Cartouches (96)


Une pro­me­nade poli­tique dans les rues de Brest, la langue puis­sante de Zora Neal Hurston, enquê­ter sur le coût éco­lo­gique du numé­rique, dans les pas de Cesare Pavese, le jour­nal d’une mala­die taboue, la vie après la vio­lence poli­tique au Pérou, racon­ter l’é­le­vage, contre les pré­ju­gés sur les grands ensembles urbains, les notes de John Berger, les Kurdes après cent ans de répu­blique turque : nos chro­niques de jan­vier 2025.


À Brest, du Collectif Othon

« Tonnerre, ton­nerre, ton­nerre de Brest / Mais nom de Dieu, que la pluie cesse » chante Miossec dans une chan­son dédiée à cette ville qu’il n’a pas quit­tée. Tant le chan­teur que ce fameux « ton­nerre de Brest » et la pluie figurent en bonne place dans l’exploration de la ville à laquelle nous invite le col­lec­tif Othon, sobre­ment inti­tu­lée À Brest, dans un livre à la cou­ver­ture mono­chrome carac­té­ris­tique des édi­tions Divergences — bleue cette fois. Composé d’une dou­zaine de membres, le col­lec­tif s’intéresse à la ville comme labo­ra­toire poli­tique. Après Valenciennes et Arles, ses membres ont par­cou­ru les rues de la cité du Ponant pour ten­ter d’en dres­ser un por­trait. Chaque participant·e choi­sit son approche, même si l’unité du col­lec­tif donne un cadre aux regards qui se déploient sur dif­fé­rents axes — aus­si bien « ses rues sans âme, sans âme que le vent qui rôde de la rue de Siam au pont levant1 » qu’au sens figu­ré. La der­nière page refer­mée, deux sujets semblent occu­per une place pré­do­mi­nante dans la ville : les pro­ces­sus de recons­truc­tion — aujourd’hui qua­li­fiés de « réno­va­tion urbaine » et les évo­lu­tions de l’activité por­tuaire, en par­ti­cu­lier autour de la Marine natio­nale. Si de toutes les rues de Brest, on voit la mer, la pré­sence de l’armée rend cette der­nière inac­ces­sible sur une bonne par­tie du lit­to­ral, condam­né par des grilles métal­liques. Pourtant depuis 1975 et le démé­na­ge­ment de la flotte à Toulon, la Marine a lar­ge­ment réduit la voi­lure. Les acti­vi­tés indus­trielles de l’Arsenal, évo­quées avec nos­tal­gie par d’anciens tra­vailleurs, se sont en par­tie pri­va­ti­sées ou délo­ca­li­sées. En même temps que se restruc­ture le sec­teur de l’armement, le pay­sage de la ville change. Ravagée par les bom­bar­de­ments alliés à la fin de la Seconde Guerre mon­diale, recons­truite d’une manière qui en modi­fie jusqu’au relief, elle est à pré­sent la cible des entre­pre­neurs qui vou­draient en faire une source de pro­fits en y atti­rant un nou­veau public. Ils peuvent comp­ter sur l’appui des pou­voirs publics, qui envoient les CRS pour mater les der­niers rebelles de la place Guérin et poli­cer davan­tage l’image de Brest. [L.]

Divergences, 2025

Mais leurs yeux dar­daient sur Dieu, de Zora Neale Hurston (trad. Sika Fakambi)

