les Black blocs, de Francis Dupuis-Déri

Remis à jour régu­liè­re­ment depuis sa pre­mière paru­tion en 2003, Les blacks blocs retrace les ori­gines de cette stra­té­gie mili­tante née en Europe dans les années 1980 dans le cadre des luttes alter­mon­dia­listes et anti-capi­ta­listes, ain­si que des groupes qui la portent. Ces der­niers se forment en réac­tion à l’organisation de som­mets inter­na­tio­naux, contes­tant les poli­tiques néo­li­bé­rales et les injus­tices sociales qu’ils sym­bo­lisent. Dupuis-Déri exa­mine leurs tac­tiques, alliant déso­béis­sance civile, sabo­tage et pro­tec­tion des mani­fes­tants face aux vio­lences poli­cières. Ces actions, sou­vent qua­li­fiées de vio­lentes, appa­raissent comme autant d’expressions légi­times de révolte contre un sys­tème per­çu comme oppres­sif. Il n’en reste pas moins que, de même qu’au sein de la mou­vance anar­chiste, il n’y pas de consen­sus sur l’utilisation de la vio­lence dans les black blocs, cer­tains lui pré­fé­rant l’éducation et un tra­vail sur les men­ta­li­tés. Au-delà des moyens d’action, ce sont des prin­cipes que par­tagent ces groupes, tels que le rejet des hié­rar­chies et la pro­mo­tion de l’autonomie col­lec­tive. Les par­ti­ci­pants se ras­semblent autour de valeurs com­munes de soli­da­ri­té et d’entraide, cher­chant à créer des alter­na­tives aux struc­tures de pou­voir tra­di­tion­nelles. L’auteur aborde éga­le­ment la repré­sen­ta­tion des black blocs par les médias et les auto­ri­tés, dénon­çant la ten­dance à les dépeindre comme des groupes de cas­seurs — stig­ma­ti­sa­tion fon­dée sur une igno­rance de la com­plexi­té de leurs moti­va­tions — et appelle à une recon­si­dé­ra­tion des récits domi­nants qui entourent ces mou­ve­ments. Il nous per­met ain­si de mieux com­prendre les enjeux de la lutte contre l’autoritarisme et l’injustice sociale à tra­vers les pra­tiques de résis­tance contem­po­raines : « Moins pré­ten­tieuse qu’un appel à la révo­lu­tion glo­bale, l’action directe change néan­moins la façon de pen­ser la rap­port à la ville, à la pro­prié­té et à la poli­tique […] elle per­met de par­ti­ci­per à la vieille tra­di­tion du droit et du devoir de résis­tance contre l’autorité illé­gi­time. » [A.B]

Lux, 2019

Debout-payé, de Gauz 

Tout com­mence avec une scène de recru­te­ment. Une file de can­di­dats pos­sé­dant le « pro­fil mor­pho­lo­gique adé­quat » aux nom­breux postes de vigile à pour­voir. Autant d’hommes de la com­mu­nau­té afri­caine en France qui se pré­sentent dans l’objectif de « sor­tir du chô­mage et des emplois pré­caires ». Kassoum et Ossiri en sont. Leurs his­toires sont pla­cées en regard avec les anec­dotes d’un vigile obser­vant et consi­gnant les scènes aus­si minus­cules qu’intarissables qui inondent les maga­sins à sur­veiller. C’est que « pour tenir le coup dans ce métier, […] il faut soit savoir se vider la tête de toute consi­dé­ra­tion qui s’élève au-des­sus de l’instinct ou du réflexe spi­nal, soit avoir une vie inté­rieure très dense. L’option cré­tin ingué­ris­sable est aus­si très appré­ciable. Chacun sa méthode. » Ossiri — ou plu­tôt Gauz, qui a lui-même tra­vaillé comme vigile chez Camaïeu et Sephora — a trou­vé la sienne : une iro­nie et un goût des mots qui rap­pelle l’esprit ouli­pien. Le livre est ponc­tué de manie­ments irré­vé­ren­cieux du verbe, de sigles ou autres « théo­rèmes » écha­fau­dés men­ta­le­ment : « Théorie du PSG : à Paris, dans tous les maga­sins ou presque, tous les vigiles ou presque sont des hommes noirs. Cela met en lumière une liai­son qua­si mathé­ma­tique entre trois para­mètres : Pigmentation de la peau, Situation sociale et Géographie (PSG). On en tire la théo­rie du PSG res­treint énon­cée comme suit : À Paris, la concen­tra­tion éle­vée de méla­nine dans la peau pré­dis­pose par­ti­cu­liè­re­ment au métier de vigile. » Dans le livre, Ossiri se sou­vient aus­si des dis­cours poli­tiques pas­sion­nés de sa mère, dont la voix ren­due au style direct éclaire les conti­nui­tés de l’histoire colo­niale. Ce livre est une chro­nique de tra­vail autant qu’un conden­sé d’instantanés sociaux. Ses per­son­nages gra­vitent, faute de mieux, autour du point de chute qu’est pour eux la MECI, Maison des Étudiants de Côte-d’Ivoire à Paris, une bâtisse qui gagne en insa­lu­bri­té à mesure que les années passent. MECI le soir, vigile le jour… et entre les deux l’écriture, qui trans­forme la stase en impul­sion. [Y.R.]

Le Nouvel Attila, 2014


Photographie de ban­nière : Sante Vittorio Malli, When snow means bread, 1956


REBONDS

Cartouches 93, sep­tembre 2024
Cartouches 92, juillet 2024
Cartouches 91, mai 2024
Cartouches 90, avril 2024
Cartouches 89, mars 2024
Cartouches 88, février 2024

Ballast

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