Cartouches (95)


Les squats dans le New York des années 1980, un retour maté­ria­liste sur l’his­toire des sor­cières, com­mu­nisme et fémi­nisme en Italie, une his­toire non-éta­tique de la révo­lu­tion cultu­relle en Chine, ce que le temps fait à la poé­sie, l’in­ven­teur de l’AK-47, com­ment le colo­nia­lisme affecte les Blancs et les Blanches, l’é­va­sion rocam­bo­lesque d’un anar­chiste russe, un road-trip à la fron­tière entre le Mexique et les États-Unis, les ouvrières des conser­ve­ries de Douarnenez cent ans après les Penn Sardin : nos chro­niques du mois de décembre 2024.


Quartier en guerre, de Seth Tobocman (trad. Julien Besse)

Dans les années 1970, à New York, la chute des prix de l’im­mo­bi­lier vide des quar­tiers entiers, comme le Lower East Side, lais­sant leurs immeubles aban­don­nés ouverts à qui veut s’installer. La décen­nie sui­vante, l’arrivée de Reagan au pou­voir marque une envo­lée des prix et de la spé­cu­la­tion immo­bi­lière à laquelle les plus pré­caires peinent à s’adapter. Mis à la porte de leurs loge­ments, ceux qui ne pou­vaient plus payer leur loyer se sont mis en quête d’immeubles à squat­ter. Mais ces bâti­ments étaient à leur tour mena­cés par les pro­mo­teurs aidés par la mai­rie. Les notices d’éviction et les expul­sions se sont mul­ti­pliés. L’illustrateur et auteur de BD under­ground Seth Tobocman a été acteur de ces années-squat dans le Lower East Side. Dans un livre-coup de poing aux des­sins en noir et blanc contras­tés, sans gris, il raconte cette époque et son expé­rience de la vie en squat en huit his­toires qui abordent cha­cune des angles ou des thé­ma­tiques dif­fé­rentes. Si les évé­ne­ments ont presque 50 ans, ils semblent pour­tant tou­jours d’actualité. Les squat­teurs sont en lutte contre le sys­tème capi­ta­liste et les flics qui en sont le bras armé. Ils sont les pre­miers à dénon­cer les vio­lences poli­cières com­mises contre les per­sonnes non-Blanches. Par la mobi­li­sa­tion col­lec­tive, l’émeute et l’action directe ils tentent de faire recu­ler les pou­voirs publics qui essayent d’abattre les immeubles à l’abandon ou de fer­mer le parc de Tompkins Square, refuge de sans-abris. Dans les immeubles occu­pés, se forment des com­mu­nau­tés d’individus réunis par la néces­si­té. Mais elles ne sont pas épar­gnées par les ten­sions. L’alcool et les drogues font des dégâts sur les esprits et les corps. Animées d’idéaux auto­ges­tion­naires, les groupes sont éga­le­ment en proie au sexisme et au racisme. Les prises de déci­sions col­lec­tives ne par­viennent pas à empê­cher les prises de pou­voir et les pra­tiques auto­ri­taires, dont les femmes et les per­sonnes raci­sées font sou­vent les frais. Dans les planches qui concluent son tra­vail de mémoire, Tobocman ques­tionne : « Est-il sur­pre­nant que nous deve­nions le reflet de notre oppres­seur ? » [L.]