Voilà un roman qui secoue et réin­vente ici deux langues : l’américain for­gé par Zora Neale Hurston, voix puis­sante du mou­ve­ment de la Renaissance de Harlem dans les années 1930, et le fran­çais que Sika Fakambi a élar­gi et bou­le­ver­sé dans une tra­duc­tion presque cent ans pos­té­rieure à l’œuvre ori­gi­nale. La nar­ra­tion, bous­cu­lée de toutes parts de dia­logues épa­tants, est façon­née par un regard externe qui embrasse le monde au dia­pa­son de celle qui trace dans la fic­tion sa tra­jec­toire têtue. Personnage radiant, sai­sis­sant, sans cesse tou­chée par le monde et les êtres, Janie Starks naît dans une bour­gade pauvre de Floride où, le soir venu, à cha­cun et cha­cune de s’asseoir au coin des véran­das pour dis­til­ler rumeurs et par­le­ries — des paroles drôles et cruelles, comme le sont les pen­sées d’hommes et de femmes érein­tées tout le jour par le labeur que dictent les boss-men blancs. Dans la vie, « il est des années faites pour poser les ques­tions et des années faites pour y répondre ». Ainsi Janie très vite gran­dit, découvre prin­temps et amours, fraye sa route entre com­pro­mis et intran­si­geances, laisse des hommes exer­cer sur elle des empires dont elle n’est jamais dupe. Janie s’en va, connaît mer­veilles et hor­reurs. Et Janie s’en revient, riche et fati­guée des cer­ti­tudes que seule une vie libre sait arra­cher à ce monde. Roman d’émancipation, plon­gée dans les classes labo­rieuses noires d’une Amérique ségré­guée où les plaies de l’esclavage res­tent béantes, Mais leurs yeux dar­daient sur Dieu est sur­tout un conden­sé de voix qu’on finit presque par entendre tant les dia­logues les font sur­gir, se che­vau­cher, cava­ler d’une page à l’autre. Les sen­ti­ments les plus obs­curs, les idées les plus mes­quines, les élans les plus sou­ve­rains, les émo­tions les plus simples, les per­son­nages les plus médiocres comme les plus stu­pé­fiants : tout est sai­si, ava­lé et réagen­cé par une prose qui dévale le temps pour nous plon­ger ici, main­te­nant, à Eatonville, à Jacksonville, aux Everglades. De lieu en lieu, Janie vit, « et son âme pas à pas s’extirp[e] de son repli ». [L.M.]

Zulma, 2020

Toujours Puce. Les macro­dé­gâts de la micro­élec­tro­nique, de Maud et Elsa Lecarpentier

« La réin­dus­tria­li­sa­tion de la France com­mence ici ! » Ainsi s’exclamait le pré­sident Macron en 2022 à Crolles, dans la val­lée du Grésivaudan, en pleine cani­cule, à l’occasion de l’annonce d’un grand plan d’investissement pour l’agrandissement de l’usine de puces élec­tro­niques STMicroelectronics. En une cen­taine de pages de des­sins, Maud et Elsa Lecarpentier dépeignent la conni­vence entre les ins­tances poli­tiques et les repré­sen­tants de l’entreprise dans la mise en place du pro­jet et alertent quant à la catas­trophe éco­lo­gique qu’il ne man­que­ra pas de pro­vo­quer à court terme. Non seule­ment le fonc­tion­ne­ment de l’usine néces­site déjà, dans sa forme actuelle, une quan­ti­té fara­mi­neuse d’eau — 156 litres par secondes — mais elle rejette quo­ti­dien­ne­ment des cen­taines de kilos de pro­duits chi­miques dans les cours d’eau. Derrière la fable de la « créa­tion d’emplois » et de la « relo­ca­li­sa­tion », une moti­va­tion d’une triste bana­li­té : la recherche de pro­fits infi­nis, au détri­ment du ter­ri­toire ain­si que des habi­tantes et habi­tants, les­quels sont tou­jours plus sou­mis à des res­tric­tions d’eau, alors même que STMicroelectronics conti­nue d’en pom­per des quan­ti­tés colos­sales. Mais cette entre­prise, dans les deux sens du terme, capi­ta­lise plus fon­da­men­ta­le­ment sur un phé­no­mène pla­né­taire très pré­cis : la pré­ten­due numé­ri­sa­tion ou déma­té­ria­li­sa­tion inté­grale du monde, qui passe en réa­li­té par une exploi­ta­tion mas­sive de res­sources minières, et la pol­lu­tion défi­ni­tive des terres et des eaux par­tout où la filière des puces s’immisce — sans par­ler du rôle indis­pen­sable de celles-ci dans le déve­lop­pe­ment tech­no­lo­gique de l’armement. Face à cette indus­trie nui­sible et pré­da­trice, les autrices nous sou­mettent via ce docu-fic­tion péda­go­gique une pro­po­si­tion : résis­ter par­tout et col­lec­ti­ve­ment contre la « vie aug­men­tée » et les pro­jets indus­triels qui la nour­rissent. Car s’il est une chose cer­taine, c’est qu’il fau­dra à moyen terme choi­sir entre l’eau et les puces. [A.C.]

