Une promenade politique dans les rues de Brest, la langue puissante de Zora Neal Hurston, enquêter sur le coût écologique du numérique, dans les pas de Cesare Pavese, le journal d’une maladie taboue, la vie après la violence politique au Pérou, raconter l’élevage, contre les préjugés sur les grands ensembles urbains, les notes de John Berger, les Kurdes après cent ans de république turque : nos chroniques de janvier 2025.
☰ À Brest, du Collectif Othon
« Tonnerre, tonnerre, tonnerre de Brest / Mais nom de Dieu, que la pluie cesse » chante Miossec dans une chanson dédiée à cette ville qu’il n’a pas quittée. Tant le chanteur que ce fameux « tonnerre de Brest » et la pluie figurent en bonne place dans l’exploration de la ville à laquelle nous invite le collectif Othon, sobrement intitulée À Brest, dans un livre à la couverture monochrome caractéristique des éditions Divergences — bleue cette fois. Composé d’une douzaine de membres, le collectif s’intéresse à la ville comme laboratoire politique. Après Valenciennes et Arles, ses membres ont parcouru les rues de la cité du Ponant pour tenter d’en dresser un portrait. Chaque participant·e choisit son approche, même si l’unité du collectif donne un cadre aux regards qui se déploient sur différents axes — aussi bien « ses rues sans âme, sans âme que le vent qui rôde de la rue de Siam au pont levant1 » qu’au sens figuré. La dernière page refermée, deux sujets semblent occuper une place prédominante dans la ville : les processus de reconstruction — aujourd’hui qualifiés de « rénovation urbaine » et les évolutions de l’activité portuaire, en particulier autour de la Marine nationale. Si de toutes les rues de Brest, on voit la mer, la présence de l’armée rend cette dernière inaccessible sur une bonne partie du littoral, condamné par des grilles métalliques. Pourtant depuis 1975 et le déménagement de la flotte à Toulon, la Marine a largement réduit la voilure. Les activités industrielles de l’Arsenal, évoquées avec nostalgie par d’anciens travailleurs, se sont en partie privatisées ou délocalisées. En même temps que se restructure le secteur de l’armement, le paysage de la ville change. Ravagée par les bombardements alliés à la fin de la Seconde Guerre mondiale, reconstruite d’une manière qui en modifie jusqu’au relief, elle est à présent la cible des entrepreneurs qui voudraient en faire une source de profits en y attirant un nouveau public. Ils peuvent compter sur l’appui des pouvoirs publics, qui envoient les CRS pour mater les derniers rebelles de la place Guérin et policer davantage l’image de Brest. [L.]
Divergences, 2025
☰ Mais leurs yeux dardaient sur Dieu, de Zora Neale Hurston (trad. Sika Fakambi)
Voilà un roman qui secoue et réinvente ici deux langues : l’américain forgé par Zora Neale Hurston, voix puissante du mouvement de la Renaissance de Harlem dans les années 1930, et le français que Sika Fakambi a élargi et bouleversé dans une traduction presque cent ans postérieure à l’œuvre originale. La narration, bousculée de toutes parts de dialogues épatants, est façonnée par un regard externe qui embrasse le monde au diapason de celle qui trace dans la fiction sa trajectoire têtue. Personnage radiant, saisissant, sans cesse touchée par le monde et les êtres, Janie Starks naît dans une bourgade pauvre de Floride où, le soir venu, à chacun et chacune de s’asseoir au coin des vérandas pour distiller rumeurs et parleries — des paroles drôles et cruelles, comme le sont les pensées d’hommes et de femmes éreintées tout le jour par le labeur que dictent les boss-men blancs. Dans la vie, « il est des années faites pour poser les questions et des années faites pour y répondre ». Ainsi Janie très vite grandit, découvre printemps et amours, fraye sa route entre compromis et intransigeances, laisse des hommes exercer sur elle des empires dont elle n’est jamais dupe. Janie s’en va, connaît merveilles et horreurs. Et Janie s’en revient, riche et fatiguée des certitudes que seule une vie libre sait arracher à ce monde. Roman d’émancipation, plongée dans les classes laborieuses noires d’une Amérique ségréguée où les plaies de l’esclavage restent béantes, Mais leurs yeux dardaient sur Dieu est surtout un condensé de voix qu’on finit presque par entendre tant les dialogues les font surgir, se chevaucher, cavaler d’une page à l’autre. Les sentiments les plus obscurs, les idées les plus mesquines, les élans les plus souverains, les émotions les plus simples, les personnages les plus médiocres comme les plus stupéfiants : tout est saisi, avalé et réagencé par une prose qui dévale le temps pour nous plonger ici, maintenant, à Eatonville, à Jacksonville, aux Everglades. De lieu en lieu, Janie vit, « et son âme pas à pas s’extirp[e] de son repli ». [L.M.]
