Les squats dans le New York des années 1980, un retour matérialiste sur l’histoire des sorcières, communisme et féminisme en Italie, une histoire non-étatique de la révolution culturelle en Chine, ce que le temps fait à la poésie, l’inventeur de l’AK-47, comment le colonialisme affecte les Blancs et les Blanches, l’évasion rocambolesque d’un anarchiste russe, un road-trip à la frontière entre le Mexique et les États-Unis, les ouvrières des conserveries de Douarnenez cent ans après les Penn Sardin : nos chroniques du mois de décembre 2024.
☰ Quartier en guerre, de Seth Tobocman (trad. Julien Besse)
Dans les années 1970, à New York, la chute des prix de l’immobilier vide des quartiers entiers, comme le Lower East Side, laissant leurs immeubles abandonnés ouverts à qui veut s’installer. La décennie suivante, l’arrivée de Reagan au pouvoir marque une envolée des prix et de la spéculation immobilière à laquelle les plus précaires peinent à s’adapter. Mis à la porte de leurs logements, ceux qui ne pouvaient plus payer leur loyer se sont mis en quête d’immeubles à squatter. Mais ces bâtiments étaient à leur tour menacés par les promoteurs aidés par la mairie. Les notices d’éviction et les expulsions se sont multipliés. L’illustrateur et auteur de BDunderground Seth Tobocman a été acteur de ces années-squat dans le Lower East Side. Dans un livre-coup de poing aux dessins en noir et blanc contrastés, sans gris, il raconte cette époque et son expérience de la vie en squat en huit histoires qui abordent chacune des angles ou des thématiques différentes. Si les événements ont presque 50 ans, ils semblent pourtant toujours d’actualité. Les squatteurs sont en lutte contre le système capitaliste et les flics qui en sont le bras armé. Ils sont les premiers à dénoncer les violences policières commises contre les personnes non-Blanches. Par la mobilisation collective, l’émeute et l’action directe ils tentent de faire reculer les pouvoirs publics qui essayent d’abattre les immeubles à l’abandon ou de fermer le parc de Tompkins Square, refuge de sans-abris. Dans les immeubles occupés, se forment des communautés d’individus réunis par la nécessité. Mais elles ne sont pas épargnées par les tensions. L’alcool et les drogues font des dégâts sur les esprits et les corps. Animées d’idéaux autogestionnaires, les groupes sont également en proie au sexisme et au racisme. Les prises de décisions collectives ne parviennent pas à empêcher les prises de pouvoir et les pratiques autoritaires, dont les femmes et les personnes racisées font souvent les frais. Dans les planches qui concluent son travail de mémoire, Tobocman questionne : « Est-il surprenant que nous devenions le reflet de notre oppresseur ? » [L.]
CMDE (Ici-bas), 2017
☰ Sorcières et sorciers, histoire et mythe, de Michelle Zancarini-Fournel
Dans ce petit livre, Michelle Zancarini-Fournel, historienne bien connue pour ses travaux consacrés à l’histoire des femmes et du féminisme, nous offre une synthèse des représentations et des discours tenus sur les sorcières au cours des derniers siècles et jusqu’à la période contemporaine, notamment dans les courants écoféministes. L’occasion pour elle, en s’appuyant sur les connaissances historiques nombreuses dont nous disposons aujourd’hui sur la persécution des sorcières et sorciers à l’aube des temps modernes, de critiquer l’image d’Épinal qui s’est imposée ces dernières années dans un certain nombre de milieux militants, notamment à la suite des publications de la sociologue italienne Silvia Federici (Caliban et la sorcière) ou de la journaliste française Mona Chollet (Sorcières). Non, les sorcières n’étaient pas des « femmes puissantes », mais « des victimes de querelles de voisinage, de dénonciations et d’arrestations débouchant sur l’aveu, sous torture, du crime de sabbat ». Et contrairement aux chiffres fantaisistes de neuf millions de femmes tuées avancés par Federici, qui affirme que « la chasse aux sorcières a été le cas de persécution de masse le plus important de l’histoire » jusqu’au XXe siècle, la fourchette actuellement retenue par les historiens se situe plutôt entre 40 000 et 70 000 victimes, « chiffre considérable et abominable », mais « qu’il est inutile de centupler », nous dit Zancarini-Fournel. On a pu penser pendant longtemps que les réécritures idéologiques de l’Histoire étaient l’apanage de l’extrême droite. Cet ouvrage nous permet de comprendre qu’elles sont également monnaie courante à gauche. Si l’extrême droite tend généralement à mythifier le passé de son groupe d’appartenance revendiqué, certaines franges de la gauche vont plutôt avoir tendance à mythifier le passé lointain d’autres sociétés, ou encore celui de fractions rebelles ou subalternes (réelles ou supposées) de leur propre société. À cet égard, saluons l’initiative et la mise au point de Michelle Zancarini-Fournel, qui nous rappelle qu’une politique de l’émancipation devrait également toujours s’accompagner d’une éthique de la lucidité et du respect des faits et données archéologiques, historiques ou anthropologiques. [P.M.]