Le Monde à l’en­vers, 2024

Hotel Roma, de Pierre Adrian

Un jeune écri­vain qui se place dans les pas d’un auguste pré­dé­ces­seur, mort depuis bien long­temps : l’exer­cice n’a rien de neuf. D’autant plus qu’après Pasolini, l’homme auquel s’est atta­ché Pierre Adrian s’ap­pelle Cesare Pavese, autre mas­to­donte ita­lien de l’a­près-guerre dont « le sui­cide était entré dans la mytho­lo­gie des morts sen­sa­tion­nelles. […] Une chambre d’hô­tel, un jour­nal intime rem­pli d’in­dices, un mot d’a­dieu spec­ta­cu­laire et banal à la fois, aban­don­né sur la pre­mière page d’un livre aimé. » Un monu­ment, en somme, que beau­coup ont trans­for­mé en mau­so­lée depuis le 27 août 1950 et l’in­ges­tion, par l’au­teur du Métier de vivre et de Travailler fatigue, d’une dose fatale de som­ni­fères. C’est ce qu’é­vite l’au­teur de façon heu­reuse. Hotel Roma est un livre simple, hon­nête, sur une ami­tié lit­té­raire inter­gé­né­ra­tion­nelle qui se construit pro­gres­si­ve­ment, à force de lec­tures, d’a­dresses retrou­vées, de ren­contres pro­vo­quées. Elle se double, au pré­sent, d’une rela­tion amou­reuse nais­sante, dont Turin est l’é­pi­centre — l’a­mour, jus­te­ment, et son absence dou­lou­reuse ont contri­bué, entre autres choses, à miner Pavese. L’ombre qui plane sur l’en­semble de l’ou­vrage est en effet bicé­phale : le sui­cide, ce geste qui « lui appar­te­nait au même titre que sa pipe ou ses lunettes », coha­bite avec les échecs amou­reux, qu’au­rait entraî­nés une tris­tesse trop enva­his­sante. Pierre Adrian ne cherche pas à sau­ver Pavese de lui-même, ni à enjo­li­ver son désen­ga­ge­ment poli­tique à l’heure du fas­cisme triom­phant. Il relève par contre la franche ami­tié qu’ex­pri­me­ra l’en­tou­rage de l’au­teur ita­lien à la fin de sa vie, dont il n’é­tait sans doute pas suf­fi­sam­ment conscient, qu’il fait sienne à son tour et dis­crè­te­ment. À la suite d’Italo Calvino, il ajoute : « En gran­dis­sant, j’a­vais appris que l’a­mi était d’a­bord une pré­sence, proche ou loin­taine, et qu’il ne fal­lait pas en exi­ger d’a­van­tage. » N’en deman­dons pas trop à Pavese, donc. Commençons sim­ple­ment par le lire. [E.M.]