Zulma, 2020
☰ Toujours Puce. Les macrodégâts de la microélectronique, de Maud et Elsa Lecarpentier
« La réindustrialisation de la France commence ici ! » Ainsi s’exclamait le président Macron en 2022 à Crolles, dans la vallée du Grésivaudan, en pleine canicule, à l’occasion de l’annonce d’un grand plan d’investissement pour l’agrandissement de l’usine de puces électroniques STMicroelectronics. En une centaine de pages de dessins, Maud et Elsa Lecarpentier dépeignent la connivence entre les instances politiques et les représentants de l’entreprise dans la mise en place du projet et alertent quant à la catastrophe écologique qu’il ne manquera pas de provoquer à court terme. Non seulement le fonctionnement de l’usine nécessite déjà, dans sa forme actuelle, une quantité faramineuse d’eau — 156 litres par secondes — mais elle rejette quotidiennement des centaines de kilos de produits chimiques dans les cours d’eau. Derrière la fable de la « création d’emplois » et de la « relocalisation », une motivation d’une triste banalité : la recherche de profits infinis, au détriment du territoire ainsi que des habitantes et habitants, lesquels sont toujours plus soumis à des restrictions d’eau, alors même que STMicroelectronics continue d’en pomper des quantités colossales. Mais cette entreprise, dans les deux sens du terme, capitalise plus fondamentalement sur un phénomène planétaire très précis : la prétendue numérisation ou dématérialisation intégrale du monde, qui passe en réalité par une exploitation massive de ressources minières, et la pollution définitive des terres et des eaux partout où la filière des puces s’immisce — sans parler du rôle indispensable de celles-ci dans le développement technologique de l’armement. Face à cette industrie nuisible et prédatrice, les autrices nous soumettent via ce docu-fiction pédagogique une proposition : résister partout et collectivement contre la « vie augmentée » et les projets industriels qui la nourrissent. Car s’il est une chose certaine, c’est qu’il faudra à moyen terme choisir entre l’eau et les puces. [A.C.]
Le Monde à l’envers, 2024
☰ Hotel Roma, de Pierre Adrian
Un jeune écrivain qui se place dans les pas d’un auguste prédécesseur, mort depuis bien longtemps : l’exercice n’a rien de neuf. D’autant plus qu’après Pasolini, l’homme auquel s’est attaché Pierre Adrian s’appelle Cesare Pavese, autre mastodonte italien de l’après-guerre dont « le suicide était entré dans la mythologie des morts sensationnelles. […] Une chambre d’hôtel, un journal intime rempli d’indices, un mot d’adieu spectaculaire et banal à la fois, abandonné sur la première page d’un livre aimé. » Un monument, en somme, que beaucoup ont transformé en mausolée depuis le 27 août 1950 et l’ingestion, par l’auteur du Métier de vivre et de Travailler fatigue, d’une dose fatale de somnifères. C’est ce qu’évite l’auteur de façon heureuse. Hotel Roma est un livre simple, honnête, sur une amitié littéraire intergénérationnelle qui se construit progressivement, à force de lectures, d’adresses retrouvées, de rencontres provoquées. Elle se double, au présent, d’une relation amoureuse naissante, dont Turin est l’épicentre — l’amour, justement, et son absence douloureuse ont contribué, entre autres choses, à miner Pavese. L’ombre qui plane sur l’ensemble de l’ouvrage est en effet bicéphale : le suicide, ce geste qui « lui appartenait au même titre que sa pipe ou ses lunettes », cohabite avec les échecs amoureux, qu’aurait entraînés une tristesse trop envahissante. Pierre Adrian ne cherche pas à sauver Pavese de lui-même, ni à enjoliver son désengagement politique à l’heure du fascisme triomphant. Il relève par contre la franche amitié qu’exprimera l’entourage de l’auteur italien à la fin de sa vie, dont il n’était sans doute pas suffisamment conscient, qu’il fait sienne à son tour et discrètement. À la suite d’Italo Calvino, il ajoute : « En grandissant, j’avais appris que l’ami était d’abord une présence, proche ou lointaine, et qu’il ne fallait pas en exiger d’avantage. » N’en demandons pas trop à Pavese, donc. Commençons simplement par le lire. [E.M.]
