Entretien inédit | Ballast
Yeux crevés, mains arrachées, journalistes matraqués : c’est le bilan, en à peine deux ans, d’un président élu pour « faire barrage à l’extrême droite ». Et quand le pouvoir ne cogne pas, il ment. Il ment par la voix de son ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner. Lorsqu’un auditeur l’interpelle un jour de mars 2019, sur France Inter, et lui demande ce qu’il en est de Zineb Redouane — morte à Marseille le 1er décembre 2018 des suites d’un tir de grenade lacrymogène en plein visage —, le ministre répond : « Je ne voudrais pas qu’on laisse penser que les forces de l’ordre ont tué Zineb Redouane, parce que c’est faux. Elle est morte d’un choc opératoire après […] avoir, semble-t-il, reçu une bombe lacrymogène qui avait été envoyée et qui est arrivée sur son balcon. » Puis il conclut : « Il faut arrêter de parler des violences policières. » À Marseille, nous rencontrons sa fille, Milfet Redouane. Avec d’autres, elle se bat pour que toute la lumière soit faite sur le décès de sa mère, qui fermait les volets de sa fenêtre pour se préserver des gaz que la police répandait sur les habitants, rejoints par des gilets jaunes et des syndicalistes, révoltés par la mort de huit personnes dans l’écroulement de deux immeubles de la rue d’Aubagne.
Vous étiez au téléphone avec votre mère lorsqu’elle a reçu la grenade en plein visage…
J’ai assisté en direct à tout ça. On se parlait, on riait ensemble au téléphone ; elle m’a dit : « Attends, je vais fermer les fenêtres, il y a trop de gaz. » En tendant sa main vers la fenêtre, elle a croisé le regard de deux policiers armés — ça, elle me l’a raconté après. Et un d’eux a tiré vers elle. Le tir l’a atteint en plein visage, la grenade a explosé, ça l’a défigurée et fait saigner abondamment. Par voie de conséquence, ça a causé sa mort. Elle a vu le policier partir avec son collègue. Moi, j’étais au téléphone sans pouvoir rien faire, sans pouvoir lui porter secours. J’ai entendu ses cris… Heureusement, son amie Imen a pu l’aider par téléphone en appelant les pompiers, et la voisine est montée. Les pompiers ne sont pas intervenus tout de suite à cause de la manifestation — il a fallu les rappeler plusieurs fois pour leur dire que ma mère perdait du sang, que c’était urgent, qu’ils devaient venir à pied. Ils sont arrivés plus d’une heure après. Imen a attendu à l’hôpital de la Timone jusque 22 heures, avant qu’on lui permette de la voir, des points de suture à la mâchoire, tuméfiée de partout.
Elle parlait encore ?
« La manière dont elle est décédée, tout le silence qui règne autour de cette histoire, ce n’est pas normal. Ce silence est complice à mes yeux. »
Oui. Sans la voir de face, il n’était pas possible, d’après Imen, de s’imaginer la violence reçue : elle avait le visage déformé, je l’ai vu en photo. Les infirmières ont expliqué à Imen qu’ils étaient en attente d’un verdict du chirurgien pour une opération. À 4 heures du matin, elle a été transférée à l’hôpital de la Conception pour se faire opérer. Jusqu’au lendemain midi, elle était consciente. Imen a parlé avec le chirurgien, qui lui a expliqué la nécessité de l’opération : il y avait des risques d’étouffement, un déplacement de son maxillaire : son palais était en train de descendre. Elle est entrée au bloc à 14 heures. C’est Imen qui m’a appris son décès. Je n’ai pas pu le croire, jusqu’à ce que je la vois mise en cercueil… Ta tête n’accepte pas. Elle était consciente jusqu’à la dernière minute ! Et en colère contre les policiers. Elle se demandait quoi faire ! À son amie, elle a dit être capable de reconnaître le visage du tireur. Ma mère avait une très bonne vue. À 80 ans, elle ne portait pas de lunettes. Je suis arrivée en France en février [2019] : je veux vraiment savoir la vérité, mettre la lumière sur le décès de ma mère. Je n’ai rien contre personne, mais je crois que c’est un droit de savoir la vérité. Son décès m’a choqué, je n’arrive toujours pas à réaliser. La manière dont elle est décédée, tout le silence qui règne autour de cette histoire, ce n’est pas normal. Ce silence est complice à mes yeux.