Gallimard, 2024

Nos lèvres dis­pa­raissent, de Geneviève Peigné 

Un diag­nos­tic tombe : c’est un lichen sclé­reux vul­vaire. Un quoi ? Pourquoi ? Et ensuite ? Mal connue voire occul­tée long­temps par la méde­cine, la mala­die est dite « auto-immune ». On ne sait pas la soi­gner. Seulement en apai­ser très par­tiel­le­ment les souf­frances. C’est une mala­die taboue, qui touche le sexe des femmes. Qui peut appa­raître à tout âge, par­fois suite à un trau­ma­tisme (pou­vant résul­ter de vio­lences sexuelles), qui sus­cite des dou­leurs, détruit pro­gres­si­ve­ment la vulve, fait pla­ner la menace pos­sible d’un can­cer et com­plique voire abo­lit la sexua­li­té — du moins nombre de ses pos­si­bi­li­tés. Hélène, l’autrice-narratrice, fait ici le récit d’un par­cours qui débute avec l’onde de choc du diag­nos­tic et la soli­tude que cette onde engendre, et qui trouve ensuite sa force et son orien­ta­tion dans un groupe de parole auto-orga­ni­sé, en Suisse, par des patientes ayant en com­mun cette mala­die. Livre de for­ma­tion, d’information, de témoi­gnages mul­tiples et de lucides retours sur soi, Nos lèvres dis­pa­raissent est une quête conduite sur cette crête étroite entre peur et cou­rage : c’est depuis cet endroit que Geneviève Peigné écrit. Son jour­nal de bord res­ti­tue les ques­tion­ne­ments, les ter­reurs, les rages et les éclats de celle qui tan­tôt lutte, tan­tôt vacille face à la mala­die, seule irré­duc­ti­ble­ment, mais aus­si dans la conscience du col­lec­tif for­mé par le groupe d’échange — « chaque ren­contre est un stage d’autodéfense, une vic­toire aus­si : la parole vraie naît d’un effort sur soi ». Un effort pour affron­ter, par­fois, les peurs archaïques héri­tées d’une édu­ca­tion binaire sexuée où le mas­cu­lin est roi. « Les mala­dies igno­rées, tues, ne le sont jamais par hasard. La mythique libé­ra­tion sexuelle n’admet que l’invulnérabilité mâle et la dis­po­ni­bi­li­té du fémi­nin. » Les ques­tions vio­lem­ment sou­le­vées, dans l’intimité, par une mala­die comme le LSV doivent aus­si ser­vir à bou­le­ver­ser l’ordre de per­cep­tion en place. Et à rendre tout leur poids aux paroles des malades et des femmes. [L.M.]

Les Lisières, 2024

Après la vio­lence, de José Carlos Agüero (trad. Pierre Madelin)

José Carlos Agüero est un his­to­rien, poète et écri­vain péru­vien. Il est aus­si l’un des fils de deux mili­tants du Sentier lumi­neux — si ce nom est pas­sé dans l’histoire, la déno­mi­na­tion offi­cielle de l’organisation était tou­te­fois le Parti com­mu­niste du Pérou (PCP), auquel les his­to­riens ont ajou­té les lettres SL pour le dif­fé­ren­cier d’autres orga­ni­sa­tions. Le mou­ve­ment est prin­ci­pa­le­ment actif de 1980 au début des années 1990. La guerre de gué­rilla qu’il a enga­gée avec l’État péru­vien a cau­sé des dizaines de mil­liers de morts, dis­pa­rus et orphe­lins, d’un côté comme de l’autre. Si le nombre des vic­times reste contes­té — un bilan autour de 70 000 est sou­vent évo­qué — la majo­ri­té de celles-ci sont des pay­sans Quechua. Désigné comme ter­ro­riste, le Sentier lumi­neux et ses membres ont connu l’opprobre. Une com­mis­sion Vérité et Réconciliation, à laquelle a par­ti­ci­pé l’auteur, a été créée par le gou­ver­ne­ment au milieu des années 1990. Les édi­tions terres de Feu. ont choi­si de publier cet ensemble « de courts récits sur une période mar­quée par la vio­lence, à mi-che­min entre la réflexion et la note auto­bio­gra­phique ». Leur conte­nu « témoigne des dif­fé­rentes dimen­sions liées [à la condi­tion de l’auteur], celle d’un fils de mili­tants du [PCP-SL] qui sont morts au cours de cette tra­gé­die, vic­times d’exécutions extra-judi­ciaires ». À ce titre, José Carlos Agüero pose beau­coup de ques­tions et apporte peu de réponses. Mais les pistes de réflexion qu’il ouvre sont pré­cieuses pour pen­ser une époque où les crimes de masse sont désor­mais dif­fu­sés en direct sur les réseaux sociaux. Stigmate, culpa­bi­li­té… Chaque cha­pitre aborde un thème lié au far­deau de l’auteur. Celui sur la notion de vic­time inter­roge tout par­ti­cu­liè­re­ment. Qu’est-ce qu’être une vic­time ? Qui décide de qui l’est ? Que pen­ser des récents tra­vaux uni­ver­si­taires ten­dant à refu­ser la cen­tra­li­té de la place des vic­times dans les crimes de masse, pour retrou­ver la com­plexi­té des mul­tiples dimen­sions des indi­vi­dus ? [L.]