Libertalia, 2024
☰ Concetta et ses femmes, de Maria Attanasio (trad. Laura Brignon)
Sicile, été 1993. Maria Attanasio, professeure de philosophie et écrivaine, écoute un message enregistré sur son répondeur. Elle reconnaît « le ton péremptoire de Concetta La Ferla », « tardive meneuse de peuple et proto-féministe », camarade de lutte au sein de la section locale du Parti communiste italien, à Caltagirone, ville située à 70 kilomètres à l’ouest de Catane. Celle-ci, convalescente, lui demande de venir la trouver. Elle souhaite que Maria écrive sa vie. « Dans cette époque aussi grise qu’un froc de moine », il convient de transmettre aux générations suivantes que dans ce coin de Sicile aussi « la révolution prolétarienne a existé » — et que ce fut le cas parce qu’elle a été portée par des femmes. « Une bouffée denostalgie, note Maria Attanasio, et inconsidérément je lui dis oui. » Ainsi se suivent les souvenirs de l’autrice et ceux de Concetta, qui se font superbement écho. Pour l’une, la vie débute sous Mussolini. Le fascisme est une réalité quotidienne et le socialisme un combat clandestin. Pour l’autre, qui a grandi dans « cette dimension d’existence ingrate, de stricte survie, de la Sicile des années 1950 », le communisme apparaît comme une évidence et une échappatoire face à l’indigence de l’après-guerre. Toutes deux ont vu dans l’engagement politique un formidable tremplin les propulsant vers une vie pleine de sens, qui les fait se rencontrer au milieu des années 1960. Concetta anime alors, avec fougue, la première section locale féminine du Parti communiste italien, dont Maria rédige les procès-verbaux de réunions. Trente années plus tard, à distance désormais des organisations politiques, elle continue pourtant de retranscrire les propos de sa camarade, qui relate son combat pour un parti populaire, animé par celles et ceux qu’il entend représenter et défendre. Lire Concetta et ses femmes, c’est découvrir deux voix singulières, qui composent une formidable « petite histoire du militantisme populaire ». [R.B.]
Ypsilon, 2021
☰ Fantômes rouges. Chine : la mémoire hantée de la révolution culturelle, de Tania Branigan (trad. Lucie Modde)
Pour le Parti communiste chinois, « l’histoire ne sert pas à archiver, encore moins à débattre, c’est un outil. Indéfiniment adaptable, il sait revêtir une apparence immuable ». Ainsi la mémoire de la révolution culturelle (1966–1976) a‑t-elle été canalisée par les dirigeants successifs du pays. C’est que la période, qui a signé la fin du maoïsme et a précédé l’entrée de la Chine dans le grand jeu du capitalisme mondialisé, est le nerf, si ce n’est la source, de nombre de traumatismes, de trajectoires, de certitudes et d’ignorances qui constituent aujourd’hui les différentes générations du pays. Dans ce livre d’enquête qui déplie destins individuels et plaies historiques, et raconte autant les tentatives de réparations que les forces d’enfouissement mémoriel, la journaliste Tania Branigan propose une entrée sensible et solidement documentée, non seulement dans les événements de la période (adolescent·es endoctriné·es et responsables de crimes restés sans jugements, persécutions massives, chaos social et luttes factionnelles organisés sur fond de totalitarisme et de culte de la personnalité de Mao Zedong), mais encore dans les traces qui en subsistent dans le présent. Des tentatives de faire exister des musées privés dédiés à la révolution culturelle aux associations d’anciens « jeunes instruits » (ils furent 17 millions à être envoyé·es de force travailler à la campagne), en passant par le destin d’un compositeur de musique, par la nostalgie de néo-maoïstes dégoûtés des saccages de l’économie de marché, ou encore par la lutte de personnes demandant réparation, la journaliste rend compte d’une mémoire clivée et contradictoire, dont elle parvient, au fil de ses entretiens, de ses rencontres, de ses enquêtes, à restituer les contrastes. Elle en éclaire quelques zones d’ombres, mais met également le doigt, aussi humblement que puissamment, sur celles qui se dérobent à tout éclaircissement définitif. Car dans la société chinoise d’aujourd’hui, et au profit du régime en place, « la révolution culturelle est cet épouvantail qui tire son pouvoir de l’ombre dans laquelle on l’a laissée ». [L.M.]