Gallimard, 2024
☰ Nos lèvres disparaissent, de Geneviève Peigné
Un diagnostic tombe : c’est un lichen scléreux vulvaire. Un quoi ? Pourquoi ? Et ensuite ? Mal connue voire occultée longtemps par la médecine, la maladie est dite « auto-immune ». On ne sait pas la soigner. Seulement en apaiser très partiellement les souffrances. C’est une maladie taboue, qui touche le sexe des femmes. Qui peut apparaître à tout âge, parfois suite à un traumatisme (pouvant résulter de violences sexuelles), qui suscite des douleurs, détruit progressivement la vulve, fait planer la menace possible d’un cancer et complique voire abolit la sexualité — du moins nombre de ses possibilités. Hélène, l’autrice-narratrice, fait ici le récit d’un parcours qui débute avec l’onde de choc du diagnostic et la solitude que cette onde engendre, et qui trouve ensuite sa force et son orientation dans un groupe de parole auto-organisé, en Suisse, par des patientes ayant en commun cette maladie. Livre de formation, d’information, de témoignages multiples et de lucides retours sur soi, Nos lèvres disparaissent est une quête conduite sur cette crête étroite entre peur et courage : c’est depuis cet endroit que Geneviève Peigné écrit. Son journal de bord restitue les questionnements, les terreurs, les rages et les éclats de celle qui tantôt lutte, tantôt vacille face à la maladie, seule irréductiblement, mais aussi dans la conscience du collectif formé par le groupe d’échange — « chaque rencontre est un stage d’autodéfense, une victoire aussi : la parole vraie naît d’un effort sur soi ». Un effort pour affronter, parfois, les peurs archaïques héritées d’une éducation binaire sexuée où le masculin est roi. « Les maladies ignorées, tues, ne le sont jamais par hasard. La mythique libération sexuelle n’admet que l’invulnérabilité mâle et la disponibilité du féminin. » Les questions violemment soulevées, dans l’intimité, par une maladie comme le LSV doivent aussi servir à bouleverser l’ordre de perception en place. Et à rendre tout leur poids aux paroles des malades et des femmes. [L.M.]
Les Lisières, 2024
☰ Après la violence, de José Carlos Agüero (trad. Pierre Madelin)
José Carlos Agüero est un historien, poète et écrivain péruvien. Il est aussi l’un des fils de deux militants du Sentier lumineux — si ce nom est passé dans l’histoire, la dénomination officielle de l’organisation était toutefois le Parti communiste du Pérou (PCP), auquel les historiens ont ajouté les lettres SL pour le différencier d’autres organisations. Le mouvement est principalement actif de 1980 au début des années 1990. La guerre de guérilla qu’il a engagée avec l’État péruvien a causé des dizaines de milliers de morts, disparus et orphelins, d’un côté comme de l’autre. Si le nombre des victimes reste contesté — un bilan autour de 70 000 est souvent évoqué — la majorité de celles-ci sont des paysans Quechua. Désigné comme terroriste, le Sentier lumineux et ses membres ont connu l’opprobre. Une commission Vérité et Réconciliation, à laquelle a participé l’auteur, a été créée par le gouvernement au milieu des années 1990. Les éditions terres de Feu. ont choisi de publier cet ensemble « de courts récits sur une période marquée par la violence, à mi-chemin entre la réflexion et la note autobiographique ». Leur contenu « témoigne des différentes dimensions liées [à la condition de l’auteur], celle d’un fils de militants du [PCP-SL] qui sont morts au cours de cette tragédie, victimes d’exécutions extra-judiciaires ». À ce titre, José Carlos Agüero pose beaucoup de questions et apporte peu de réponses. Mais les pistes de réflexion qu’il ouvre sont précieuses pour penser une époque où les crimes de masse sont désormais diffusés en direct sur les réseaux sociaux. Stigmate, culpabilité… Chaque chapitre aborde un thème lié au fardeau de l’auteur. Celui sur la notion de victime interroge tout particulièrement. Qu’est-ce qu’être une victime ? Qui décide de qui l’est ? Que penser des récents travaux universitaires tendant à refuser la centralité de la place des victimes dans les crimes de masse, pour retrouver la complexité des multiples dimensions des individus ? [L.]