Comment était-elle, votre mère ?
Elle ne passait pas inaperçue, tout le monde l’aimait. Elle était très généreuse, et présente pour son entourage, ses voisins. En venant à Marseille, j’ai découvert beaucoup de choses que je ne savais pas sur elle, sur ses liens, ses amitiés ici. Je ne réalisais pas qu’ici aussi, en France, elle était respectée. Ma mère était une personne très aimée, cultivée. Elle parlait volontiers de politique, de religion, de société. Elle aimait même le foot ! C’était une bonne vivante, elle aimait beaucoup rire. On avait programmé beaucoup de choses pour cette année. La façon dont elle est partie est anormale. Elle avait longtemps travaillé ici, avec mon père ; ils étaient arrivés dans les années 1980, ils avaient travaillé dans des hôtels, des librairies. Quand mon père est mort à Marseille, ma mère a géré l’Hôtel Européen plusieurs années après. Puis elle a tout vendu, et loué un appartement. Elle avait un statut de résidente en France et faisait des aller-retours entre la France et l’Algérie, pour des soins. Ça faisait cinq ans qu’elle habitait cette adresse. Elle était revenue en France en septembre 2018 pour des rendez-vous, et devait rentrer à Alger le 7 décembre : elle a dû rester à cause d’un souci d’électricité à gérer dans sa maison.
Comment êtes vous entrée en contact avec le Collectif du 5 novembre, qui lutte aux côtés des habitants délogés1 ?
Quand j’ai créé la page de soutien, Flora Carpentier — de Révolution Permanente — m’a contactée dès le premier jour. Ils ont été les premiers à parler du sujet sur leur page. Elle m’a beaucoup aidée et m’a présentée à des personnes du collectif à Marseille, qui nous soutiennent aujourd’hui inconditionnellement dans ce combat. Nous avons aussi eu beaucoup de soutien de gilets jaunes et de personnes mutilées pendant les manifestations. J’étais très émue à la Bourse du Travail de Paris2.
Un « combat », c’est désormais le mot…
Je commence à réaliser que ça va être un long chemin, pas facile. Il va falloir avoir du courage et de la force. Elle me manque : j’essaie de tenir, mais parfois je flanche.
Qu’espérez-vous, vous et ceux qui vous épaulent ?
« Si un citoyen français était touché de la même façon, et mort en Algérie dans le cadre d’une manifestation, il y aurait des réactions ! »
Nous voulons la reconnaissance du crime qui a eu lieu. Il est indigne de parler de la « santé fragile3 » de ma mère. Bavure ou tir volontaire : ce doit être reconnu. Ma mère a croisé le regard de celui qui a tiré, je le redis. Je ne vais pas la démentir. Elle n’avait aucun intérêt à mentir.
Santé ou non, ce n’est pas la question : la police doit être la seule à assumer sa mort.
C’est en effet une affaire de responsabilité à assumer. Il faut des démentis, de la lumière sur tout ça. On n’a reçu aucune excuse de personne. Aucunes condoléances pour une citoyenne de nationalité algérienne résidente à Marseille, qui a travaillé presque 40 ans ici en payant ses impôts… Si un citoyen français était touché de la même façon, et mort en Algérie dans le cadre d’une manifestation, il y aurait des réactions ! L’Europe exigerait des excuses, comme le Maroc a dû le faire dans le cadre de la mort de deux jeunes Européennes sur son sol !4 Ma mère était quelqu’un, elle avait une place dans la société. Comment fermer les yeux ? Elle n’était pas dans la manifestation mais chez elle. Personne n’a cherché à savoir ce qui était arrivé à cette dame. Mais les condoléances, nous les avons reçues de milliers de Français, de toutes les régions du pays : des messages, des témoignages.