CMDE (Ici-bas), 2017

Sorcières et sor­ciers, his­toire et mythe, de Michelle Zancarini-Fournel

Dans ce petit livre, Michelle Zancarini-Fournel, his­to­rienne bien connue pour ses tra­vaux consa­crés à l’histoire des femmes et du fémi­nisme, nous offre une syn­thèse des repré­sen­ta­tions et des dis­cours tenus sur les sor­cières au cours des der­niers siècles et jusqu’à la période contem­po­raine, notam­ment dans les cou­rants éco­fé­mi­nistes. L’occasion pour elle, en s’appuyant sur les connais­sances his­to­riques nom­breuses dont nous dis­po­sons aujourd’hui sur la per­sé­cu­tion des sor­cières et sor­ciers à l’aube des temps modernes, de cri­ti­quer l’image d’Épinal qui s’est impo­sée ces der­nières années dans un cer­tain nombre de milieux mili­tants, notam­ment à la suite des publi­ca­tions de la socio­logue ita­lienne Silvia Federici (Caliban et la sor­cière) ou de la jour­na­liste fran­çaise Mona Chollet (Sorcières). Non, les sor­cières n’étaient pas des « femmes puis­santes », mais « des vic­times de que­relles de voi­si­nage, de dénon­cia­tions et d’arrestations débou­chant sur l’aveu, sous tor­ture, du crime de sab­bat ». Et contrai­re­ment aux chiffres fan­tai­sistes de neuf mil­lions de femmes tuées avan­cés par Federici, qui affirme que « la chasse aux sor­cières a été le cas de per­sé­cu­tion de masse le plus impor­tant de l’histoire » jusqu’au XXe siècle, la four­chette actuel­le­ment rete­nue par les his­to­riens se situe plu­tôt entre 40 000 et 70 000 vic­times, « chiffre consi­dé­rable et abo­mi­nable », mais « qu’il est inutile de cen­tu­pler », nous dit Zancarini-Fournel. On a pu pen­ser pen­dant long­temps que les réécri­tures idéo­lo­giques de l’Histoire étaient l’a­pa­nage de l’extrême droite. Cet ouvrage nous per­met de com­prendre qu’elles sont éga­le­ment mon­naie cou­rante à gauche. Si l’extrême droite tend géné­ra­le­ment à mythi­fier le pas­sé de son groupe d’appartenance reven­di­qué, cer­taines franges de la gauche vont plu­tôt avoir ten­dance à mythi­fier le pas­sé loin­tain d’autres socié­tés, ou encore celui de frac­tions rebelles ou subal­ternes (réelles ou sup­po­sées) de leur propre socié­té. À cet égard, saluons l’initiative et la mise au point de Michelle Zancarini-Fournel, qui nous rap­pelle qu’une poli­tique de l’émancipation devrait éga­le­ment tou­jours s’accompagner d’une éthique de la luci­di­té et du res­pect des faits et don­nées archéo­lo­giques, his­to­riques ou anthro­po­lo­giques. [P.M.]

Libertalia, 2024

Concetta et ses femmes, de Maria Attanasio (trad. Laura Brignon)

Sicile, été 1993. Maria Attanasio, pro­fes­seure de phi­lo­so­phie et écri­vaine, écoute un mes­sage enre­gis­tré sur son répon­deur. Elle recon­naît « le ton péremp­toire de Concetta La Ferla », « tar­dive meneuse de peuple et pro­to-fémi­niste », cama­rade de lutte au sein de la sec­tion locale du Parti com­mu­niste ita­lien, à Caltagirone, ville située à 70 kilo­mètres à l’ouest de Catane. Celle-ci, conva­les­cente, lui demande de venir la trou­ver. Elle sou­haite que Maria écrive sa vie. « Dans cette époque aus­si grise qu’un froc de moine », il convient de trans­mettre aux géné­ra­tions sui­vantes que dans ce coin de Sicile aus­si « la révo­lu­tion pro­lé­ta­rienne a exis­té » — et que ce fut le cas parce qu’elle a été por­tée par des femmes. « Une bouf­fée de nos­tal­gie, note Maria Attanasio, et incon­si­dé­ré­ment je lui dis oui. » Ainsi se suivent les sou­ve­nirs de l’au­trice et ceux de Concetta, qui se font super­be­ment écho. Pour l’une, la vie débute sous Mussolini. Le fas­cisme est une réa­li­té quo­ti­dienne et le socia­lisme un com­bat clan­des­tin. Pour l’autre, qui a gran­di dans « cette dimen­sion d’exis­tence ingrate, de stricte sur­vie, de la Sicile des années 1950 », le com­mu­nisme appa­raît comme une évi­dence et une échap­pa­toire face à l’in­di­gence de l’a­près-guerre. Toutes deux ont vu dans l’en­ga­ge­ment poli­tique un for­mi­dable trem­plin les pro­pul­sant vers une vie pleine de sens, qui les fait se ren­con­trer au milieu des années 1960. Concetta anime alors, avec fougue, la pre­mière sec­tion locale fémi­nine du Parti com­mu­niste ita­lien, dont Maria rédige les pro­cès-ver­baux de réunions. Trente années plus tard, à dis­tance désor­mais des orga­ni­sa­tions poli­tiques, elle conti­nue pour­tant de retrans­crire les pro­pos de sa cama­rade, qui relate son com­bat pour un par­ti popu­laire, ani­mé par celles et ceux qu’il entend repré­sen­ter et défendre. Lire Concetta et ses femmes, c’est décou­vrir deux voix sin­gu­lières, qui com­posent une for­mi­dable « petite his­toire du mili­tan­tisme popu­laire ». [R.B.]