terres de Feu., 2025
☰ Élever, d’Elsa Sanial
Une petite ferme des Fayes — c’était celle du grand-père et c’est ici qu’Elsa est revenue. Y élever des brebis, travail et liberté fondus ensemble. Y tracer une voie paysanne, une vie « façonnée par les bêtes », que l’écriture raconte ici en rebroussant parfois le temps, en suivant sinon la marche des saisons, qui dicte les mouvements, les luttes, les naissances, croissances et morts des brebis et agneaux compagnons. Quand le lien aux animaux se fait dans l’intimité du toucher, des soins, des agnelages, dans le trajet régulier à l’abattoir pour mettre à mort des agneaux élevés, aimés, mais dont on sait se séparer, dans l’angoisse de la souffrance des brebis, de risques pour elles qu’on échouerait à prévenir, dans la joie d’avoir permis le calme du troupeau, dans la tendresse du geste du chien pour une bête, dans les temps de pâture conquis par arpentage des terres et des milieux, pour que les brebis aient à manger « du gras, du maigre, du sec et du vert », quand le lien aux animaux est un lien de chair, de sueur, de joies vives et de peurs, au fond, « qui élève qui ? » Ce métier tant commenté par ceux qui n’y entendent rien, fantasmé par les plus lointains, contraint par le système productiviste, nié par malaise ou fausse pudeur, est défendu par des femmes paysannes qu’on se figure volontiers maternantes, ou au contraire assassines. Elsa Sanial en est, et dans ce récit fait de fragments solidement composés, elle défait les idées simples, met le doigt sur les ornières, et raconte son métier en laissant affleurer embûches et contradictions autant que beautés et convictions. Ce premier livre des éditions sahus sahus, nichées en Haute-Loire, fait naître une parcelle fertile à l’intersection de la littérature et du travail paysan, où l’autrice fraye une voie féministe ancrée dans un sol et des pratiques à défendre — « Ralentir avec l’hiver, dormir longtemps / Être une parmi les comparses »… [Y.R.]
sahus sahus, 2025
☰ Grands ensemble, de Fabien Truong et Gérôme Truc
Le 7 janvier 2015, « [à] Grigny, la stupeur règne, car c’est ici qu’a grandi Amedy Coulibaly. Très vite […] la ville se retrouve pointée du doigt. » Dix mois plus tard, les sociologues Fabien Truong et Gérôme Truc acceptent une invitation d’un collectif, Ensemble Citoyens, qui s’est mobilisé après les attaques pour proposer aux Grignois·es de s’exprimer en écrivant sur des « murs de paroles », des affiches de papier déployées dans des lieux clés de la ville. Les deux universitaires doivent aider les membres du collectif à analyser les écrits collectés. C’est pour eux en réalité le début d’un travail de dix ans. Une durée qui leur permet « de contrecarrer un certain nombre de lieux communs ». À pied ou en voiture, au fil des rencontres, ils ont recueilli les paroles d’habitant·es de la ville qui abrite deux cités emblématiques, la Grande Borne et Grigny 2 — cette dernière étant également un des quartiers les plus pauvres de France. À rebours des clichés véhiculés dans nombre de paroles publiques sur les « ghettos », « en proie en séparatisme », ils montrent qu’en réalité « les quartiers populaires sont emblématiques des dynamiques qui façonnent le pays dans son ensemble ». Ils développent une idée supplémentaire par rapport à d’autres ouvrages parus récemment sur le sujet des quartiers populaires urbains : que ceux-ci sont des lieux où s’entrecroisent nombre de flux, en particuliers humains, qui les connectent au reste du territoire, et que leur dynamique devient « l’agent des dégradations des conditions de vie ». La question de la violence, largement utilisée par les médias pour stigmatiser les cités et leurs habitant·es, traverse également l’ouvrage, tout comme celle des solidarités qui se nouent dans ces quartiers « à l’épreuve des difficultés du quotidien » pour « envelopper » les personnes. L’ouvrage, et ce n’est pas la moindre de ses qualités, laisse la part belle aux paroles de celles et ceux qui vivent ou ont vécu à Grigny. Il est une contribution essentielle au travail de toutes celles et ceux qui luttent, au quotidien, au sein des quartiers populaires et tentent de déconstruire les clichés éculés des médias produisant de l’information prête à consommer. [L.]