terres de Feu., 2025

Élever, d’Elsa Sanial 

Une petite ferme des Fayes — c’était celle du grand-père et c’est ici qu’Elsa est reve­nue. Y éle­ver des bre­bis, tra­vail et liber­té fon­dus ensemble. Y tra­cer une voie pay­sanne, une vie « façon­née par les bêtes », que l’écriture raconte ici en rebrous­sant par­fois le temps, en sui­vant sinon la marche des sai­sons, qui dicte les mou­ve­ments, les luttes, les nais­sances, crois­sances et morts des bre­bis et agneaux com­pa­gnons. Quand le lien aux ani­maux se fait dans l’intimité du tou­cher, des soins, des agne­lages, dans le tra­jet régu­lier à l’abattoir pour mettre à mort des agneaux éle­vés, aimés, mais dont on sait se sépa­rer, dans l’angoisse de la souf­france des bre­bis, de risques pour elles qu’on échoue­rait à pré­ve­nir, dans la joie d’avoir per­mis le calme du trou­peau, dans la ten­dresse du geste du chien pour une bête, dans les temps de pâture conquis par arpen­tage des terres et des milieux, pour que les bre­bis aient à man­ger « du gras, du maigre, du sec et du vert », quand le lien aux ani­maux est un lien de chair, de sueur, de joies vives et de peurs, au fond, « qui élève qui ? » Ce métier tant com­men­té par ceux qui n’y entendent rien, fan­tas­mé par les plus loin­tains, contraint par le sys­tème pro­duc­ti­viste, nié par malaise ou fausse pudeur, est défen­du par des femmes pay­sannes qu’on se figure volon­tiers mater­nantes, ou au contraire assas­sines. Elsa Sanial en est, et dans ce récit fait de frag­ments soli­de­ment com­po­sés, elle défait les idées simples, met le doigt sur les ornières, et raconte son métier en lais­sant affleu­rer embûches et contra­dic­tions autant que beau­tés et convic­tions. Ce pre­mier livre des édi­tions sahus sahus, nichées en Haute-Loire, fait naître une par­celle fer­tile à l’intersection de la lit­té­ra­ture et du tra­vail pay­san, où l’autrice fraye une voie fémi­niste ancrée dans un sol et des pra­tiques à défendre — « Ralentir avec l’hiver, dor­mir long­temps / Être une par­mi les com­parses »… [Y.R.]