Ypsilon, 2021

Fantômes rouges. Chine : la mémoire han­tée de la révo­lu­tion cultu­relle, de Tania Branigan (trad. Lucie Modde)

Pour le Parti com­mu­niste chi­nois, « l’histoire ne sert pas à archi­ver, encore moins à débattre, c’est un outil. Indéfiniment adap­table, il sait revê­tir une appa­rence immuable ». Ainsi la mémoire de la révo­lu­tion cultu­relle (1966–1976) a‑t-elle été cana­li­sée par les diri­geants suc­ces­sifs du pays. C’est que la période, qui a signé la fin du maoïsme et a pré­cé­dé l’entrée de la Chine dans le grand jeu du capi­ta­lisme mon­dia­li­sé, est le nerf, si ce n’est la source, de nombre de trau­ma­tismes, de tra­jec­toires, de cer­ti­tudes et d’ignorances qui consti­tuent aujourd’hui les dif­fé­rentes géné­ra­tions du pays. Dans ce livre d’enquête qui déplie des­tins indi­vi­duels et plaies his­to­riques, et raconte autant les ten­ta­tives de répa­ra­tions que les forces d’enfouissement mémo­riel, la jour­na­liste Tania Branigan pro­pose une entrée sen­sible et soli­de­ment docu­men­tée, non seule­ment dans les évé­ne­ments de la période (adolescent·es endoctriné·es et res­pon­sables de crimes res­tés sans juge­ments, per­sé­cu­tions mas­sives, chaos social et luttes fac­tion­nelles orga­ni­sés sur fond de tota­li­ta­risme et de culte de la per­son­na­li­té de Mao Zedong), mais encore dans les traces qui en sub­sistent dans le pré­sent. Des ten­ta­tives de faire exis­ter des musées pri­vés dédiés à la révo­lu­tion cultu­relle aux asso­cia­tions d’anciens « jeunes ins­truits » (ils furent 17 mil­lions à être envoyé·es de force tra­vailler à la cam­pagne), en pas­sant par le des­tin d’un com­po­si­teur de musique, par la nos­tal­gie de néo-maoïstes dégoû­tés des sac­cages de l’économie de mar­ché, ou encore par la lutte de per­sonnes deman­dant répa­ra­tion, la jour­na­liste rend compte d’une mémoire cli­vée et contra­dic­toire, dont elle par­vient, au fil de ses entre­tiens, de ses ren­contres, de ses enquêtes, à res­ti­tuer les contrastes. Elle en éclaire quelques zones d’ombres, mais met éga­le­ment le doigt, aus­si hum­ble­ment que puis­sam­ment, sur celles qui se dérobent à tout éclair­cis­se­ment défi­ni­tif. Car dans la socié­té chi­noise d’aujourd’hui, et au pro­fit du régime en place, « la révo­lu­tion cultu­relle est cet épou­van­tail qui tire son pou­voir de l’ombre dans laquelle on l’a lais­sée ». [L.M.]