Stock, 2024
☰ « Mon évasion », de Pierre Kropotkine (trad. Francis Leray et Alfred Martin)
Dans Mon évasion, Pierre Kropotkine, un des penseurs du communisme libertaire, raconte son enfermement dans la forteresse de Saint Pétersbourg puis comment, avec ses camarades, il profite d’un séjour à l’hôpital militaire pour concocter un plan d’évasion. Le texte que rééditent ici les éditions du Bout de la ville est extrait des Mémoires d’un révolutionnaire écrit par l’anarchiste en 1898. Les éditeurs ont fait le choix ici de mettre l’accent sur l’aspect anti-carcéral, précurseur de l’abolitionnisme, de Kropotkine. Le texte principal est suivi d’un extrait de discours où celui-ci dénonce la prison et ses effets sur les détenus et leurs familles : « Si nous prenons en considération toutes les diverses influences de la prison sur le détenu, nous devons convenir que, chacune séparément, et toutes ensembles, elles agissent de manière à rendre l’homme qui a passé quelque temps en prison de moins en moins approprié à la vie en société. » C’est que, outre la prison du tsar Alexandre II, Kropotkine a aussi connu les geôles françaises, dans la maison centrale de Clairvaux, où il a été à nouveau emprisonné pour son activisme de politique. Les textes de Kropotkine sont introduits par David Douillon, éditeur de l’ensemble de son œuvre, qui rappelle la vie et les engagements du géographe anarchiste. Le livre se termine par un texte de L’Envolée. Ce collectif, qui publie un journal et une émission de radio à destination des personnes privées de liberté, « est un porte-voix pour les prisonnières et les prisonniers qui luttent contre le sort qui leur est fait ». C’est donc un beau manifeste contre la taule que nous proposent les éditions du Bout de la ville, qui revendiquent de publier des « livres toujours plus nécessaires pour penser, vivre et pourquoi pas, changer le monde ». [L.]
Éditions du bout de la ville, 2024
☰ Et nos visages, mon cœur, fugaces comme des photos, de John Berger (trad. Katya Berger Andreakis)
« La prose est beaucoup plus confiante que la poésie ; la poésie, elle, s’adresse à la blessure immédiate. » Il est des poèmes, c’est commun, qui marquent durablement. Qui sont promis à devenir de solides compagnons. C’est qu’ils ont été lu au bon moment. Celui qui ouvre ce recueil pourrait être de ceux-là. Il commence par cette strophe : « Quand j’ouvre mon portefeuille / pour montrer mes papiers / payer / ou vérifier l’horaire d’un train / je vois ta photo. » N’écrivons pas la suite. C’est qu’il faut le lire entièrement et vraiment, c’est-à-dire sans distraction le temps de la lecture, puis laisser durer la chaude inertie que les mots sont susceptibles de susciter. Presque, il ne faudrait lire que ce poème là, refermer le livre, puis l’ouvrir à nouveau en sautant les premières pages et commencer l’ouvrage en gardant en soi la sensation plus que le sens. Dans ces premiers mots, donc, où cohabitent une photo, des fleurs, une chaîne de montagne, comme dans la suite de l’ouvrage, il est question de temps, d’amour, de confiance et de ce qui reste lorsque tout semble pourtant disparaître. Le temps, voilà la très grande question, qui se mélange souvent d’espace — l’objet de la deuxième partie de Et nos regards. Un poncif poétique, peut-être, que l’historien de l’art et écrivain John Berger a su reprendre à sa façon, humble et magistrale, avec un mélange d’anecdotes, d’observations (les animaux et les tableaux qui surgissent à tout instant, les événements politiques de son époque) et de rencontres. Le récit de ces dernières débute souvent par des détails en apparence insignifiants mais qui, peu à peu, s’agglomèrent et composent une réflexion vivace. Ce livre est un livre des contraires, où chemine ensemble ce qui perdure et s’efface, ce qui rassure et manque, la perte, la présence, l’absence — « ce guet-apens machiné par l’espace ». « Si la poésie fait de la langue une amie bienveillante, c’est parce qu’elle rend tout intime. » Voilà qui est d’autant plus juste lorsqu’il s’agit de celle de John Berger avec lequel, sept ans après sa mort, il reste singulièrement aisé de se sentir le familier. [E.M.]