sahus sahus, 2025

Grands ensemble, de Fabien Truong et Gérôme Truc

Le 7 jan­vier 2015, « [à] Grigny, la stu­peur règne, car c’est ici qu’a gran­di Amedy Coulibaly. Très vite […] la ville se retrouve poin­tée du doigt. » Dix mois plus tard, les socio­logues Fabien Truong et Gérôme Truc acceptent une invi­ta­tion d’un col­lec­tif, Ensemble Citoyens, qui s’est mobi­li­sé après les attaques pour pro­po­ser aux Grignois·es de s’exprimer en écri­vant sur des « murs de paroles », des affiches de papier déployées dans des lieux clés de la ville. Les deux uni­ver­si­taires doivent aider les membres du col­lec­tif à ana­ly­ser les écrits col­lec­tés. C’est pour eux en réa­li­té le début d’un tra­vail de dix ans. Une durée qui leur per­met « de contre­car­rer un cer­tain nombre de lieux com­muns ». À pied ou en voi­ture, au fil des ren­contres, ils ont recueilli les paroles d’habitant·es de la ville qui abrite deux cités emblé­ma­tiques, la Grande Borne et Grigny 2 — cette der­nière étant éga­le­ment un des quar­tiers les plus pauvres de France. À rebours des cli­chés véhi­cu­lés dans nombre de paroles publiques sur les « ghet­tos », « en proie en sépa­ra­tisme », ils montrent qu’en réa­li­té « les quar­tiers popu­laires sont emblé­ma­tiques des dyna­miques qui façonnent le pays dans son ensemble ». Ils déve­loppent une idée sup­plé­men­taire par rap­port à d’autres ouvrages parus récem­ment sur le sujet des quar­tiers popu­laires urbains : que ceux-ci sont des lieux où s’entrecroisent nombre de flux, en par­ti­cu­liers humains, qui les connectent au reste du ter­ri­toire, et que leur dyna­mique devient « l’agent des dégra­da­tions des condi­tions de vie ». La ques­tion de la vio­lence, lar­ge­ment uti­li­sée par les médias pour stig­ma­ti­ser les cités et leurs habitant·es, tra­verse éga­le­ment l’ouvrage, tout comme celle des soli­da­ri­tés qui se nouent dans ces quar­tiers « à l’épreuve des dif­fi­cul­tés du quo­ti­dien » pour « enve­lop­per » les per­sonnes. L’ouvrage, et ce n’est pas la moindre de ses qua­li­tés, laisse la part belle aux paroles de celles et ceux qui vivent ou ont vécu à Grigny. Il est une contri­bu­tion essen­tielle au tra­vail de toutes celles et ceux qui luttent, au quo­ti­dien, au sein des quar­tiers popu­laires et tentent de décons­truire les cli­chés écu­lés des médias pro­dui­sant de l’information prête à consom­mer. [L.]

La Découverte, 2025

Palabres, de John Berger (trad. Olivier Cohen et Clément Ribes)

« Cela fait à peu près quatre-vingts ans que j’é­cris. Au début, j’ai écrit des lettres, puis des poèmes et des dis­cours. Plus tard, des récits, des articles, des livres. À pré­sent, j’é­cris des notes. » Ce sont celles-ci que Palabres ras­semble. D’abord, on cherche la cohé­rence entre les textes, cer­tains de trois pages, d’autres d’une ving­taine, sur des sujets divers. Au fur et à mesure, on com­mence à y voir plus clair : au centre des réflexions de John Berger durant les der­nières années de sa vie, se trouve l’ins­crip­tion des humains dans l’Histoire, le va-et-vient qu’ils effec­tuent entre les petites choses quo­ti­diennes et les évé­ne­ments dévas­ta­teurs ou éman­ci­pa­teurs de leur temps. Comme il le dit du poète ira­kien Abdulkareem Kasid dont il loue les textes, l’é­cri­vain anglais, mort en 2017, « fré­quente l’Histoire — comme un point de ren­contre — non pour avoir le der­nier mot, mais pour le plai­sir de la com­pa­gnie ». Aussi n’est-il pas sur­pre­nant si les por­traits tiennent une place impor­tante dans cet ouvrage, qu’il s’a­gisse de Charlie Chaplin et Rosa Luxemburg ou de proches amis qui, l’âge avan­çant, dis­pa­raissent les uns après les autres. Le por­trait, en effet, per­met de tenir ensemble une époque et les sen­ti­ments qui lient l’au­teur à son objet ou avec d’autres — pen­sons aux cor­res­pon­dances for­tuites qui inter­viennent si sou­vent dans les textes de John Berger, que ce soit entre une pein­ture du XVIe siècle et une pho­to­gra­phie prise au XXe ou bien entre un chant enten­du un soir et toute la musique écou­tée durant la vie de l’au­teur. C’est ce don pour l’ob­ser­va­tion et l’é­coute, des gens comme des mou­ve­ments infimes qui viennent affec­ter le monde à chaque ins­tant, ain­si que la facul­té de relier ce qui est vu, per­çu, sen­ti, à la mémoire d’un homme et, à tra­vers lui, de toutes les époques qu’il a vécu, qui carac­té­rise et rend si intem­po­rels les mots de John Berger. [R.B.]