Stock, 2024

« Mon éva­sion », de Pierre Kropotkine (trad. Francis Leray et Alfred Martin)

Dans Mon éva­sion, Pierre Kropotkine, un des pen­seurs du com­mu­nisme liber­taire, raconte son enfer­me­ment dans la for­te­resse de Saint Pétersbourg puis com­ment, avec ses cama­rades, il pro­fite d’un séjour à l’hôpital mili­taire pour concoc­ter un plan d’évasion. Le texte que rééditent ici les édi­tions du Bout de la ville est extrait des Mémoires d’un révo­lu­tion­naire écrit par l’anarchiste en 1898. Les édi­teurs ont fait le choix ici de mettre l’accent sur l’aspect anti-car­cé­ral, pré­cur­seur de l’abolitionnisme, de Kropotkine. Le texte prin­ci­pal est sui­vi d’un extrait de dis­cours où celui-ci dénonce la pri­son et ses effets sur les déte­nus et leurs familles : « Si nous pre­nons en consi­dé­ra­tion toutes les diverses influences de la pri­son sur le déte­nu, nous devons conve­nir que, cha­cune sépa­ré­ment, et toutes ensembles, elles agissent de manière à rendre l’homme qui a pas­sé quelque temps en pri­son de moins en moins appro­prié à la vie en socié­té. » C’est que, outre la pri­son du tsar Alexandre II, Kropotkine a aus­si connu les geôles fran­çaises, dans la mai­son cen­trale de Clairvaux, où il a été à nou­veau empri­son­né pour son acti­visme de poli­tique. Les textes de Kropotkine sont intro­duits par David Douillon, édi­teur de l’ensemble de son œuvre, qui rap­pelle la vie et les enga­ge­ments du géo­graphe anar­chiste. Le livre se ter­mine par un texte de L’Envolée. Ce col­lec­tif, qui publie un jour­nal et une émis­sion de radio à des­ti­na­tion des per­sonnes pri­vées de liber­té, « est un porte-voix pour les pri­son­nières et les pri­son­niers qui luttent contre le sort qui leur est fait ». C’est donc un beau mani­feste contre la taule que nous pro­posent les édi­tions du Bout de la ville, qui reven­diquent de publier des « livres tou­jours plus néces­saires pour pen­ser, vivre et pour­quoi pas, chan­ger le monde ». [L.]

Éditions du bout de la ville, 2024

Et nos visages, mon cœur, fugaces comme des pho­tos, de John Berger (trad. Katya Berger Andreakis)

« La prose est beau­coup plus confiante que la poé­sie ; la poé­sie, elle, s’a­dresse à la bles­sure immé­diate. » Il est des poèmes, c’est com­mun, qui marquent dura­ble­ment. Qui sont pro­mis à deve­nir de solides com­pa­gnons. C’est qu’ils ont été lu au bon moment. Celui qui ouvre ce recueil pour­rait être de ceux-là. Il com­mence par cette strophe : « Quand j’ouvre mon por­te­feuille / pour mon­trer mes papiers / payer / ou véri­fier l’ho­raire d’un train / je vois ta pho­to. » N’écrivons pas la suite. C’est qu’il faut le lire entiè­re­ment et vrai­ment, c’est-à-dire sans dis­trac­tion le temps de la lec­ture, puis lais­ser durer la chaude iner­tie que les mots sont sus­cep­tibles de sus­ci­ter. Presque, il ne fau­drait lire que ce poème là, refer­mer le livre, puis l’ou­vrir à nou­veau en sau­tant les pre­mières pages et com­men­cer l’ou­vrage en gar­dant en soi la sen­sa­tion plus que le sens. Dans ces pre­miers mots, donc, où coha­bitent une pho­to, des fleurs, une chaîne de mon­tagne, comme dans la suite de l’ou­vrage, il est ques­tion de temps, d’a­mour, de confiance et de ce qui reste lorsque tout semble pour­tant dis­pa­raître. Le temps, voi­là la très grande ques­tion, qui se mélange sou­vent d’es­pace — l’ob­jet de la deuxième par­tie de Et nos regards. Un pon­cif poé­tique, peut-être, que l’his­to­rien de l’art et écri­vain John Berger a su reprendre à sa façon, humble et magis­trale, avec un mélange d’a­nec­dotes, d’ob­ser­va­tions (les ani­maux et les tableaux qui sur­gissent à tout ins­tant, les évé­ne­ments poli­tiques de son époque) et de ren­contres. Le récit de ces der­nières débute sou­vent par des détails en appa­rence insi­gni­fiants mais qui, peu à peu, s’ag­glo­mèrent et com­posent une réflexion vivace. Ce livre est un livre des contraires, où che­mine ensemble ce qui per­dure et s’ef­face, ce qui ras­sure et manque, la perte, la pré­sence, l’ab­sence — « ce guet-apens machi­né par l’es­pace ». « Si la poé­sie fait de la langue une amie bien­veillante, c’est parce qu’elle rend tout intime. » Voilà qui est d’au­tant plus juste lors­qu’il s’a­git de celle de John Berger avec lequel, sept ans après sa mort, il reste sin­gu­liè­re­ment aisé de se sen­tir le fami­lier. [E.M.]