La Découverte, 2025
☰ Palabres, de John Berger (trad. Olivier Cohen et Clément Ribes)
« Cela fait à peu près quatre-vingts ans que j’écris. Au début, j’ai écrit des lettres, puis des poèmes et des discours. Plus tard, des récits, des articles, des livres. À présent, j’écris des notes. » Ce sont celles-ci que Palabres rassemble. D’abord, on cherche la cohérence entre les textes, certains de trois pages, d’autres d’une vingtaine, sur des sujets divers. Au fur et à mesure, on commence à y voir plus clair : au centre des réflexions de John Berger durant les dernières années de sa vie, se trouve l’inscription des humains dans l’Histoire, le va-et-vient qu’ils effectuent entre les petites choses quotidiennes et les événements dévastateurs ou émancipateurs de leur temps. Comme il le dit du poète irakien Abdulkareem Kasid dont il loue les textes, l’écrivain anglais, mort en 2017, « fréquente l’Histoire — comme un point de rencontre — non pour avoir le dernier mot, mais pour le plaisir de la compagnie ». Aussi n’est-il pas surprenant si les portraits tiennent une place importante dans cet ouvrage, qu’il s’agisse de Charlie Chaplin et Rosa Luxemburg ou de proches amis qui, l’âge avançant, disparaissent les uns après les autres. Le portrait, en effet, permet de tenir ensemble une époque et les sentiments qui lient l’auteur à son objet ou avec d’autres — pensons aux correspondances fortuites qui interviennent si souvent dans les textes de John Berger, que ce soit entre une peinture du XVIe siècle et une photographie prise au XXe ou bien entre un chant entendu un soir et toute la musique écoutée durant la vie de l’auteur. C’est ce don pour l’observation et l’écoute, des gens comme des mouvements infimes qui viennent affecter le monde à chaque instant, ainsi que la faculté de relier ce qui est vu, perçu, senti, à la mémoire d’un homme et, à travers lui, de toutes les époques qu’il a vécu, qui caractérise et rend si intemporels les mots de John Berger. [R.B.]
Éditions de l’Olivier, 2016
☰ Cent ans plus tard, les Kurdes au bord de la survie, d’Adnan Çelik
Le média AOC a réédité deux articles parus sur son site internet et écrits par l’anthropologue Adnan Çelik. La mise en page est originale : le livre s’ouvre dans deux sens selon comment on le tourne, chacun donnant accès à un des textes. Au-delà de cette particularité, c’est un ouvrage qu’on pourrait qualifier de livre-outil de formation pour qui s’intéresse à la lutte kurde ou plus généralement à la Turquie. L’un des textes, écrit à l’occasion du centenaire de la République turque, reprend de manière particulièrement claire l’histoire de la lutte des Kurdes dans les régions kurdes en Turquie et les tiraillements que connaît le pays. L’universitaire définit notamment « quatre éléments structurants et récurrents » caractérisant « la politique républicaine à l’égard » de toutes celles et ceux en dehors du « pacte de turcité » : « les violences ethniques délibérées », « le racisme », « l’impunité » de ceux qui commettent des crimes au nom de l’État, et le « déni » de ces derniers. Le deuxième texte concerne le génocide arménien, sur lequel s’est construit la République turque et qui n’est toujours pas reconnu par celle-ci. Plus précisément, Adnan Çelik explique comment l’appareil judiciaire est mis « au service du négationnisme d’État » pour tenter de museler toutes les voix qui s’élèvent en Turquie et ailleurs pour rappeler la mémoire de ce crime d’État. Il examine l’évolution des lois contre la liberté d’expression, comme l’article 301 qui caractérise « l’insulte à la nation turque », comme conséquence des passes d’armes entre État profond et régime de l’AKP dans les années 2000. Cet article est notamment utilisé « contre les activités commémoratives et de recherche ». Le chercheur en a lui même fait les frais : en attendant la conclusion d’une procédure judiciaire classée sans suite et ouverte suite à la re-publication d’un travail sur les Arméniens de Diyarbakır, il n’a pu se rendre en Turquie et s’est retrouvé entravé dans son travail. [L.]
AOC, 2024
Photographie de bannière : William Klein, Victoire d’Ali, Kinshasa, Zaïre, 1974
Nous sommes un collectif entièrement militant et bénévole, qui refuse la publicité. Vous pouvez nous soutenir (frais, matériel, reportages, etc.) par un don ponctuel ou régulier.