Éditions de l’Olivier, 2016

Cent ans plus tard, les Kurdes au bord de la sur­vie, d’Adnan Çelik

Le média AOC a réédi­té deux articles parus sur son site inter­net et écrits par l’an­thro­po­logue Adnan Çelik. La mise en page est ori­gi­nale : le livre s’ouvre dans deux sens selon com­ment on le tourne, cha­cun don­nant accès à un des textes. Au-delà de cette par­ti­cu­la­ri­té, c’est un ouvrage qu’on pour­rait qua­li­fier de livre-outil de for­ma­tion pour qui s’intéresse à la lutte kurde ou plus géné­ra­le­ment à la Turquie. L’un des textes, écrit à l’occasion du cen­te­naire de la République turque, reprend de manière par­ti­cu­liè­re­ment claire l’histoire de la lutte des Kurdes dans les régions kurdes en Turquie et les tiraille­ments que connaît le pays. L’universitaire défi­nit notam­ment « quatre élé­ments struc­tu­rants et récur­rents » carac­té­ri­sant « la poli­tique répu­bli­caine à l’égard » de toutes celles et ceux en dehors du « pacte de tur­ci­té » : « les vio­lences eth­niques déli­bé­rées », « le racisme », « l’impunité » de ceux qui com­mettent des crimes au nom de l’État, et le « déni » de ces der­niers. Le deuxième texte concerne le géno­cide armé­nien, sur lequel s’est construit la République turque et qui n’est tou­jours pas recon­nu par celle-ci. Plus pré­ci­sé­ment, Adnan Çelik explique com­ment l’appareil judi­ciaire est mis « au ser­vice du néga­tion­nisme d’État » pour ten­ter de muse­ler toutes les voix qui s’élèvent en Turquie et ailleurs pour rap­pe­ler la mémoire de ce crime d’État. Il exa­mine l’évolution des lois contre la liber­té d’expression, comme l’article 301 qui carac­té­rise « l’insulte à la nation turque », comme consé­quence des passes d’armes entre État pro­fond et régime de l’AKP dans les années 2000. Cet article est notam­ment uti­li­sé « contre les acti­vi­tés com­mé­mo­ra­tives et de recherche ». Le cher­cheur en a lui même fait les frais : en atten­dant la conclu­sion d’une pro­cé­dure judi­ciaire clas­sée sans suite et ouverte suite à la re-publi­ca­tion d’un tra­vail sur les Arméniens de Diyarbakır, il n’a pu se rendre en Turquie et s’est retrou­vé entra­vé dans son tra­vail. [L.]

AOC, 2024


Photographie de ban­nière : William Klein, Victoire d’Ali, Kinshasa, Zaïre, 1974


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  1. Brest, chan­son de Gérard Delahaye.[]

REBONDS

Cartouches 95, décembre 2024
Cartouches 94, novembre 2024
Cartouches 93, sep­tembre 2024
Cartouches 92, juillet 2024
Cartouches 91, mai 2024
Cartouches 90, avril 2024

Ballast

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