Éditions Hourra, 2024

Ma der­nière créa­tion est un piège à taupes, d’Olivier Rohe

Son inven­tion est deve­nue ico­nique, jusqu’à être dési­gnée comme élé­ment du patri­moine russe en 2018. On la retrouve aus­si bien sur le dra­peau de l’Armée de libé­ra­tion des ouvriers et des pay­sans de Turquie (Tikko) que sur celui du Hezbollah liba­nais ou du Mozambique. Le fusil d’assaut Avtomat Kalachnikova modèle 1947 — en abré­gé, AK47 — est connu pour être une arme robuste, uti­li­sable dans toutes sortes de milieux, peu coû­teuse à pro­duire et fiable d’utilisation. On la retrouve dans tous les conflits d’après-guerre. Face à son concur­rent, le M‑16 éta­su­nien, elle est deve­nue un sym­bole des luttes déco­lo­niales. Si l’arme est mon­dia­le­ment connue, son inven­teur l’est moins. L’écrivain Olivier Rohe s’est ain­si essayé à dres­ser un por­trait de l’ingénieur sovié­tique Mikhaïl Kalashnikov. Celui-ci est décé­dé en 2013 à l’âge de 94 ans, non loin de l’usine d’Ijevsk où il n’a ces­sé de pas­ser son temps à essayer de per­fec­tion­ner son inven­tion et à en déve­lop­per d’autres. Les der­nières années de sa vie, on lui a même caché que l’armée russe avait déci­dé d’abandonner l’AK-47, qui avait connu de mul­tiples chan­ge­ments, pour un modèle plus per­for­mant. Drôle de des­tin pour cet enfant de pay­sans pro­prié­taires de leur terre, des kou­laks, dépor­tés en Sibérie après la prise de pou­voir de Staline — à qui l’homme voue­ra pour­tant fidé­li­té. Dans de rudes condi­tions, l’enfant par­ti­cipe aux tra­vaux des champs. Adolescent, il se forge de faux papiers et trom­pant les contrôles, il par­vient à s’échapper. Démarre alors pour lui une nou­velle vie. Enrôlé pen­dant la Seconde Guerre mon­diale, il est bles­sé. Sur son lit d’hôpital, il écha­faude les pre­miers plans d’une arme de poing qui puisse concur­ren­cer l’armement des Allemands. L’auteur va et vient entre l’histoire de l’homme et celle de son inven­tion, mon­trant com­ment l’un à pu abou­tir à l’autre et ce qu’elle devient ensuite, pro­duite en masse, copiée, dis­tri­buée par caisses entières sur les champs de bataille. [L.]