La mort de votre mère s’inscrit, en plus, en pleine répression du mouvement des gilets jaunes. On ne compte plus les blessés, les éborgnés, les mutilés…
En Algérie, les répressions policières existent depuis des années, mais c’est peut-être la première fois que ça se passe ainsi, en France… Il n’y a aucune sagesse, aucune dignité dans les déclarations qui sortent de la bouche des responsables. Ils n’ont aucune empathie, aucune honte. Ils continuent de dire que la police ne touche personne. Quand j’entends ça, j’ai envie de monter sur la tour Eiffel et de lui dire : Castaner, ma mère est morte à cause de vos armes ! Vous faites semblant !
Vous avez fait le choix de changer d’avocat. Quelle tournure prend l’enquête, avec Yacine Bouzrou5 à vos côtés ?
On a commencé par démentir les premières déclarations du procureur, affirmant que la mort de ma mère n’avait aucun lien avec le tir reçu au visage. L’avocate précédente n’avait rien fait : aucune plainte n’avait été déposée, aucune enquête engagée. Je l’ai su par le juge. Le corps de ma mère autopsié a été laissé pendant 22 jours à la morgue, sans aucun motif, sans formuler de demande de rapatriement. Si je n’avais pas fait une demande par lettre, elle y serait encore. L’autopsie avait été faite. C’est une négligence de notre ancienne avocate. J’ai bon espoir en ce changement d’avocat. Je voudrais que l’histoire de ma mère permette de faire avancer l’interdiction de l’usage de ces armes. Quand on se renseigne, on voit que ce sont des armes vraiment dangereuses. Les utiliser sur des personnes qui manifestent sans rien dans leurs mains… D’autres habitants ont vu les policiers tirer sur les façades, alors que le tir doit normalement former une cloche6, ne pas viser les habitations ! Ils n’ont pas le droit de tirer vers les façades et les fenêtres. Ce n’était pas un hasard.
Une dernière chose à dire ?
L’histoire de ma mère n’est pas compliquée, elle est même très claire. Celui qui veut vraiment le voir a juste à ouvrir les yeux. On va essayer de les ouvrir à ceux qui les ferment.
Photographie de bannière : NnoMan
Photographie de vignette : Les Squales
- Le Collectif du 5 novembre agit dans le but d’interpeller les pouvoirs publics : il organise des rencontres avec les habitant·e·s et les délogé·e·s de Marseille afin de les informer sur leurs droits, de dénoncer les violences policières, d’accompagner des démarches juridiques. Plus d’informations sur le site Internet du Collectif.[↩]
- Le 9 avril 2019.[↩]
- Le Procureur de Marseille avait déclaré que Zineb Redouane avait été « victime d’un arrêt cardiaque sur la table d’opération », et que « le décès [résultait] d’un choc opératoire et non d’un choc facial ». Aussi, il avait fait état de la « santé fragile » de l’octogénaire.[↩]
- Louisa Vesterager Jespersen, une étudiante danoise de 24 ans, et Maren Ueland, une Norvégienne de 28 ans, ont été retrouvées mortes, assassinées par des militants de Daech, le 17 décembre 2018 : elles séjournaient en vacances au Maroc.[↩]
- Yacine Bouzrou est également l’avocat de la famille Traoré.[↩]
- Les grenades lacrymogènes doivent être tirées « en cloche », c’est-à-dire en tirant vers le haut pour que les projectiles se dispersent avant de retomber au sol ; ceci en opposition au « tir tendu ».[↩]
REBONDS
☰ Lire notre entretien avec le collectif Désarmons-les : « 2018, année de la mutilation », janvier 2019
☰ Lire notre carnet : « Gilets jaunes : carnet d’un soulèvement », décembre 2018
☰ Lire notre témoignage « Violences policières, un élu raconte », décembre 2018
☰ Voir notre portfolio : « Jaune rage », novembre 2018
☰ Lire notre entretien avec Issa Bidard : « Un jeune de Neuilly ne va jamais courir s’il est contrôlé », mars 2017
☰ Lire notre entretien avec Mathieu Rigouste : « Les violences de la police n’ont rien d’accidentel », février 2017
☰ Lire notre entretien avec Assa Traoré : « Allions nos forces », décembre 2016