Éditions Hourra, 2024
☰ Ma dernière création est un piège à taupes, d’Olivier Rohe
Son invention est devenue iconique, jusqu’à être désignée comme élément du patrimoine russe en 2018. On la retrouve aussi bien sur le drapeau de l’Armée de libération des ouvriers et des paysans de Turquie (Tikko) que sur celui du Hezbollah libanais ou du Mozambique. Le fusil d’assaut Avtomat Kalachnikova modèle 1947 — en abrégé, AK47 — est connu pour être une arme robuste, utilisable dans toutes sortes de milieux, peu coûteuse à produire et fiable d’utilisation. On la retrouve dans tous les conflits d’après-guerre. Face à son concurrent, le M‑16 étasunien, elle est devenue un symbole des luttes décoloniales. Si l’arme est mondialement connue, son inventeur l’est moins. L’écrivain Olivier Rohe s’est ainsi essayé à dresser un portrait de l’ingénieur soviétique Mikhaïl Kalashnikov. Celui-ci est décédé en 2013 à l’âge de 94 ans, non loin de l’usine d’Ijevsk où il n’a cessé de passer son temps à essayer de perfectionner son invention et à en développer d’autres. Les dernières années de sa vie, on lui a même caché que l’armée russe avait décidé d’abandonner l’AK-47, qui avait connu de multiples changements, pour un modèle plus performant. Drôle de destin pour cet enfant de paysans propriétaires de leur terre, des koulaks, déportés en Sibérie après la prise de pouvoir de Staline — à qui l’homme vouera pourtant fidélité. Dans de rudes conditions, l’enfant participe aux travaux des champs. Adolescent, il se forge de faux papiers et trompant les contrôles, il parvient à s’échapper. Démarre alors pour lui une nouvelle vie. Enrôlé pendant la Seconde Guerre mondiale, il est blessé. Sur son lit d’hôpital, il échafaude les premiers plans d’une arme de poing qui puisse concurrencer l’armement des Allemands. L’auteur va et vient entre l’histoire de l’homme et celle de son invention, montrant comment l’un à pu aboutir à l’autre et ce qu’elle devient ensuite, produite en masse, copiée, distribuée par caisses entières sur les champs de bataille. [L.]
Inculte, 2012
☰ Portrait du colonialiste, de Jérémie Piolat
Le Portrait d’un colonialiste proposé par l’anthropologue Jérémie Piolat permettra de nourrir les réflexions des Blanc·hes qui entendent s’engager dans la lutte antiraciste. C’est « d’abord à la culture, la philosophie, la manière de vivre des Blancs » que s’intéresse l’auteur. Il est parti « du sentiment […] que les pratiques, savoirs et virtuosités culturelles populaires ont dépéri en Europe chez les Européens de l’Ouest euro-descendants » et s’interroge alors sur les conséquences que cette perte peut avoir dans le maintien du racisme structurel. Exemples à l’appui, Jérémie Piolat cherche à montrer que la rencontre avec des personnes appartenant à des peuples extra-occidentaux agit parfois comme révélatrice de la vacuité des cultures populaires des personnes qu’il qualifie, plutôt que de « Blanc·hes », d’euro-centrées. Il cite notamment la musique et des danses, en interrogeant le fait que les Occidentaux se sentent souvent légitimes à intégrer des danses populaires non-occidentales, sans se poser la question de leur apprentissage comme ils le feraient devant un ballet d’opéra. Il rappelle aussi que les États-nations modernes se sont construits en menant des politiques d’éradication linguistique sur leurs territoires, et en imposant une culture nationale — et nationaliste — aux populations, effaçant ainsi peu à peu leurs singularités. Jérémie Piolat nous invite à retrouver les histoires de nos pertes et à les remettre en partage pour sortir de cette idée que nous serions à même d’écouter la douleur des autres parce que tout irait bien chez nous. Car, « comment prétendre soutenir ceux qui se battent aujourd’hui pour préserver leur mode de vie, leur culture et son devenir » si nous avons tout oublié de ce qui est arrivé aux nôtres ? À travers cette démarche, les groupes euro-centrés pourront peut-être parvenir à provincialiser l’occidentalisme et « s’ouvrir à d’autres manières d’être, d’habiter le monde, mais aussi d’analyser et de produire des connaissances. » [L.]