Inculte, 2012

Portrait du colo­nia­liste, de Jérémie Piolat

Le Portrait d’un colo­nia­liste pro­po­sé par l’an­thro­po­logue Jérémie Piolat per­met­tra de nour­rir les réflexions des Blanc·hes qui entendent s’engager dans la lutte anti­ra­ciste. C’est « d’abord à la culture, la phi­lo­so­phie, la manière de vivre des Blancs » que s’intéresse l’auteur. Il est par­ti « du sen­ti­ment […] que les pra­tiques, savoirs et vir­tuo­si­tés cultu­relles popu­laires ont dépé­ri en Europe chez les Européens de l’Ouest euro-des­cen­dants » et s’interroge alors sur les consé­quences que cette perte peut avoir dans le main­tien du racisme struc­tu­rel. Exemples à l’ap­pui, Jérémie Piolat cherche à mon­trer que la ren­contre avec des per­sonnes appar­te­nant à des peuples extra-occi­den­taux agit par­fois comme révé­la­trice de la vacui­té des cultures popu­laires des per­sonnes qu’il qua­li­fie, plu­tôt que de « Blanc·hes », d’euro-centrées. Il cite notam­ment la musique et des danses, en inter­ro­geant le fait que les Occidentaux se sentent sou­vent légi­times à inté­grer des danses popu­laires non-occi­den­tales, sans se poser la ques­tion de leur appren­tis­sage comme ils le feraient devant un bal­let d’opéra. Il rap­pelle aus­si que les États-nations modernes se sont construits en menant des poli­tiques d’éradication lin­guis­tique sur leurs ter­ri­toires, et en impo­sant une culture natio­nale — et natio­na­liste — aux popu­la­tions, effa­çant ain­si peu à peu leurs sin­gu­la­ri­tés. Jérémie Piolat nous invite à retrou­ver les his­toires de nos pertes et à les remettre en par­tage pour sor­tir de cette idée que nous serions à même d’écouter la dou­leur des autres parce que tout irait bien chez nous. Car, « com­ment pré­tendre sou­te­nir ceux qui se battent aujourd’hui pour pré­ser­ver leur mode de vie, leur culture et son deve­nir » si nous avons tout oublié de ce qui est arri­vé aux nôtres ? À tra­vers cette démarche, les groupes euro-cen­trés pour­ront peut-être par­ve­nir à pro­vin­cia­li­ser l’occidentalisme et « s’ouvrir à d’autres manières d’être, d’habiter le monde, mais aus­si d’analyser et de pro­duire des connais­sances. » [L.]

Éditions Libre, 2024

Coyote, de Sylvain Prudhomme

De coyote, nous n’en croi­se­rons aucun dans ce livre. Ils sont sans doute res­tés tapis, quelques part, à l’a­bri d’un buis­son ou dans la tié­deur d’une mai­son. Le sur­nom don­né aux pas­seurs à la fron­tière entre le Mexique et les États-Unis est connu. La vie de celles et ceux qui la tra­versent chaque jour pour tra­vailler, aimer ou tout sim­ple­ment vivre, l’est bien moins. Sylvain Prudhomme a lon­gé son tra­cé de Tijuana à Matamoros, villes situées à 2 500 kilo­mètres de dis­tance, sur la côte ouest et la côte est du Mexique. L’écrivain a ten­du son pouce ou un pan­neau en car­ton pour qu’un conduc­teur veuille bien l’ac­cueillir dans son habi­tacle afin de réa­li­ser un repor­tage, d’a­bord, avant que le songe d’un livre ne s’im­pose. Il y avait encore des choses à dire ou, plu­tôt, à retrans­crire, car les pages de Coyote sont faites de témoi­gnages plus que de nar­ra­tion. « Livre de la fron­tière vécue, éprou­vée », « sans presque plus rien que les voix et les visages ren­con­trés » pour le com­po­ser, écrit l’au­teur en guise d’in­tro­duc­tion. Ce der­nier est deve­nu le confi­dent d’une ving­taine d’hommes, seuls et Mexicains pour la plu­part. Ou plu­tôt un témoin, car c’est bien le rôle que lui confère Simon, qui avoue avoir par­lé à « Sylvano » comme il ne le fait qu’a­vec sa femme ou sa mère. Chaque ren­contre ajoute sa matière à la pré­cé­dente et aide à construire une image frag­men­tée de la fron­tière, sur laquelle les ombres de Trump, du nar­co­tra­fic et du consu­mé­risme planent de façon ter­ri­fiante. Plus sim­ple­ment encore, des noms scandent le récit. Ceux des villes (Yuma Tucson El Paso Eagle Pass Brownsville) et ceux des gens (Juan Great Jésus Mike Emiliano Laura), aux­quels des pho­to­gra­phies donnent chair. En fond, sou­vent, une voi­ture énorme ou l’ar­chi­tec­ture carac­té­ris­tique des sta­tions ser­vices. On s’ha­bi­tue au rythme des ren­contres, à l’at­tente du pro­chain conduc­teur, aux sou­ve­nirs ciné­ma­to­gra­phiques de l’au­teur, au point qu’une sorte de fami­lia­ri­té naît avec lui comme avec ses inter­lo­cu­teurs. Une démarche lit­té­raire bien­ve­nue qui vient s’a­jou­ter à d’autres, plus jour­na­lis­tiques, comme celle qui a ali­men­té les pages du der­nier numé­ro du men­suel mar­seillais CQFD, qu’on ne sau­rait trop conseiller. [R.B.]

Minuit, 2024

Écoutez gron­der leur colère, de Tiphaine Guéret

Depuis quelques années, la révolte des Penn Sardin de Douarnenez connaît un regain d’intérêt dans les milieux mili­tants et même plus lar­ge­ment. Ces ouvrières des conser­ve­ries où l’on met les sar­dines en boîte se sont mises en grève en novembre 1924 pour deman­der une aug­men­ta­tion de salaire et de meilleures condi­tions de tra­vail. La lutte est rude et le patro­nat impi­toyable. Elles sont appuyées par le maire com­mu­niste de la ville, Daniel Le Flanchec. Jusqu’à Paris, leur lutte sus­cite l’engouement. La CGT‑U envoie Charles Tillon et Lucie Colliard les appuyer. Elles finissent par gagner et défaire le patro­nat. Cette his­toire est racon­tée dans Une belle grève de femmes d’Anne Crignon. Dans Douarnenez, les réfé­rences au mou­ve­ment fleu­rissent. Un siècle plus tard, Tiphaine Guéret, jour­na­liste indé­pen­dante col­la­bo­rant avec CQFD ou encore Panthère pre­mière n’a pas vou­lu « lais­ser le comp­teur blo­qué sur le triom­phal hiver 1924 et se satis­faire de la fok­lo­ri­sa­tion de la grève ». Si la dés­in­dus­tria­li­sa­tion a cau­sé la fer­me­ture de nombre de conser­ve­ries, il en reste encore trois à Douarnenez, dont deux de dimen­sion indus­trielle : la mai­son Chancerelle et Petit Navire. L’autrice a déci­dé d’aller à la ren­contre des tra­vailleuses de ces usines, désor­mais relé­guées dans la zone indus­trielle de la ville, loin du port. En effet, ce sont encore très majo­ri­tai­re­ment des femmes qui tra­vaillent au condi­tion­ne­ment à la chaîne des sar­dines et autres pois­sons. La divi­sion gen­rée du tra­vail n’a guère évo­lué depuis le début du siècle. Parmi elles, les inté­ri­maires sont nom­breuses, tout comme les femmes exilé·es, venues en quête de tra­vail à Douarnenez. Si l’ambiance révo­lu­tion­naire et la soli­da­ri­té ouvrière semblent par­fois un sou­ve­nir loin­tain, il suf­fit d’une nou­velle grève en mars 2024 pour réveiller leur sou­ve­nir. Et c’est là le cœur du tra­vail de Tiphaine Guéret : mon­trer que les ouvrières des conser­ve­ries ne sont pas qu’une image révo­lu­tion­naire en noir et blanc gra­nu­leux, mais qu’elles sont encore là aujourd’hui, tou­jours debout. [L.]

Libertalia, 2024


Photographie de ban­nière : Letizia Battaglia, Lunedì di Pasquetta a Piano Battaglia, 1974


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REBONDS

Cartouches 94, novembre 2024
Cartouches 93, sep­tembre 2024
Cartouches 92, juillet 2024
Cartouches 91, mai 2024
Cartouches 90, avril 2024
Cartouches 89, mars 2024

Ballast

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