Éditions Libre, 2024
☰ Coyote, de Sylvain Prudhomme
De coyote, nous n’en croiserons aucun dans ce livre. Ils sont sans doute restés tapis, quelques part, à l’abri d’un buisson ou dans la tiédeur d’une maison. Le surnom donné aux passeurs à la frontière entre le Mexique et les États-Unis est connu. La vie de celles et ceux qui la traversent chaque jour pour travailler, aimer ou tout simplement vivre, l’est bien moins. Sylvain Prudhomme a longé son tracé de Tijuana à Matamoros, villes situées à 2 500 kilomètres de distance, sur la côte ouest et la côte est du Mexique. L’écrivain a tendu son pouce ou un panneau en carton pour qu’un conducteur veuille bien l’accueillir dans son habitacle afin de réaliser un reportage, d’abord, avant que le songe d’un livre ne s’impose. Il y avait encore des choses à dire ou, plutôt, à retranscrire, car les pages de Coyote sont faites de témoignages plus que de narration. « Livre de la frontière vécue, éprouvée », « sans presque plus rien que les voix et les visages rencontrés » pour le composer, écrit l’auteur en guise d’introduction. Ce dernier est devenu le confident d’une vingtaine d’hommes, seuls et Mexicains pour la plupart. Ou plutôt un témoin, car c’est bien le rôle que lui confère Simon, qui avoue avoir parlé à « Sylvano » comme il ne le fait qu’avec sa femme ou sa mère. Chaque rencontre ajoute sa matière à la précédente et aide à construire une image fragmentée de la frontière, sur laquelle les ombres de Trump, du narcotrafic et du consumérisme planent de façon terrifiante. Plus simplement encore, des noms scandent le récit. Ceux des villes (Yuma Tucson El Paso Eagle Pass Brownsville) et ceux des gens (Juan Great Jésus Mike Emiliano Laura), auxquels des photographies donnent chair. En fond, souvent, une voiture énorme ou l’architecture caractéristique des stations services. On s’habitue au rythme des rencontres, à l’attente du prochain conducteur, aux souvenirs cinématographiques de l’auteur, au point qu’une sorte de familiarité naît avec lui comme avec ses interlocuteurs. Une démarche littéraire bienvenue qui vient s’ajouter à d’autres, plus journalistiques, comme celle qui a alimenté les pages du dernier numéro du mensuel marseillais CQFD, qu’on ne saurait trop conseiller. [R.B.]
Minuit, 2024
☰ Écoutez gronder leur colère, de Tiphaine Guéret
Depuis quelques années, la révolte des Penn Sardin de Douarnenez connaît un regain d’intérêt dans les milieux militants et même plus largement. Ces ouvrières des conserveries où l’on met les sardines en boîte se sont mises en grève en novembre 1924 pour demander une augmentation de salaire et de meilleures conditions de travail. La lutte est rude et le patronat impitoyable. Elles sont appuyées par le maire communiste de la ville, Daniel Le Flanchec. Jusqu’à Paris, leur lutte suscite l’engouement. La CGT‑U envoie Charles Tillon et Lucie Colliard les appuyer. Elles finissent par gagner et défaire le patronat. Cette histoire est racontée dans Une belle grève de femmes d’Anne Crignon. Dans Douarnenez, les références au mouvement fleurissent. Un siècle plus tard, Tiphaine Guéret, journaliste indépendante collaborant avec CQFD ou encore Panthère première n’a pas voulu « laisser le compteur bloqué sur le triomphal hiver 1924 et se satisfaire de la foklorisation de la grève ». Si la désindustrialisation a causé la fermeture de nombre de conserveries, il en reste encore trois à Douarnenez, dont deux de dimension industrielle : la maison Chancerelle et Petit Navire. L’autrice a décidé d’aller à la rencontre des travailleuses de ces usines, désormais reléguées dans la zone industrielle de la ville, loin du port. En effet, ce sont encore très majoritairement des femmes qui travaillent au conditionnement à la chaîne des sardines et autres poissons. La division genrée du travail n’a guère évolué depuis le début du siècle. Parmi elles, les intérimaires sont nombreuses, tout comme les femmes exilé·es, venues en quête de travail à Douarnenez. Si l’ambiance révolutionnaire et la solidarité ouvrière semblent parfois un souvenir lointain, il suffit d’une nouvelle grève en mars 2024 pour réveiller leur souvenir. Et c’est là le cœur du travail de Tiphaine Guéret : montrer que les ouvrières des conserveries ne sont pas qu’une image révolutionnaire en noir et blanc granuleux, mais qu’elles sont encore là aujourd’hui, toujours debout. [L.]
Libertalia, 2024
Photographie de bannière : Letizia Battaglia, Lunedì di Pasquetta a Piano Battaglia, 1974
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